XI

Fernand, ramenant la jeune veuve chez elle, avait cherché à la consoler du passé en parlant de l'avenir; connaissant l'amour profond de Geneviève pour son enfant, c'est de la petite Jeanne qu'il parlait, c'est à cause d'elle qu'il espérait que la malheureuse femme devrait l'écouter; mais Geneviève avait répondu:

—C'est pour Jeanne que je consens à vivre, sans elle je me tuerais… Aujourd'hui, je vois l'étendue de ma faute; couverte de honte, rongée par les remords, je n'ai qu'un devoir: racheter par une vie nouvelle, toute de sacrifice, ma conduite passée.

—Geneviève, reprenait Fernand, il n'y a pas de sacrifice à faire… il faut vivre pour ton enfant, il faut que tu aies un nom respecté, il faut lui garder une fortune qui assurera son avenir…

—Elle a pour elle la fortune de son père…

—Non, Geneviève, cela ne suffit pas… Il ne faut plus parler du malheur survenu; tu ne peux à ton âge rester veuve… L'amour que j'avais pour toi est resté le même, malgré ce qui s'est passé entre nous depuis la catastrophe… Mais je fais la part de la douleur, de l'état nerveux dans lequel tu es… Geneviève, tu deviendras ma femme.

La jeune veuve eut un frisson, son être se révoltait d'entendre les projets de Fernand quand le corps de Pierre était à peine refroidi; et comme elle n'avait pas la force de se révolter contre lui, qu'elle était dominée, un mot glissa de ses lèvres…

—Oh! le châtiment.

Si bas qu'il fût dit, Fernand l'entendit, son front se plissa et il reprit d'un ton sec:

—Au reste, Geneviève, il est trop tard aujourd'hui pour reculer… tu ne seras à personne qu'à moi…

Cette phrase fut dite d'un ton tel que Geneviève releva les yeux; son regard se croisa avec celui de Fernand… elle le baissa aussitôt, et de grosses larmes coulèrent sur ses joues. Jusqu'à la rue Payenne, les étranges amants n'échangèrent plus une parole; lorsqu'ils arrivèrent, la pluie commençait à tomber.

La rentrée dans la maison mortuaire fut sinistre; en montant l'escalier, les forces manquèrent à la malheureuse femme et Fernand fut obligé de la soutenir. Des sanglots déchirants roulaient dans sa gorge, l'étouffant…

Et la maison était lugubre dans le mortel silence qui l'emplissait; le gloussement de l'eau au dehors, les sifflements de bise dans les pièces vides dont toutes les portes étaient ouvertes… et répandue dans l'atmosphère cette odeur pénétrante de la sciure qui sert à l'ensevelissement… tout cela glaçait la moelle des os.

Arrivée sur le palier, Geneviève se dégagea des bras de Fernand qui la soutenait, et, tombant à genoux, elle se traîna jusqu'à la porte de la chambre de son époux, puis se tordant de douleur dans ses habits de deuil, les mains jointes, suffoquant et pleurant, elle gémit:

—Seigneur mon Dieu… pardon, pardon!… Mon Pierre, là-haut, pardon!… Ah! je suis une misérable!…

Fernand, impatient, la souleva et la porta sur un fauteuil, en disant brutalement:

—Assez de faiblesse, à la fin il faut de la raison…

Geneviève était comme un enfant: elle eut peur, et elle s'efforça d'étouffer le bruit de ses sanglots. Fernand alluma une lampe et, allant prendre la lettre qu'il avait vue le matin même, il dit:

—Geneviève… Allons, sois un peu raisonnable et écoute… Voici une lettre laissée par Pierre et qui porte pour suscription:

«À ma femme Geneviève,pour être ouvertelorsque madépouille mortelle sera dans la tombe.»

La jeune femme, dominant son émotion, releva sa tête éplorée pour écouter.

Fernand brisa le cachet et lut:

«À Geneviève,

»Tu étais malheureuse et sans famille, je t'ai faite riche et aimée; je t'adorais… tu m'as trompé!… Sois maudite!…

»Je meurs par toi et pour toi, mais après avoir disposé de tous mes biens… Je te lègue la misère… et l'abandon… Sois maudite!…

»Femme ingrate, épouse indigne, tu n'as plus le droit d'être mère…Je te lègue ton amant… Sois maudite!…

»Pierre DAVENNE.»

Geneviève jeta un cri et se laissa tomber à genoux, la tête dans ses mains, penchée sur le fauteuil et comme écrasée sous cette malédiction posthume.

Fernand était devenu pâle en trouvant une autre lettre qui portait son nom; il l'ouvrit et lut:

«Je suis convaincu que tu seras avec ta complice, au retour du cimetière, pour partager mes dépouilles… Ingrat et infâme, tu dois avoir ta part dans ce testament…

»Je te lègue la banqueroute!…

»Lâche! sois maudit!»

Fernand passa plusieurs fois la main sur son front, ne pouvant croire ce qu'il avait lu… Puis, se redressant et revenant au côté pratique du but qu'il poursuivait, il alla fouiller les meubles. Les meubles, si solidement fermés le matin même, étaient ouverts, béants. Il mit la main sur le portefeuille de Pierre dans lequel il trouva des fiches de l'agent de change qui avait liquidé les valeurs… C'était vrai, la caisse était vide, il ne restait que le mobilier qui meublait la maison et dont la vente couvrirait à peine les dettes journalières… Il resta un instant silencieux; un sourire singulier glissa sur ses lèvres, puis, son regard tombant sur Geneviève éplorée, il dit bas en hochant la tête:

—Heureusement, nous ne sommes pas mariés…

Puis, touchant l'épaule de la veuve et se disposant à sortir, il eut un air cynique en lui disant:

—Geneviève, adieu!

Geneviève, sanglotant, ne bougea pas… Alors il continua:

—Madame veuve Davenne, adieu! Vous êtes libre.

Et il sortit.

La malheureuse femme n'avait pas bougé; mais le dernier mot du misérable fut une consolation dans sa douleur.

Elle était libre; ce remords vivant, cette honte éternelle ne seraient pas rivés à sa vie… Femme coupable et à cette heure repentie, résolue à racheter le passé par une vie sans reproche, elle se retira.

Elle était seule dans la chambre mortuaire, débarrassée à jamais du misérable qui avait été la cause de son malheur. Elle se traîna vers le lit et baisa le drap sur lequel son époux avait été étendu… Puis, effrayée de ce silence, étouffée par cette atmosphère dans laquelle la mort pesait encore, elle prit la lampe et se dirigea vers le sanctuaire saint du suprême pardon: la chambre de sa fille…

Elle allait donc trouver des lèvres pour essuyer ses larmes, des caresses pour consoler son cœur, des sourires pour oublier sa faute!…

Elle entra et s'avança doucement vers le lit… Le lit était vide!

Elle regarda autour d'elle étonnée… elle appela, rien ne répondit… la maison était abandonnée… Elle appela encore. Rien! elle écoutait et n'entendait que la pluie qui frappait les vitres et les arbres, et que l'eau qui gargouillait dans les gouttières… Seule!…. Elle était seule! Et sa Jeanne!

Tout à coup elle se rappela la phrase de la lettre de son mari:

«Femme ingrate, épouse indigne, tu n'as plus le droit d'être mère.»

—Ô mon Dieu, est-ce qu'on lui avait pris son enfant?

À cette pensée, une pâleur livide couvrit ses traits, un frisson courut dans son sang… Elle se redressa, et, arrachant son voile de veuve, passant ses mains sur son front, dans ses cheveux, elle s'écria:

—Non, je suis folle, c'est impossible!… Non! non!

Et, retrouvant toute son énergie, elle saisit la lampe et courut dans toutes les chambres de la maison, appelant:

—Jeanne! Jeanne!

L'écho et le vent seuls lui répondirent.

Elle revint dans sa chambre et aperçut un papier sur une table, elle le prit et lut épouvantée:

«Jeanne est morte pour toi, oublie-la.

Ce coup fut terrible; la malheureuse laissa tomber la lampe qu'elle tenait à la main, et, folle, échevelée, elle se sauvait en criant:

—Mon enfant! je veux mon enfant!…

Et elle courait, trébuchant, se heurtant aux meubles, sans conscience, sans idée, la tête perdue… Elle descendit dans le jardin et criait toujours:

—Jeanne! mon enfant! on m'a volé mon enfant!… Je suis maudite!

Elle pouvait à peine se soutenir, brisée par l'émotion; elle ouvrit la porte de la rue, voulant crier:

—Au secours!

Mais sa voix s'éteignit dans sa gorge. C'était plus que sa nature frêle pouvait supporter, elle jeta un cri et tomba raide sur le pavé de la rue.

Ses cris avaient été entendus; malgré la pluie, quelques voisins sortirent; on releva la malheureuse. Les gens épouvantés croyaient à un crime; on transporta Geneviève dans la maison voisine. Là, un gamin la reconnut et dit:

—C'est laFemme du mort.

On la transporta aussitôt chez elle, et une femme resta pour la soigner.

—Pauvre femme! disaient les gens qui l'avaient secourue, et quel malheur! un si heureux ménage, ils s'adoraient!…

Le lendemain, Geneviève n'avait pas repris connaissance; atteinte d'une méningite, sur l'avis du médecin elle fut transportée dans une maison de santé.

Quelques semaines après les événements que nous avons racontés, Fernand Séglin était assis devant son bureau; accoudé, le menton dans la paume de sa main et mordillant ses ongles, le front plissé, les yeux fixes, sans regard, il pensait.

La maison Séglin occupait le rez-de-chaussée et le premier étage d'une habitation de riche apparence du boulevard Magenta dans les environs de la rue Lafayette. F. Séglin était commissionnaire en marchandises. Il était le successeur d'un homme qui avait eu une grande réputation commerciale, réputation moins brillamment soutenue par lui. Le papier de la maison Séglin ne passait plus comme les billets de Banque. La maison, établie sur de vastes proportions, avait un personnel nombreux; aussi disait-on que les bénéfices devaient être énormes, car Fernand menait une existence très coûteuse. Au cercle il avait souvent perdu; une fois, entre autres, en une seule nuit, il avait perdu près de 120,000 francs.

On était à la veille de la fin du mois, et le caissier venait d'apporter à Fernand Séglin son carnet d'échéances, le livre de caisse et le bordereau de fin de mois. Le caissier avait dit:

—Il me manque pour l'échéance 47,000 francs.

Fernand avait souri en répondant:

—Tout à l'heure, je vous donnerai une valeur à porter chez le banquier…

Le caissier s'était retiré, et seul Séglin pensait, hésitant à prendre une décision.

—Bah! murmura-t-il, je réussirai! En pressant le mariage, j'ai ce qu'il me faut avant l'échéance… et tout est sauvé…

Puis, les deux coudes sur le bureau, le front dans ses mains, il réfléchit longuement. Nous devons dire que, quatre jours après la mort de Pierre Davenne, un homme s'était présenté chez Fernand Séglin.

Cet homme avait entre les mains pour cent cinquante mille francs de valeurs échues, que Fernand avait souscrites à Pierre Davenne, lorsque celui-ci lui avait prêté cette somme, pour acheter la maison de commission du boulevard Magenta… La créance avait été vendue, et les demandes d'arrangement faites par Séglin avaient été absolument repoussées. L'homme avait accordé deux mois seulement, sinon il poursuivait, et la poursuite, c'était le crédit perdu, c'était la faillite; or, la faillite, en montrant le gâchis des livres, ne manquerait pas d'entraîner la banqueroute, car… car il circulait avec l'endos de la maison F. Séglin certaines valeurs dont la signature pouvait mener au bagne.

Séglin enfin était sur le bord de l'abîme; tous ses efforts consistaient à le cacher à tous; il n'avait pour se sauver qu'une ressource, le mariage. Fernand était sur le point de se marier, et sa femme devait lui apporter plus d'un million. Mais, pour réussir, il ne fallait pas manquer une échéance… et c'est sous le coup de cette idée que Fernand sortit de son bureau un livre de chèques en blanc; il en coupa un et écrivit la somme:Deux mille cinq cents livres.

Le chèque était d'une maison anglaise;—puis, prenant dans un livre une signature dont les lettres étaient piquées avec une épingle, il l'appliqua sur le chèque et passa dessus un petit tampon. Ayant la signature au poncif, il prit la plume et suivit le décalque.

Cela fait, il sécha le papier au feu, afin que l'encre ne parût pas fraîche. Il prit alors une fiche sur laquelle il releva les échéances et les encaissements de fin de mois,—établit la balance,—qui produisait un déficit de quarante-six mille six cents francs. Ceci fait, il passa la main sur son front comme pour chasser les idées sombres que son criminel travail avait amenées, disant bas pour se rassurer lui-même:

—Il faut que je réussisse, et je réussirai.

Alors il sonna, le caissier vint.

—Tenez, Picard, voici le bordereau. Voici un chèque qui vous couvre, que vous ferez encaisser…

—Bien, monsieur…

Picard pria son patron de signer le chèque et sortit…

Aussitôt Fernand se leva en disant:

—Allons, je suis tranquille pour un mois; pendant ce mois, il faut que tout soit fini…

Et il regarda sa montre.

—C'est à cinq heures qu'ils arrivent, je n'ai que le temps.

Et ayant envoyé chercher une voiture, il se fit conduire à la gare de Lyon. Il demanda si le train d'Italie était arrivé. Le train était signalé et allait entrer en gare. Il alla se placer aussitôt à la petite porte grillée par laquelle sortent les voyageurs.

Quelques minutes après le sifflet strident de la locomotive annonçait l'arrivée en gare du train, et aussitôt la salle était envahie par les voyageurs, portant des sacs et des bagages… Fernand fouillait du regard tous les arrivants pour reconnaître ceux qu'il attendait.

Un groupe nombreux stationnait devant la porte de la salle des bagages, et tous les autres voyageurs étaient sortis, les employés de l'octroi allaient quitter la petite porte et Fernand contrarié pensait à se retirer, lorsque, au moment où l'on allait fermer la porte du quai d'arrivée, deux voyageurs suivis de deux domestiques partirent à leur tour: un vieillard et une jeune fille. Sur un signe du premier, les deux domestiques, un valet et une femme de chambre, attendirent à la porte pour s'occuper des bagages. Puis l'homme regarda autour d'eux et, apercevant Fernand, il se dirigea vers lui. Les deux hommes se saluèrent et le vieillard demanda:

—Monsieur Fernand Séglin?

—C'est moi!… Monsieur Danielo de Zintsky?

—Salut, meinher! dit le vieillard en tendant cordialement la main au jeune homme; puis, prenant la main de la jeune fille, il dit en la présentant:

—Ich habe die Ehre ihnen meine Nichte Iza vorzustellen… Mais, se reprenant aussitôt en voyant l'air étonné de Fernand, il dit avec un fort accent allemand:

—Je présente à vous ma nièce Iza Georgina de Zintsky…

Fernand, après avoir salué, releva la tête pour regarder la jeune fille; il resta comme ébloui de sa splendide beauté.

Elle paraissait dix-huit ans à peine; les yeux bruns avaient la douceur du velours; leurs cils longs et recourbés à l'extrémité jetaient de la langueur dans le regard, augmentant le brun des pupilles en rendant plus mat le blanc de l'orbite; le nez, légèrement busqué, était fin et franc de lignes; les narines roses, presque diaphanes, se dilataient suivant l'impression ressentie; les lèvres, d'un rouge ardent, étaient admirablement dessinées et formaient dans le rire un splendide écrin pour les dents d'une blancheur nacrée; les oreilles, toutes petites, étaient d'une transparence rose; le front était pur et superbe dans l'encadrement des cheveux si noirs qu'ils avaient les reflets bleus des ailes du corbeau. Nous pouvons dire la couleur, le ton des chairs et des cheveux; mais ce que nous ne pouvons peindre, c'est le charme, la grâce sauvage, l'allure étrange et distinguée de l'admirable femme; c'est ce corps charmant dans sa douce langueur, ce corsage robuste et fin, ces formes puissantes, et jeunes, et élégantes…

Iza Georgina de Zintsky était superbement vêtue; une longue robe de faille noire, épaisse comme du drap, la dessinait dans les étroitesses de la mode nouvelle, révélant son étrange beauté; le corsage de la robe, échancré sur la poitrine, laissait sortir des flots de dentelles, à travers lesquels se devinaient les tons doux de la chair. Ses mains fines, ridicules presque par leur petitesse, étroitement gantées, jaillissaient d'un même flot de dentelles, tranchant de leur couleur gris perle sur le jaune des vieilles et superbes valenciennes de nos mères.

Comme si la mode collante de nos jours gênait la pudeur de ses dix-huit ans, un châle immense, éblouissant de ses couleurs et de ses broderies d'or, l'enveloppait à demi, tordu autour d'elle. Une dentelle singulière, dans le noir de laquelle se détachaient des sequins et des festons de fils d'or, était accrochée dans son peigne et encadrait sa figure, se mêlant à ses cheveux qu'elle portait en lionne…

Lorsque la jeune fille entra dans la salle de sortie, hommes et femmes se retournaient émerveillés, et ce fut un concert de louanges échangées à voix basse, car dans ces éclatements de beauté, dans ce regard enflammé, dans cette bouche rieuse, une splendeur nouvelle se révélait… la pureté, l'innocence!… Sur ce feu était cette cendre: la sagesse, et chacun admirait et saluait. Ces habits éclatants, pleins de heurts de couleur, ne faisaient point sourire. L'air du visage était tel que, ainsi que devant les habits criards de clinquant des madones, on s'inclinait respectueux.

Et Fernand, admirant, avait pris la main qu'on lui tendait en tremblant… oui, en tremblant, et l'avait portée à ses lèvres…

L'oncle de la superbe Iza de Zintsky paraissait avoir de soixante à soixante-cinq ans. D'une taille au-dessous de la moyenne, il avait le teint cuivré des gens habitués aux ardeurs du soleil; ses cheveux crépus étaient gris et tombaient sur son front en mèches frisées comme des tire-bouchons, ils étaient tout luisants de pommade, les sourcils étaient épais et bruns; l'œil, enfoncé sous l'arcade sourcilière, semblait plus ardent dans le bistre qui l'entourait; le nez était droit et épais comme ceux que nous retrouvons sur les profils des médailles grecques; les oreilles un peu plates étaient ornées de doubles anneaux d'or; tout le bas du visage se perdait dans une barbe assez longue et absolument blanche.

Il était vêtu d'une espèce de tunique de velours noir, boutonnée sur le côté de la poitrine par des boutons de métal; cette tunique avait des manches de drap lie de vin. Il était coiffé d'une calotte d'astracan; le pantalon large, de velours brun à côtes, se perdait dans des bottes qui montaient jusqu'aux genoux. Danielo de Zintsky était bouclé dans une ceinture de cuir fauve, au devant de laquelle pendait une petite sacoche… Sur son bras le vieillard portait un de ces manteaux immenses que la jeunesse élégante de 1830 appelait le manteau Byron.

—Selon votre désir, dit Fernand, j'ai retenu au Grand-Hôtel vos appartements…

—Excusez-moi, dit Danielo en s'exprimant avec difficulté en français, si j'ai décliné votre offre… Mais vous vivez en garçon, et cela était impossible.

—Je l'ai compris; voulez-vous me permettre, monsieur, pour nous rendre à la voiture, d'offrir le bras à Mlle de Zintsky?

Le vieux Danielo adressa en allemand quelques mots à la jeune fille; celle-ci, souriante, prit aussitôt le bras du jeune homme. Le vieillard dit aux domestiques de les rejoindre avec les bagages au Grand-Hôtel, et, se tenant au côté de Fernand qui donnait le bras à sa nièce, ils sortirent de la salle d'arrivée, au milieu du murmure admiratif de ceux qui étaient dans la salle.

—Est-ce la première fois, mademoiselle, que vous venez à Paris? demanda Fernand qui bouillait d'entendre parler la jeune fille.

Celle-ci, sans être gênée pour s'exprimer, au contraire, ajoutant par son accent mélodieux un charme de plus à son langage, lui répondit:

—Oui, maître… C'est la première fois!… Je suis restée deux jours à Vienne, que l'on m'a dit ressembler beaucoup à Paris…

—Ce sera pour moi, mademoiselle, une bien grande joie de vous diriger et de vous servir de cicérone dans mon beau pays… Et M. de Zintsky?

—Moi, je suis venu deux fois déjà.

On monta en voiture, et, une demi-heure après, Fernand, ravi, offrait la main à la jeune Moldave pour descendre de voiture et la diriger, précédé par le domestique, vers ses appartements.

La jeune fille, lasse du voyage, demanda à son oncle à se retirer chez elle, ce qu'il accepta. Fernand allait le quitter, lorsque le vieillard lui dit:

—Mais moi, je ne suis pas fatigué, nous avons à causer….et, si vous le voulez, nous nous retrouverons dans vingt minutes, le temps de me vêtir à la parisienne, et nous passerons la soirée ensemble. Iza ne descendra pas pour dîner, elle va avoir sa migraine… mais nous pouvons dîner ensemble.

—Monsieur de Zintsky, j'allais vous le proposer.

—Alors, là, tout est bien… attendez-moi.

Fernand sortit devant pour prendre des cigares, et, se promenant en fumant sur le boulevard, il sourit à l'avenir.

—Je suis sauvé, et ma parole, ce n'est pas un mariage de raison seulement que je vais faire, c'est un mariage d'amour.

Au second étage, le rideau d'une fenêtre était à peine écarté, et le regard de la superbe Iza de Zintsky guettait le jeune homme. Souriant à son tour, elle se retira et dit à un homme jeune encore placé à côté d'elle:

—Maître, je vous en réponds, et je ne vous demande que le temps que la loi exige… Ce n'est pas demain, c'est ce soir qu'il va obliger le vieux à lui donner son consentement.

À ce moment Danielo de Zintsky paraissait dans le salon et demandait à Pierre Davenne (c'était lui):—Eh bien, maître, êtes-vous content de nous?

Quelques minutes après, le vieux Moldave et Fernand Séglin étaient attablés dans un cabinet de chez Brébant, et, en achevant de dîner, ils causaient. Le vieux Danielo disait:

—Lorsque, par l'entremise de la maison Strucko, de Vienne, nous vous avons connu, sur les propositions qui nous furent faites, nous dûmes nous renseigner auprès de nos correspondants de Paris. Je dois vous le déclarer, les renseignements furent absolument à votre avantage… C'est alors que je vous adressai la réponse à votre lettre.

—La réponse, monsieur de Zintsky, me fut agréable; mais le portrait que vous me fîtes parvenir, tout admirable qu'il fût, est bien au-dessous de la réalité… et c'est aujourd'hui que je bénis ce jour…

—Mon cher monsieur, je vous connais à peine; déjà, vous m'êtes sympathique, et je crois qu'il en est de même de ma nièce…

Fernand était un peu gêné de la rondeur de son futur oncle, et il était surtout étonné de ses façons. C'est que, assurément, Danielo n'était pas un petit-maître habitué aux délicatesses élégantes de la table; il buvait sec, en emplissant son verre au ras; il ne faisait de sa fourchette qu'un usage très modéré, ses doigts lui servaient très simplement pour prendre délicatement dans le plat le morceau qui le tentait. Fernand pensa que ces façons étaient particulières à son pays, et il se promit, lorsqu'il offrirait à dîner, de choisir le jour où son oncle serait forcé de refuser l'invitation.

Après avoir vidé d'un trait un plein verre de vieux corton, tenant comme en une pince, entre ses doigts, une côtelette de chevreuil qui lui barbouillait les lèvres de sa purée de marrons, le petit vieux continuait:

—En deux mots, cher monsieur Séglin, voici la chose: la guerre est menaçante chez nous, la pauvre Iza a peur et c'est ce qui l'a si vite décidée à quitter son pays. Élevée comme une sainte, elle n'a quitté les esclaves aux soins desquels sa mère l'avait confiée que pour venir à Paris. Paris, c'était son idéal: élevée en chrétienne, elle voulait trouver en France le mari de son choix. C'est ce rêve que je viens réaliser. Or, je vous ai dit sa situation, Iza a environ douze cent mille francs de dot. Vous avez, je le sais, une maison qui vaut presque cette somme. Cela est donc pour le mieux. Mais moi je ne suis pas éternel, et c'est à ma nièce que reviendra ce que j'ai, c'est-à-dire une somme à peu près égale à celle que je vous apporte.

Deux ou trois fois les paupières de Fernand eurent des clignotements, comme si ses yeux étaient éblouis par trop de lumière.

—Monsieur Danielo, dit Séglin, en faisant demander par notre ami commun, M. Strucko, la main de votre nièce, je ne voyais dans ce mariage que l'assemblage de deux situations qui devait assurer aux époux une vie heureuse. J'y voyais la possibilité de donner plus d'étendue à ma maison; la respectabilité de votre nom, l'honorabilité de votre famille m'assuraient que j'aurais une femme digne… Nous vivons à une époque où ces seules conditions suffisent: on s'épouse bien plus pour se faire une maison que pour se faire une famille…

—Oui, on fait une affaire…

—C'est le mot sec… Eh bien, monsieur Danielo, j'ai le bonheur de vous dire qu'il n'en est plus ainsi de moi… Depuis que j'ai vu Mlle Iza de Zintsky… je l'aime et c'est un mariage d'amour que je vais faire… et à cette heure… vous auriez modifié les conditions premières, que je passerais outre. Ce n'est plus une affaire que je fais… Ce n'est plus le négociant qui parle…, c'est l'amoureux…

—À la bonne heure, monsieur Séglin, exclama le vieux Danielo en tendant sa main de squelette au jeune homme.

—En la voyant si noble, si belle, en voyant ses grands yeux que voilent la candeur et la pureté, en voyant cette superbe ardeur de la jeunesse presque éteinte par cette innocence, j'ai été ravi, charmé; j'ai senti, comme aux heures suprêmes, se briser quelque chose en moi; une voix secrète me disait: Voilà celle qui va transformer ta vie…

—C'est ma nièce et il conviendrait que je fusse réservé! Cependant je ne puis. Tout ce que votre imagination peut vous donner est au-dessous de la vérité… Avant un mois, monsieur, je défie à la plus élégante de vos Parisiennes de lutter avec elle de grâces, honnêtes, bien entendu.

Et sans doute parce qu'il était heureux des compliments qu'on faisait de sa nièce, le vieux Danielo avait un singulier sourire en disant cela.

Le bout du nez du vieux Moldave se rougissait et tranchait sur son visage bronzé et sur sa barbe blanche. Le vin le rendait expansif. Il dit:

—En somme, j'ai consulté ma nièce… elle accepte. J'ai, je vous l'ai écrit, de grands intérêts au pays; à ces heures menaçantes ma présence est nécessaire, je vous demanderai donc de hâter ce mariage.

—C'est, monsieur, le plus cher de mes vœux… Lorsque j'aurai le bonheur de me trouver demain avec Mlle Iza, vous lui demanderez d'en fixer elle-même la date.

—Iza n'a rien à voir là dedans, c'est une petite fille qui fait aujourd'hui ma volonté jusqu'au jour où elle fera la vôtre… Faisons donc cela nous-mêmes… Tout en étant chrétiens, la différence de nos Églises nous empêche le mariage religieux. Or, votre loi exige, je crois, environ seize jours de publication… Eh bien! dès demain, nous pouvons nous occuper de cela… Maintenant, le notaire?…

—Cela, quand nous voudrons…

—C'est que les fonds ne m'arriveront pas avant quinze jours…

—Plaisantez-vous et croyez-vous que je veuille qu'on dépose en signant…

—J'aimerais mieux ça, insista le vieux Danielo… les affaires sont les affaires…

—Pardon, cher monsieur Danielo… je vous ai dit que je ne faisais pas une affaire…

—Alors… fixez vous-même.

—Je m'occuperai du notaire et, avant huit jours, nous terminerons.

—C'est cela… eh bien, topez là, mon neveu!… dit Danielo en lui tendant la main… et à votre bonheur! ajouta-t-il en levant son verre.

Puis étendu dans son fauteuil, ayant arrêté et conclu la situation de sa nièce, le vieux Moldave, heureux de vivre, tira de sa poche une longue pipe, la bourra lentement et l'alluma méthodiquement, pendant que Fernand faisait sauter le bouchon de la troisième bouteille de champagne.

À cette heure où, devisant amicalement avec son futur oncle, Fernand faisait sur l'avenir de beaux rêves d'or et de rose… une scène toute différente se passait près de la maison du boulevard Magenta; nous allons y ramener le lecteur.

En face de la maison de banque et de commission Fernand Séglin, juste au coin d'une rue qui fait angle avec le boulevard Magenta, se trouvait un petit cabaret, un de ces cabarets qui tiennent le milieu entre le restaurant et le marchand de vin. Une boutique discrète, derrière les vitres de laquelle s'étendaient des rognons noirs, des côtelettes minces, des salades vertes, et, par-dessus tout cela, les petits rideaux blancs qui masquaient l'intérieur de la boutique.

C'était dans cette maison que les petits employés de la maison Séglin prenaient pension. Il y avait dans le fond de la grande salle, à gauche et comme isolée des autres, une petite table de marbre qui ne pouvait porter que deux couverts. À l'heure où tous les employés sortaient, c'est-à-dire de onze heures à midi, ils se plaçaient à la grande table qui se trouvait au milieu de la salle; les autres tables étaient occupées par les employés de diverses maisons du quartier; c'était dans le cabaret un envahissement. Les ouvriers et les garçons de magasin entraient, jouant, se bousculant, se poussant d'une claque sur les épaules, en criant joyeusement comme des enfants. Les vieux, l'air réfléchi, grognant, haussant les épaules de ces gamineries, entraient prendre leurs places.

Alors c'étaient dans la grande salle des cris, des éclats de voix, des heurtements de poings sur les tables, qui faisaient sauter les verres et les assiettes… Au milieu de ce brouhaha, le garçon et la servante passaient froids, calmes, avec une attitude mécanique en servant à chacun le plat du jour… Au fond, dans la vapeur de la cuisine, on voyait le maître de la maison, les bras troussés jusqu'aux épaules, plongeant à chaque commandement sa cuiller immense dans des chaudrons vastes comme des futailles et répondant sans en avoir conscience à chaque commande:

—Boum! enlevez…

Dans le comptoir était une femme énorme, jeune encore, ayant sur les lèvres un perpétuel sourire, et dont le triple menton se perdait dans les charmes gras et robustes que soutenait un corset solide; ses bras étaient nus et de ses mains replètes et petites elle emplissait sans cesse des demi-bouteilles et des carafons, puis avec une vivacité étonnante elle recevait le solde des additions et plongeait une main dans son tiroir ouvert et regorgeant de monnaie de billon.

Jeune encore, elle eût été jolie sans l'envahissement de cette graisse, acquise dans ce milieu sans air, étouffé, plein de vapeur, qui lui donnait le teint mat de l'anémie; mais cette maladive blancheur ressortait mieux sur le fond de bouteilles de liqueur, de bocaux de fruits qui encombraient les étagères et encadraient la glace… C'était dans la gargote, pendant une heure, un bruit incessant; puis, lorsque midi sonnait, le silence revenait avec le vide, le patron quittait la cuisine et venait s'asseoir au comptoir près de sa femme, se livrant au rinçage des verres pendant qu'elle mettait en ordre la comptabilité du matin. Le garçon et la servante, ayant desservi et essuyé les tables, ayant balayé, étaient dans la cuisine et lavaient la vaisselle.

C'est dans cette accalmie qu'arrivait toujours, à midi un quart, un grand gaillard, maigre et blême, dont l'extrémité du nez était rouge et givelée. Il entrait calme, allait à la petite table du fond, se faisait servir le plat du jour et demandait un litre… C'était le garçon de magasin de la maison Séglin; il couchait dans le magasin, balayait et rangeait tout, avant l'arrivée des employés; puis, à l'heure du déjeuner, c'est lui qui gardait la maison. Lorsque tout le monde était revenu, il allait à son tour prendre son repas et se trouvait libre jusqu'à cinq heures, heure de la fermeture des magasins et des bureaux.

D'ordinaire, ce garçon de bureau, qui se nommait Martin, était seul à cette heure. Mais, depuis une quinzaine de jours, lorsque le dîner de midi sonnait, un homme entrait et se faisait également servir son déjeuner à la table voisine de celle de Martin.

Le troisième jour, l'inconnu avait prié Martin de lui prêter son sel; le quatrième il l'avait salué, le cinquième il lui avait demandé son avis sur le plat du jour; le sixième, en arrivant, il lui avait tendu la main… et celui-ci, à la fin du repas, lui avait proposé de jouer lepetit noir(le café); enfin, le lendemain, Martin, en le voyant venir, lui avait offert une place en face de lui. On avait accepté, et, depuis ce jour, Martin attendait que son camarade fût venu pour commencer son repas.

Martin était arrivé; placide et les deux poings sur la table, il attendait, ne prenant pas la peine de lire le petit papier gras sur lequel était griffonné dans une langue spéciale à la maison le menu du jour. Son compagnon entra. Lorsqu'il le vit dépasser la porte et se diriger vers le fond de la salle, il lui sourit et retira de son rond sa serviette que le garçon, en dressant les deux couverts, avait placée dans son assiette.

Celui qui entrait était un homme de quarante à quarante-quatre ans, grand, gras et laid…, mais d'une laideur sympathique; les cheveux glissant sur la surface polie de son crâne étaient tombés, ils étaient restés en touffe comme une couronne autour de la tête noire et frisée; les yeux étaient bruns; la bouche, aux lèvres lourdes, était cachée sous une moustache brune qui se perdait dans une barbiche touffue, laquelle couvrait tout le menton; le nez un peu camard ouvrait ses narines poilues; au-dessous des yeux, les sourcils se dressaient roux, fauves; les oreilles plates et sans ourlets étaient percées d'un trou énorme.

La face était comme zébrée; c'est que sans doute la peau ridée et bronzée s'étendait plissant autrefois sur l'ossature de la tête; la graisse, en venant, avait soulevé le tissu cutané, l'avait gonflé en le blanchissant ainsi que dans l'engraissement obtenu par l'abreuvage forcé chez les volailles; mais sur la peau couverte de cette pâleur mate s'étendaient toujours, comme des tatouages, des raies, des rides, hâlées par de longues années… Cet homme était laid, mais d'une laideur gaie. La peau tendue autour des yeux avait des lignes en l'air qui rendaient toujours l'œil riant.

Il était vêtu comme un ancien militaire, un cavalier; le cou était nu, la chemise n'avait pas de col, mais un foulard la protégeait joint par un nœud énorme dont les deux bouts retombaient sur le gilet, un gilet spécial, étroit comme un plastron et long comme unmie derde palefrenier, boutonné ainsi qu'une soutane par cinquante boutons formant de petites boules d'or, sur lequel s'ouvrait une vareuse de molleton sans col et à larges poches; le pantalon, fait de cette étoffe appelée peau de souris, étant collant comme une culotte de peau et, arrivant aux chevilles en formant de nombreuses spirales, faisait ressortir des pieds qui auraient fait rougir Charlemagne.

Cet homme se nommait Sper; ancien soldat, il avait récemment perdu son maître et cherchait une place de garçon de bureau.

En arrivant à la table, Martin lui tendit la main et lui dit:

—Vous venez tard aujourd'hui, et j'ai une faim de gueux…

—Espère, espère, fit le nouveau venu, nous allons rattraper ça… Je me suis abordé en route avec un particulier qui sombrait à cause de ce qu'il était mouillé.

—Voici le menu, commandez.

—Ça ne va pas être long…

Il regarda le papier et dit aussitôt:

—Ah! pas de poisson, hein?

—Non, je n'y tiens pas!

—Moi, je l'ai en horreur; c'est que dans les voyages on ne vous fait manger que de ça… au service.

—Comment, on vous fait manger du poisson? vous n'avez pas à vous plaindre…

—Mais pas du poisson frais, des salaisons.

—Ah! je ne savais pas ça… nos soldats ont du poisson… en campagne…

—Pas vos pioupious… dans la mar… dans la cavalerie… ça arrive des fois, reprit Sper tout embarrassé; il se leva et alla trouver le garçon à la cuisine et lui commanda le déjeuner.

Lorsqu'ils furent servis, lorsque, le déjeuner près de finir, ils s'étendirent repus sur leurs chaises, Martin, arrivant à la conclusion d'une discussion soutenue la bouche pleine, disait:

—Enfin, mon vieux, vous vous trouvez sans place pour le moment, vous êtes certain d'en trouver une prochainement; mais, pendant les deux mois qu'il faut attendre pour avoir celle-là, vous voudriez avoir un petit emploi.

—Voila! justement, je ne voudrais pas prendre d'engagement; donner un coup de main à un camarade… ça me serait égal de ne pas gagner grand'chose… Je n'ai pas besoin, j'ai mon affaire, des économies qui me permettent d'attendre… Mais je ne veux pas rester à rien faire; on est désœuvré, on ne sait où aller, un camarade ici, un autre là-bas, on cause, on boit, on dépense ce qu'on a et puis on se trouve sans rien… Je veux m'occuper.

—C'est très bien pensé…

Il y eut un silence pendant lequel Sper, assurément peu satisfait du dessert qui lui avait été servi, fouilla dans sa poche et dans une boite de métal prit discrètement… un bonbon sans doute… et le glissa dans sa bouche… Le silence durait toujours, Martin fumait sa pipe; Sper, accoudé sur la table, pensait. Le premier dit:

—Moi, j'ai dans ce moment-ci beaucoup de travail… On parle chez nous du mariage du patron, ça va être des inventaires, des changements, des nettoyages, peut-être bien que je me trouverai pas mal d'un camarade qui m'aiderait.

Sper eut un mouvement si étonnant que son camarade lui dit:

—Qu'est-ce que vous avez?

—Moi… rien! des secousses… les nerfs… la digestion…

—Ah!… si vous… je pourrai peut-être vous prendre avec moi… Je demanderai un petit supplément.

—Ah! fit vivement Sper, il faudrait aller voir votre bourgeois?

—Oh non! depuis deux ans que je suis dans la maison, je ne l'ai vu qu'une fois, un matin, on a dit qu'il revenait de son cercle; il m'a demandé du feu pour son cigare…

—Ah! vous ne le voyez jamais?

—Jamais… j'ai affaire au caissier, M. Picard, un brave homme…

—Mais qu'est-ce que je ferai avec vous?

—Vous viendrez le matin… ah! de bonne heure… et vous rangerez… Voilà mon travail: d'abord j'ai les magasins, je range et je nettoie tout ça en me levant; l'hiver, j'allume les feux… quand ces messieurs viennent tout est prêt, je monte aux bureaux, j'en fais autant… et, quand tout ça est fini, je fais le cabinet de monsieur… La chambre et l'appartement sont faits par un domestique et sa femme… Mais le bureau de monsieur est le difficile… parce que je ne dois rien déranger…

—C'est facile, au contraire.

—Mais non, on ne peut pas nettoyer sans déplacer les choses.

—On les replace.

—Mais ce sont des papiers… des lettres…

—C'est plus facile… puisque vous n'avez qu'à lire…

—Ah! oui… fit Martin en se grattant et embarrassé, mais voilà… c'est que je ne sais pas lire.

—Ah je comprends… ça doit vous gêner.

—Eh bien, monsieur Sper…, vous ne croiriez pas ça, aussi vrai que je suis là devant vous, ça m'a servi…

—Comment ça? fit Sper stupéfait.

—C'est comme je vous le dis, ça m'a valu une augmentation…

—Parce que vous ne saviez pas lire?

—Oui, écoutez. Un jour, monsieur avait offert un déjeuner à des amis… On me prend pour aider… bien!… Monsieur avait un verre qu'on lui avait donné, avec une gravure dessus… En l'emportant je casse le verre, je cache les morceaux, je ne dis rien et, pour ne pas être grondé, je me dis: j'en achèterai un. Il m'a bien coûté six francs, s'il vous plaît; seulement, moi, je vais dans le magasin, je vois le verre pareil avec un mot dessus, je me dis: c'est ça, tous les mêmes. Je prends le plus beau et je le place dans le dressoir du buffet; j'étais tranquille, personne n'avait rien vu, pas même Morand ni sa femme,—les deux domestiques.—Le lendemain, à l'heure du déjeuner, monsieur me fait appeler. Je monte, Morand était tout rouge, et monsieur avait l'air de rire… Je regarde sur la table, je vois mon beau verre,—il était bien plus beau.—«Martin, qu'il me dit, tu as cassé quelque chose hier…» Je deviens tout rouge. Je ne sais pas mentir, mais je fais un effort et je dis: «—Monsieur, il ne doit rien manquer dans la maison.» Je ne mentais pas. Monsieur reprend en riant: «Tu as cassé un verre.» Cette fois, je dis tout honteux: «—Oui, monsieur, mais il est remplacé!» «—Le voici,» dit monsieur, en montrant… Vous savez, j'étais bleu! Et il ajouta en riant toujours: «—Imbécile, je ne me nomme pas Agathe…» et il me montra les lettres… Fallait bien avouer; alors j'ai dit, craignant de perdre ma place: «—Monsieur, je ne sais pas lire…»

—Ah! ah! ah! elle est bonne! exclamait Sper en frappant à pleines mains sur ses larges cuisses.

—Eh bien! mon cher, le lendemain je suis appelé au bureau… Je me dis: bon j'aurais dû ne rien dire. Je vais avoir mon congé…

—Alors?

—Alors M. Picard me dit: M. Séglin est content de vous. Martin, vous êtes augmenté de quarante francs; seulement vous ferez seul le bureau de monsieur… Voici la clef, personne que vous et lui n'y peuvent entrer, c'est une responsabilité, mais je sais que vous êtes un homme sérieux… Et depuis ce temps-là, il n'y a que moi qui entre dans le bureau du patron en son absence.

—Et vous avez toujours sa clef?

—Oh! elle ne me quitte pas…

—Moi, je sais un peu lire… et pour ça, si vous le voulez, je vous serai utile.

—Ce n'est pas de refus…

—Enfin, vous m'occupez?

—Pourquoi me demandez-vous ça comme ça?

—Parce que, mon petit père Martin, si c'est vrai… je suis tranquille, et pour fêter ça je paye une bonne bouteille.

—Ah! ah!…

Martin regarda l'heure à sa montre et dit:

—J'ai encore trois heures devant moi… j'accepte!… et pour le coup de main, c'est entendu… Vous savez, vous m'allez, vous, j'ai confiance…

—Garçon! cria Sper, une bonne bouteille!

—Voulez-vous que je vous dise le bon ici?

—Pardi, c'est pour nous deux!

—Il y a du fleury qui a sept ans…. demandez-en.

Le garçon arriva, essuyant ses bras gras sur lesquels l'eau de vaisselle laissait ses globules huileux, et demanda:

—Voulez-vous du bordeaux, du bourgogne… nous en avons à vingt-cinq sous la bouteille. Les deux amis éclatèrent de rire et Sper tapant sur la table cria:

—Espère! espère! je phoque! envoie-nous une bouteille de vieux fleury.

Il y eut dans le comptoir un frémissement joyeux, et le marchand de vin sourit à sa grosse femme.

Lorsque le vin fut sur la table, Sper emplit les deux verres et faisant claquer sa langue, en clignant de l'œil, il dit à son ami Martin:

—Nous allons goûter ça; à la vôtre!

Et il prit son verre par le plat du pied et le secoua lentement, puis il l'engloba dans ses deux mains; il le reprit encore par le bas et le leva dans le rayon du soleil, clignant de l'œil pour voir la transparence de son rubis liquide, et, l'ayant encore secoué, il le redescendit et le promena lentement sous ses larges narines, aspirant à plein cerveau. Ses narines frémissaient, ses yeux papillotaient aux émanations du chaud parfum. Après, la figure calme, la tête penchée en arrière, l'œil demi-clos, il but, faisant crépiter jusque dans sa gorge le liquide enivrant… Il fit encore claquer sa langue et dit en reposant le verre sur la table:

—Je suis bien aise d'avoir fait connaissance avec ce vin-là… nous l'inviterons souvent dans notre société… il est aimable.

Et les deux hommes éclatèrent de rire… Puis Sper remplit les verres et reprit:

—Nous disions donc, mon vieux Martin, qu'à compter d'aujourd'hui je vous donne un coup de main.

—Oui, et je m'arrangerai à vous faire avoir à la fin du mois une somme ronde.

—C'est ça. A la vôtre! Et qu'est-ce que j'aurai à faire?

—Je ne sais pas, vous m'aiderez… Nous rangerons ensemble.

—Est-ce que le bourgeois est bon enfant?

—La crème des hommes, et puis on ne le voit jamais…

—Ça, ça le rend meilleur… Nous allons bien en prendre une autre, dit Sper en montrant la bouteille.

—Ah! mon cher… Ce soir je ne pourrai pas fermer si je suis mouillé… C'est que j'ai encore à travailler, moi.

—Espère! espère! je vous aiderai, nous serons deux… Garçon, une bouteille… et du pareil…

Lorsque cinq heures sonnèrent, il y avait cinq bouteilles sur la table et Martin chantait à Sper une chanson de son pays. Le concierge de la maison vint prévenir le premier que Ces messieurs partaient. Aussitôt l'habitude reprit le dessus. Martin se dressa et, marchant droit et raide comme l'ivrogne qui veut cacher sa situation, il traversa la rue et entra dans les magasins desquels sortaient les derniers employés. Sper, au contraire, semblait absolument de sang-froid; l'œil était allumé, les joues étaient plus rouges, le bout du nez luisait, mais la langue n'était pas embarrassée et les jambes étaient solides. Il se leva, alla au comptoir, paya et sortit en riant et en disant:

—Il y a un peu de roulis… Mais, espère, espère, je vais le piloter…

Et à son tour il traversa la rue et rejoignit son compagnon dans le magasin. Martin était penché sur la manivelle qui servait à manœuvrer la fermeture de fer, mais vainement il appuyait pour la faire tourner…

—Il s'endort sur le cabestan, murmura Sper… donne un peu que j'apprenne à tourner ton orgue…

—Va, fit laconiquement Martin en lui laissant la place.

En deux minutes le magasin fut fermé.

—Il faut ranger? demanda le nouvel employé.

—Non!… je ne suis pas en train aujourd'hui… puisque tu m'aides, demain nous commencerons plus tôt… Allons prendre l'air… on étouffe ici…

—Ça, c'est vrai!

Et ils sortirent par la cour. Une fois dans la rue, Sper demanda àMartin:

—Où allons-nous prendre l'air?

—En face…

—Ah! farceur, va… c'est ça qui s'appelle de l'air…

—Oui, et nous dînerons.

Donnant le bras à son nouvel ami, Martin traversa la chaussée et rentra dans la petite gargote où ils se firent servir à dîner. Le dîner se prolongea tard dans la nuit, si bien que le garçon de magasin ne pouvait plus se tenir, lorsque, vers une heure du matin, le marchand de vin les ayant mis à la porte, Sper porta son camarade jusque dans le magasin. Martin était dans un tel état d'ivresse que son compagnon dut faire son lit et, sur la prière de l'employé, dut s'étendre sur un matelas, près du sien.

Moins de dix minutes après, le ronflement sonore de Martin ébranlait les carreaux; alors Sper, calme comme s'il n'avait bu que de l'eau, se leva, s'assura que son ami dormait profondément et se dirigea aussitôt vers l'escalier. Sans bruit il grimpa au premier étage, traversa les bureaux et entra dans le bureau particulier de M. Séglin.

Là il ferma soigneusement les grands rideaux des fenêtres, et, ayant fouillé dans ses poches, il en tira un trousseau de petites clefs; il ouvrit sans bruit les tiroirs du bureau et regarda les livres et la correspondance de M. Séglin. Un carnet lui parut plus intéressant sans doute, car il prit la copie de plusieurs feuillets.

Il resta plus d'une heure dans sa perquisition; enfin, ayant trouvé une liasse de traites échues et payées, il fouilla dedans et en prit une; il la serra précieusement dans son portefeuille et, après avoir bien soigneusement tout remis en place, il descendit doucement, éteignit sa lumière et se coucha sur le matelas étendu près du lit de son compagnon. Il glissa dans sa bouche une pastille, sans doute, et, plaçant sa tête sur son bras pour s'endormir, il dit tout bas:

—Espère! espère! Nous sommes parés maintenant…

Quelques minutes, et ce fut un duo formidable dans le magasin… un ronflement tel, qu'un agent de service en passant appuya son oreille sur la fermeture pour se rendre compte de la cause de ce bruit, et, croyant au travail des boulangers pétrissant leur pâte, il s'éloigna.

Vers six heures les deux amis s'éveillèrent; des excès de la veille, il ne restait plus trace. La force de l'habitude! Ils allèrent aussitôt «tuer le ver» en prenant un verre de vin blanc et revinrent préparer les bureaux et les magasins… Sper, qui avait servi dans la cavalerie, avait dans le nettoyage une allure bizarre pour un soldat; il était pieds nus et l'éponge ou la brosse à la main, vif, alerte, il sautait sur les comptoirs, grimpait dans les casiers, sans effort… semblable au matelot courant sur le pont, grimpant dans les haubans, lors de la toilette du navire. Martin était stupéfait de sa vigueur, de sa légèreté; assurément un homme de vingt ans n'aurait pas été plus agile. Aussi, en moins d'une heure le nettoyage fut-il terminé, et Martin disait:

—Jamais je n'en ai fait autant.

Le bureau du patron était symétriquement rangé, les meubles frottés, les tentures brossées, les papiers surtout absolument en ordre. Martin était émerveillé; c'était plus qu'un aide, c'était un remplaçant.

À l'heure où les employés devaient arriver, Sper se rendit chez le marchand de vin pour attendre son ami, pendant que celui-ci allait près du valet de chambre savoir les ordres du patron.

Il rejoignit presque aussitôt son camarade, ils se mirent à table et continuèrent àtuer le ver.

—Tu as fini? demanda Sper.

—J'ai fini ce matin, mais j'ai de l'ouvrage dans la journée.

—Il faut que j'aille chez moi et je me ramène aussitôt.

—Non, pour ça tu ne peux pas m'aider.

—A cause donc?

—A cause que ce soir il y a un grand dîner, la fiancée et sa famille.

—Ah! bah!

—Alors, je suis de corvée près du fourneau, j'aide la cuisinière.

—Ah oui, ça se comprend…

—Nous allons déjeuner ensemble… et puis tu pourras partir.

—Bien…

—Seulement, tu reviens demain matin.

—À six heures je serai là.

—Nous allons déjeuner plus tôt, parce que je vais avoir des occupations pour l'après-midi…

—Je veux bien… notre dîner d'hier m'a creusé…

Ils se firent servir et se mirent à table. A midi, le singulier aide deMartin lui serrait la main et retournait chez lui.

Lorsque Fernand, voulant sauver la situation de sa maison, compromise par la catastrophe, qui, de son commanditaire, avait fait un créancier féroce,—nous parlons de la créance vendue par Pierre Davenne,—avait accepté la proposition d'un sieur Strucko, de Vienne, qui lui parlait de mariage, l'amour n'entrait pour rien dans l'affaire… En demandant qu'on lui adressât le portrait de celle dont on voulait faire son épouse, il se disait: «Qu'elle ne soit pas tout à fait une guenon, et cela me suffit.» L'envoi du portrait l'avait consolé. Celle qu'on lui offrait était belle et ferait assurément une admirable maîtresse de logis. C'était tout ce qu'il demandait.

La grande question était uniquement dans le million et demi comptant et dans le million «d'espérances» que sa femme apporterait. Qu'elle fût sotte, acariâtre, insociable, qu'elle n'eût ni cœur ni âme, peu importait, il épousait la dot. Si la femme rendait la maison insupportable, il savait où trouver des consolations. La vie riche a des coutumes qui permettent d'échapper à une promiscuité gênante, et bon nombre de ménages sont ainsi bâtis. Chacun vit à part, l'union n'est que superficielle.

Fernand, indifférent pour la femme, faisait une affaire; il la faisait sérieusement, parce qu'à cette heure il ne pouvait plus reculer; le mariage manqué, c'était… plus que la ruine. En allant à la gare, pas une autre pensée n'occupait son cerveau. Le jour saint, le jour béni de l'hymen, était pour lui le jour d'échéance…

Mais lorsqu'il vit devant lui celle qu'on lui destinait, lorsque son regard croisa celui de la jeune fille, lorsqu'il sentit sur son bras la chaleur du sien… il eut un tressaillement. En se trouvant dans la voiture en face d'elle, il l'admirait, et d'abord heureux, fier, au départ, du murmure flatteur qui suivait sa fiancée, il arriva à en être fâché, jaloux!…

Lorsque, le premier soir, il quitta le vieux Moldave Danielo, seul sur le boulevard, se dirigeant vers le cercle, il se rappelait sa fiancée, il eut un haussement d'épaules et dit:

—Ma parole d'honneur, je deviens fou! Amoureux, moi!… c'est trop bête… Pauvre belle, vous aurez le calme de votre pension; ce n'est point mon amour qui vous fatiguera…

Et cependant, le lendemain, à dix heures, il était au Grand-Hôtel et priait le vieux Danielo de le présenter à sa fiancée. Il est vrai que chez la bouquetière, en faisant faire un bouquet, il disait tout bas:

—Il faut faire ses affaires…

Tous les jours Fernand se rendait au Grand-Hôtel; il passait une heure près de la belle Iza et revenait, se répétant toujours la même phrase:

—Suis-je assez ridicule près d'elle! C'est là le propre de ceux qui veulent parler d'amour en n'en ressentant pas.

C'est absolument le contraire, car l'amour se ressent, se devine et ne sait s'exprimer; mais Fernand ne voulait point se l'avouer. Il affectait avec l'oncle Danielo de discuter les clauses du contrat, alors qu'il aurait accepté toutes les conditions qu'on lui aurait dictées, et son mensonge du premier jour était devenu une vérité.

«Depuis que j'ai vu Mlle Iza… je l'aime, et c'est un mariage d'amour que je vais faire. À cette heure, vous auriez modifié les conditions premières que je passerais outre. Ce n'est plus le négociant qui agit, c'est l'amoureux.»

Le jour où le soir même on devait aller chez le notaire, Fernand était dans le salon de l'appartement d'Iza; le vieux Danielo était dans son appartement, écrivant. Les deux fiancés étaient près de la fenêtre grande ouverte sur le balcon: Iza dans un grand fauteuil, Fernand assis presque à ses pieds sur une petite chaise basse.

Sur le boulevard, un monde s'agitait, bruyant, affairé; il y avait des flots de foule sur le trottoir qui, semblant prêts à se heurter, se mêlaient et se confondaient sans secousses, au milieu d'un bruit assourdissant, où rien ne ressortait de distinct. Sur la chaussée, les fiacres et les omnibus se croisaient, cherchant à se dégager d'une triple file d'équipages qui revenaient du bois. Au-dessus s'étendait le ciel pourpre du coucher du soleil des jours d'été.

La jeune Iza paraissait admirer cette vie bruyante…

—Iza, dit Fernand, croyez-vous pouvoir oublier à Paris votre beau pays?

—Oh oui! fit la jeune fille avec une joie d'enfant. Paris est le plus beau pays du monde, et là-bas, je n'ai laissé personne, ceux que j'aimais ne sont plus!

—C'est une triste existence que celle de l'orpheline! Iza, vous retrouverez ici les affections perdues. Laissez tomber un instant sur moi vos regards profonds… Lisez dans mes yeux l'amour qui emplit mon âme.

La jeune fille baissa les yeux.

—Ne détournez pas vos regards… C'est presque un époux qui vous parle… et vous pouvez, Iza, entendre les aveux de votre fiancé. Si vous saviez avec quelle impatience j'attends le jour où nous serons pour toujours unis! Depuis l'heure où je vous ai vue, ma vie n'est plus la même… Indifférent à tout, je n'ai qu'une pensée… vous voir… Je ne sais quel trouble est en moi, je n'ai ni le désir ni le courage de penser à mes affaires… Ma maison est abandonnée, mes relations sont brisées, mes amitiés oubliées… Seule vous m'occupez tout entier, et je ne me sens heureux qu'à cette heure où je suis près de vous, à vos pieds, vous parlant, vous admirant, vous adorant.

La jeune fille eut un sourire de doute.

—Ne me croyez-vous pas? demanda Fernand…

—Monsieur Fernand, vous vivez au milieu d'un monde où vous avez rencontré plus belle que moi… Vous avez dit à d'autres les mêmes paroles que vous me dites.

—Non, Iza… non!… au contraire, ma vie s'est passée sans qu'aucun être au monde fît impression sur moi… Je niais l'amour… Et le ciel a voulu que celle qui devait être ma femme me le fît connaître aujourd'hui… J'ai hâte que notre union soit consacrée, parce que je crains sans cesse… et je sens que maintenant sans vous je ne pourrais vivre…

—Là-bas, j'entendais conter qu'à Paris l'on n'existait que pour le plaisir, vivant si vite qu'on ne prenait pas même le temps de s'aimer… et j'avais peur.. j'ai peur!

—Peur? de quoi?

—Peur que cet amour que vous jurez ne soit point si profond…

—N'entendez-vous pas aux accents de ma voix que je ne pourrais mentir!… Ce que je voudrais, ma belle fiancée, c'est vous inspirer une partie de l'amour que je ressens pour vous…

—Ne vous ai-je pas dit que j'ai peur?

—Oui!

—Eh bien, fit-elle en baissant les yeux et laissant sa main dans celle de Fernand, j'ai peur, parce que vous aimant, moi qui suis une étrangère, je crains que ma gaucherie ne vous éloigne de moi…

—Mais, vous m'aimez? demanda hardiment le jeune homme.

Elle lui prit la main, et, souriante, elle détourna la tête comme pour échapper à son regard. Fernand, ravi, porta la main d'Iza à ses lèvres et tomba à ses genoux, puis, comme enivré, après l'avoir contemplée un instant, il dit:

—Iza, c'est une passion folle qui s'est emparée de moi; votre image est constamment devant mes yeux, dans la vie maintenant je marche inconscient, mon regard ne voit que vous; comme les Mages guidés par l'étoile le jour de la naissance du Seigneur, je marche ébloui, ne voyant rien de ce qui s'agite autour de moi, allant à cette étoile de ma vie, à cette lumière: Vous!… Aujourd'hui il adviendrait un obstacle à notre union, je marcherais résolu au-devant; déjà vous êtes à moi, déjà c'est vous qui êtes mon âme, ma vie… et je deviendrais criminel si vous ne deviez être ma compagne.

Iza écoutait souriante, laissant sa main dans la main brûlante de son amoureux et penchant la tête pour bien entendre, comme les oiseaux penchent leur tête pour écouter la chanson qui ressemble à ce qu'ils chantent.

Et la voix de Fernand était pénétrante et son aveu était sincère. Habitué à vivre dans les amours faciles de la vie parisienne, jamais son cœur n'avait tressailli devant une femme; le cerveau seul avait aimé, un jour, une heure. Il appelait amour le désir de la possession, et la possession amenait l'ennui.

Cette fois, au contraire, il désirait l'âme de cette jeune fille; les charmes de la femme l'éblouissaient, mais il admirait, il respectait, il adorait enfin. Cet amour aurait tué celui qui à cette heure se serait placé sur son chemin; il lui semblait avoir trouvé, découvert Iza, elle lui appartenait, et les regards qu'on lui adressait le faisaient souffrir.

Lui, le cynique, le dépravé, pour parler à cet enfant, il châtiait son langage: le langage du vieil oncle Danielo lui donnait des crispations; il supportait avec peine le ton familier du vieux Moldave, ses façons irrespectueuses de traiter les femmes. Iza, c'était pour lui la madone qu'il venait chaque jour prier, aimer et adorer.

À genoux à ses pieds, la voyant sourire, il reprit avec exaltation…

—Iza, vous ne vous doutez point de ce que je souffre… À ces heures seulement, je suis heureux, je suis près de vous et nous sommes seuls… Mais, lorsqu'au bois chacun vous regarde, lorsque dans la rue on reste ébloui sur votre passage… lorsqu'au théâtre les lorgnettes sont braquées sur vous… je voudrais pouvoir insulter ces hommes… Il me semble qu'ils vous outragent… Je le sens bien, je deviens fou… Que voulez-vous? Je vous aime!

—Et vous serez toujours ainsi?

—Toujours!… Oh! si vous saviez quels tourments je traîne sans cesse, quels doutes me tuent!

—Quels tourments? quels doutes?…

—Iza, je vous aime, nous allons ensemble lier notre vie… Je crains que la volonté de votre oncle ne vous fasse faire un mariage de raison… Je crains que vous ne m'aimiez pas.

—C'est ce doute qui vous attriste!

—Je voudrais vous entendre, Iza, dire une fois ce mot…

—Une fois?… répéta-t-elle!

Elle se leva et obligea le jeune homme à se lever; puis, se disposant à se retirer, pleine de confusion, elle dit avec effort comme si elle voulait vaincre sa timidité:

—Avancez-vous, monsieur Fernand… écoutez-moi.

Celui-ci, obéissant, pencha sa tête, tendant l'oreille, et alors elle s'avança gauchement:

—Fernand… je vous aime…

Elle voulut se sauver, mais Fernand lui tenait les mains; il eut un mouvement fébrile qui attira la jeune fille vers lui… leurs lèvres se rencontrèrent.

Iza jeta un petit cri… comme le bruissement d'ailes d'une colombe affolée et elle se sauva.


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