En sortant de chez lui, Fernand sauta en voiture et se fit conduire boulevard Magenta. Il sonna Martin et l'envoya chercher un individu avec qui il avait fait quelques affaires, le père Samuel. Celui-ci vint aussitôt. Fernand n'avait pas à se gêner; le vieux Samuel connaissait sa situation, puisqu'il avait eu plusieurs fois recours à lui pour y faire face… et à quel prix! Samuel savait que le mariage de Séglin lui avait mis une fortune dans les mains, il écouta le jeune homme qui lui disait:
—Père Samuel, mon mariage s'est fait moins rapidement que je ne l'espérais… J'avais pris de gros engagements pour cette fin de mois, et je n'ai pas encore reçu la totalité de la dot…
—Et vous vous trouvez gêné pour votre échéance.
—Absolument… Je m'adresse à vous… C'est pour trois ou quatre jours, dix jours au plus.
—Et de combien avez-vous besoin?
—Une somme considérable…
—Ah! fit le vieil avare sans s'effrayer. Combien?
—Trois cent mille francs…
Le vieux Samuel, dont les joues étaient jaunes comme les feuillets de sa Bible, devint tout rouge et faillit tomber à la renverse.
—Trois cent mille francs! répéta-t-il.
—Je sais, père Samuel, qu'avec un mot de vous je les ai dans une heure à la Banque.
—Mais jamais je ne ferai une affaire semblable sans garantie.
—Père Samuel, je vous connais trop pour avoir pensé autrement… Je vous signe une traite payable en dix jours… de trois cent vingt-cinq mille francs…
—Oui, fit Samuel…, mais ce n'est pas une garantie, ça…
—Ma signature, dit Séglin en riant de la brutale franchise du pèreSamuel, ne vous paraît pas encore valoir ce chiffre.
—Monsieur Séglin, je n'ai pas la somme et pour la trouver je serai forcé moi-même de donner une garantie…
—J'avais prévu cela, Samuel… Vous êtes venu à la soirée que j'ai donnée à Auteuil, vous avez vu Mme Séglin…
—C'est, monsieur, la plus adorable femme du monde…, dit le vieil avare le regardant étonné et cherchant ce que le nom de Mme Séglin venait faire à propos de garantie.
—Mon cher Samuel, je sais que vous n'êtes pas homme à n'avoir vu que la beauté de Mme Séglin… vous avez remarqué ses bijoux…
—Ah! fit Samuel…. Eh bien! monsieur Séglin, je vais vous étonner, je ne me connais absolument pas en bijoux… Vous le savez, je fais plutôt des affaires de banque…
—Des affaires de?… interrogea en souriant Fernand.
—De banque, répéta très sérieusement Samuel… Mais j'ai entendu autour de moi les dames qui ne tarissaient pas sur la beauté des bijoux, et les estimaient être d'un prix fou…
—Environ le double de ce que je vous demande, cher monsieur Samuel…
—Et vous me donnez ces bijoux en garantie?..,
—Oui!…
—Vous les avez?…
—Les voici!
Et Séglin ouvrit le petit coffret et montra les brillants dans leur écrin. Samuel pensait. Et sa pensée, nous pouvons la suivre. Il se souvenait avoir entendu estimer, par des gens s'y connaissant, des spécialistes, les bijoux qui couvraient les épaules et pendaient aux oreilles de Mme Séglin plus de cinq cent mille francs…; car c'était vrai, le vieux Samuel ne se connaissait pas en joaillerie: il faisait de l'usure; papier et or étaient son affaire… Il faisait sonner et toucher l'or, et il mettait ses lunettes pour bien voir une signature… Mais, en cette affaire, il n'avait pas besoin d'être appréciateur, il connaissait l'origine des bijoux.
De plus il se disait: Maintenant la maison Séglin est sérieuse. Des gens qui avaient été s'informer chez le notaire avaient appris que la jeune femme apportait plus d'un million espèces… La situation de Séglin à cette heure était toute naturelle, sa gêne venait de la lenteur du versement en raison de l'éloignement de la famille. Mais ces versements étaient certains… Il ne courrait donc aucun risque en prêtant… Il s'agissait, l'affaire étant sûre, de la rendre bonne.
—Eh bien, demanda Séglin, il faut, Samuel, en finir promptement, car j'ai besoin de cet argent avant une heure…
—Monsieur Séglin, écoutez. Le Seigneur m'est témoin que je voudrais vous obliger, mais je ne peux pas faire une somme aussi considérable seul… Je serai forcé d'emprunter moi-même; pour avoir l'argent aussi rapidement, on va abuser de la situation et ce que vous m'offrez ne sera pas suffisant.
—Mais je vous offre vingt-cinq mille francs…
—Eh bien, comptez les commissions, les risques à courir…
—Quels risques? puisque vous avez le double de ce que je vous demande en bijoux…
—Oui, mais il faudra que vous me les vendiez…
—Comment les vendre?…
—C'est-à-dire que, pour faire des affaires régulières… Vous savez, je ne doute pas de vous, monsieur Séglin… Dieu m'en garde!… il faut que la chose soit régulière… On se fâche aujourd'hui ou demain… et puis on est traité d'usurier…
—Enfin, vous n'espérez pas que je vais vous vendre ces bijoux?…
—Mais, monsieur Séglin…, vous ne comprenez pas. Vous me vendez ces bijoux au prix de trois cent quarante mille francs… et je m'engage à vous les vendre pour pareille somme si vous les venez reprendre avant un mois.
—Bien… j'accepte ça… Mais que parlez-vous de quarante mille francs… pour un prêt de huit jours, dix jours?
—Comptez vous-même, monsieur Séglin… frais de commission… déplacement et intérêt.
—Mais c'est épouvantable!
—Voilà comme on compte toujours… On se dit: l'argent, pour en avoir dans ces conditions-là, vaut dix à douze pour cent; eh bien, on se dit: ce n'est que pour un mois… Mais c'est comme si cela était pour l'année; mon argent déplacé, qui m'assure que je trouverai un placement égal à celui que j'avais? Qui m'assure qu'il ne va pas dormir?…
—C'est de la folie… je ne puis pas pour un prêt de dix jours payer cette somme…
—Eh mon Dieu! monsieur Séglin, n'en parlons plus… Je vous assure que c'est en tremblant que je fais l'affaire… Je n'y tiens pas du tout… Voyez un autre… Nous ne nous fâcherons pas pour ça…
—Canaille, grognait Fernand entre ses dents en voyant le sourire du vieux requin qui sentait bien qu'il tenait sa proie…
—Samuel, dit-il tout haut, vous n'êtes pas raisonnable… Mais je n'ai pas le choix, faites les papiers… je vais signer…
—De votre main, monsieur Séglin, je vais vous dicter.
Et Fernand s'étant placé devant son bureau, le père Samuel lui dicta l'acte de vente, l'engagement de se libérer et le reçu; il lui donna en échange la promesse de remettre, moyennant trois cent quarante mille francs, les bijoux!…
—Vous pensez bien que je n'ai pas cette somme!…
—Nous allons aller chez vous…
—Il faut que j'aille chez trois amis la chercher… je ne vous mens pas…
—J'ai une voiture… je vais vous y conduire…
—C'est cela. Ah! ce n'est pas loin. Ils demeurent a deux pas de chez moi.
Ils sortirent. En passant devant les bureaux, Séglin vit le vieux Picard qui, pâle, tremblant, le regardait anxieux, semblant l'interroger. Il lui serra la main et lui dit tout bas:
—Si l'on vient de la Banque, retenez le garçon en disant que je suis chez moi. Je reviens dans dix minutes avec les fonds…
Le vieux Picard regarda le ciel et exhala un soupir de satisfaction.
Le père Samuel, tenant précieusement dans ses bras le petit sac de cuir qui contenait les bijoux, le serrant sur sa poitrine, montait dans la voiture avec Séglin.
Vingt minutes après, Fernand rentrait. Le garçon de banque attendait.Séglin dit:
—Je ne pouvais pas ouvrir mon bureau… Vite, Picard, encaissez ça, et il lui donna quinze liasses de chacune vingt mille francs.
Le vieux Picard eut un tressaillement joyeux en glissant ses doigts secs dans le papier de la Banque; il tremblait pour arracher les épingles.
Séglin, négligemment accoté à la cheminée, prit un journal du matin et le parcourait tout en regardant les valeurs que l'on présentait. Picard étalait sur le plateau du guichet à mesure que le garçon de banque comptait:
—Vingt, quarante, soixante, quatre-vingt et cent, compta le garçon… Vingt, quarante, soixante, un, deux, trois quatre et cinq… cent soixante-cinq mille francs… C'est ça!… Voila!
—Merci, monsieur Picard! C'est bien ça!
Et le garçon de recette, ayant englouti la somme dans son portefeuille, se retira.
—Ce n'est pas toute l'échéance?…
—Oh non! les valeurs Wilson ne sont pas venues.
—Tiens, fit Séglin en plissant le front, elles n'ont pas été en banque…
—Peut-être une maison particulière les fera-t-elle toucher directement, il n'est que dix heures et demie.
—C'est probable… Vous n'avez pas besoin de moi?…
—Non, monsieur.
—Je retourne à Auteuil… Ce soir, après la caisse, vous m'apporterez le bordereau et les valeurs à Auteuil…, les effets Wilson.
—Bien, monsieur.
Et Séglin, le cœur léger, le sourire aux lèvres, alluma un cigare, traversa les magasins, sauta en voiture et se fit conduire à Auteuil…, disant en souriant à sa pensée:
—Petite belle aimée…, elle m'a sauvé sans le savoir… C'est en amour que je m'acquitterai de ça!… Mais je suis amoureux fou, ma parole d'honneur!
Et la voiture l'emporta vers Auteuil.
Simon reconduisit Iza à Auteuil; lorsque celle-ci descendit de voiture, l'ancien matelot lui tendit une lettre en lui disant:
—Voilà ce que le lieutenant m'a commandé de vous remettre.
Iza, surprise, allait ouvrir la lettre; mais Simon dit:
—Rentrez vite, qu'on ne vous voie pas… vous lirez ça chez vous, il n'y a pas de réponse.
Iza rentra chez elle et le cocher improvisé reconduisit la voiture à l'endroit où elle était le matin et dit à l'individu qui vint au-devant de lui:
—Tu vas épousseter les deux canards, les rentrer à l'écurie… et cette nuit, vers trois heures, la voiture attelée à la même place.
—Bien, monsieur.
-Il est matin encore, l'air estfraîche, si tu veux tuer le ver, je paye le vin blanc…
—Ça, c'est jamais de refus.
Le palefrenier et Simon allèrent trinquer chez le marchand de vin du coin, et Simon en partant dit en serrant la main de l'autre:
—Tu sais, sur le coup de trois heures… pas de bruit… tu viendras t'embosser au pont…
—C'est entendu…
—Tu payeras tout… et tu pars avec moi…
—Oui, ami, je le sais…
—Et muet… comme un phoque…
—Vous me connaissez bien.
Et Simon prit le bateau-mouche pour remonter vers Paris; il descendit au pont d'Austerlitz et grimpa sur l'impériale de l'omnibus de Charonne.
Lorsqu'il arriva à la petite maison, le nègre lui dit qu'on l'attendait. Il monta vivement dans la chambre de son maître. Pierre était assis près de la cheminée; le vieux Rig, debout, attendait. En entendant monter le matelot, il courut au-devant de lui.
—Mais monte donc; on t'attend…
—Vous m'espérez, mon lieutenant? dit-il aussitôt.
—Oui, tu vas retourner chez Séglin; habille-toi vite et arrange-toi pour rester ce soir jusqu'à la fermeture des bureaux… Rig se présentera à la caisse, il viendra pour toucher, la caisse étant fermée… Il déclarera ne pas pouvoir venir le lendemain et se rendra immédiatement à Boulogne. Il faudra obliger Martin à se rendre aussitôt à Auteuil, chez Séglin, pour lui raconter ce qui se sera passé.
—Mais si le père Picard est là…, c'est chez lui qu'il faudrait aller maintenant.
—S'il en était ainsi, je n'aurais pas besoin de toi… Je ne te demande pas ce qu'il faudrait faire, je te dis ce qu'il faut qu'on fasse. Que Martin soit assez gris pour ne plus se souvenir et pour t'obéir… ceci est ton affaire.
—Compris, mon lieutenant, je navigue dans du cirage… mais c'est vous qui gouvernez, ça suffit… Je vais voir Martin, je le mouille, je le rentre… Quand tout le monde est parti… Rig arrive et conte son affaire… et je mène Martin à Auteuil.
—C'est ça.
—Vous savez que Rig peut se dispenser de venir. Je peux préparer Martin de façon qu'il soit persuadé d'avoir vu ce que je voudrais qu'il ait vu.
—Fais simplement ce que je te dis, Simon… et remue-toi… c'est pour cette nuit. À minuit il faut être ici.
—-Bien, mon lieutenant. Si ça se pouvait, mon lieutenant, je partirais maintenant et j'irais déjeuner avec lui… Comme ça, je serais plus sûr en le commençant de bonne heure.
—C'est ce que je te dis…
—Et ce soir… vous sortez avec nous?…
—Oui!…
—Ah! à la bonne heure, vous allez rentrer dans le monde…
—Allons, va vite…
—On y va… ces services-là, ça m'amuse… Et Simon sortit en glissant une pastille dans sa bouche.
—Toi, Rig, je t'ai dit ce que tu avais à faire… Tu vas t'habiller pour la circonstance, et tu te trouveras ici à minuit, nous partirons tous les trois. Golesko est prévenu; mais tu vas chez toi, tu le verras encore… Dis-lui qu'il est attendu à dix heures, qu'il ne manque pas.
—C'est convenu, mon lieutenant.
—En revenant demain matin, tu auras ce que je t'ai promis pour toute cette affaire, et tu seras libre…
—Tant pis, lieutenant… c'est un travail qui m'amusait.
—Va, Rig, et à ce soir.
Le vieux sauvage sortit.
Seul, Pierre, accoudé dans son fauteuil, songeait au plan qui s'exécutait. Il tenait enfin, dans le filet qu'il avait tendu, le misérable qui avait brisé sa vie; il n'en devait sortir que flétri, déshonoré et désespéré. La vie brillante allait s'éteindre et il allait rentrer dans l'ombre et dans le mépris, avec la rage et la douleur pour compagnes… sentant planer enfin sur lui la malédiction qui lui avait été jetée. Les dents serrées, les yeux clos, accoudé d'un bras et la tête dans sa main, l'autre main sur son genou, Pierre rêvait… Il sentit tout à coup sur ses doigts comme une caresse, puis un baiser: il baissa les yeux et vit sa Jeanne, son enfant, qui, le croyant endormi, n'osait le réveiller.
Il eut un heureux soupir: de la nuit noire de ses pensées de haine, il retombait dans la radieuse aurore du sourire de l'enfant adoré. Les pensées tristes s'envolèrent. Il prit son enfant sur ses genoux et but sur ses lèvres les zézayements de sa parole sainte. Dans sa face impassible, l'œil vainement cherchait à rire. Admirant sa belle Jeanne, il lui demanda:
—Comment es-tu montée seule, mignonne?
—Petit père, dit l'enfant, parce que je veux te demander quelque chose.
—Pierre penchait la tête, tendant l'oreille pour mieux entendre cette parole douce comme un chant d'oiseau.
—Dis, ma belle aimée.
—Petit père, j'ai vu tout à l'heure des petites filles qui portaient des fleurs.
—Eh bien?…
—Elles étaient habillées en noir… comme moi!…
Pierre se redressa et, inquiet, regarda l'enfant.
—J'ai dit à la petite fille de me donner des fleurs de son bouquet… et l'autre petite fille m'a montré alors une couronne… et elle a dit: Oh! non, nous ne donnons pas nos fleurs, nous allons les porter sur la tombe de petite mère qui est morte!… Nous allons prier pour elle.
Pierre était livide; il regardait son enfant, croyant qu'on lui avait dicté sa phrase… Mais la petite belle continuait, naïve, avec des mouvements d'ange:
—Pourquoi donc, dis, père, que nous n'allons jamais porter des fleurs sur la tombe de petite mère?… Pourquoi que nous n'allons pas prier pour elle?
Malgré les efforts qu'il fit, le malheureux ne put retenir les larmes qui l'étouffaient, et, prenant la tête de l'enfant dans ses mains, pleurant dans ses cheveux, il gémit:
—Oh! mon Dieu! que je suis malheureux!… Et je ne peux pas cependant l'empêcher d'aimer sa mère.
Et l'enfant, tout attristée, se mit à pleurer en voyant pleurer son père.
Le soir même, le caissier Picard, enfermé dans sa caisse, regardait sans cesse la pendule; chaque fois que la porte des magasins s'ouvrait, il penchait la tête pour voir celui qui entrait, et chaque fois ses doigts agacés égratignaient la molesquine verte de son fauteuil. Cinq heures venaient de sonner, tous les employés se hâtaient de partir; on n'entendait dans le magasin que le cri jeté par chacun au-dessus de la cloison ouverte du bureau de caisse:
—Au revoir, monsieur Picard…
Puis, après ce bruit de va-et-vient, le silence!… Picard était ennuyé, la porte s'ouvrit, il se pencha; c'était Martin, accompagné de son aide Sper, qui venait ranger le magasin. Le vieux caissier retomba dans son fauteuil, fatigué; il attendait que l'on vînt toucher les billets Wilson: personne ne se présentait, et son patron Séglin lui avait bien recommandé de venir, après cinq heures, dîner avec lui, en lui apportant les valeurs acquittées… Il ne savait que faire. Devait-il partir pour Auteuil où son maître l'attendait, sachant que la caisse ferme régulièrement à cinq heures, ou devait-il rester à attendre encore? Il avait bien pensé à laisser l'argent; mais la somme était beaucoup trop considérable pour agir aussi légèrement.
La demie venait de sonner; on se mettait à table à Auteuil à six heures; il n'y avait plus à hésiter.
Au reste, c'était écrit sur la caisse: les bureaux fermaient à cinq heures.
Le vieux caissier appela Martin et lui dit:
—Martin, au cas où l'on se présenterait ce soir pour toucher des billets, vous diriez de laisser l'adresse, que j'ai attendu jusqu'à cette heure la présentation, que je serai de retour à dix heures; si à cette heure on le veut, qu'on se présente, sinon demain, à la première heure, j'irai moi-même à l'adresse indiquée… Vous avez compris?…
—Parfaitement, monsieur Picard… Tu as entendu, Sper?…
—Oui! oui! fit l'autre.
—Deux vaut mieux qu'un, vous pouvez être tranquille.
—Bien… Allez me chercher une voiture.
—Tout de suite, monsieur Picard… Et, droit comme un I, Martin sortit.
Picard dit:
—Il est drôle ce soir, Martin!… Mais vous avez entendu, Sper?…
—Oui, oui, monsieur… Espère! espère! nous sommes là, vous pouvez aller… Si on veut, vous serez là par devers les dix heures de nuit… ou alors au matin on ira chez eux, si il donne l'adresse.
—C'est ça!
Le vieux caissier rentra mettre ses livres en ordre, fermer sa caisse, et, la voiture s'arrêtant devant la porte, il y monta et se fit conduire à Auteuil.
Martin rentra; tombant sur une chaise et respirant bruyamment, il dit:
—J'ai cru qu'il s'apercevait que j'étais chargé… Oh! mon pauvre vieux, je ne tiens plus debout… Ce que ça me secoue, ce vin-là… Oh! là! là !…
—Ça va se passer; c'est parce que nous sommes restés trop longtemps enfermés…
On ouvrit la porte, un homme entra; il avait l'allure d'un vieux notaire de province; il échangea un regard avec Sper et celui-ci alla ranger dans le fond du magasin; il s'adressa alors à Martin et lui dit:
—Monsieur, c'est ici la maison Séglin?…
—Oui, monsieur.
—Je viens pour toucher des valeurs…
—Ah! monsieur, la caisse est fermée à cette heure-ci… Demain, si vous voulez…
—Je suis obligé de partir ce soir… Il faut que je parte vers minuit… Si d'ici là on veut venir payer, je vais vous donner l'adresse…
—Mais, monsieur, la caisse est fermée à cinq heures, interrompit Martin… et on vient de partir seulement à la minute, après vous avoir attendu presque pendant une heure.
—Au reste, les valeurs sont payables ici; mais comme je me rends àLondres et que la maison y est établie, j'irai les toucher là.
—Ah! je ne sais pas si vous pouvez faire ça… On m'a dit que, si vous veniez, je vous dise de laisser votre adresse, et ce soir, vers dix heures, ou demain matin on vous portera l'argent.
—Je vous le répète, je serai à l'hôtel jusqu'à onze heures et demie. Je pars par le train de minuit quinze; si d'ici cette heure je n'ai vu personne, j'irai à Londres toucher à la maison Wilson… Voici l'adresse.
L'individu laissa sa carte et partit aussitôt. Alors Martin dit àSper:
—Dis donc, qu'est-ce que nous allons faire?
—Tu n'as pas entendu ce qu'on t'a dit?
—On a dit d'aller à Auteuil, fit Martin en s'asseyant et semblant peu enthousiasmé de faire le voyage.
—On n'a pas dit qu'il fallait y aller tout de suite; Il ne sera libre qu'à dix heures; l'autre est chez lui jusqu'à onze heures et demie; en revenant, il y ira, voilà tout…
—Oui; alors, nous pouvons dîner… parce que, vois-tu, Sper, eh bien! ça me remettra, le dîner; je suis tout chose…
—C'est ce qu'il y a de plus simple… Voilà ce que nous allons faire…
—Dis…
—Nous dînons bien et doucement; à neuf heures, nous partons à Auteuil; nous trouvons le père Picard, tu lui dis la chose et nous revenons ensemble…
—C'est ça!… ça va tout seul!… Tu sais, je l'avoue, je suis mouillé… Mais toi, tu es sérieux, tu réponds de tout?
—Absolument… Mais c'est toi… Espère! espère! Je suis là en vigie, et à l'heure… nous filons…
—C'est ça!… Si tu veux, nous ne ferons le magasin que demain matin… Nous allons fermer et nous irons dîner.
—Je veux bien…
Comme l'ivrogne titubait, en essayant de se lever, Sper lui dit:
—Ne bouge pas, reste affalé!… Je vais tourner le cabestan…
—Oui, fit Martin en riant bêtement, tu vas jouer de l'orgue…
Sper se hâtait; il craignait un retour inopiné du vieux caissier, qui aurait changé tous ses plans. Lorsque la devanture de fer eut fermé la boutique, il se hâta de prendre le bras de l'ivrogne, qui s'endormait, et le ramena au cabaret, où il sembla se remettre rien qu'aux odeurs répandues dans l'atmosphère. On leur servit à dîner. Les deux amis mangèrent lentement; ils riaient, ils causaient. À la fin, Sper proposa de jouer une bonne bouteille; ils jouèrent au piquet jusqu'à onze heures… Alors Sper se leva tout à coup et, comme s'il se rappelait, il dit:
—Martin, et nos affaires que nous oublions…
—Quelles affaires?
—Il faut aller à Auteuil.
—À Auteuil? Ah! c'est pour les affaires du patron… Ah ben, tant pis! on ira une autre fois.
—Non, non, pas de bêtises!… Nous allons prendre une voiture; tu te la feras rembourser.
—Tu peux y compter…
—Tu arrives là-bas et tu dis que c'est à dix heures… qu'on est venu… On t'a réveillé, c'est pour ça que tu es tout chose… Ça t'a mis sans dessus dessous.
—Oui, oui, c'est ça… Mais tu viens avec moi?
—Naturellement… Enlevez alors… Partons!…
Sper prit le bras de Martin, et ils sortirent. Ils hélèrent une voiture et montèrent dedans. Sper dit au cocher d'aller doucement. Le grand air remit un peu le garçon de magasin, et, la raison lui revenant, il se trouva quelque peu embarrassé pour justifier sa négligence lorsqu'il allait voir son patron; mais Sper le conseilla.
—Voilà ce que tu vas dire: tu te couchais lorsqu'on est venu; il était dix heures; tu n'as pris que le temps de t'habiller; tu es monté en voiture et tu t'es fait conduire bon train. La personne a dit que, mal avisée par celui qui lui avait remis les valeurs à toucher, elle était venue trop tard; mais qu'au reste, puisque les valeurs étaient également touchables à Londres, où justement elle se rendait, elle les toucherait là-bas… qu'on n'avait qu'à aviser télégraphiquement la maison Wilson… mais qu'en cas où on voudrait passer jusqu'à onze heures et demie, elle serait à cette adresse, devant prendre le train de minuit quinze et le bateau de demain matin.
—Oui, j'ai compris… Mais répète-moi bien tout ça. Sper ne se fit pas prier et recommença.
—Oui, j'ai compris, mais il va me dire que j'aurais mieux fait d'attendre la rentrée du père Picard, puisqu'il est près de onze heures.
—Tu ne comprends rien; si nous avions été voir le père Picard, il aurait eu le droit de te faire des reproches, puisque c'est à six heures qu'on est venu et que tu aurais dû y aller immédiatement; si tu dis qu'on n'est venu qu'à dix heures, le père Picard te dira que tu aurais dû monter chez lui…
—Il peut toujours le dire…
—Oui, et pour éviter ça tu diras au patron que tu es monté chez Picard, il n'y avait personne… Tu conçois que, pour revenir d'Auteuil, il peut s'être arrêté en route…
Pardi! à preuve, c'est ce que nous allons faire en y allant… Ça me gratte là, fit Martin en montrant sa gorge; j'ai une soif!…
Sper dit au cocher d'arrêter à la première brasserie, et il continua à conseiller l'employé.
—Tu comprends bien, le père Picard n'est pas rentré… Pour te mettre à l'abri, tu dis même qu'il pourrait ne pas rentrer de la nuit.
—Oui, oui, je comprends… et puis, s'il n'est pas content, voilà tout.
—Pardine… t'es pas là pour faire ses volontés…
—Ah! mais non!
La voiture s'arrêtait. Ils descendirent devant une brasserie, invitèrent leur cocher, et, tout en buvant, Sper continua la leçon qu'il avait commencée… Puis ils repartirent pour Auteuil…
Lorsqu'ils arrivèrent devant le petit hôtel, le cabinet de Séglin était encore éclairé. Martin sauta de voiture et sonna; Sper se pencha pour voir. On vint ouvrir et en même temps Séglin paraissait sur le perron et demandait à haute voix:
—Qui est là?
Martin répondit:
—C'est moi, monsieur Séglin…, c'est moi!
—Ah! c'est vous, Martin? Venez vite.
Et il l'introduisit dans son cabinet et lui demanda, inquiet:
—Qu'y a-t-il?
—Monsieur Séglin, M. Picard m'avait dit de ne pas quitter le bureau à cause d'une échéance qu'il y avait, et pour laquelle on ne s'était pas présenté.
—Oui, oui! fit vivement Séglin; après?
—J'étais donc endormi lorsqu'on est venu frapper, et…
—Bien! bien! qu'a-t-on dit?
—La personne m'a dit qu'elle avait été avisée trop tard pour se présenter dans la journée.
—Ce n'est pas de chez un banquier?
—Non; voici la carte…
Fernand la prit, et, l'approchant de sa lampe, il lut:
Jules Lorillon, ancien notaire.—Puis au-dessous, au crayon: hôtel duHelder, jusqu'à onze heures et demie.
—Comment, exclama Fernand, jusqu'à onze heures et demie! Ce soir?
—Oui, monsieur; vous ne m'avez pas laissé achever… Il a dit qu'il partait en Angleterre par le train de minuit un quart; il prend le bateau demain matin… Or, il vous prie d'aviser la maison Wilson par un télégramme qu'on veuille bien lui payer les valeurs là-bas, à cause de l'erreur qu'il a commise.
Fernand Séglin, en entendant la dernière phrase, était devenu livide. Il avait été obligé de s'appuyer à la table pour ne pas tomber; il ne voyait plus, il n'entendait plus, un étourdissement le faisait vaciller, et dans ses oreilles bourdonnaient ces mots: «Il vous prie d'aviser la maison Wilson…» Cette fois, c'était fait: il était perdu… Il avait l'argent en main et il ne pouvait empêcher les faux d'aller à Londres… Il fit un effort, passa la main sur ses yeux pour écarter le brouillard qui troublait ses regards…, puis, se redressant, il regarda l'heure à sa montre, il était onze heures dix… Il n'avait plus la chance de retrouver l'homme à l'hôtel… mais il pouvait lui aussi prendre le train, et, à l'heure de l'inscription au paquebot, il trouverait l'individu et solderait les valeurs. Heureusement Picard avait apporté les fonds.
En dix secondes, son plan fut arrêté. Martin parlait toujours, pour expliquer pourquoi il arrivait aussi tardivement. Séglin n'entendait plus. Il sonna et dit au domestique qui parut:
—Vite, qu'on attelle… Préparez ma valise pour un jour ou deux de voyage… Vite, avant cinq minutes il faut que je sois parti…
—Et moi, monsieur? demanda Martin.
Séglin l'avait oublié.
—Vous, retournez à la maison; vous direz demain à Picard que j'ai payé les valeurs Wilson, qu'il n'a pas à s'en occuper.
—Bien, monsieur, fit Martin, heureux d'en être quitte sans un mot de reproche. Et il sortit rejoindre Sper, auquel il raconta ce qui s'était passé. Il ne fut pas peu stupéfait en voyant celui-ci sauter de la voiture, lui serrer la main et lui dire:
—Bonsoir, ma vieille; bonne nuit! Tu peux filer ton nœud, je t'ai assez vu; moi, je reste dans le quartier.
Et Sper se mit à courir.
—En voilà une qui est drôle…, exclama Martin… Il est absolument ivre! Ça ne sait pas boire!… Cocher, boulevard Magenta…, où vous m'avez pris. Et la voiture partit.
Dans l'intérieur de la maison, c'était un brouhaha, des allées et venues, on se hâtait d'obéir; Séglin, ayant serré ses valeurs dans son portefeuille, grimpa vivement au premier étage où il trouva Iza à sa toilette, se préparant à se mettre au lit.
—Mon enfant, lui dit-il, je reçois à l'instant une nouvelle grave qui m'oblige à partir immédiatement. Je vais être obligé de passer la nuit en chemin de fer… Mais demain je serai de retour.
—Ah! fit-elle étonnée.
Il sembla à Séglin qu'Iza était plus qu'indifférente et qu'elle riait même. Il voulut croire qu'il se trompait et il lui dit:
—Tu ne m'en veux pas, ma belle aimée!
—Mais non, fit-elle en lui tendant son front; les affaires sont les affaires.
—Comme tu es sérieuse, reprit-il blessé. Je pars, et tu n'éprouves aucun ennui.
—Il le faut bien, puisque vous me l'avez dit. Il faut vous obéir; car ça n'est que pour le bien que vous agissez; ne me l'avez-vous pas dit?
—C'est vrai, ma belle Iza; au revoir, ma chère petite femme! À demain!
Il l'embrassa et sortit; mais, en montant en voiture, il se disait:
—Quelle singulière allure elle avait!… Qu'est-ce que cela veut dire? Enfin, c'est une dernière secousse. Après, c'est fini, je suis à l'abri.
Le cocher de Séglin, sur son ordre, enleva les chevaux d'un vigoureux coup de fouet, et, moins d'un quart d'heure après, il touchait à l'hôtel du Helder… il demanda quel garçon avait conduit M. Lorillon.
—M. Lorillon n'est pas parti, monsieur, dit le garçon. Il doit partir demain matin seulement à la première heure.
—Ah! fit Séglin dans un soupir de satisfaction… Est-il chez lui?
—Non, monsieur. Il a attendu jusqu'à onze heures et demie, puis il est sorti pour faire ses adieux à des amis, au cercle; il reviendra assurément vers une heure du matin…
—Merci, dit Séglin tout à fait calme; veuillez, s'il revenait avant, lui donner ma carte et lui dire que je viendrai à une heure… J'ai absolument besoin de le voir.
—Bien, monsieur. Qu'il vous attende?
—Oui!
Et tranquille cette fois, bien certain qu'il n'avait plus rien à redouter des valeurs Wilson, il alluma un cigare, monta dans sa voiture et dit au cocher:
—Au cercle…
Puis, étendu sur les coussins, pendant que la voiture le conduisait à son cercle, il pensait:
—La pauvre belle chérie, je la surprendrai heureusement en rentrant à deux heures. Je quitte le cercle à une heure moins le quart; avec mon homme, en quelques minutes je finis et je retourne chez nous… Pauvre belle, ça me coûtait déjà de passer cette nuit loin d'elle.
À l'heure où Séglin se dirigeait vers Paris, Iza quittait son boudoir et entrait dans sa chambre dont elle fermait soigneusement la porte. Elle était très belle, la jeune Moldave, dans sa grande robe de chambre rouge brodée d'or; elle s'avança jusque sous la lampe d'albâtre qui jetait dans la chambre sa clarté douce, et, tirant de sa gorgerette un billet, elle le relut pour la dixième fois.
—C'est bientôt, que je serai libre.
Elle regarda l'heure, la demie de onze heures allait sonner. Elle courut alors vers une petite porte qui se trouvait dans l'angle de la chambre et elle écouta… N'entendant aucun bruit, elle revint s'asseoir sur un des petits fauteuils bas placés devant la cheminée, et, accoudée, elle pensa en souriant.
Pour l'intelligence de ce qui va suivre, nous devons consacrer quelques mots au somptueux appartement particulier de la jeune Mme Séglin. L'escalier qui partait du vestibule aboutissait au premier étage à un large palier qui, fermé de tout côté par des tapisseries et entouré de banquettes, formait antichambre. Il y avait une porte à gauche, l'entrée des appartements de monsieur; une autre porte à droite, celle des appartements de madame. En entrant à gauche, on trouvait un petit salon antichambre, meublé de bois de rose et tendu d'étoffe Pompadour.
La tenture du fond soulevée, une porte s'ouvre sur un vaste boudoir; les murs sont tendus de satin noir, les meubles sont or et satin noir comme la tenture, avec des courses grecques d'or en bordure; un lustre archaïque pend au plafond; au milieu se trouve une vaste cheminée de marbre noir, au-dessus de laquelle est une glace, une glace immense. De chaque côté de cette glace, une porte, à demi cachée par les tentures; une des portes est factice; l'autre s'ouvre sur la chambre d'Iza, qui paraît n'être séparée du boudoir que par cette haute glace occupant presque tout le mur de ce côté.
La chambre à dormir était splendide; le lit capitonné de soie jaune occupait sous une ample tenture le fond de la pièce: c'était un lit immense, aussi large qu'il était long et qu'on n'atteignait pour se coucher qu'en montant deux marches couvertes d'une peau d'ours noir. En face du lit se retrouvait la grande glace que nous avons vue dans le boudoir et qui semblait n'avoir point d'envers; sous cette glace se trouvait une petite table d'ébène recouverte d'un tapis jaune; sur cette table s'étalait tout un arsenal en vermeil de coquette soigneuse: peignes, ongloirs, brosses, limes, etc., et devant, bien sous la main, un petit revolver dont on voyait le cuivre rouge des six cartouches; à côté, un long poignard sorti de sa gaine.
Les murs de la chambre étaient capitonnés de soie jaune, sur laquelle tranchaient les angles noirs d'une haute armoire de vieil ébène sculpté; sur la cheminée, en face de l'armoire, une garniture Louis XV en bronze doré vif. Un lustre flamand, sous lequel à cette heure était accroché un globe d'albâtre, pendait du milieu de la chambre, dont le plafond était couvert de la même soie jaune plissée… Les fenêtres étaient masquées par les tapisseries de même couleur.
La petite porte qu'avait ouverte Iza pour écouter donnait sur un escalier qui descendait directement dans le jardin.
Lorsque les douze heures de minuit sonnèrent, tout était calme dans le petit hôtel et semblait dormir; il était impossible de voir la lumière dans la chambre d'Iza.
Tout était endormi dans l'hôtel lorsque la grande porte donnant sur le bord de l'eau s'ouvrit pour livrer passage à trois hommes qui, appuyant sur la gauche, entrèrent dans la maison par la petite porte de l'escalier de service des appartements de Fernand Séglin. Ils se dirigeaient comme des gens de la maison, ayant toutes les clefs, ouvrant, entrant et marchant sans bruit… Ils disparurent dans la maison: aucune lumière ne parut aux fenêtres, et tout rentra dans le calme.
Moins d'une demi-heure après, la même porte s'ouvrit encore, un homme seul entra et se dirigea en se cachant dans les massifs vers le côté droit de la maison; il rampait le long des murs. Arrivé près de la petite porte qui conduisait aux appartements d'Iza, il tira de sa poche une clef, ouvrit et disparut à son tour dans la maison.
Au haut de l'escalier, une porte s'ouvrit: l'homme s'arrêta aussitôt, se coucha presque sur les marches et, glissant sa main sous son gilet comme pour y chercher un couteau, une voix de femme dit doucement:
—Est-ce toi, Georgeo?
—Oui, fit l'homme en se redressant, et grimpant, malgré la nuit, avec l'habileté d'un singe… Il fut en moins d'une minute près d'Iza, qui le reçut en se jetant dans ses bras. Ils s'embrassèrent longuement.
—Entre, fit Iza, en l'attirant dans sa chambre dont elle referma soigneusement la porte… Georgeo, tu le vois, le maître ne ment jamais… Tu es ici près de moi.
—Oui, mais lui…
—Le maître ne vient jamais!… Il est parti en voyage, il ne doit revenir que demain… Viens là près de moi, dit-elle… Et elle le fit asseoir devant elle et l'admira amoureusement.
Georgeo regardait autour de lui… et exclamait!…
—Que c'est beau… Iza!… que c'est beau!
—Oui, mon Geo, parce que tu es là, dit-elle.
Et comme les yeux du vagabond fouillaient partout, son regard s'arrêta tout à coup sur la petite table où était placé le revolver à côté du poignard.
—Qu'est cela? fit-il.
—De quoi répondre à qui nous surprendrait.
—S'il revenait?
Iza se contenta de hausser les épaules. Georgeo rit, montrant ses belles dents, et, se penchant vers Iza, il ouvrit son paletot et montra le manche d'une arme dont il sortit la longue lame.
—Moi aussi, j'ai tout prévu, tu vois; il faut sortir d'ici vivant et libre.
Iza se laissa glisser sur le tapis aux genoux de Georgeo, et lui dit:
—Enfin, Georgeo, c'est demain que nous nous retrouverons pour toujours ensemble.
—Et pourquoi ne partons-nous pas maintenant?
—Le maître le veut ainsi, et ce n'est que demain qu'il nous donne de quoi être riches… Tu entends, riches!
—Tu regretteras les jours passés ici.
—Non, mon Geo. Le maître a dit qu'il nous ferait bien riches… et il n'a jamais menti… et nous avons déjà de l'or là-bas.
—Oui!
—Qu'il y a longtemps que je ne t'avais vu ainsi près de moi!
Georgeo était moins tranquille qu'Iza: il regardait sans cesse autour de lui, semblant craindre à chaque minute de voir apparaître quelqu'un.
—Qu'as-tu donc? lui demanda la jeune femme.
—Je crains qu'on ne vienne…
—Es-tu fou?… le maître ne t'a-t-il pas dit que nous serions seuls ici cette nuit?
—Non, ce n'est pas le maître, c'est le sauvage qui est venu chez moi qui m'a dit que nous devions partir.
—-Il t'a dit que nous devions partir? moi et toi?
—Oui!… Alors j'ai démonté tout à la maison, j'ai chargé la voiture et je suis parti.
—Ce soir?
—Oui, ce soir.
—La voiture est là? demanda Iza dont le visage rayonnait.
—Oui, au-dessus d'Auteuil, sur le quai! et je croyais venir te chercher.
—Mais on ne t'a donc rien dit?
—Le vieux Rig m'a dit que je devais me trouver ici après minuit, et c'est toi qui devais me conduire… Il m'a dit encore que s'il y avait du nouveau, nous entendrions son sifflet, qu'il serait dans les environs…
—C'est le maître qui le fait veiller.
—Mais je dois t'obéir et ne partons-nous pas?…
—Non, mon Geo!… Voici ce que nous devons faire… Ici, nous sommes maîtres: l'homme parti ce soir ne reviendra plus… C'est ici que tu me rejoins pour toujours… et demain seulement nous partirons… Celui qu'ils appellent mon mari ne m'est rien… L'homme qui nous a mariés n'est pas notre prêtre à nous… Tout cela est faux!… Je suis libre, et je suis à toi, à toi maintenant…
—Et l'autre est parti… pour toujours?…
—Pour toujours.
—Mais cette maison?
—Cette maison est au maître, c'est lui qui, par le vieux Rig, lui a fait louer… Ici nous sommes chez nous, puisque le maître nous a dit de nous y reposer pour partir tout à fait demain… Reposons-nous, mon Geo… Reposons-nous, nous sommes libres, unis et maîtres ici…
Et en disant ces mots, Iza, câline, promenait les mains de Golesko sur ses cheveux. À la même heure, Fernand se présentait de nouveau à l'hôtel du Helder; aussitôt un garçon qui l'attendait lui dit que M. Lorillon avait envoyé, quelques minutes avant, chercher un pardessus par le garçon du cercle: en même temps, il avait fait dire qu'il ne partirait que le lendemain par le train de onze heures, qu'on lui ait une voiture pour cette heure, qu'il rentrerait dans la nuit.
Fernand fut ennuyé de ce contre-temps; mais enfin il était tout à fait rassuré. L'homme n'était resté que pour présenter une seconde fois les valeurs. Les deux dernières journées qu'il avait passées l'avaient épuisé: il avait hâte de se reposer.
Cependant la perspective d'être obligé de se lever le matin pour ne pas manquer de trouver son homme le tentait peu; il résolut de se décharger de tout cela. Il remonta en voiture et se fit conduire à ses bureaux, boulevard Magenta.
Il ne fut pas peu étonné de voir filtrer de la lumière à travers les interstices de la fermeture du magasin; il entra. Il trouva Martin assis sur son lit; devant lui, sur un comptoir, étaient une bouteille et un verre. Martin avait son verre plein à la main; et n'ayant pas entendu ouvrir la porte, il continuait sa conversation avec le verre plein qui était sur le comptoir, lui disant:
—Ce n'est pas d'un ami… On part à deux, on revient deux… Si l'on se quitte où est l'amitié… il n'y en a pas alors… non, ça c'est pas bien… Aussi qu'est-ce qui le boira, l'autre verre…, c'est pas Sper… Ah! mais non, c'est Martin…
—Il est ivre! dit Fernand en se retirant; voilà qui pourrait expliquer la soi-disant tardive arrivée des billets.
Il sortit comme il était entré, sans bruit, et grimpa aussitôt chez le vieux caissier. On juge facilement de la stupéfaction du père Picard, lorsque demandant:
—Qui est là? avec inquiétude, il reconnut la voix de Fernand qui disait:
—C'est moi, Picard, ouvrez vite.
Picard obéit aussitôt. Il était en marmotte et en caleçon.
—Excusez-moi de vous ouvrir en ce costume…
—Vous avez bien fait, je n'ai qu'un mot à vous dire… Martin vous a raconté ce qui s'était passé.
—Non, monsieur; qu'y a-t-il donc?… Il n'était pas là quand je suis rentré.
—Il arrive seulement, il est absolument ivre. Ainsi, quand on pense que l'honneur d'un homme, la réputation d'une maison étaient dans les mains de cet ivrogne… Demain vous le remplacerez…
—Vous pouvez y compter.
Et le vieux caissier, son bougeoir à la main, regardait Fernand semblant l'interroger. Celui-ci lui raconta aussitôt ce qui s'était passé et lui dit:
—Ce monsieur ne part qu'à onze heures demain; mais, au risque de le faire éveiller, soyez-y demain de sept à huit heures, voici les fonds… Vous viendrez à onze heures à Auteuil m'apporter les valeurs et vous déjeunerez avec moi.
—Monsieur, ça sera fait; vous pouvez compter sur moi, dit Picard en serrant les papiers.
—Adieu! à demain, onze heures, dit Fernand sur le seuil de la porte, en regardant sa montre: deux heures, je tombe de sommeil, à demain.
Il descendit, et, blotti dans sa voiture, il dit:
—Enfin, je suis heureux de rentrer chez moi.. et je crois que je vais faire une bonne nuit.
Enfin, c'était fini! bien fini! le passé était liquidé: il avait fait face à l'échéance terrible. Les faux, qui avaient troublé ses nuits, allaient être, étaient presque entre ses mains. Avant deux jours il devait recevoir les premiers fonds sur sa dot; d'abord il dégageait les bijoux de sa femme, il soldait les dernières créances qu'il avait, et la maison reprenait le crédit dont elle jouissait autrefois, et il trouverait bien un moyen de se venger des deux banquiers qui avaient refusé de l'aider…; car Fernand Séglin oubliait les bienfaits, mais il n'oubliait pas les injures.
Étendu dans sa voiture, doucement bercé par le cahotement, presque somnolent, il rêvait d'avenir heureux. Il rentrait chez lui, calme, tranquille, n'ayant plus qu'à s'occuper de sa chère Iza. Sa maison allait se diriger d'elle-même: il n'aurait plus à redouter le passage de ce cap terrible—la fin du mois. Il pouvait abandonner à son caissier la direction de ses affaires, et vivre enfin de la vie qu'il voulait. Dans son cerveau, il cherchait où il passerait la saison: il ne voulait pas acheter de domaine cette même année, mais il voulait voyager deux mois dans une ville d'eaux, deux mois au bord de la mer, deux mois en Suisse. Il rêvait… et il donnait un corps à ses désirs.
Il était presque trois heures lorsque, le cerveau léger de ses pensées agréables, las et heureux de rentrer se reposer près de sa femme, il arriva à Auteuil… L'écurie et la remise étaient en dehors de l'hôtel: le cocher le descendit donc devant la grille.
Fernand ayant dit qu'il ne rentrerait que le lendemain, tout dormait dans la maison. Il évita de faire du bruit en ouvrant et en fermant la petite porte; cherchant à étouffer le crépitement de ses pas sur le sable, il ouvrit doucement le vestibule et grimpa. Habitué à la maison, il se dirigeait dans l'ombre. Il entra chez sa femme, traversa l'antichambre, entra dans le boudoir qui précédait la chambre; là il vit clair. La petite lampe d albâtre jetait sa clarté blanche à travers la grande glace dont nous avons parlé; Fernand marchait doucement et sans bruit sur le tapis; il voulut ouvrir la porte de la chambre d'Iza, mais le verrou était fermé en dedans… Il rit en disant:
—Pauvre petite, seule, elle avait peur… elle s'est enfermée chez elle!
Et Fernand, fatigué par ses tourments et par ses démarches, se dit: Je viendrai demain, ne l'éveillons pas, pauvre belle; elle mourrait de peur si elle entendait frapper à sa porte, à cette heure… Il allait se retirer lorsque tout à coup il sentit qu'on lui touchait l'épaule, il se retourna vite et… et ce fut épouvantable pour lui…
Sans voix, sans souffle, la bouche ouverte, les yeux hagards, voulant vainement lutter contre le tremblement qui agitait son corps, s'accrochant aux tentures pour ne pas tomber, effrayé, Fernand voyait devant lui l'ombre de Pierre Davenne.
Inondé par la lumière mate de la lampe de la chambre, couvert d'un long manteau blanc, son suaire, il était là devant lui, pâle, livide, mais l'œil brillant et menaçant. Droit, le bras levé, montrant le lit à travers la glace, il dit d'une voix qui semblait un râle à Fernand.
—Infâme, regarde…
Et l'ombre se recula et disparut.
Fernand presque fou, tremblant de peur, affolé par le surnaturel, déjà secoué par les trois jours de tourments et de terreurs qu'il avait passés, cherchait à retrouver son énergie… L'ombre disparue, il passa les mains sur son front pour chasser cette vision, se persuadant que c'était là une hallucination d'une minute, amenée par la fièvre qui le brûlait depuis deux heures…
Il s'avança vers la grande glace… Une sueur froide perla sur son front, et ses dents claquèrent. L'ombre de Pierre entrait dans la chambre sans bruit; épouvantable dans son silence, elle se dirigeait vers le large lit d'ébène que les grands rideaux fermaient. Fernand sentait ses moelles se glacer. Est-ce que le fantôme allait poser ses lèvres mortes sur le front de sa femme? Est-ce que cette ombre venait se venger en tuant celle qu'il aimait?… Est-ce qu'il venait la chercher cette nuit pour l'emmener dans sa tombe?…
Tout cela était insensé… Mais Fernand épouvanté devenait fou; il se cramponnait à la grande cheminée pour ne pas tomber: il voyait le mort avancer vers le lit, il voulait crier et sa voix s'éteignait dans sa gorge. Il le vit monter une des marches du grand lit, son linceul semblait plus blanc sur la peau noire de l'ours… Là, il s'arrêta, il tourna sa tête, le visage rigide, sombre comme la vengeance; ses yeux pleins de haine lançaient un regard qui terrifia le malheureux… Il lui sembla que son bras, s'étendant vers le lit, voulait lui répéter encore:
—Regarde, infâme!
Alors le fantôme souleva le grand rideau: il parut à Fernand que le masque jusqu'alors immobile de Pierre grimaçait un rire.
Sans force pour agir, sans force pour se sauver, comme rivé sur ce marbre, il se pencha pour voir ce que lui montrait l'ombre.
Son sang lui sembla de feu, ses regards épouvantés voyaient sur ce lit, étendus dans les bras l'un de l'autre, Iza, sa femme, et celui qu'elle lui avait présenté sous le nom du comte Otto… Iza avait sa tête dans les bras de l'homme, ses cheveux bruns inondaient sa poitrine; ils souriaient tous les deux, et semblaient tendre la lèvre, encore épaisse du baiser avec lequel ils s'étaient endormis. Son énergie revint avec la rage, il jeta un cri terrible et ses yeux se fermèrent une minute devant ce tableau foudroyant.
Aussitôt le fantôme se jeta en arrière et disparut par la petite porte de la chambre. Mais le cri avait éveillé les deux amants…
Georgeo, bondissant du lit, avait vu derrière la glace le visage épouvanté de Fernand; il avait saisi le revolver…
Iza, effrayée, lui montrant son mari, cria:
—Geo!… C'est lui; tue-le… tue-le!
Et le grand Moldave obéit.
On entendit encore un cri, dans le bruit de la glace brisée par le coup de feu.
Au dehors tout était silencieux; c'est à peine si le coup de feu, si le fracas des débris de la glace avaient été entendus, tant la chambre de la belle Iza était discrètement protégée par le capitonnage et les tentures qui la garnissaient. Un bruit strident avait cependant été perçu par les deux amants: c'était celui du sifflet auquel ils devaient obéir, et aussitôt, malgré le danger de la situation, oubliant tout, Iza, s'étant enveloppée dans son long peignoir rouge et or, Georgeo s'était hâtivement vêtu et, en moins d'une minute, sans s'occuper de leur victime, ils avaient quitté la chambre et ils descendaient le petit escalier. Georgeo avait prudemment à la main son revolver, dont le canon fumait encore. Arrivés en bas, ils entendirent le sifflet doucement modulé… Ils se dirigèrent du côté et trouvèrent le vieux Rig qui leur dit:
—Vite, courez à la voiture de Georgeo… Iza, reprends ton ancien costume et partez… comme si vous alliez à Versailles; demain tu me verras…
—Bien!… Vite, vite, mon Geo, fit Iza en l'entraînant, craignant qu'il ne vînt à surgir un incident qui les obligeât à rester.
Dans la nuit épaisse des bords de la rivière, ils coururent sur le quai, et moins de cinq minutes après ils étaient blottis tous les deux dans le fond de la case, rayonnant de bonheur de se retrouver enfin chez eux et seuls… Ils ne furent pas longs à revêtir le costume misérable et bizarre qu'ils portaient habituellement et cachèrent soigneusement les vêtements luxueux qu'ils venaient de quitter.
Avant l'aube, ils fouettèrent le cheval et partirent; au jour levant, ils se trouvaient à l'entrée de Boulogne; le cheval dételé mangeait derrière la voiture. Les gens du pays crurent que la baraqueEntre-sortdes saltimbanques était arrivée le soir et avait passé la nuit là. En agissant ainsi, ils avaient obéi aux ordres de celui qu'ils appelaient le maître. Vers sept heures seulement, l'étroite porte de la baraque s'ouvrit et Iza vint allumer le petit fourneau, pendant que Georgeo allait aux provisions dans les boutiques avoisinantes.
Iza avait repris son ancienne allure, et son visage, souvent triste dans le bel hôtel d'Auteuil, rayonnait de son beau sourire. Sur ses reins souples pendait cette jupe en loques si singulière; elle avait en ceinture le vieux châle turc aux couleurs criardes, et ses épaules révélaient leur admirable contour sous la chemise de soie éraillée et jaunie par l'usage…; ses petits pieds mignons et blancs chaussaient les hideuses savates jaunes… Elle avait, avec son costume, retrouvé toute sa sauvage étrangeté, et à cette heure les passants émerveillés la regardaient…
Elle calme, du plus loin où elle le voyait, souriait à son Geo qui revenait portant du vin et du pain sous son bras, et à la main, dans un papier, la viande qu'il venait d'acheter chez le boucher…
Le maître avait écrit:
«Il faudra être à Boulogne la nuit, de façon à paraître y être arrivé le soir. Ostensiblement déjeuner, aller chez quelques marchands du pays, afin d'être vus, puis partir vers huit ou neuf heures, afin d'être à Versailles au milieu du jour.»
À huit heures et demie, Iza s'étendait sur le petit matelas dur qui était dans la voiture, laissant la porte ouverte pour voir; elle voulait se reposer et non dormir. Georgeo s'asseyait sur le brancard, ramassait les guides et le cheval partait… Une fois le village passé, lorsqu'ils furent sur la grande route, Georgeo se tourna vers Iza, laissant le cheval aller à sa guise, et celle-ci, ayant échangé avec lui un sourire, se mit à chanter une chanson bizarre qui devait être un souvenir pour les deux bohèmes, car Georgeo, tout le temps qu'elle chanta, lui tint la main et l'écouta le visage radieux, tendant l'oreille pour ne pas perdre un mot.
À onze heures et demie, Georgeo allait à Versailles demander le droit de stationner tout le jour, en disant qu'il venait de Paris, près Montrouge; qu'il était parti vers sept heures, était arrivé à neuf heures à Boulogne, y avait passé la nuit et comptait rester jusqu'au soir à Versailles pour partir la nuit, à la fraîche, se dirigeant sur Chartres.
Ses papiers en règle, il revint trouver Iza; celle-ci lui dit:
—As-tu été voir pour une belle voiture?
—Non, ce n'est que lorsque nous serons loin que nous vendrons celle-ci pour en prendre une autre.
—Mais c'est ce soir… que nous serons riches.
Sous son calme apparent, Georgeo cachait une certaine crainte. Il était parti de son pays pour des causes à peu près semblables à celles qui l'avaient fait quitter si précipitamment Auteuil le matin même… Nos lecteurs se souviennent qu'Iza, le soir où elle avait été le rejoindre pour manger un peu du «pain bénit de la gaieté,» lui avait dit négligemment en évoquant le passé:
—C'était un soir, au rendez-vous derrière la mosquée. Il faut que tu me sauves, avais-je dit, et le soir tu entras dans la grande maison, tu m'enlevas du lit, j'étais sans connaissance… Quand je revins à moi, dans ta cabane, sur ma chemise blanche on voyait l'empreinte de tes mains… en rouge… du sang!
Et Georgeo, souriant, avait répondu avec simplicité:
—Oui, oui, je me souviens… j'en avais tué deux!
Georgeo avait échappé à toutes les recherches; il avait traversé les hautes montagnes des Karpathes, dont il connaissait les défilés; il était parti et s'était mis à l'abri chez l'étranger. Mais la police française est beaucoup moins discrète que celle de son pays: il le savait, et il entendait encore, dominant le bruit de la glace brisée, le cri aigu d'un homme… Il espérait et il redoutait d'avoir tué celui qui avait enlevé Iza. C'est à regret qu'il avait obéi aux ordres du vieux Rig, commandant de se rendre à Versailles pour l'y attendre.
Georgeo aurait voulu recevoir le soir même la somme promise à lui et à Iza. Il aurait vendu aussitôt sa voiture, son petit cheval et il aurait emmené Iza par le chemin de fer, de l'autre côté de la frontière d'Espagne.
Lorsqu'il voyait des gens tourner autour de sa voiture, il fixait sur eux un regard perçant, cherchant à deviner si des gens de police n'étaient pas cachés dans leurs vêtements.
De regrets, de remords, pour un homme probablement tué, il n'en était pas question dans ses pensées.
Iza, au contraire, était gaie, plus légère, comme un oiseau apprivoisé duquel on a ouvert la cage, elle cherchait à croire à sa liberté… mais elle n'osait s'éloigner trop de la petite voiture…
La vie nouvelle qu'elle menait depuis le matin l'amusait… elle s'y grisait… et cependant, si Georgeo avait été plus attentif, il aurait vu que c'était plutôt un caprice qu'une passion, qui ramenait la jeune fille; à chaque instant les détails de sa vie heurtaient sa nature, gâtée par les mois d'opulence qu'elle venait de passer… Ce n'était plus Iza la Moldave, l'alouette de route, sautillant sur la crête des ornières séchées, secouant sa tête huppée… C'était la belle Iza, fausse comtesse de Zintski, la superbe enfin, qui se déguisait en bohémienne… Mais Georgeo ne voyait rien et la croyait revenue pour toujours, et il avait hâte de voir arriver Rig, pour en finir et se sauver afin de se mettre à l'abri; tandis qu'Iza, déjà lasse de sa matinée et ennuyée de ses mains salies, se disait que lorsqu'on serait loin, il faudrait prendre une femme pour la servir… Elle avait trop souvent pressé l'or dans ses mains mignonnes pour ne pas trouver laids les gros sous… Enfin, elle avait mis les lèvres à la coupe, elle avait bu, et sa bouche en avait encore le parfum… Elle trouvait étrange, bizarre, amusant, c'est le mot juste, de boire le gros vin au parfum dur, mais déjà il était épais sur ses lèvres, lourd à son cœur… et, quand Georgeo n'était plus là, quand le soleil ne faisait plus scintiller les couleurs de ses haillons, elle trouvait la misère de la baraque bien sale… et elle fermait les yeux pour revoir par la pensée la belle chambre où ses cheveux étaient noirs, et la grande peau d'ours noir où ses pieds étaient si blancs… Il lui semblait déjà que les vêtements de misère qui couvraient sa peau la brûlaient: elle cherchait dans ses torsions les caresses du linge fin, blanc et parfumé.
Et Georgeo ne voyait rien… Il regardait si, sur la route, dans la grande nappe de soleil, on voyait se dessiner la silhouette du vieux Rig.
—S'il ne vient pas, disait Georgeo, nous partirons toujours et je reviendrai à pied demain…
Et Iza pensait:
—Est-ce que je pourrai vivre comme ça maintenant?…
Puis elle regardait Georgeo… Elle le trouva beau…; mais ses lèvres laissaient tomber la juste expression de sa pensée.
—Quel malheur!… s'il avait vécu autrement, il serait intelligent aussi… délicat…
Puis, comme pour s'excuser elle-même, elle ajoutait:
—Il est beau… il est bon… mais…
Elle n'osait pas dire il est bête!…—Lui, toujours inquiet, ne s'occupait pas d'Iza…; il savait qu'elle lui appartenait, il attendait, impatient, l'arrivée du vieux Rig.
Et ses regards s'épuisaient sans rien voir. La journée était presque terminée, il devait partir le même soir, et Rig ne venait pas: il alla consulter Iza… Celle-ci, étendue dans le fond de la cabane, les bras relevés au-dessus de la tête, son chignon appuyé sur ses mains, l'écouta, presque indifférente, et cependant ce que disait le bohémien était grave:
—Mais si le maître a remis au sauvage l'argent et les bijoux qu'il devait t'apporter, s'il lui a donné en même temps la somme qu'on m'avait promise…? Sais-tu que c'est beaucoup d'argent, Iza?
—Oui, c'est de quoi vivre pour toi, Georgeo…