VI

Ému, ravi, tout tressaillant, Fernand se mit au balcon, il crut étouffer… et malgré lui, constatant son état, il dit:

—Ah! c'est effrayant ce que je l'aime!

Le vieux Danielo, à ce moment, lui frappa sur l'épaule; il avait entendu, et il dit joyeusement:

—À la bonne heure… Maintenant, je suis tranquille, elle sera heureuse!

Fernand, tout confus, lui tendit la main, et le vieux Zintsky lui dit:

—Vous savez que c'est dans une heure que nous signons le contrat?

Le soir même, le contrat de mariage était signé chez le notaire de Séglin. Le vieux Danielo avait déclaré que la future apportait en dot la somme de quinze cent mille francs en espèces, plus cent mille francs de bijoux et des propriétés sises à Jassy et à Galali, estimées plus de quatre cent mille francs; en somme, la fiancée apportait deux millions, sur lesquels un million devait être réalisé et versé entre les mains de Séglin le jour du mariage.

Quand Fernand sortit de chez le notaire, il était ivre d'amour et ébloui, fou de la fortune qu'Iza lui apportait; vainement il voulait être calme; mais, agité, fiévreux, il ne pouvait rester en place.

Enfin, il touchait au but rêvé. Il aimait et allait épouser celle qu'il aimait… Il était malheureux, presque ruiné, et il se trouvait tout à coup riche, immensément riche. Lorsqu'il eut reconduit au Grand-Hôtel Iza et son oncle, il dit à son cocher de le conduire au bois de Boulogne. Il voulait promener autour du lac, dans la fraîcheur de la nuit, son corps fiévreux; il avait besoin de ce silence et de cette ombre pour vivre un peu seul avec son rêve.

La voiture de Fernand remontait l'avenue des Champs-Élysées, lorsque, enveloppée dans un long manteau et le visage couvert d'un voile épais, Iza de Zintsky sortit du Grand-Hôtel, accompagnée par le vieux Danielo; celui-ci, étant sorti le premier, avait jeté un regard rapide autour de lui et était rentré sous la porte prendre le bras de sa nièce. Ils traversèrent le boulevard et remontèrent jusqu'à la rue du Helder; ils prirent un fiacre et Danielo dit au cocher:

—Vite à Montrouge.

Le cocher fit la grimace; mais le vieux Moldave promit un bon pourboire s'il allait vite et lui dit qu'il devait les ramener.

Une heure après, la voiture s'arrêtait sur la route.

Les deux voyageurs descendirent et se dirigèrent vers le village étrange où nous avons déjà conduit le lecteur. Le vieux Moldave s'arrêta devant la grande maison, et les chiens vinrent le caresser. Danielo, qui n'était autre que le vieux Rig le sauvage, entra chez lui. Iza courant lui dit alors:

—Attends, maître… Je reviens te prendre dans une heure!

Il faisait nuit noire, et le nid des saltimbanques n'était pas éclairé, mais Iza connaissait sa route. Elle se dirigea en courant à travers les baraques, et, arrivée à l'extrémité du village, elle frappa à la porte d'une hutte, à travers les interstices de laquelle filtrait de la lumière. Une voix d'homme demanda:

—Wer ist da?

—Iza! répondit-elle.

La porte s'ouvrit aussitôt et la jeune fille, joyeuse, se jeta dans les bras de celui qui parut et l'embrassa avec effusion.

La porte fermée, celui-ci attira la jeune fille, la fit asseoir devant lui, lui prit les mains.

Ils se regardèrent longuement, et le jeune homme demanda:

—Tu reviens enfin, Iza?

—Non, dit-elle, pas encore… mais bientôt… Ce soir, j'ai voulu venir quand même, je ne pouvais plus me passer de te voir… Tu m'aimes toujours, Golesko?

—Toujours, répondit-il simplement en lui pressant les mains, et il l'embrassa. L'attirant sur sa poitrine, penchant sa tête sur son épaule, ils restèrent les cheveux confondus, se souriant. Dans cette hutte, dans cette bauge sordide, immonde, leur admirable et singulière beauté faisait un contraste étrange… C'était un radieux tableau, plus éclatant par son fond misérable. Celui qu'elle avait appelé Golesko n'avait pas vingt-cinq ans, il était superbe. Il était grand, svelte, sans être maigre; les membres étaient robustes; sous son bizarre costume, il était élégant. Il avait le teint cuivré, les yeux étaient noirs; les cheveux châtain brun étaient longs; partagés au milieu, ils retombaient en mèches épaisses sur ses épaules; la moustache douce couvrait à peine les lèvres d'un rouge vif, qui resplendissait par le sourire sur les dents d'une éclatante blancheur.

Sa voix était douce comme un chant, il avait le même accent mélodieux qu'Iza… Il parlait l'allemand adouci par le patois des provinces valaques. C'était un enfant des montagnes. Il portait le costume singulier—étrillé par l'usage—des enfants des monts Karpathes.

—J'ai faim, Georgeo, dit Iza, je suis venue pour souper avec toi…

—C'est seulement pour ça que tu es venue?… Pourtant tu es riche maintenant, tu ne dois manquer de rien.

—Je manque de tout, Georgeo, puisque je manque de toi.

—Viens.

Et Golesko se hâta de dresser deux couverts sur une table boiteuse, c'est-à-dire qu'il y plaça deux gobelets et deux couteaux, puis une grosse miche de pain noir, et au milieu un morceau de papier épais comme du drap, sur lequel était une tranche grasse de jambon.

Il alla chercher dans une malle une grosse gourde de cuir et la mit sur la table en disant:

—Et le vin du pays!…

La chandelle, fichée dans un cruchon, éclairait le groupe.

Iza s'était assise d'un côté de la table, Georgeo se mit de l'autre, et alors s'accoudant sa tête entre ses deux mains, le rire sur les lèvres, il dit:

—Comment se fait-il que, lorsque tu peux manger comme une duchesse, tu viennes ici faire un si mauvais repas?

—Georgeo, la grande belle table où l'on me sert me rend triste, toute leur bonne cuisine me porte au cœur… la pièce où je dors est triste… je voulais être riche, je veux être riche, mais il faut que tu sois près de moi… Ici je me trouve bien, je suis à l'aise: je suis heureuse de manger, le couteau d'une main, le pain de l'autre… Manger sur le pouce, le coude sur la table et mes yeux dans tes yeux…

Et leurs regards étincelèrent en se croisant.

Iza avait la nostalgie de la boue; ses poumons respiraient mieux dans l'air empesté de la baraque. Il lui plaisait de presser avec son pouce le jambon sur son pain et de se graisser les doigts en se coupant des bouchées. Elle avait dégrafé sa robe pour rendre à sa poitrine ses contours robustes. Ses dents mordaient, en riant, dans le pain auquel elle trouvait une saveur nouvelle… Sa vie, sa vie de bohème, elle la revoyait en promenant ses regards autour d'elle, à la lueur fumeuse du suif.

—Mon Georgeo, nous serons riches et nous pourrons courir le monde, habillés comme nous voudrons, couchant une nuit là et l'autre bien loin…, nous aimant bien et méprisant tout le monde. Mon Georgeo, donne-moi à boire.

—C'est ce qui reste de notre vin de là-bas…, dit le jeune homme en versant.

Iza fit la lippe pour y tremper ses lèvres; elle but en faisant tourner ses prunelles, puis, en levant son regard, elle tendit le gobelet à Georgeo…

—Bois à moi, Georgeo…

Heureux d'obéir, le grand bohémien chercha sur le gobelet la trace grasse des lèvres d'Iza pour y placer les siennes. Puis, se campant devant elle, il lui dit:

—Iza, conte-moi ce que tu fais.

—Je deviens riche, Georgeo…

—Conte-moi ça…

—Georgeo, je ne peux rien dire… Mais tu dois m'aider à réussir; le maître pour lequel j'agis veut te voir.

—Moi?

—Oui! toi aussi, tu dois servir…

—À quoi?

—Je l'ignore… je marche en aveugle, chaque jour ma conduite est tracée.

—Mais un jour, tu peux être prise… tu peux revoir derrière toi les soldats… tu te souviens, à Jassy…

—Ne crains rien, le maître est puissant…

—Tu le disais aussi de celui que tu avais alors… Souviens-toi.

—Oh! je me souviens. Je t'avais dit le soir au rendez-vous derrière la mosquée… je t'avais dit: Il faut que tu me sauves de là… et, le soir, tu entras dans la grande maison, tu m'enlevas du lit; j'étais sans connaissance… Quand je revins à moi dans ta cabane… sur ma chemise blanche on voyait l'empreinte de tes mains… en rouge… du sang!

Le grand jeune homme eut un méchant sourire, en disant:

—J'en avais tué deux!…

—Mais ce n'est pas la même chose aujourd'hui; j'ai juré que je me tairais… je me tairai; c'est le maître qui t'engagera…

—C'est la vie encore à risquer… et en France nous sommes tranquilles.

—Tiens… regarde, tu vois qu'il est généreux, le maître.

Et, en disant ces mots, Iza plongea ses mains dans ses poches, en tira des poignées de pièces d'or, qu'elle fit tomber en cascade sur la table.

Georgeo Golesko eut un tressaillement, ses yeux brillèrent et il passa ses doigts sur l'or comme pour le caresser…

—Tu vois, mon Georgeo, le maître agit bien.

—Et il me payerait ainsi?

—Il t'attend…

—Où?

—Demain… à dix heures du matin. Voici sa carte… Georgeo la prit vivement et dit:

—J'y serai!…

Et comme il passait ses mains dans l'or qu'elle avait jeté sur la table, qu'il le faisait tinter, charmé de cette harmonie, elle lui dit:

—Garde ça, mon Geo, tu le cacheras avec celui que tu vas gagner et nous serons riches.

Golesko secouait l'or et disait:

—Comme c'est beau l'or!… Riches! Nous serons riches… C'est ça qui manquait pour nous bien aimer!

On frappa à la porte. Golesko bondit en se plaçant devant son or; prenant le couteau qui était sur la table, l'œil ardent, les sourcils froncés, il dit d'une voix sèche:

—Qui est là?

Iza, souriant, l'avait regardé et admirait son ami. On répondit

—C'est moi, ouvre donc, Georgeo, il faut qu'Iza parte!…

—Ah! c'est le sauvage! fit-il en haussant les épaules pendant qu'Iza, éclatant de rire, disait:

—Voilà, maître, je suis à toi.

Georgeo fit un signe à Iza pour l'empêcher d'aller ouvrir. Il ramassa l'or, le roula dans une loque sale et le glissa sous son grabat; puis il alla ouvrir la porte.

—Entre, vieux Rig, fit-il.

—Nous n'avons pas le temps… répondit celui-ci.—Vite, vite, il faut partir, Iza, tu lui as fait la commission?

—Oui, demain il ira!

—Tu vas être riche, Georgeo… Conduis-toi honnêtement avec le maître.

—Je lui vendrai sang et peau… s'il le veut…

—Vilaine marchandise qu'il ne te demandera pas… Allons, Iza, en route.

—Avant, sauvage, tu vas prendre un verre du vin de notre pays.

—Vite, alors.

Georgeo versa, emplit les deux gobelets, ils burent. Rig fit la grimace.

—C'est bon, ça… hein? disait le jeune homme.

—Pour faire des conserves! dit le vieux Rig… En route, Iza.

La jeune fille se jeta au cou de Georgeo; ils s'embrassèrent amoureusement.

—À bientôt, dit Iza… Et n'oublie pas,… chez le maître à dix heures.

Une heure après, le garçon du Grand-Hôtel commandait:

—Le service de M. et de Mlle de Zintsky…

Fernand Séglin s'était contenté jusqu'alors du petit appartement qui se trouvait au-dessus des magasins; mais ce logis allait devenir insuffisant d'abord et trop modeste en raison de la situation de celle qui épousait. Puis, il ne voulait pas que sa femme fût en rien mêlée à ses affaires. Il voulait pour son idole un temple, pour son culte, ses adorations, un autel.

Il en parla aussitôt au vieux Danielo, lequel lui dit qu'il en parlerait à sa nièce. La réponse ne se fit pas attendre. Le lendemain, le vieux Moldave lui donnait l'approbation d'Iza, de laquelle il avait deviné le désir. Le surlendemain, Danielo dit à Fernand qu'il avait trouvé, près d'Auteuil, un petit hôtel superbe, composé d'un grand pavillon isolé au milieu d'un vaste jardin. C'était une demeure ombreuse et discrète, un jardin plein de fleurs.

Les deux fiancés allèrent avec le vieil oncle visiter le petit hôtel; il plut et fut loué aussitôt. On se hâtait, car le mariage était prochain.

Le petit hôtel était situé tout près du bois de Boulogne. Les grilles toutes dorées étaient surmontées de deux becs de gaz et s'ouvraient sur une cour dont le milieu était occupé par un massif de fleurs, devant lequel était le perron abrité par une marquise vitrée, sous laquelle s'ouvrait la porte du vestibule.

L'hôtel avait deux étages: les fenêtres hautes et étroites avaient des rampes dorées; élégant de construction, riche de sculpture, le pavillon se dressait bien blanc, bien propre, tranchant sur le fond vert des arbres d'un petit parc où l'on entendait crépiter l'eau d'un bassin; il était gai, surtout lorsque le soleil, dardant sur les pierres blanches et sur l'or de la grille et du balcon, faisait ressortir le trou noir des fenêtres ouvertes, encadrées par les franges des rideaux éclatants; dans le noir on voyait les cuivres dorés des coins de meubles luxueux, et le scintillement des verroteries des lustres…

Iza était dans le ravissement. Les meubles, les tentures étaient presque neufs, et Fernand loua l'hôtel et acheta le mobilier.

Le lendemain, les domestiques de Séglin s'y installèrent et le préparèrent pour recevoir leur maître. Le mariage était décidé, le jour fixé.

Le jour où la jeune Iza, dans sa blanche toilette, descendait l'escalier du Grand-Hôtel pour monter dans la voiture qui la conduisait à la mairie, il y eut dans la foule de curieux assemblés devant la porte un murmure d'admiration.

Toute la finance et le haut commerce assistaient au mariage du banquier commissionnaire, Fernand Séglin, et c'était un concert de louanges et de félicitations… Naturellement les plus extravagants mensonges circulaient comme des vérités. On disait que la mariée était d'une famille princière, qu'elle apportait à son mari plus de cinq millions, qu'elle avait en bijoux la moitié de cette somme; on disait que le vieil oncle était un grand personnage, bien plus riche encore, intriguant avec la Russie, et qui se débarrassait de sa nièce pour aller là-bas recommencer ses intrigues.

La vérité, c'est que le vieux Danielo avait dit qu'il attendait impatiemment la célébration du mariage; car il était rappelé dans son pays pour des affaires urgentes, et il avait dit à Fernand qu'il partirait le lendemain de son union avec sa nièce.

Ce fut pour Séglin une journée qui dura un siècle, tant il avait hâte d'être débarrassé des indifférents qui l'entouraient pour se trouver seul enfin avec celle à laquelle, il le sentait, il appartenait corps et âme.

Ces félicitations, ces compliments, dont la banalité égalait l'indifférence, l'agaçaient; les regards admiratifs qui couvraient sa femme le blessaient; il était forcé de sourire lorsque la mauvaise humeur l'étouffait, forcé de remercier d'un mot agréable lorsque l'injure lui venait aux lèvres.

Le soir, on dînait au Grand-Hôtel.

Oh! l'interminable journée. Et que les gens étaient lents à servir! Le dîner n'en finissait plus: il semblait à Fernand qu'on prenait un malin plaisir à prolonger cette cérémonieuse soirée…

Il était agité, nerveux, inquiet, car il lui sembla que son oncle affectait trop le mépris qu'il avait pour les lois du Coran… Il buvait!… il buvait!… et paraissait,—à en juger par les rires de ceux qui l'entouraient,—avoir une conversation bien gaie; les dames plusieurs fois avaient tourné la tête…

Enfin, vers dix heures, on se retira, et Fernand tout tremblant enveloppait Iza d'une longue pelisse et ne voulait laisser à personne le soin de s'occuper d'elle. Il prit son bras et la conduisit à sa voiture; le vieil oncle Danielo embrassa sa nièce, et Fernand s'étant placé près de sa femme, la voiture les conduisit au petit hôtel d'Auteuil.

Dans la grande voiture, ils s'étaient placés l'un en face de l'autre, Fernand tournant le dos aux lanternes, dont la lumière éclairait le visage d'Iza, placée devant lui.

Quand les chevaux partirent, Fernand dit:

—Enfin, nous sommes seuls!

Il lui prit la main, et elle sourit; il la regardait heureux, ne trouvant pas une parole à dire, l'admirant, car la lumière qui l'inondait la rendait semblable à ces belles saintes de notre art païen; elle paraissait enveloppée d'une auréole, et son teint chaud et ses cheveux bruns tranchaient violemment, dans son voile blanc, sur lequel les boutons de fleurs d'oranger s'égrenaient; dans ses mains brûlantes, il sentait sa main molle et fraîche.

Il était heureux, il la contemplait en souriant à son sourire, la tête penchée, n'osant parler, ne trouvant pas de mots qui rendissent ce qu'il voulait exprimer; longtemps ils restèrent ainsi, les regards dans les regards; Fernand transformé par sa passion, devenu chaste, et sachant que, sans s'être dit un mot, ils avaient eu un long entretien d'amour.

Et au contraire de ce que lui avait paru être la journée, il fut surpris quand la voiture s'arrêta et que le domestique ouvrit la portière. Ils étaient chez eux, et il lui sembla qu'il venait à peine de sortir du Grand-Hôtel.

Il prit Iza dans ses bras et la porta sous le vestibule, craignant qu'elle ne se fatiguât; puis, s'étant fait éclairer jusqu'à son appartement, il renvoya la femme de chambre, lui disant que madame la sonnerait quand elle aurait besoin d'elle.

Les soubrettes baissèrent la tête pour cacher un malin sourire et se retirèrent. Ils étaient dans le boudoir qui précédait la chambre de madame. Seul avec Iza, Fernand l'aida à retirer sa pelisse, détacha doucement son voile et sa couronne, embrassa ses beaux cheveux dont quelques mèches tombèrent sur son épaule. Il la conduisit comme un enfant vers une grande causeuse; lorsqu'elle fut assise, il se mit à genoux, s'étendit à ses pieds, et, prenant ses petites mains et cachant sa tête, il dit:

—Iza, que je suis heureux… que je t'aime!

La jeune fille le regardait souriante, et d'une voix douce comme un chant d'oiseau elle lui dit:

—Et vous m'aimerez toujours ainsi?…

—Toujours!…

Et il y eut encore un silence pendant lequel il l'admira. Il semblait qu'il n'osait toucher à son idole, et qu'il craignait que son contact ne la souillât.

—Iza, dit-il, au bout d'un moment, sais-tu pourquoi je suis heureux?… C'est que je suis jaloux, jaloux à tuer qui exciterait ma jalousie, à me tuer moi-même.

—Pourquoi me dites-vous cela? Vous êtes mon maître…

—Non, je suis ton époux, je suis ton esclave… qui t'adore! Je suis heureux, Iza, parce que tu viens de l'autre coin de l'Europe, que tu ne connais personne ici que moi, et que je voudrais qu'il en soit toujours ainsi, que ton amour, ta vie, soient à moi… Tu n'as ici ni amis ni parents qui puissent me prendre une part de ton affection… C'est moi qui serai toute ta famille.

—Oui, je vous aimerai bien!

—Tu ne sais pas ce qu'est la vie, toi! ma pure et chaste Iza… Après l'amour saint de la mère, tu cherches l'amour honnête de l'époux… Tu ne sais pas qu'il y a dans la vie deux sortes d'amour, l'un léger, fou, bestial…, l'amour que tu dépeignais l'autre soir, dans ton naïf langage, en contant qu'au pays on disait qu'à Paris on n'avait pas le temps de s'aimer; cet amour-là n'occupe que le cerveau, il s'éteint sans laisser de trace… Mais il est un autre amour que j'ignorais, celui qui m'étreint aujourd'hui, qui s'appuie à la fois sur l'affection, sur l'estime, qui a pour avenir la famille!… Oh! qu'il est fort et puissant, qu'il est pur, cet amour! Et combien moi, l'abandonné, j'en suis rempli aujourd'hui! moi qui vivais seul, égoïste, je vis pour quelqu'un! j'aime quelqu'un! J'aime! oh! mais comme c'est différent d'aimer ainsi!… Ô ma sainte et pure femme, je t'adore! je t'aime et je me sens meilleur près de toi… je t'aime!

Iza avançait la tête, la bouche, le regardant avec étonnement; elle finit par dire:

—Mais que me dites-vous là?… Je ne comprends pas.

Fernand haussa les épaules en disant:

—Je suis fou! ma parole d'honneur!… Excuse-moi, ma belle Iza, ma femme aimée, je t'aime!

Et alors, comme une pensionnaire, Iza prit dans ses deux petites mains la tête de son mari, la releva pour bien la regarder en face et elle dit naïvement:

—Moi aussi… je vous aimerai bien…

Fernand se releva, et prenant sa femme entre ses bras, il l'embrassa avec effusion, en disant:

—Mon Dieu que c'est beau la candeur, la pureté! et comme leur contact rend meilleur…

Il regarda un instant Iza, en s'appuyant sur son épaule, et lui demanda:

—Ma chère petite femme… n'es-tu pas fatiguée?

—Oh! si, maître!

—Vous allez dormir, ma belle!

Et il sonna; les femmes de chambre entrèrent et conduisirent Iza dans sa chambre. Lorsqu'elle fut entrée, la porte fermée, Séglin descendit dans le jardin… Il se promenait, passant la main sur son front, comme pour calmer son cerveau troublé par la passion et il disait:

—Si je ne m'étais marié avec elle… je me serais tué! Est-ce possible? moi! moi! qui ai tant ri, tant médit… souillé l'amour des autres!…

À cette pensée, son front se plissa, une idée atroce lui traversa le cerveau.

—À moi! si cela m'arrivait, oh! je la tuerais… mais j'en mourrais!…

Il vit les femmes de chambre qui montaient se coucher. Heureux, il rentra dans la maison et se dirigea vers la chambre de sa femme.

Le mariage de Fernand Séglin avait rétabli sa situation; calme dans l'avenir, il vivait heureux, enivré, tout entier à la pensée de sa femme. Il avait totalement oublié sa maison de commerce, se reposant sur son caissier Picard. Celui-ci était venu le trouver à Auteuil pour assurer l'échéance de fin de mois, fort lourde en raison du changement survenu dans la maison, et Fernand lui avait dit:

—Soyez tranquille, Picard, dans quelques jours nous devons recevoir un avis de M. de Zintsky qui est parti le lendemain de mon mariage. Faites le nécessaire, agissez comme si j'étais là, je vous donne carte blanche.

Et calme il était retourné près de sa femme. Les jours passaient dans cette situation. Fernand, voulant présenter officiellement sa femme dans le monde au milieu duquel il vivait, avait résolu de donner une soirée qui devait inaugurer le petit hôtel d'Auteuil.

On avait beaucoup parlé du riche mariage de Séglin, de la beauté extraordinaire de sa jeune femme, de son originalité. La situation brillante faite par cette union à la maison Séglin était une raison de plus pour que les invitations à la soirée fussent recherchées.

Depuis deux jours, on ne s'occupait à Auteuil que de préparer l'hôtel pour la grande soirée. La veille du jour choisi, le vieux Picard était venu et avait parlé de nouveau à Séglin de l'échéance qui se trouvait quatre jours après, et rien n'était encore parvenu de Jassy. Séglin eut une légère contraction; mais, se remettant aussitôt, il dit:

—La négligence de Danielo est naturelle: il ne croit pas que j'attends après la dot de ma femme… Ce soir, Picard, vous écrirez en demandant un premier envoi. Dites, qu'indifférent à cela… vous êtes mon chargé d'affaires, au besoin même que j'ignore votre démarche…

—Une lettre, monsieur, mettra trois jours pour être rendue…

—Envoyez alors un télégramme…

—Bien, monsieur, fit le docile caissier.

Et tranquille, confiant, Séglin alla surveiller les préparatifs de la soirée.

—Quelle indifférence ont ces gens, pensait-il, ce sont des sauvages.

Et en effet, depuis plus de quinze jours, le lendemain du mariage de sa nièce, le vieux Danielo était parti, et depuis ce jour pas une nouvelle! Cependant Séglin, tranquille, ne pensa pas seulement à en parler à sa belle Iza; il avait bien autre chose à lui dire.

L'amour l'occupait tout entier, il était heureux, et rien ne pouvait amener un nuage sur son front. Il avait reçu de l'individu qui avait acheté la créance de Pierre Davenne une lettre absolument menaçante, il s'était contenté de hausser les épaules, et il avait écrit au coin:—Payer le 30,—puis il l'avait fait remettre à son caissier… Il était calme, il allait recevoir un million!…

Aussi la soirée s'annonçait-elle brillante. Fernand avait fait de doux reproches à sa femme; pendant une partie de la journée elle s'était absentée, et il avait été malheureux de cette absence; il disait en minaudant qu'il était jaloux… que ses regards ne lui appartenaient pas, qu'ils étaient à lui, qu'il ne voulait pas que d'autres eussent ses sourires; et Iza, faisant l'enfant, avait répondu que, voulant être la plus belle, elle avait été elle-même chez la couturière surveiller son travail… et ils s'étaient embrassés.

À huit heures, lorsqu'Iza monta dans sa chambre pour s'habiller, les tapissiers donnaient les derniers coups de marteau, et les jardiniers époussetaient et arrosaient les fleurs…

Les invitations portaient neuf heures; à dix heures, les salons étaient pleins; il y avait concert et bal, et le jardin, couvert d'un vaste velum, servait de promenade et de fumoir.

C'était une indéfinissable cohue, et sur les toilettes brillantes des femmes, sur les épaules nues, toutes scintillantes de bijoux, tranchaient les habits noirs des hommes.

Ce n'était que louanges sur la toilette, sur l'allure et surtout la beauté de la belle Mme Iza Séglin; elle faisait les honneurs de son salon avec une gaucherie pleine de grâce.

À dix heures et demie, le concert commença; les femmes étaient assises sur des fauteuils rangés en ligne devant l'estrade qui portait le piano. Les hommes se tenaient debout.

Le concert fut peu écouté; un grand murmure emplissait le salon. Les dames avaient hâte de voir le bal commencer.

Il était près de minuit lorsque les premiers quadrilles se formèrent… Alors la foule s'était divisée, des groupes étaient autour des tables de jeu, dressées dans le petit salon; d'autres, étouffant dans le grand salon, s'étaient réfugiés dans le jardin, où le bassin jetait une certaine fraîcheur.

Fernand se sentait revivre; il était entouré, choyé, envié; enfin le crédit, prêt à s'écrouler, était rétabli, tout le monde avait reçu avec empressement son invitation…

Il était fier, heureux des compliments qui s'adressaient à sa femme, de ce parti admiratif des femmes. Il avait été voir la salle où l'on jouait, surveillant partout…; il avait été s'assurer que le service des buffets était bien fait; il avait laissé Iza au milieu d'un groupe de dames qui la complimentaient sur son mariage. Il descendit et chercha sa femme dans le groupe. Iza n'y était pas; il la chercha et la trouva assise dans le petit salon qui précédait le jardin, causant avec un homme qu'il ne connaissait pas. En le voyant, Iza s'était levée, et, le présentant aussitôt à son mari, elle lui dit:

—Mon ami, je vous présente le comte Otto…, un de mes compatriotes, un ami de ma famille, qui, ayant appris mon mariage, s'est fait présenter par un de vos amis. Je remerciais M. le comte de sa bonne pensée…

—Je suis heureux, monsieur, et très flatté de l'honneur que vous nous faites…

Et en disant ces mots, Fernand avait regardé l'homme et avait froncé le sourcil.

Celui-ci balbutia quelques mots inintelligibles et s'éloigna aussitôt, paraissant heureux d'en avoir fini. Fernand bouillait de demander à Iza quel était cet individu; mais un ami de Fernand vint réclamer une valse promise.

Comme si la jeune femme avait compris l'ennui qu'avait éprouvé son mari, elle se pencha à son oreille et lui dit gaiement:

—Vous savez, il ne faut pas trop vous lier avec lui… c'est un importun… nous le verrions tous les jours.

—Oui, oui, fit-il de la tête, tout à fait rassuré et décidé à faire ce que lui recommandait sa femme.

L'homme, comme gêné du milieu dans lequel il se trouvait, était rentré dans la salle de bal, et, accoudé sur le chambranle d'une fenêtre, presque perdu dans les tapisseries, il regardait valser. Lorsque Iza, entraînée par son cavalier, se mêla aux valseurs, son regard plein d'admiration la suivait sans cesse… Fernand, accoté sur la porte du petit salon, le vit, et ennuyé, blessé, il murmura les dents serrées:

—Monsieur le comte Otto…, je crois que nous ne nous verrons pas souvent.

Il lui sembla qu'Iza avait en souriant répondu à son regard. Il ajouta avec rage:

—Mais cet homme est fou!…

Puis, regardant sa femme qui lui souriait à son tour, cherchant dans chaque mouvement de la valse à ne pas quitter son regard… il passa la main sur son front, et, haussant les épaules, il dit:

—C'est moi qui deviens fou, ma parole d'honneur!

Et tranquille il se dirigea dans le jardin et se mêla à ses invités.

Celui qu'Iza avait présenté comme le comte Otto, nos lecteurs le connaissent: c'était Georgeo Golesko, le beau bohémien, qu'elle avait été voir quelques jours avant son mariage.

Mais, à cette heure, l'enfant des Karpathes ne ressemblait guère au misérable que nous avons vu dans la hutte de Montrouge. Il était fort beau dans sa toilette de soirée, son teint chaud ressortait sur son col blanc. Il y avait de la superbe dans sa façon de porter la tête; sa tête magnifique dans ses longs cheveux frisés par le fer et sa gaucherie dans l'habit avaient une certaine distinction; il semblait réservé, embarrassé comme un étranger. Et dans les salons, sur son passage, maintes femmes avaient tourné la tête.

Vers trois heures du matin, un domestique vint dire à Fernand que M. Picard, qui assistait au commencement de la soirée, avait trouvé en rentrant chez lui une lettre de Jassy à l'adresse de Fernand et était revenu l'apporter. Picard demeurait dans la maison du boulevard Magenta où étaient les bureaux. Le domestique ajouta que Picard attendait.

—Dites à Picard de s'aller coucher, remerciez-le et montez la lettre dans ma chambre. Et calme, plus tranquille, car il ne doutait pas que la lettre ne le renseignât sur le banquier chez lequel il devait aller toucher,—calme, disons-nous, il se mit à une table de whist, où l'on demandait un quatrième.

Vers quatre heures tout le monde était parti, à part quelques amis plus intimes, avec lesquels Fernand se mit à table dans le jardin, devant le buffet, pour souper.

Iza, vers trois heures, s'était retirée. Le calme était revenu dans le petit hôtel si agité quelques heures auparavant. Les jeunes gens qui soupaient avec Fernand étaient ses amis avant son mariage; aussi, naturellement en vint-on à parler desanciennes. L'un d'eux lui demanda:

—Et Madeleine de Soizé… la Superbe!… Ça a donc été bien grave pour vous quitter? Tu devais l'épouser…

—Quelle folie!… dit Fernand. Nous nous sommes quittés le plus banalement du monde…, à la suite d'une scène de jalousie, bien avant mon mariage.

—Dame, elle le disait. Je l'ai rencontrée il y a deux jours…

—Et que t'a-t-elle dit?

—C'est inutile de te le dire… C'était si fin! si fin! que je n'ai pas compris…

—Dis toujours?

—Mon Dieu, je lui ai dit que tu étais marié.—Je le sais! dit-elle! et c'est ma vengeance! Et elle est partie. Comprends-tu?

—Ce serait difficile, dit Fernand en riant et en haussant les épaules.Messieurs, ajouta-t-il, ce n'est pas pour vous mettre à la porte…Restez si vous voulez, moi je monte me coucher… Je tombe de sommeil.

—Oui, oui, nous connaissons ça, firent-ils en riant… Bonne nuit…

Ils se serrèrent la main, les jeunes gens se retirèrent et Fernand se dirigea vers sa chambre. En montant, pensant à ce que lui avait dit son ami, il murmura:

—C'est ma vengeance. Qu'a-t-elle voulu dire, cette Oie majestueuse?…Bah! Et, haussant encore les épaules, il entra dans sa chambre.

Lorsqu'il fut chez lui, Fernand trouva la lettre apportée quelques heures avant; il la lut aussitôt. Elle était adressée de Vienne par la maison Strucko, ce qui ne l'étonna pas, puisque c'était le client qui avait servi d'intermédiaire à son mariage. On lui disait que les fonds devaient être déposés dans une maison de Vienne et que sous deux jours il recevrait avis de l'ouverture de crédit sur une maison de Paris.

Tout à fait rassuré, et pour n'être pas réveillé le matin, il écrivit à son caissier Picard le contenu de la lettre qu'il venait de recevoir. Cette fois l'échéance était assurée, et enfin la maison allait entrer dans une voie de prospérité depuis longtemps inconnue.

Le silence qui régnait autour de lui l'avait envahi; il pensait, et les différentes scènes pénibles des derniers mois repassaient devant ses yeux. Il avait failli être ruiné, déshonoré, et pendant quelque temps la tête perdue. Il lui avait semblé que la malédictionin extremisde son ami s'abattait sur lui, et, juste à l'heure où la désespérance s'emparait de lui, il avait reçu de son correspondant de Vienne une lettre dans laquelle celui-ci lui disait qu'il devrait songer au mariage, un riche mariage lui permettrait d'étendre sa maison. Il avait aussitôt répondu qu'il était bien disposé à se marier, mais que les jeunes filles dotées aussi richement qu'il désirait que le fût sa fiancés étaient rares.

À cette lettre, il recevait presque aussitôt une réponse dans laquelle on lui proposait une orpheline, de famille noble et riche, qui désirait se marier en France. La maison Strucko connaissait la famille, on pouvait donc s'abandonner; c'est ce que fit Fernand. Des portraits furent échangés, les situations de chacun établies, toujours par l'intermédiaire de la maison Strucko; et, enfin, la demande faite directement par Fernand fut agréée.

Pas un instant Fernand, qui trompait sur sa situation par l'intermédiaire de Strucko, ne pensait qu'il pouvait être également trompé. Suivant sa maxime, Séglin faisait de son mariage l'assemblage de deux situations: d'amour, d'affection, de famille, il n'était nullement question. Il s'attendait à se trouver avec une fille bien sotte, bien naïve, qui resterait à la maison et en ferait les honneurs. Nous avons vu combien peu ses prévisions se réalisèrent; fasciné, ravi, ébloui, il avait été pris tout entier, il adorait sa femme à ce point que si, à la dernière heure, on lui avait dit que la dot promise ne pouvait être donnée, il aurait passé outre…

Aussi était-il le plus heureux des hommes: il adorait sa femme, il en était aimé, il était riche, il pouvait vivre enfin de la vie qu'il avait rêvée. La malédiction de Pierre Davenne avait eu pour résultat d'amener le bonheur. La menace de Madeleine de Soizé était sans valeur, le dépit de la femme abandonnée en était la cause, et puis cet amour-là était bien vieux, ce n'était pas pour se marier qu'il l'avait quittée; celle qu'il avait quittée pour se marier, c'était Geneviève.

Geneviève! qu'était-elle devenue? et n'est-ce pas elle qui, à cette heure, portait seule le poids de la malédiction de Pierre…? Comment vivait-elle? Seule, avec son enfant. Fernand ne s'était jamais occupé de la malheureuse qu'il avait perdue, et il ignorait que sa fille lui avait été enlevée. Il savait que la pauvre femme était restée sans ressource, qu'il en avait été la cause; mais le souvenir du mépris avec lequel il avait été traité par elle dominait tout autre sentiment. Riche à cette heure, il ne pensa pas une seconde à secourir celle qu'il avait ruinée.

Se levant et se secouant comme pour chasser ses attristantes pensées, il dit:

—Allons, oublions tout ça… Maintenant la vie a des horizons roses.

La veille du jour d'échéance, lorsque Fernand se rendit à sa maison d'affaires, il s'attendait à trouver le caissier calme, venant lui apporter le bordereau à signer; au contraire, Picard entra dans le cabinet de son patron, le teint livide.

—Qu'y a-t-il? demanda aussitôt Séglin avec inquiétude à son homme de confiance.

—Monsieur Séglin, l'heure du courrier est passée et nous n'avons rien reçu.

—Que me dites-vous là? exclama le jeune homme atterré. C'est impossible, il faut aller à la poste; assurément la lettre est égarée…

—Non, monsieur… Il se passe quelque chose d'extraordinaire. J'ai envoyé trois télégrammes demandant une réponse, et je n'ai rien reçu.

—Oh! mais c'est épouvantable! fit Fernand, prenant sa tête dans ses mains… Un malheur, un accident est arrivé… Mais je suis perdu!… Il faut trouver cette somme! De combien est le bordereau?…

—Le bordereau personnel, en dehors des valeurs de la maison Wilson, payables ici?

Fernand devint rouge, et comme s'il avait un étourdissement il se retint à son bureau pour ne pas chanceler; il fit un effort et dit d'une voix sourde:

—Avec ces valeurs, les fonds m'ont été adressés il y a quelques… et ce sont ces valeurs qu'il faut au contraire payer…

—Le bordereau est énorme, monsieur. Nous avons trois cent dix mille francs!

—Et vous avez ici?

—Oh! presque rien! Vingt mille six cents francs!

Fernand se laissa tomber dans son fauteuil, porta la main à son front et dit:

—Mon Dieu! mon Dieu! que faire?… Il faut absolument trouver la somme aujourd'hui… Assurément nous recevrons ce soir ou demain… Il y a un retard, un accident, je ne sais quelle chose imprévue…

—C'est pourquoi j'insistais près de vous, il y a deux jours encore; on avait alors le temps de se retourner…

—Trois cent mille francs!… répétait-il… C'est trois cent mille francs qu'il faut trouver. Au reste, ma situation n'est plus la même, je trouverai bien cette somme chez les Ardouin. Picard, dites qu'on attelle. Je vais expliquer le retard à Ardouin… il me fera la somme en une traite à dix jours, et si nous n'avons pas de nouvelle ce soir, on télégraphiera au Strucko de Vienne.

La quiétude du patron ramena la sérénité sur les traits du vieux caissier.

—Peut-être l'oncle Danielo est en route et vient lui-même apporter les valeurs, ce qui expliquerait que les télégrammes et les lettres sont restés sans réponse.

En montant en voiture, cette dernière pensée était pour lui presque un fait; il hésita un instant à aller d'abord à Auteuil voir si le vieux Moldave n'était pas arrivé le matin même. Mais il se rendit d'abord chez les grands banquiers Ardouin, qui, lors de la soirée à Auteuil, avaient insisté pour entrer en affaires avec lui.

Lorsqu'il eut fait passer sa carte, M. Ardouin aîné le fit aussitôt entrer dans son cabinet.

L'accueil froid du vieillard l'embarrassa et le gêna un peu pour parler; mais, se domptant aussitôt, il lui expliqua le but de sa visite, en même temps que le motif.

D'un ton froid, glacial, Ardouin aîné lui répondit:

—Monsieur Séglin, je le regrette beaucoup, mais il m'est absolument impossible de vous faire cette somme; l'échéance de ce mois est la plus forte de l'année…

Fernand était tout décontenancé; cependant il insista en disant:

—Si vous ne pouvez me faire toute la somme, voulez-vous m'en faire une partie?

—Non, monsieur Séglin… Nous ne faisons pas ce genre d'affaires… et je m'étonne que vous ne vous adressiez pas aux personnes avec lesquelles vous traitez d'ordinaire.

Fernand blessé, au moins autant par le refus que par l'allure singulière du banquier, se leva et dit:

—Il me reste, monsieur, à m'excuser de vous avoir dérangé.

Le banquier le salua de la tête, et Fernand se retira. En descendant l'escalier, le rouge au front, les dents serrées, il murmurait:

—Que signifie cet accueil?… Que se passe-t-il donc autour de moi…Est-ce que les billets Wilson?… Oh! non!…

Et haletant, il s'arrêta à la dernière marche, se soutenant à la rampe… Puis, se dégageant, il haussa les épaules et dit:

—Je deviens fou, ma parole d'honneur!… C'est la jalousie!… Voyons, je vais aller chez Bernet et Lausart, et ils feront mon affaire.

Quelques minutes après il était introduit dans le cabinet du banquier. Il eut comme un soubresaut en constatant que le même accueil lui était fait. Un instant, il hésita à formuler sa demande.

Il se décida cependant.

Bernet lui dit qu'en l'absence de son associé il se trouvait absolument dans l'impossibilité de répondre favorablement à sa demande… et M. Lausart était absent pour huit jours! Il sortit de chez le banquier anéanti, écrasé.—Sans s'en rendre compte, il devinait qu'une défaveur l'enveloppait… Il eut peur! Mais pas une fois, pas une seconde la pensée ne lui vint qu'il pouvait être la dupe de sa femme; à ce point que, ne voulant pas chagriner Iza, il était résolu à ne lui point parler de ce retard, qui du reste devait éclairer aussitôt sa femme sur sa véritable situation.

LE JOUR D'ÉCHÉANCE. (Suite.)

Fernand alla dans trois autres maisons… Il retrouva partout le même accueil et le même refus.

Il rentra chez lui, caressant l'espoir de rencontrer le vieux Danielo… Mais non seulement le vieil oncle n'était pas là, mais madame était en promenade. Il fut heureux de cette dernière circonstance, car il était dans un tel état qu'il n'aurait pu cacher ses tourments.

Il se fit conduire boulevard Magenta… Il demanda, anxieux, si l'on avait reçu des nouvelles! Rien, rien!

Il se laissa tomber vaincu dans son fauteuil devant son bureau, et là, accoudé, la tête dans ses mains, arrachant ses cheveux, il rageait.

—Arrivé au port… y toucher pour sombrer…

Il resta ainsi quelques minutes, puis se redressant tout à coup…

—Eh bien, quoi! après tout… je touche demain… on liquide… et dans un mois, je me relève plus brillant… car j'ai de l'argent, j'ai de l'argent, je suis riche…

Il s'arrêta une minute et devint blême: une affreuse pensée venait de traverser son cerveau.

—Mais si les billets avec l'endos de Wilson ne sont pas payés… s'ils vont là-bas… c'est le bagne! dit-il d'une voix sourde… À tout prix, il me faut de l'argent aujourd'hui… à tout prix.

Il sonna le caissier, celui-ci parut.

—Picard, dans votre bordereau, pour combien sont les traites Wilson?

—Cent quarante-cinq mille francs, monsieur.

—Bien! et n'avez-vous rien à encaisser aujourd'hui?

—Oh! presque rien, à peine dix mille francs…

—Merci! demain matin, vous aurez les fonds.

Et comme s'il avait tout à coup trouvé ce qu'il cherchait, il devint calme; le caissier était à peine sorti qu'il disait en souriant:

—Je suis sauvé… et je ne pensais pas à cela… elle n'en saura rien; j'en engage pour la somme qu'il me faut, je les reprends lorsque la somme m'arrive de Jassy… Allons, je suis sauvé… je devenais fou…

Et résolu il se leva, décidé à engager les bijoux de sa femme qu'on avait tant remarqués et auxquels les bavards attribuaient une valeur de plus de cinq cent mille francs.

Ce n'était point la délicatesse qui étouffait Séglin; devant la nécessité, tout le côté vil de sa nature reparaissait. Il combina quelques minutes le moyen d'arriver à son but sans donner l'éveil chez lui, car il était certain que l'emprunt forcé qu'il allait faire à la corbeille de sa femme serait remboursé sous deux ou trois jours.

Dans le petit hôtel d'Auteuil, monsieur avait sa chambre ainsi que madame; mais c'était là une affaire d'élégance confortable. L'amour, qui avait présidé au mariage de Séglin, avait mis les scellés sur les portes de son appartement; la chambre d'Iza était la chambre conjugale; le soir, veille d'échéance, il rentrait et se mettait à travailler dans le boudoir qui précédait la chambre, pendant qu'Iza s'endormait.

Les meubles, les armoires étaient communs, puisque ce seul appartement, depuis l'entrée dans l'hôtel, avait été habité; Fernand avait pris l'habitude d'y serrer ses papiers, sa correspondance; il était donc tout naturel qu'il fouillât partout sans que cela occupât l'attention de sa jeune femme.

Le soir même, en rentrant, il prendrait ainsi le petit sac de cuir de Russie dans lequel se trouvaient les écrins… Si,—il prévoyait tout, un caprice de sa femme voulait que le lendemain elle désirât voir ses bijoux, il dirait que des valeurs semblables ne pouvaient rester sous la main des domestiques;—qu'il les avait prudemment rangées dans son coffre-fort. Et tout cela passait naturellement.

Calme cette fois, il gagna sa demeure… Tout se passa ainsi qu'il l'avait prévu. Il raconta à sa femme, qui lui demandait la raison de son front soucieux, qu'il était à la veille d'une échéance l'obligeant à un travail de nuit, et Iza, venant au-devant de ses désirs, lui dit en minaudant:

—Tu ne travailleras pas dans ton cabinet… seule, j'ai peur… Tu feras porter tes livres sur le guéridon du boudoir et tu travailleras près de moi.

—Oui, ma belle Iza, oui, quand mon cerveau, las de chiffres, voudra se reposer, j'irai vers toi, j'irai embrasser tes yeux clos.

—C'est bien ça!… vous veillerez sur votre esclave.

—Sur mon amour!

Et ils échangèrent un long regard…

L'heure du repos sonnée, Iza appela ses femmes et monta à sa chambre, pendant que Fernand prenait dans son cabinet quelques livres utiles pour justifier sa veille…

Lorsqu'il monta à son tour, Iza dormait; il fouilla les armoires et prit le petit sac de cuir de Russie, orné d'une garniture de platine. Le sac pesait lourd, il le porta dans le boudoir, ferma les portes de la chambre, laissa retomber sur elles les lourdes tapisseries, et évitant de faire du bruit, il revint vers le guéridon.

LE JOUR D'ÉCHÉANCE. (Suite.)

Là, il tira du sac les écrins, les ouvrit, et à la lumière de sa lampe il admira les colliers, les parures; ce fut un éblouissement. Jamais la joaillerie n'avait fait plus beau, les brillants sans tache lançaient leurs flammes vives; en les faisant jouer sous la lumière, on eût dit qu'on renversait du feu. Séglin, rassuré, heureux, admirait, ravi, et estimait chaque pièce en disant:

—Sur ce collier et cette rivière, j'aurai plus de cent mille francs; sur cette parure au moins autant…; sur ces trois écrins le même chiffre…; tout cela lui reste…

Il enveloppa bien précieusement les écrins, les replaça dans le sac, puis, prenant sa lampe, il ouvrit la porte de la chambre et se dirigea vers le lit. Iza dormait souriante; il posa amoureusement, mais doucement, ses lèvres sur son front et se retira sur la pointe des pieds. Lorsque la tapisserie fut retombée sur la porte, il descendit dans son cabinet et serra précieusement dans son coffre-fort le petit sac de cuir de Russie. Puis, calme, il regagna la chambre.

Il fut étonné de voir la porte ouverte; cependant, il croyait bien qu'en sortant de la chambre, avant de laisser retomber la tapisserie, il avait doucement fermé la porte; il avança vers le lit, Iza dormait profondément. Il n'y pensa plus et il se hâta sans bruit de se coucher, voulant partir de très bonne heure. En moins d'une minute, il fut couché. Il lui sembla que sa femme était glacée… il eut peur. Il plaça la main sur son front; elle s'éveilla à demi et dit:

—Bonsoir! je dors… Et elle se rendormit.

—Pauvre petite! fit-il, elle est gelée; ses pieds sont comme des morceaux de glace!

Et il tira sur elle le couvre-pied et l'édredon; lui, il brûlait de fièvre. Il s'endormit presque aussitôt cependant…

Au jour, il était debout, faisant tous ses efforts pour ne point l'éveiller; il gagna son cabinet de toilette.

Il sortait à peine de la chambre… qu'Iza se levait à son tour et se hâtait de se vêtir… Elle était chaussée, à moitié habillée; elle entendit marcher…, elle se hâta vite de se coucher dans le lit et feignit de dormir.

C'était Fernand; il vint vers elle, la contempla avec amour, en disant:

—Pauvre petite jolie! elle dort… heureuse… Aujourd'hui, ma belle aimée, c'est mon dernier jour de tourment, et c'est toi qui me sauves…

Il se penchait pour l'embrasser, mais il se recula aussitôt: il avait craint de l'éveiller. Il revint dans le boudoir, écrivit sur le dos de sa carte:

«Ma belle mignonne aimée,

C'est jour d'échéance… Pardonne-moi d'être parti avant ton bon baiser… Je serai de retour à l'heure du déjeuner,

Ton mari qui t'adore,

Il plaça la carte sur un chiffonnier et partit sur la pointe du pied.

Si doucement qu'il eût fermé la porte, Iza l'entendit; elle se leva aussitôt et, avant qu'il eût passé la grille, elle était déjà habillée et elle sortait par une porte qui donnait sur la Seine. Arrivée sur le quai, elle siffla. Au coup de sifflet, une voiture qui se trouvait près du pont d'Auteuil s'avança au grand galop…

—Me voilà, dit aussitôt le cocher… On a l'oreille au vent, hein?

—Vite, Simon, commanda la jeune femme, en montant dans la voiture…Vite, vite, chez le maître!

—Espère! espère!… fit le cocher en enveloppant ses chevaux d'un solide coup de fouet… J'ai des canards qui savent trotter… nous accosterons dans dix minutes.

Et la voiture emportant Iza partit rapidement.

À cette heure, la belle Iza, la séduisante Mme Séglin, n'était plus la même; une fébrile agitation secouait ses membres délicats. Dans la voiture, accroupie dans un coin, l'œil ardent, le regard fixe, secouant la tête de temps en temps d'un air menaçant, elle était tout à fait transformée… Elle ne ressemblait guère à la timide, à la naïve, à la douce jeune fille que le tout Paris fashionable enviait et admirait: c'était simplement un joli petit monstre qui de ses dents pointues déchirait avec rage le mouchoir de riche dentelle avec lequel elle croyait essuyer ses lèvres, et qui, toute nerveuse, arrachait les effilés de soie de la tunique de son costume.

Elle se penchait à tout moment par la portière de la voiture pour voir si l'on approchait. Mais c'est une chose que tout le monde a observée, plus l'on a besoin de courir et plus les cochers dirigent lentement leurs chevaux. La règle, cette fois, était absolument suivie; le cocher, calme sur son siège, semblait être occupé d'un tout autre travail que de la conduite de ses chevaux.

D'abord en partant, bien décidé sans doute à ne pas fouetter en route ses quadrupèdes, il leur avait appliqué, pour les prévenir, un nombre généreux de solides coups de fouet; il était parti, suivant la Seine. Sans doute ennuyé de ressembler sur son char, son fouet à la main, au matinal citadin qui taquinait le goujon sur les bords du fleuve, il avait déposé son fouet sur le dessus de la voilure et plongeait ses doigts épais dans une large calotte, ressemblant à une quêteuse; il en tirait une pincée… soyons juste, une poignée de tabac qu'il glissait entre ses lèvres, après avoir dit:

—Espère! espère! l'air est fraîche, on va se chauffer un peu.

Et, sans doute pour se donner de l'exercice, pendant dix grandes minutes il mâcha, mâcha; lorsque ses mâchoires furent au repos, sa face engraissée d'un côté, il recommença sur ses chevaux la correction du début, en disant:

—Qu'est-ce que c'est? On prend du ris… on a peur du vent, on craint d'aller trop vite!… Avant là!

Et le fouet claqua et cingla à droite et à gauche; les chevaux, à la grande joie de Mme Séglin, faillirent s'emporter. La voiture ayant suivi les quais—on eût pu croire que le cocher avait une passion pour ce chemin—tourna dans la rue Saint-Paul, remonta la rue Saint-Antoine, la rue Charonne et s'arrêta enfin devant la grille de la petite maison que nous connaissons. Sur un coup de sifflet du cocher, on vint ouvrir, la voiture entra, suivit l'allée et s'arrêta devant le perron; les chevaux n'étaient pas arrêtés, que la belle Iza avait légèrement sauté à terre, avait ouvert la porte du vestibule et demandait à un nègre qui descendait à moitié vêtu:

—Le maître est levé?

—Maître? dit le nègre; c'est lui qui m'a éveillé en entendant la voiture.

—Cours dire que c'est moi…

Le nègre grimpa l'escalier; mais Iza, qui craignait de perdre du temps sans doute, le suivait… Elle attendit seulement à la porte de l'antichambre, lorsque, arrivé au premier, le nègre entra dans l'appartement. Il revint aussitôt et introduisit la jeune femme.

Iza entra dans une vaste chambre dont les tentures étaient baissées devant chaque fenêtre; au milieu était un lit à colonnes, rideaux fermés. Elle se dirigea vers ce lit et dit:

—Maître, maître, je viens vous parler.

—Je suis à toi, Iza; mais je t'entends… Qu'y a-t-il?

—Maître, vous m'avez dit d'obéir en tout, de dire oui toujours, de laisser faire, sans dire, au besoin sans voir…

—Oui; pourquoi me dis-tu cela?

—Parce que je n'ai pu empêcher ce qu'il a fait ce matin.

—Mais qu'a-t-il fait?

—Les beaux bijoux, les beaux diamants, il a tout volé, maître… tout!

—Enfin, tant mieux!

En entendant ces mots, Iza resta stupéfaite. La même voix dit:

—Attends une minute, Iza.

Une minute après, les lourdes tapisseries du lit se soulevèrent, et celui que nos lecteurs connaissent, le malheureux héros de notre histoire, parut. Ce n'était plus le même homme. Les quelques mois écoulés avaient laissé sur son front la trace de leur passage. Beau toujours, l'immobilité à laquelle l'opération du vieux Rig l'avait condamné changeait absolument sa physionomie; pour reconnaître dans l'homme nouveau l'heureux époux de Geneviève, il fallait avoir suivi les phases de sa transformation.

Autrefois, le visage toujours souriant vous accueillait. À cette heure, une rigidité froide clouait sur les lèvres de ceux qui lui parlaient la gaieté naissante. Était-ce bien seulement l'opération maladroite du vieux sauvage qui était la cause de ce changement? Assurément non! C'est que, depuis l'heure où il avait consenti à passer dans une tombe la terrible nuit qui le rendait libre, depuis cette heure, les pensées s'étaient heurtées dans son cerveau.

Pierre Davenne aimait Geneviève à l'adoration; le mouvement de honte, de colère passé… l'heure de la souffrance aiguë épuisée, la haine qu'il avait pour sa femme s'était insensiblement éteinte; non le pardon, mais la pitié était entrée dans son cœur. Il avait fait surveiller la vie nouvelle de saveuve, et les misères honorablement supportées, le changement survenu dans la vie de Geneviève avaient arrêté momentanément ses projets de vengeance à son égard.

Au contraire, la vie de celui qu'il savait être le véritable auteur de tout était devenue plus malhonnêtement audacieuse; par l'introduction de Simon dans la maison du boulevard Magenta, il avait été assuré que la situation de Fernand, qu'il croyait devoir s'écrouler le lendemain de sa disparition, ne se soutenait que par de criminels agissements; Séglin était un faussaire.

Glissant sur la pente terrible d'une situation compromise, il était entraîné, il ne pouvait plus reculer, il ne choisissait pas, il ne raisonnait pas ses moyens; il fallait à tout prix faire face au péril: il y faisait face par le crime.

Simon, que nos lecteurs ont vu, sous le nom de Sper, aider Martin, le vieil employé de la maison Séglin, Simon avait fouillé le bureau, regardé les livres, et il était venu déclarer à son maître que le compte particulier de Fernand Séglin donnait un passif de plus de douze cent mille francs.

Fernand avait lancé dans le commerce, avec l'endos de la maison Wilson, des valeurs imaginaires pour plus de trois cent mille francs… et Pierre, qui avait cru que sa mort jetterait sa veuve dans les bras du misérable, la condamnant ainsi qu'il l'avait dit à son amant, Pierre, à cette heure, était heureux que cette infamie n'eût pas eu lieu. Il avait cru le misérable moins indigne; sa conduite avec la malheureuse qu'il avait trompée augmenta son ressentiment contre lui, en même temps qu'elle diminua la haine qu'il avait contre elle.

Et des soirs, lorsque la petite Jeanne assise sur ses genoux parlait de sa mère, il était arrivé qu'il avait embrassé l'enfant et avait pleuré.

Mais, en même temps que de ce côté la haine s'effaçait, le désir de se venger de Séglin augmentait. La maison Strucko de Vienne avait agi sous la direction de Pierre Davenne: c'est lui qui, de la petite maison de Charonne, avait combiné, machiné et fait exécuter le mariage de son ancien ami.

À cette heure, il le tenait; à cette heure, la vengeance rêvée, voulue, s'offrait… et Séglin y avait aidé, car jamais, dans le jugement qu'il portait sur la nature vile de Fernand Séglin, il n'avait pu le croire ainsi indigne. Il le savait ingrat, il le savait sans cœur, il le savait traître… Mais tout cela n'a rien à faire avec le code, et il croyait que Séglin était de ceux qui font du code leur Évangile, qui tournent autour, marchent sur les marges, mais ne vont point au delà, qui ont enfin l'honnêteté légale… Point. Fernand n'avait point reculé; pour satisfaire à sa volonté d'être riche, il était devenu faussaire… et aujourd'hui, à l'heure où il espérait encore arracher de la circulation les valeurs dangereuses, où il se croyait certain de sauver cette signature, Pierre Davenne avait entre ses mains partie de ces valeurs, qui ne seraient pas présentées à l'échéance, mais qu'il gardait pour le jour où l'heure de la vengeance serait sonnée…

Pierre était vêtu d'un pantalon à pied et d'un veston de velours; il alla vers Iza et lui dit aussitôt:

—Il a pris tous tes bijoux?

—Oui, maître.

—Et tu n'as pas dit un mot?…

—Rien! vous me l'aviez défendu!

—Tant mieux! tant mieux!

Iza restait devant lui la bouche ouverte, ne pouvant pas comprendre son calme. La nature d'Iza ne la portait guère à parler; d'ordinaire, elle restait muette, obéissante, elle subissait placidement le sort; mais la circonstance, cette fois, lui semblant trop grave, elle ne put se retenir et dit:

—Maître, vous n'avez pas compris… Mais il a tout pris, tout… le gros collier, les bracelets… la grande parure… tout.

—Tant mieux!…

C'était trop pour la belle enfant; deux grosses larmes coulèrent de ses yeux, et elle dit:

—Ah maître! maître! j'avais promis à Georgeo que le jour où je retournerais vers lui je rapporterais les beaux bijoux!

—Tu les auras, Iza!… Mais, dis-moi ce qui s'est passé depuis deux jours chez toi; qu'a-t-il fait et comment a-t-il enlevé les bijoux?…

Iza lui raconta en détail la soirée et la matinée: elle avait feint de dormir et pas une seconde elle n'avait quitté de l'œil les agissements de son mari; elle l'avait vu fouiller les armoires, compulser des papiers, et enfin le matin s'en aller en évitant de l'éveiller, pour sortir en emportant les bijoux… Alors elle s'était levée aussitôt, avait couru à la voiture qui devait toujours attendre pendant les dix jours où tout devait se terminer.

Iza ayant terminé son récit, Pierre lui dit qu'on allait la reconduire à Auteuil, qu'elle avait bien fait de le venir prévenir aussitôt, mais qu'elle ne devait avoir aucune inquiétude sur les beaux bijoux, qu'ils lui seraient rendus.

Le visage de la belle Iza reprit se sérénité. Elle allait sortir, quand, se ravisant, elle revint vers Pierre et lui demanda.

—Maître, quand serai-je libre?

—Dans deux jours, Iza…, Georgeo ira te chercher…

—Oh! merci, maître…, fit Iza joyeuse en battant des mains.

Pierre Davenne siffla, Simon parut.

—Simon, dit Pierre, vite, reconduis Iza à Auteuil… Il faut être arrivé avant qu'on soit éveillé chez elle.

—Espère! espère! dit Simon, on y sera.

Et la belle Iza, heureuse et tranquille, partit suivie de Simon.


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