XIX

—Mais oui, c'est de quoi vivre, et bien vivre tous les deux… Le vieux sauvage est maintenant libre comme nous, le maître n'en a plus besoin… Une fois l'argent en main…, il peut s'être sauvé…

—Le vieux Rig en est capable.

—Tu dis cela comme ça… Mais sais-tu que je retournerais à Paris cette nuit, que je le chercherais, qu'il faudrait que je le retrouve et qu'alors il passerait une mauvaise heure?

—Il ne faut jamais penser à cela, Georgeo… Le vieux maître est plus fort que tous… Si tu voulais lutter avec lui, il te tuerait, mais sans laisser de trace… Si c'est lui qui a l'argent… et qu'il soit décidé à le garder, tu ne le trouveras plus…

—Oh! je le trouverai bien…

—Mais si tu retournes à Paris, qui te dit qu'il ne te dénoncera pas?… Qui te dit que depuis ce matin ils ne sont pas eux-mêmes arrêtés dans la maison d'Auteuil… et que c'est pour cela que nous ne les voyons pas…? Tu as tiré sur Fernand, et tu vises juste, toi… Tu te souviens du cri, je l'ai eu dans les oreilles jusqu'au lever du soleil…

Georgeo restait pensif, il ne dit rien: mais Iza, qui l'observait et qui le connaissait, comprit qu'il avait pris une violente résolution. Toujours silencieux et pendant qu'Iza fermait les yeux comme pour s'endormir, il attela son cheval et se mit en route. La nuit venue, il traîna sa voiture dans un champ et rentra dans sa baraque. Il revêtit son costume de montagnard, ses chaussures étranges, mais souples, dont les lacets se tordaient autour de ses jambes, il glissa dans sa poche son revolver, son couteau dans sa ceinture et, ayant mis par-dessus une vieille blouse, il dit à Iza:

—Dors, je reviendrai au matin.

—Où vas-tu?

—À Auteuil.

—Eh! quoi faire? dit la Moldave en se redressant.

—Voir ce qui s'est passé là-bas après notre départ.

Iza réfléchit quelques minutes, puis:

—Va, Georgeo…, mais prends garde.

—Celui qui voudra prendre Georgeo, dit-il, avec un mauvais sourire et en montrant son couteau peut faire sa prière. Malheur au sauvage s'il m'a trompé…

Et il partit en courant.

Au milieu de la nuit Iza fut réveillée en sursaut. C'était Georgeo qui revenait tout suant, fatigué…

—Iza, la police est dans l'hôtel depuis ce matin… C'est toi qu'on cherche, m'a-t-on dit. Nous allons partir…

—Ah! fit Iza comme ennuyée d'avoir été éveillée… Pendant que Georgeo se hâtait de seller son cheval pour partir, elle se rendormait en maugréant.

—Non! ce n'est pas possible maintenant… j'étais folle d'y croire…

Au matin, Georgeo trouva Iza éveillée et pensive, assise sur le lit dur.

—Georgeo, dit-elle, viens te reposer, je vais conduire…

Georgeo était épuisé, il la remercia et vint prendre sa place. Elle l'embrassa longuement en lui disant:

—Bon sommeil, Georgeo!

Et le grand bohème s'endormit en lui souriant. Lorsqu'Iza fut assurée de son sommeil, elle fouilla dans la malle, mit ses vêtements les plus beaux, sa robe rouge et or, elle s'enveloppa dans un long châle, et, mettant la bride sur le cheval, elle laissa la voiture suivre la route.

Debout le long d'un arbre, elle la regarda s'éloigner, puis lorsqu'elle ne parut plus que comme une petite masse noire sur le jaune blanc du soleil du matin, elle envoya un baiser:

—Adieu, Georgeo!… Adieu, passé!… Cette vie-là est trop dure…

Et elle revint à Saint-Cyr où elle prit le premier train. Arrivée àParis, elle sauta en voiture et se fit conduire à Charonne.

Quand Fernand avait vu dans les bras du comte Otto sa femme, celle qui depuis trois mois occupait toutes ses pensées, celle qu'il adorait…; quand il avait vu s'évanouir dans l'ombre de la chambre le spectre vengeur, dont la voix sépulcrale sonnait encore à son oreille, il avait fermé les yeux une seconde; puis, fou, insensé, voulant réagir contre sa douleur et sa terreur, il s'était redressé; c'est alors qu'il avait vu sa femme sur le lit, crier à son amant en le désignant:

—Geo!… c'est lui; tue-le… tue-le!

Il avait eu le regard ébloui par un éclair, et il avait senti au front comme un coup de poing, et, battant une seconde le vide avec ses bras, aveugle, cherchant un appui, il s'était soutenu au marbre de la cheminée et était retombé sur le tapis… Les deux amants s'étaient sauvés, et, pendant ce temps, la porte s'était ouverte: les trois hommes que nous avons vus franchir la grille du bord de l'eau entraient dans le boudoir… L'un se pencha sur le moribond et le regarda. Essuyant avec son pouce le sang qui lui couvrait le front…, il dit aussitôt:

—Ce n'est rien… La balle est dans l'os; c'est le choc qui lui a fait perdre connaissance…

Au-dessus d'eux, on entendait remuer dans l'hôtel: on entendait des portes s'ouvrir, on entendait des bruits de voix…

—Il y a branle-bas là-haut, dit un des hommes; mon lieutenant, il faut rentrer dans le vent et chasser.

Celui auquel il s'adressait demanda au premier, toujours à genoux, soutenant la tête de Fernand:

—Il n'y a pas de danger… le coup n'est pas mortel…

—Non, maître, et c'est une chance, car le grand Golesko tire juste…Mais ce n'est pas une de ses armes…

—Alors, partons vivement…

—Les deux hommes se disposaient à partir, lorsque le dernier courut vers une petite panoplie et y prit le semblable revolver qui avait servi à Georgeo…

—Que fais-tu? demanda le premier.

—Espère! espère! lieutenant. Il faut que tout s'explique…, et qu'on ne cherche pas ceux qui ont tiré le coup de feu.

Étonnés, les deux hommes tenant la porte ouverte pour fuir, le regardaient faire. Il souleva les matelas du lit et tira dans la laine les deux coups du revolver; c'est à peine si dans la chambre on entendit un bruit sourd…

—Comme ça, on n'entend rien… Je place le joujou sous sa main… et on se dit que c'est lui qui fait des expériences de tir sur son front…, la nuit, pour empêcher le pauvre monde de dormir.

—C'est bien, Simon, dit Pierre Davenne.

—En route, en route, disait le vieux Rig dans l'escalier: on descend des chambres. Les trois hommes se hâtèrent; ils avaient traversé le jardin, ils fermaient la grille sans bruit et ils montaient dans une voiture qui attendait à vingt mètres de là, lorsque la femme de chambre à peine vêtue et suivie par deux domestiques, après avoir frappé, entrait dans le boudoir; voyant la glace brisée, elle fit un pas et, se heurtant au corps de Fernand, elle jeta un cri et se recula prête à se trouver mal en criant: «À l'assassin.»

Les domestiques avancèrent aussitôt, et le valet de chambre effrayé exclama:

—C'est monsieur!…

—Vite! vite!… voyez madame, dit la femme de chambre…

Ils se précipitèrent, le lit était vide…

Tous les trois ils se regardaient stupéfaits; mais, revenant au plus pressé, ils relevèrent Fernand pour lui porter secours.

—On lui a tiré un coup de pistolet dans la tête, disait la soubrette, effrayée, mais se domptant et avançant curieusement sa bougie pour mieux voir.

Le valet de chambre ramassa le revolver et dit:

—C'est lui qui s'est tué: voilà le revolver sous sa main.

—Ah! mon Dieu! qu'est-ce qu'il y a eu?

—Aidez-moi d'abord à le mettre sur le canapé.

Tous les domestiques étaient descendus, et c'était un brouhaha général; tout le monde demandait:

—Mais où est donc madame?

Et l'on cherchait…

La femme de chambre dit alors:

—Monsieur ne devait pas rentrer cette nuit… et madame est sortie… En ne la voyant pas lorsqu'il est rentré, il n'y avait pas à douter de ce qu'elle faisait… n'est-ce pas?… Il s'est tué…

—Mon Dieu! fit un valet, que les gens riches sont bêtes! Se tuer pour une femme!…

—Mais il faudrait courir chercher le médecin…

On n'y avait pas pensé… Ils avaient relevé le corps de Fernand, l'avaient étendu sur le lit de sa femme, et personne n'avait pensé que peut-être on pouvait encore le sauver.

Tout à coup ils entendirent retentir le timbre de la grille… ils se regardèrent étonnés: il était à peine quatre heures du matin.

—C'est madame qui rentre, dit la femme de chambre; elle croit que monsieur est loin. Ah! ça va être une jolie scène!

Un domestique alla ouvrir, tous les autres s'avancèrent vers le vestibule, prenant des airs désolés; ils entendirent leur camarade qui demandait:

—Qui est là?

On répondit aussitôt:

—Au nom de la loi, ouvrez!

Tous se regardèrent épouvantés, stupéfaits, semblant dire:Déjà!…

La grille grinça en roulant sur ses gonds. Un commissaire, ceint de son écharpe, et quatre agents guidés par le domestique effrayé, parurent au seuil du vestibule; le commissaire et ses hommes échangèrent un regard en voyant tout ce monde debout à cette heure.

—Conduisez-moi, dit-il, dans la chambre de M. Fernand Séglin…

—Monsieur, fit le domestique, il n'est pas dans sa chambre: il s'est tué dans le boudoir de sa femme…

—Que me dites-vous là? fit le commissaire étourdi.

Sur son ordre on les conduisit aussitôt près du corps de Fernand étendu sur le grand divan du boudoir; le commissaire se pencha sur lui; un agent ramassa le revolver.

—Il s'est tué… il nous attendait!… puis, s'adressant au valet de chambre:

—À quelle heure cela est-il arrivé?

—Monsieur, presque au moment où vous avez sonné!…

—Est-ce que quelqu'un de vous était là?

—Non, monsieur le commissaire, nous étions tous couchés et endormis lorsque nous avons été réveillés par les coups de feu et un fracas épouvantable…

Un des agents, qui regardait curieusement l'endroit où la balle avait pénétré, et qui formait à un pouce de la tempe, sur le devant du front, un trou noir semblable à un pain à cacheter de deuil qu'on eût collé sur la peau, et duquel coulait un petit filet de sang rose, s'écria:

—Mais, monsieur, il n'est pas mort.

Le commissaire lui saisit aussitôt le poignet, le pouls battait vivement…

—Qu'on coure chercher le médecin…

Il y eut alors parmi les domestiques un bouleversement général, et, pendant que l'on obéissait au commissaire, d'autres, sur son ordre, avaient été chercher de l'eau et lavaient la plaie.

Pendant que l'on s'occupait de Fernand, il demandait à la femme de chambre:

—Où est madame Séglin?

—Monsieur, je ne puis vous le dire, je suis venue aider madame à se coucher, puis je l'ai quittée après avoir baissé un peu la lampe, elle semblait s'endormir.

Sur la demande du commissaire, elle raconta le départ précipité deFernand, puis son retour absolument inattendu.

—Cette glace a été brisée par un coup de feu venant de la chambre.

Et le commissaire voulut entrer.

La porte était fermée en dedans…

—Tiens… c'est singulier, c'est le verrou en dedans…

Il fit passer un des domestiques, par l'ouverture de la glace, et lui fit ouvrir la chambre.

Il entra aussitôt et regarda partout, craignant de trouver le cadavre de la jeune femme; il regarda le lit et voyant les deux oreillers et le froissement de deux corps, il dit en hochant la tête:

—Deux personnes étaient couchées dans ce lit… et cependant M. Séglin est habillé… Que s'est-il passé, en dehors de ce qui nous amène?… Personne n'est sorti de la maison?

—Oh! non, monsieur, tout est soigneusement fermé et nous n'avons rien entendu que les coups de feu et le bruit de la glace cassée.

—Mais qu'est devenue Mme Séglin, que vous aviez couchée ici?

—Monsieur le commissaire, je ne sais pas, moi… J'ai très peur, fit la bonne dont les yeux se mouillèrent.

—Y a-t-il une autre porte que celle-ci?…

—Oui, monsieur, une porte de service qui conduit au jardin… La voici…

—Vite, venez. Dirigez-nous…; peut-être allons-nous la trouver par là…

Ils descendirent jusqu'à la porte du jardin; l'escalier était vide, la porte fermée, et rien ne faisait supposer que quelqu'un eût passé par là. Entendant du bruit, le commissaire remonta… C'était le médecin qui venait d'arriver…

—Ah! mon Dieu! exclama-t-il, quel malheur est arrivé ici?

—Voyez, monsieur, et dites-nous s'il est dangereusement atteint.

Le docteur regarda attentivement, et en souriant:

—Ce n'est rien, la balle est aplatie sur l'os… et je vais l'extraire immédiatement. Mais il vaudrait mieux coucher le malade…

—Qu'on ne dérange rien ici… Vous m'avez dit que c'était l'appartement de madame? demanda le commissaire.

—Oui, monsieur…

—Qu'on le porte dans sa chambre. Casto, dit-il à un de ses hommes, vous allez rester près de lui et le veiller. Vous, Josset, vous allez courir me chercher dix hommes que vous placerez dans la maison. Et, s'adressant aux gens qui l'écoutaient effrayés:

—Mesdemoiselles et messieurs, personne ne doit sortir de la maison.

Pendant qu'on obéissait aux ordres du commissaire, que Fernand était couché sur son lit sans connaissance, que le docteur procédait à l'extraction de la balle, la femme de chambre était interrogée, et un agent prenait des notes.

—Quand vous avez quitté cette chambre, vers minuit, Mme Séglin était couchée?

—Oui, monsieur le commissaire, elle était couchée, bien tranquille, bien calme, elle semblait de très bonne humeur; monsieur était venu lui dire au revoir, en lui promettant de revenir le lendemain soir.

—Et depuis cette heure, vous n'avez rien entendu?…

—Rien, monsieur, et ma chambre est au-dessus.

—La conduite de Mme Séglin était-elle régulière?…

—Oh oui! monsieur le commissaire, ce sont des tout nouveaux mariés, et ils s'adoraient; monsieur ne pensait qu'à madame, et madame ne pensait qu'à monsieur.

—Ces jours-ci, vous n'avez rien remarqué de changé dans leurs relations…

—Rien du tout, monsieur le commissaire…

—Cependant il y a eu ici quelque chose d'inexplicable… S'il s'est tué, ce n'est pas lui qui a pu briser cette glace…

—Monsieur le commissaire, dit l'agent qui avait regardé le revolver, il y a deux coups de tirés…

—Eh bien!…

—Peut-être que, sachant qu'il devait être arrêté ce matin…

—Arrêté ce matin! exclama la femme de chambre.

—Il s'est décidé à se tuer, mais n'a pas voulu que sa femme lui survécût… Mme Séglin, effrayée, se sera enfermée chez elle; il aura tiré d'ici en brisant la glace et se sera tiré le second coup après.

—Oui… c'est une hypothèse; mais au moins nous trouverions la femme… Touchée, nous la retrouverions blessée; non atteinte, elle serait revenue aussitôt après la tentative de son mari.

—Peut-être est-elle dans le jardin.

—Ah! mais, j'y pense, monsieur le commissaire, j'ai enlevé la toilette de jour de madame; j'ai monté tout cela à la lingerie en ne lui laissant que son grand peignoir et un châle qu'elle garde toujours ici…

—Ce peignoir est-il là?…

—Mais non, monsieur le commissaire; justement, madame a son peignoir, ses pantoufles et le châle…

—Il faut la retrouver. Qu'on fouille la maison, dit-il, en voyant entrer les agents qu'il avait envoyé chercher.

On vint dire que la victime reprenait connaissance. Le commissaire courut vite vers la chambre de Fernand Séglin. Il était étendu sur son lit, le front entouré d'un linge blanc. Il ouvrit les yeux, se souleva sur son coude et son regard farouche erra autour de lui. Il cherchait. La vue des gens qui l'entouraient ne l'étonna pas, il se souvenait de ce qui s'était passé. On avait été réveillé par les coups de feu et ses gens étaient venus à son secours. En reconnaissant le commissaire à son écharpe, il lui demanda:

—Monsieur le commissaire…, vous les avez arrêtés… lui et elle?…

—Qui est-ce? dit le commissaire sans répondre.

—Lui, c'est le comte Otto…

—Le comte Otto, et vous l'avez surpris dans la chambre de Mme Séglin?

—Oui, dit-il avec rage… Je l'ai surpris dans ses bras… Vous les tenez… C'est lui qui m'a assassiné, c'était un guet-apens, il m'attendait… Vous le tenez, l'assassin?

Tout entier à la souffrance aiguë de sa jalousie, il voulait surtout qu'on s'occupât de celui qui lui avait pris celle qu'il aimait… Il n'accusait pas sa femme… C'était l'homme qu'il accusait.

—Vous l'avez arrêté? demanda-t-il encore.

—Non, monsieur… nous les cherchons.

—Il est parti?…

—Nous n'avons trouvé aucune trace…

—Mais elle?… interrogea-t-il anxieux.

—Quand nous sommes entrés dans la chambre de votre femme, elle était vide, toutes les portes étaient fermées… vous étiez étendu sans connaissance dans le boudoir qui la précède, et d'abord nous avions attribué votre blessure à une tentative de suicide…

—Non, monsieur, c'est l'a…

Il allait dire l'amant, mais ce mot lui brûlait les lèvres; il reprit:

—Non, monsieur, c'est le comte Otto, un riche Moldave, qui a tenté lâchement de m'assassiner…

—Et votre femme, qu'a-t-elle fait?

Il y eut un silence au bout duquel il dit:

—Monsieur le commissaire, je désire ne pas parler d'elle… Ceci est d'elle à moi… Mais l'homme, je vous le livre… C'est un assassin…

Les agents rentraient à ce moment. On avait fouillé tout le jardin, ce qui avait été facile, car le jour était venu. On n'avait trouvé personne; la perquisition avait amené pour tout résultat la trouvaille d'un petit bout de frange de châle trouvé dans la rainure de la petite porte de fer du bord de l'eau. C'est par là que Mme Séglin avait fui en suivant le comte Otto…

—Oh! les misérables! hurla de douleur Séglin, en laissant tomber sa tête dans ses mains, au risque de faire tomber l'appareil qui enveloppait son front.

Le commissaire avait parlé bas au médecin, il l'avait interrogé sur la gravité de la blessure. Celui-ci avait dit qu'elle était absolument nulle… Alors, il se tourna vers l'agent qui avait écrit et lui dit:

—Commencez la perquisition ici, et saisissez tous les papiers.

Séglin se redressa aussitôt et, regardant le commissaire avec stupéfaction:

—Mais, monsieur, à quel propos faites-vous une perquisition chez moi?… En vertu de quel mandat?…

Le commissaire dit gravement:

—Monsieur Séglin, j'ai le regret de vous dire que ce n'est pas la tentative criminelle dont vous avez été victime qui m'amenait chez vous… Je venais vers vous directement… Monsieur Fernand Séglin, au nom de la loi, je vous arrête!

On juge de la stupéfaction des domestiques. Séglin devint pâle comme le linge qui lui enveloppait le front.

—Mais, monsieur le commissaire…, pourquoi m'arrête-t-on?

—Vous devez le savoir.

—Je vous jure, monsieur!

—Pourquoi vous prépariez-vous à fuir cette nuit?

—Moi?

—Des agents étaient postés aux gares de l'Ouest et du Nord, depuis minuit… Ne deviez-vous pas partir ce soir?

—Si monsieur.

—Où alliez-vous?

—Je ne sais! À Londres, peut-être.

—Vous alliez à Londres, nous le savons, pour fuir en Amérique…

—Mais de quoi suis-je donc accusé? demanda-t-il, tremblant.

—Vous avez fait pour plus de cent cinquante mille francs de faux sur une maison Wilson.

Fernand était terrifié. Il protesta.

—Monsieur, les effets Wilson sont payables chez moi, et les fonds sont à ma maison du boulevard Magenta, où l'on doit se présenter ce matin.

—À cette heure, un de mes collègues s'occupe de votre maison… Vous partiez à l'étranger, emportant l'argent de ces valeurs négociées… plus trois cent quarante mille francs escroqués à M. Samuel sur un dépôt de bijoux…

—Escroqués! exclama Fernand.

—Vous le savez bien, ces bijoux sont faux.

—Que me dites-vous là?

—Allons, levez-vous, une voiture est en bas… Vous allez nous suivre.

—Mais, messieurs, je suis innocent de ce dont on m'accuse… C'est moi qui suis la victime d'une escroquerie.

Le commissaire eut un sourire… On obligea Fernand à descendre et on le fit monter dans une voiture avec deux agents, l'un près de lui, l'autre placé sur le siège, près du cocher. Ordre leur avait été donné de ne pas répondre aux questions de celui qu'ils emmenaient. Le commissaire restait à Auteuil pour faire faire la perquisition et pour interroger les domestiques.

La voiture se mit en marche; blotti dans son coin, écrasé moralement par la suite d'événements qui le jetait entre les mains de la police, il se trouvait sans force pour lutter, sans calme pour discerner. Dans son cerveau se heurtaient tous les incidents au travers desquels il avait dû passer. Cette chute rapide qui, dans une même nuit, faisait de l'homme riche et envié le faussaire qu'on emmenait en prison, l'avait anéanti.

Balancé par le cahotement de la voiture, la tête appuyée en arrière, il ferma les yeux pour se souvenir de tout.

L'agent, en voyant l'homme distingué auquel il avait affaire, était respectueux et poli; voyant ses allures absolument calmes, il était tranquille et ne le surveillait pas: il se faisait petit dans l'étroite voiture pour ne pas le gêner.

Fernand pensait à sa nuit… Tout ce qu'il avait longuement combiné venait de s'écrouler, ce qu'il avait eu tant de peine à établir était détruit… Il avait fait un riche mariage pour se sauver d'une situation difficile; pour soutenir cette situation, il avait fait des faux, et, loin de le sauver, c'était justement ce mariage qui avait précipité sa perte.

On avait livré les faux à la police, cela était bien singulier, puisque la veille au soir seulement il avait encore l'assurance qu'on viendrait pour toucher, et l'argent était prêt. Quelle fatalité avait pu faire découvrir les faux? Était-ce que ce Lorillon, cet ancien notaire chargé de toucher, inquiet du résultat négatif, avait télégraphié à Londres; qu'un télégramme ayant révélé la fausseté des valeurs, il avait aussitôt déposé sa plainte? C'était bien hâtif. Car il lui était facile de savoir la demeure particulière de Séglin, et, avant de faire une aussi grave et aussi ennuyeuse démarche, il pouvait se présenter chez lui. Est-ce que M. Wilson, se trouvant à Paris, avait rencontré le porteur des traites au cercle?… Un hasard, mais il n'y avait que le hasard, que l'invraisemblable qui pouvait renverser un plan si habilement arrêté… Il avait les fonds, il pouvait immédiatement payer les traites, oui, dans le cabinet du juge instructeur, il fallait être adroit et persuader qu'on avait été dupe… Payer les fonds, et on pouvait faire abandonner les poursuites.

Fernand soupira bruyamment; il se releva dans la voiture, et le linge qui lui enveloppait le front tomba… Il avait oublié sa blessure: c'est qu'elle était peu grave; son pansement était inutile, il ne le remplaça pas.

Mais ses pensées se portèrent aussitôt sur la scène épouvantable qui s'était passée dans l'appartement de sa femme. À ce souvenir ses dents se serrèrent, ses doigts se crispèrent, la rage et la douleur mordirent son cœur de leurs dents aiguës… Sa femme, cette admirable créature, la seule qu'il avait aimée de sa vie, son Iza, cette enfant qu'il croyait chaste, pure, à laquelle il ne parlait quelquefois, lui l'époux, qu'en rougissant, il l'avait vue dans les bras d'un autre… C'était épouvantable et les larmes lui venaient aux yeux… Lui qui si longtemps avait joué avec l'amour, il sentait à cette heure quelle horrible torture il avait fait endurer à d'autres…

Puis il eut tout à coup un frisson et il ouvrit vite les yeux pour regarder autour de lui; et l'agent, le voyant si violemment secoué, lui demanda:

—Qu'avez-vous, monsieur?…

—Rien, rien, fit-il…

Et il pencha sa tête en arrière et ferma les yeux: il avait besoin de cette ombre pour voir dans ses pensées. Le frisson qui avait couru dans son corps était venu au souvenir du spectre qui s'était placé devant lui… N'était-ce pas étrange qu'à cette heure, où lui-même était victime d'un crime, l'ombre outragée de celui qui l'avait maudit vînt se placer devant ses yeux… vînt lui dire:

—Regarde!

Il se demandait si ce n'étaient pas les tourments endurés depuis huit jours, les veilles dans la crainte, les appréhensions de la chute, les nuits sans sommeil qui avaient assez troublé son cerveau pour qu'il subît ce mal qu'amène la faiblesse cérébrale: les hallucinations.

Fernand se redressa et ouvrit les yeux. Dans son cerveau était passé comme un éclair. Celui dont la menace posthume annonçait les catastrophes qui le frappaient aujourd'hui était mort bien singulièrement, et cette nuit il avait bien entendu sa voix… N'était-il pas la victime de celui qui l'avait maudit?… Est-ce que Pierre était bien mort? Cette lueur, en traversant la pensée de Fernand, le bouleversa au point que toutes les invraisemblances lui parurent réalisables…

Si Pierre vivait?… et si sa femme avait été la complice de Pierre Davenne? Non, cela était une folie, il ne fallait pas aux terreurs de la ruine ajouter les douleurs du ménage… Sa femme l'avait trompé; et il se sentait presque fautif, car le jour où elle lui avait présenté le comte Otto, il avait eu comme un pressentiment. À dater de cette heure, il aurait dû veiller… Cette pensée lui déchirait le cœur, mais Fernand avait une nature spéciale: au lieu d'être affaibli par ses souffrances, il paraissait y retrouver cette force du dompteur qui excite les animaux qu'il doit combattre, piquant leurs plaies pour les rendre féroces.—Fernand, à mesure qu'il pensait au malheur qui le frappait, se sentait animé pour la lutte… Il n'était pas homme à subir, c'est lui qui faisait subir aux autres!… Il n'avait pas de sotte superstition après le moment bête où l'inattendu impressionne la chair, il demandait l'explication à la raison… Il n'y avait pas de fantôme…; et il avait vu, de ses yeux vu; il avait entendu distinctement Pierre Davenne…, celui qu'il avait outragé…, celui qui avait écrit cette phrase qui souvent avait battu son cerveau:

«… Infâme et ingrat, tu dois avoir ta part dans ce testament: je te lègue la banqueroute. Lâche, sois maudit!»

Pierre était vivant, Pierre était venu la nuit dans la maison d'Auteuil; c'était lui qui le poursuivait sans cesse; c'était lui qui, sans qu'il s'en doutât, l'avait conduit où il était. Ce créancier cruel qui n'avait jamais voulu entendre raison…, c'était lui… et pardieu, tout s'expliquait, c'était lui probablement qui avait entre les mains les faux de la maison Wilson!… Son mariage? Non, de ce côté Pierre n'avait pu rien faire, et justement il avait précipité la ruine, sachant que, deux jours plus tard, que le soir même les moyens de le poursuivre lui échappaient. Un grand malheur était arrivé; mais, à cette heure, il n'y voulait plus penser…: Il fallait sortir de là… il fallait être debout pour combattre. Le cerveau d'un coquin est large… Il arrêta son plan. Se venger de Pierre, se venger du comte Otto… et, malgré sa rage contre elle, plein de son amour et de son infamie, retrouver Iza qui le faisait riche. Le commissaire avait parlé de bijoux faux… Mais il n'y croyait pas: cela devait être encore une manœuvre de Pierre. Samuel ne l'aurait pas livré à la justice, il serait venu d'abord essayer de reprendre son argent.

Pierre Davenne vivait, et il fallait engager la lutte avec PierreDavenne!… Séglin s'arrêta à cette idée.

Mais pour cela il fallait être libre, et Fernand résolut de se sauver.

La voiture marchait depuis une dizaine de minutes: il était encore de très bonne heure, et sur la route qu'elle suivait on ne voyait que peu de passants. Séglin ouvrit à demi les yeux sans bouger, et regarda de côté l'agent chargé de le surveiller; celui-ci, très tranquille en raison du mutisme et du calme de son prisonnier, était accoudé sur la portière et regardait dans la rue. Le misérable pensa à se précipiter sur l'agent, à l'étrangler, et à sauter par la portière. Mais une lutte, si courte qu'elle pût être, engagée dans la voiture, secouerait assez le cocher et l'agent placé sur le siège pour que ce dernier, étonné, regardât ce qui se passait… Fernand chercha un plan… Il l'eut vite trouvé.

Toujours penché en arrière, il remarqua que, sur le siège, l'agent se trouvait placé du même côté que celui qui était dans la voiture; il glissa son doigt dans le pêne de la porte, et fit tourner le loquet sans être vu; cela fait, il eut un soupir, un long bâillement et dit comme se parlant à lui-même:

—Que je voudrais être arrivé… je suis exténué…; puis, s'adressant à l'agent: Êtes-vous fumeur?

—Non, monsieur!… Mais que voulez-vous?…

—De quoi faire une cigarette…

—Je puis demander ça à mon collègue…

—Je vous serai bien obligé…

Fernand Séglin avait regardé où il se trouvait; la voiture, après avoir longé la Seine, à cause de travaux sur les quais, s'engageait dans les rues de l'ancien Passy; et à cette heure matinale personne n'était dans la rue. L'agent ouvrit la vitre de la portière et se pencha pour demander du papier et du tabac à son camarade. Au même moment et en même temps que ce changement de place produisait un balancement, les deux agents se penchant du même côté, l'un pour demander, l'autre pour donner, Fernand poussait la portière et descendait, puis, rapidement il courait et tournait dans la première rue…

Quand l'agent rentra dans la voiture pour lui donner le papier, il s'aperçut seulement de sa fuite… Il jeta un cri et sauta à terre…

—Il s'est sauvé. Le vois-tu?

—Comment sauvé? exclama l'agent placé sur le siège…

Et, se dressant, il regarda de tous les côtés et ne vit personne; le cocher arrêtait ses chevaux en disant:

—Voyez la rue, là-bas!…

Les deux agents se précipitèrent: la rue était vide…

Ils se regardèrent stupéfaits…

—C'est pas possible: il doit être entré quelque part, dit l'un. Va d'un côté, moi de l'autre.

Ils sonnaient à chaque porte, ils entraient et demandaient:

—Vous ne venez pas d'ouvrir à quelqu'un?… C'est un voleur que nous cherchons…

Ils obtenaient partout une réponse négative; mais, en dix minutes, tout le quartier était en rumeur, et une demi-heure après les deux agents et le cocher retournaient à Auteuil tout honteux et confus de ce qui venait de se passer.

Fernand, en sautant de voiture, s'était bien jeté dans la petite rue où les agents l'avaient cherché; à l'extrémité était une porte basse, qui ouvrait sur une maison enchâssée dans l'église… La porte était enfoncée et permettait de s'y blottir… Fernand n'hésita pas, il entra et tira violemment le cordon d'une sonnette; au-dessous de l'anneau on lisait sur une plaque:Sonnette de nuit four les Sacrements. La porte s'ouvrit juste au moment où les deux agents regardaient à l'autre extrémité de la rue…

Fernand entra, se glissant adroitement pour n'être pas vu et repoussa la porte doucement sur lui, en faisant jouer la serrure, afin qu'on n'entendît rien.

Aussitôt un vasistas s'ouvrit, et l'on demanda ce qu'on désirait…

—Monsieur, dit Fernand d'une voix larmoyante, ne puis-je parler à M. l'abbé? Je viens réclamer son secours pour une femme mourante…

—Bien, bien, monsieur, fit celui auquel il s'était adressé… Je vous demande cinq minutes, le temps de me vêtir, et je vais prévenir M. l'abbé… Si vous voulez me dire l'adresse…

—Je désire voir M. le curé, et partir avec lui.

—Bien, monsieur.

Le concierge fit lever sa femme pendant que Fernand, penché sur la porte, écoutait les allées et venues; il entendit presque à son oreille:

—Et là?…

—Oh! là, si on était rentré, on verrait du monde, c'est le presbytère…

—Il n'aura pas été dans une église…

Fernand sourit…; les pas s'éloignaient. Le concierge sortait de sa chambre et disait:

—Monsieur, si vous voulez attendre, je vais aller éveiller M. le curé…

—Pendant ce temps, fit Séglin,—je suis venu hâtivement, et nu-tête.. tout bouleversé,—pourriez-vous prier votre dame d'aller chercher une voiture?… Je vais voir M. le curé; puis, en l'attendant, je demanderai la permission de prier quelques minutes dans l'église… La voiture nous attendrait dans l'autre rue.

Tout cela était fort naturel, le malheureux voulait prier pour la mourante; puis il était élégamment vêtu, paraissait un homme très distingué, et le concierge dit aussitôt:

—C'est la chose la plus facile du monde: ma femme va aller chercher une voiture.

Pendant que la femme du concierge sacristain allait chercher la voiture et que son mari montait éveiller le curé, Séglin, par la porte de la sacristie, entrait dans l'église; il n'y était pas depuis deux minutes, le sacristain était encore près du curé qu'il aidait à se vêtir hâtivement, que la femme revenait; elle venait de rencontrer un maraudeur revenant à vide. Séglin la remercia, prit le numéro qu'elle lui tendit et dit qu'il attendait M. l'abbé en priant.

La femme se retira sans méfiance; dès qu'elle fut sortie, Fernand sortait à son tour par la petite porte qu'elle avait ouverte, sautait dans la voiture et se faisait conduire rue Payenne; là, il descendait devant la porte de la maison où commence notre histoire…

Il sonna, et ce fut de la maison en face qu'un homme sortit aussitôt et vint lui demander:

—Que voulez-vous, monsieur? La maison est inhabitée.

—Oui, monsieur, je le sais; je veux vous demander si vous savez ce que sont devenus les anciens locataires.

—Le locataire est mort…

—Mais sa veuve, Mme Davenne…

—Ma foi, monsieur, je ne saurais vous renseigner absolument.

—On ne sait pas ce qu'elle est devenue?…

—On a vendu tout et la femme était malade; probablement on l'a mise dans un hospice ou dans une maison de santé, et, pour le savoir, il faudrait que vous alliez vous renseigner au notaire de la famille qui demeure tout près, rue Saint-Antoine…

Fernand se serait bien gardé de faire une semblable visite… Il était connu du notaire… Il remercia l'individu, remonta en voiture, cherchant ce qu'il allait faire…; puis, audacieux comme un fripon, il dit au cocher:

—Vous allez me conduire boulevard Ornano par le boulevard Magenta.

—Il voulait, en passant, voir ce qui se faisait chez lui.

La voiture monta rapidement vers les grands boulevards, la place du Château-d'Eau, elle suivit le boulevard Magenta: lorsqu'elle allait traverser la rue Lafayette, Fernand, blotti dans le coin, regarda ses magasins. Tout paraissait encore dormir; mais, aux deux coins de la rue, il vit deux hommes dont les allures révélaient facilement le métier à un observateur intéressé. Fernand se rejeta tout à fait dans l'angle et couvrit le bas de son visage avec son mouchoir. Assurément les deux hommes postés au coin de la rue étaient deux agents qui avaient été envoyés là aussitôt son évasion connue. La police agissait rapidement. Il se demandait si des agents n'étaient pas à l'intérieur: c'était plus que probable, et le pauvre et honnête Picard était arrêté à son tour. Disons franchement que Fernand n'eut pas une minute de remords à ce propos.

Sa maison devait être occupée par la police, et ses apparences calmes ne le trompaient pas; le commissaire avait fait une faute en lui disant:

«À cette heure, un de mes collègues s'occupe de votre maison.» Sans cet avis, il serait venu malgré lui s'y faire prendre… Il n'y avait pas possibilité d'envoyer quelqu'un chez lui sans risquer de se faire reprendre; de plus, la maison se trouvant en la possession absolue de la police, il n'y pouvait rien retrouver de ce dont il avait besoin…

Fernand avait fouillé dans ses poches pour voir l'argent qui lui restait, et il s'était mordu les lèvres en constatant que ses poches avaient été fouillées et vidées, sur l'ordre du commissaire, lorsqu'on l'avait étendu sur le lit… Il était absolument sans argent… Qu'allait-il faire?… ne fût-ce que pour payer le cocher… Il avait sa chaîne, sa montre, mais il ne se sentait pas rassuré pour aller engager cela dans un mont-de-piété; il fallait des papiers pour obtenir une somme un peu forte, et il n'avait plus un papier sur lui.

Quelques minutes avant, Fernand, en revenant de la petite église, s'était demandé où il allait se cacher, pour se mettre à l'abri des recherches; la fuite à l'étranger était difficile et dangereuse: c'est la voie ordinaire que suivent tous les criminels, et c'est aussi le point vers lequel se dirigent toutes les recherches… La vie paisible dans l'ombre, à Paris même, lui offrait plus de sécurité et lui permettait de se livrer tout entier à la lutte qu'il voulait entreprendre contre celui qu'il était persuadé avoir vu vivant. Avec le jour, les idées de spectre s'étaient envolées: le spectre était en chair et en os. C'était un vengeur, il fallait le vaincre, ou sans cesse il serait acharné après lui; ce que Pierre Davenne avait déjà fait pour atteindre son but lui donnait l'idée de ce qu'il pouvait faire encore.

Fernand voulait retrouver sa victime, il voulait revoir la malheureuse Geneviève et en faire sa complice. Elle aussi devait avoir le désir de se débarrasser de celui qui, sans pitié, l'avait implacablement condamnée à la misère. À cette heure, pour Fernand, c'est lui, c'est elle qui étaient les victimes, et Pierre Davenne, le mari outragé, l'honnête homme trompé, était le coupable. C'est dans cette idée qu'il s'était fait conduire rue Payenne, croyant que Geneviève y résidait encore. Mais, en apprenant que la malheureuse femme était tombée malade, qu'on avait vendu chez elle, qu'elle était à l'hospice peut-être, pas un tressaillement n'avait secoué son être; tous ces malheurs arrivés par lui et pour lui ne pouvaient l'apitoyer sur son sort. D'abord, à cette heure, il ne pensait qu'à lui… Se sauver, c'était fait; se ranger, il voulait le faire, et retrouver Iza.

En levant les yeux pour chercher ce qu'il allait faire, lorsque l'homme chargé de garder la maison lui conseillait, pour avoir des nouvelles de Mme Davenne, d'aller chez le notaire, Fernand avait lu: «Petit pavillon richement meublé avec jardin à louer…» Il n'y avait pas fait attention alors; en ce moment, cherchant par quel moyen il allait sortir de sa situation, il trouvait un plan sûr…; mais il n'avait pas un liard, et il fallait de l'argent, beaucoup d'argent.

Accoudé sur la rainure de la glace de la voiture, le menton dans les mains, rongeant ses ongles pendant que la voiture remontait plus lentement, il se disait:

—La petite maison de la rue Payenne est absolument discrète, et personne ne viendrait me chercher là; il est probable que, lors de la vente, c'est le propriétaire qui a racheté le mobilier, ce qui assure une habitation confortable. Avec de l'argent je l'aurai, et de là je puis, à mon tour, faire payer à Pierre le mal qu'il m'a fait.Par pari refertur, et nous verrons alors. Mais où trouver de l'argent?

Tout à coup, Fernand eut un soubresaut, et il fit aussitôt arrêter le cocher.

Il venait de voir Picard, son caissier; Picard qui marchait libre!… et qui, tout soucieux, semblait se diriger vers les magasins. Il regarda s'il n'était pas suivi; ne voyant personne de suspect, il le héla. Le vieux caissier vint tout hésitant, ne le reconnaissant pas… Lorsqu'il fut près de lui, il exclama:

—Ah! monsieur, que je suis heureux de vous voir!

—Montez près de moi, Picard…

Le caissier obéit et la voiture remonta au pas, sur l'ordre de Fernand.

—Qu'y a-t-il?

—Monsieur Séglin, je viens de l'hôtel du Helder… M. Lorillon est parti cette nuit, quelques minutes après votre départ: il a dit qu'il ne pouvait attendre.

—Vous avez les fonds? demanda aussitôt Séglin.

—Oui, monsieur, fit tristement le caissier.

Séglin, au contraire, dit joyeusement:

—Donnez-les-moi!… L'affaire est arrangée, j'ai reçu un mot de lui: il vient déjeuner avec moi demain au retour d'un voyage court qu'il devait faire, et il touchera chez moi…

—Ah! bien, tant mieux… je ne vis plus depuis deux jours… Il me semble toujours que je vois arriver des protêts; ah! monsieur Séglin, j'en aurais fait une maladie…

—Mon cher Picard, désormais vous pouvez dormir tranquille…Donnez-moi les fonds…

—Voici, monsieur!… et le caissier retira de dessous son gilet un vaste portefeuille; il décrocha la chaîne qui l'attachait après lui et en tira les liasses: Tenez, monsieur Séglin, comptez bien; un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept… Sept liasses de vingt billets de mille, ça nous fait cent quarante…

Les doigts de Fernand tremblaient en prenant les papiers…; jamais il n'avait ressenti pareille impression en touchant des sommes plus considérables… C'est qu'à cette heure la vie de Séglin était nouvelle: il allait changer d'existence, d'allures, de nom, et il allait rentrer riche dans la vie.

Picard, heureux de se débarrasser de l'argent et de la responsabilité qu'il entraînait, souriait à mesure qu'il le donnait.

—Vous avez cent quarante mille en papier, voici maintenant une liasse de six billets de cinq cents… cent quarante-trois mille.

Picard serra son portefeuille sous son gilet sans s'occuper de la chaîne cette fois, et, fouillant dans son gousset, il ajouta:

—Et voici deux rouleaux de mille francs chacun… Cent quarante-cinq mille francs.

—Bien, dit Fernand fiévreux en serrant précieusement ses billets et son or… Très bien! Maintenant, mon cher Picard…, il faut que vous me rendiez un service absolu… J'allais vous chercher pour cela, ce matin… C'est ce qui m'a fait lever d'aussi bonne heure…

—Moi, monsieur, j'étais si inquiet que je n'ai pas dormi de la nuit; à quatre heures, j'étais déjà parti afin de ne pas manquer mon homme, je m'étais décidé à aller attendre son lever chez lui.

Séglin, qui devait à cette circonstance la fortune qu'il retrouvait, se dit que décidément Dieu était avec lui. Il reprit:

—Picard, sans retourner à la maison où je vais vous remplacer, vous allez vous rendre chez notre correspondant à Turin.

—Tout de suite? exclama le vieux caissier stupéfait…

—Tout de suite; les fonds expédiés par M. de Zintsky arrivent cette nuit: un million… Il faut que vous soyez là. Vous prendrez du repos en wagon… Vous ne me refusez pas?…

—Oh! non, monsieur, puisqu'il le faut…

Et abattu, harassé, le père Picard baissa la tête, écoutant attentivement les instructions qu'il devait suivre et que lui donnait Séglin sur cette rentrée imaginaire. Le but de Séglin était, on le devine, d'éloigner le vieux caissier de la maison pendant quelques jours: son arrestation immédiate aurait aidé à mettre la police sur ses traces…; car le père Picard était la probité même. Il était dévoué à son maître parce qu'il le savait un peu fou, mais honnête et embarrassé… S'il avait su que celui qu'il respectait, qu'il estimait, était un escroc, un faussaire, son sentiment se serait absolument transformé: il aurait aidé les agents à prendre celui dont il avait été la dupe.

Le voyage que Séglin lui faisait faire pouvait, en écrivant à Picard à son arrivée à Turin, l'obliger à y rester quinze jours, le temps dix fois nécessaire pour se mettre tout à fait à l'abri. Séglin, arrivé boulevard Ornano, se fit descendre à quelques pas de la boutique d'un chapelier, il paya la voiture et dit à Picard:

—J'ai une personne à voir, l'affaire de deux minutes. Ce cheval ne marche pas, nous arriverions en retard pour le train; courez donc à la place chercher une voiture avec un cheval un peu vigoureux.

Le père Picard obéit… C'était une manœuvre pour que le cocher ne pût donner de renseignements. Fernand entra dans une allée, puis en ressortit aussitôt pour s'acheter un chapeau chez le chapelier.

Quand le père Picard revint, il monta dans la voiture qui l'amenait et lui dit:

—J'étais ici à six heures et je n'avais pas trouvé mon homme; le temps que j'allais au magasin, j'avais laissé mon chapeau pour qu'on lui donnât un coup de fer…

—Je n'avais pas remarqué que vous étiez nu-tête.

—Cocher, dit Séglin, très vite à la gare de Lyon et vous aurez un bon pourboire…

Le cocher enveloppa son cheval d'un vigoureux coup de fouet, et la voiture se dirigea rapidement vers la gare. En repassant devant la maison du boulevard Magenta, Séglin regarda: il vit que tout était dans le même calme. Les deux agents postés de chaque côté de la rue fumaient tranquillement leur pipe en regardant s'ils ne voyaient pas paraître celui qu'ils attendaient. Fernand, dévoré de fièvre, avait hâte d'être débarrassé de Picard, et, pour tromper son impatience, il parlait, ne tarissant pas sur ce que Picard devait faire en arrivant à Turin. Il donna cinq cents francs au vieux caissier. La voiture allait entrer dans la gare, il pensa tout à coup que peut-être des agents avaient été placés dans toutes les gares et qu'il serait imprudent de s'y montrer; il fit arrêter la voiture. Il eut un frisson en voyant qu'elle arrêtait juste devant la porte de la prison de Mazas. Mais, se remettant aussitôt, il dit:

—Voyez-vous, Picard, vous allez arriver juste à temps pour prendre le train; mais comme ma femme doit être dans une inquiétude mortelle! elle m'a vu partir au reçu de la dépêche pour laquelle vous allez faire cet ennuyeux voyage et je ne lui ai rien dit. La pauvre amie doit m'attendre; je vais me hâter de retourner à Auteuil…

—Bien, monsieur.

—Vous tiendrez bien compte de mes recommandations; il n'y a lieu d'écrire que lorsque vous aurez vu directement l'envoyé de M. de Zintsky.

Le vieux caissier, plein de confiance, honoré de la mission qui lui était confiée, serra affectueusement la main de son patron. Fernand sauta de voiture, et le cocher dirigea ses chevaux vers la chaussée qui conduit à la gare de départ.

Séglin gagna à pied la rue de Charenton. Ayant avisé un coiffeur qui ouvrait sa boutique, il y entra, il se fit raser la barbe, ne conservant que ses moustaches, et il fit changer la coupe de ses cheveux; ainsi rajeuni, il gagna le faubourg Saint-Antoine et, chez un spécialiste pour les vêtements de velours, que portent assez souvent les artistes qui ne veulent point qu'on ignore ce qu'ils sont, et les peintres en bâtiments qui veulent paraître ce qu'ils ne sont pas, il se choisit un vêtement complet de velours…, c'est-à-dire une vareuse sans collet, attachée au cou par un seul bouton et sur laquelle le col de la chemise s'étendait, un gilet fermé comme la soutane d'un prêtre par une cinquantaine de petits boutons, et un pantalon à la hussarde, large sur les reins et les jambes, et retombant étroit sur le pied.

Ce costume seyait à merveille à la tête intelligente de Fernand. Il l'essaya, mais ne le revêtit pas. Il en choisit deux autres ne variant que par la couleur et fit porter le tout dans une voiture. Il se fit conduire au boulevard et fit là de nouvelles acquisitions chez un chemisier. En deux heures sa garde-robe fantaisiste était absolument remontée…, et, avisant chez un marchand d'articles de voyage une malle d'occasion, il l'acheta et la fit charger sur la voiture. Ces acquisitions terminées, voulant dérouter toutes les recherches, il changea encore de voiture et se fit conduire avec son bagage au quartier Latin. Une heure après, il était installé dans une chambre d'hôtel, et il en sortait ayant revêtu le costume dont nous avons parlé plus haut, la tête couverte d'un chapeau de feutre à larges bords, ayant au col une cravate de soie blanche nouée à la Colin, la pipe à la bouche, les mains dans les poches. Il descendit le boulevard Saint-Michel et regagna la rue Payenne; il vit le même homme auquel il avait parlé le matin. Celui-ci ne le reconnut pas.

—À qui faut-il s'adresser pour visiter le petit pavillon à louer?

—À moi, monsieur.

Séglin visita la maison qu'il connaissait trop… Ainsi qu'il l'avait pensé, le pavillon était garni par les meubles de Davenne, ou du moins par la plus grande partie.. Tous les objets d'art avaient été enlevés… La chambre de Davenne était complètement démeublée. Il en demanda la raison, et on lui répondit que l'amateur qui avait acheté les objets de prix, les tableaux, les armes, le linge, avait également acheté les meubles de la chambre, au grand désespoir du propriétaire.

Fernand dit:

—Au contraire, moi, cela me va très bien… Je ferai ici mon atelier…

—Le propriétaire ne demandera pas mieux; car il est fatigué des frais qu'il a déjà faits: il croyait louer plus facilement et il aimerait mieux qu'on ne l'obligeât pas à garnir cette chambre.

—Vous voyez que cela tombe à merveille.

—Il y a deux fenêtres… Celle-ci est masquée par des voliges qu'il n'y a qu'à arracher…; elle est cachée, par de la tapisserie. Quel est le métier de monsieur?

—Je suis sculpteur.

—Ah! artiste… Et aussitôt il ajouta: Vous savez, monsieur, que le propriétaire exige, si vous louez à l'année, six mois d'avance.

—Ceci m'est indifférent; et le prix?

—Il dit dix mille francs, mais vous pourrez l'avoir pour huit mille en ne lui demandant aucun changement et en louant à l'année.

—Ce n'est pas vous qui traitez…

—Non, monsieur…

—C'est que je suis très pressé… Mes travaux m'obligent à venir par ici très souvent; si je le pouvais, j'entrerais demain.

—Rien n'est plus facile, monsieur; le propriétaire reste rue de Turenne, je vais vous y conduire; nous sommes certains de le trouver, il est infirme.

On se rendit aussitôt chez le propriétaire et l'affaire fut traitée. Fernand versa quatre mille francs d'avance, il donna cinq louis au concierge qui l'avait dirigé dans sa location, et le chargea de lui trouver pour le surlendemain une domestique. Il avait loué sous le nom de Carle Lebrault, artiste sculpteur. Toute la journée du lendemain, des Italiens chez lesquels il avait été faire ses emplettes, rue de la Roquette, organisaient l'atelier, plaçaient le décor de son métier improvisé…; les plâtres étaient accrochés, les selles garnies de terre, les ébauchoirs traînaient partout… Et, le soir, le sculpteur Carie Lebrault prenait possession de sa nouvelle demeure.

Le concierge, questionné par les vieux curieux du voisinage, disait:

—C'est un grand sculpteur qui restait dans le quartier du Luxembourg. Il se nomme Carle Lebrault. Et c'était un cri d'admiration lorsqu'il ajoutait: Il m'a donné cent francs de denier à Dieu.

Pendant que Fernand Séglin s'installait dans le petit pavillon de la rue Payenne, Iza, qui avait connu la fortune, s'apercevait qu'avec sa première jeunesse elle avait perdu les goûts simples qui la réjouissaient autrefois: la bohème lui semblait triste, et elle se décidait à rentrer dans la vie superbe qu'elle venait de quitter si étrangement… Est-ce qu'elle pensait à retrouver son mari? Oh! non, pas une minute l'idée de Fernand ne vint à sa pensée, pendant le trajet du chemin de fer à Charenton. Lorsqu'elle arriva, Pierre la reçut aussitôt, et en la voyant il lui demanda:

—Qu'y a-t-il, Iza? comment te trouves-tu encore à Paris?

—Maître, je ne puis partir… Je n'ai rien.

—Tu n'as rien?

—Maître, vous m'aviez promis qu'on me rendrait les beaux bijoux qu'il m'avait volés… Vous m'aviez promis que j'aurais plein le petit sac de pièces d'or…

—Et tu n'as rien… Georgeo te les a pris?

—Comme moi, maître, Georgeo n'a rien.

—Pierre fronça les sourcils.

—Ainsi le vieux Rig ne vous a pas été porter hier matin à Boulogne le prix que nous avions fixé?

—Non, maître…

—Le vieux coquin, murmura Pierre.

Et il sonna sur un timbre. Le nègre parut.

—Appelle Simon…

Le nègre sortit. Pierre se tourna vers Iza:

—C'est Georgeo qui t'envoie?

—Non, maître!

—Où est-il?

—Je ne sais pas,… fit Iza en baissant les yeux; je l'ai quitté.

—Comment ça? que s'est-il passé entre vous?

—Rien, maître.

—Est-ce qu'il t'a reproché ton mariage?

—Non, maître.

Et respectueuse devant Pierre, elle n'osait répondre. Il lui prit la main, la fit asseoir en face de lui et demanda à l'étrange créature:

—Iza, dis-moi pourquoi tu as quitté celui que tu aimais?

—À vous, maître, je ne sais pas mentir… J'étais heureuse de partir avec lui, c'est moi qui lui ai dit: Tue-le… pour me rendre libre, tout à toi… Et il l'a tué. Je suis maîtresse de moi… Alors je suis partie avec lui, j'étais contente en montant dans sa voiture, j'ai bien vite rejeté mes beaux habits pour remettre les autres… et quand je me suis vue habillée comme autrefois, je me suis jetée dans les bras de Georgeo et je lui ai dit: Maintenant nous allons vivre heureux, et il a ri… Alors, maître, il m'a semblé que ce rire était niais, bête… Il ne répondait à mon enthousiasme que par des bêtises… Je me suis couchée, et, cahotée d'abord par la voiture, je me disais: On est bien là, libre, maître de soi… et je ne pouvais dormir. Au bout d'une heure les cahots me faisaient mal, et puis il y avait dans la voiture des senteurs d'huile âcre qui me portaient au cœur… Je ne pus dormir, j'avais hâte de voir le jour… Au matin, quand je me levai, j'eus un peu honte de mon costume, mais ça me fit rire… Puis des gens qui passaient me regardaient singulièrement; je me dis alors que je n'étais pas belle ainsi, que c'était parce que j'étais à peine vêtue… qu'on me regardait… Quand Georgeo revint du marché, il me sembla bête, cet homme, avec ses petits paquets dans les mains, son pain sous le bras… Quand il vint m'embrasser, je le trouvai sale… et toute la journée je ne pensai plus qu'à la belle chambre où je dormais si bien, où ça sentait si bon… Les effets que je portais me cuisaient sur la peau… et je pensais au beau linge fin parfumé que je mettais chaque jour… Alors je me fis honte: je me trouvais moins belle, et, au dîner du soir, je ne voulais pas manger en voyant le pain dur, le gros vin rouge, la viande noire… Il me sembla que je n'avais jamais vécu ainsi, j'avais le dégoût aux lèvres. Maître, je ne veux plus être pauvre…

—Et Georgeo?

—Ce matin, maître, au petit jour, Georgeo était endormi, la voiture suivait la route, je suis descendue, j'ai dit adieu… et je suis venue…

—Tu ne veux plus le revoir?

—Jamais…

—Que vas-tu faire?

—Je ne le sais pas…, je serai riche!

—Tu n'aimes plus Georgeo… tu n'aimais pas Fernand?

—Il est mort…

Pierre Davenne savait que Fernand était vivant; mais il ne crut pas utile de détromper Iza.

On gratta à la porte. Pierre commanda d'entrer. Simon parut.

En voyant Iza, il dit malgré lui:

—Tiens! la sauvage!

Pierre regardait Simon, tout surpris de son costume. C'est que Simon avait repris son ancienne défroque. Il avait rattaché à ses oreilles ses grands anneaux d'or, il avait revêtu son pantalon étroit du genou et large sur le pied; il avait son grand châle rouge en ceinture, sa chemise à col lâche, nouée par une cravate sur laquelle était une ancre; on voyait, sous la chemise, le tricot à raies bleues, puis la petite vareuse, et ce chapeau, si bizarre d'équilibre, qui était placé sur le derrière de la tête comme un chignon. En voyant Pierre le regarder des pieds à la tête, il lui dit joyeusement en changeant sa praline de côté:

—On a mis la petite tenue… Maintenant que l'autre n'est plus de ce monde, nous pouvons faire notre rentrée dedans… Voilà assez longtemps que je me déguise, ça semble bon de mettre des vêtements comme tout le monde.

Simon était persuadé qu'il était très élégamment vêtu.

—Simon, dit Pierre, sais-tu où nous pourrions bien trouver le vieuxRig?

—Le vieux Rig: on pourra encore le trouver chez lui, dans son trou; mais ce soir il n'y sera plus.

—Je vais y aller, dit aussitôt Iza.

—Non! commanda Pierre. Iza, tu vas retourner à Paris, descendre dans une maison que je vais t'indiquer. Voici de l'argent: tu vas te revêtir en Parisienne… Dans deux jours tu recevras ce que je t'ai promis et tu seras libre.

—Bien, maître…

Pierre écrivit une lettre, la lui remit, et lui donna un rouleau d'or.

—Va à cette adresse, et attends-moi, d'ici deux jours…

Iza sortit aussitôt, et Pierre dit alors à Simon:

—Simon, le vieux sauvage a gardé l'argent qu'il devait porter àIza…

—Il disait qu'elle était chez lui…

—C'est faux…

—Les deux malheureux, au lieu de se dérober prudemment aux recherches, étaient obligés de l'attendre et risquaient ainsi de tout perdre… Il faut que tu me trouves le vieux Rig…

—Espère! espère! Je le trouverai… Ah!, le vieux coquin, il n'est pas content de sa part…

—Pour être certain de le trouver, il faut t'y rendre immédiatement…

—Je chasse dessus, tout de suite… En voilà un vieux gourmand… pas même laisser la solde à cette petite bellotte… Espère! espère! je vais le secouer, le vieux marsouin.

Il allait partir, et déjà il fouillait dans sa poche pour changer ses «munitions de bouche,» comme il disait.

Pierre le rappela:

—Ton homme est-il revenu de là-bas?

—Oui, mon lieutenant; il n'y a rien de nouveau, la maison est toujours gardée comme si l'on attendait quelqu'un, mais pas moyen de tirer un mot de ces gens-là… C'est muet comme des phoques, ça ne dit qu'un mot: «Passez votre chemin.»

—Sait-on où a été transporté Fernand?

—On ne sait rien… Il a été arrêté presque aussitôt après notre départ. Pour la blessure, il n'en était plus rien; le médecin ne s'est même pas aperçu de ce que le vieux Rig avait mis dessus…

—La maison est toujours gardée; ils espèrent que sa femme viendra, et la croient sa complice… Il faudrait savoir si l'on a saisi sur lui ou chez lui les fonds qui devaient servir à payer les traites…

—Je n'ai rien pu savoir par Martin… Le caissier n'est pas venu à la maison, et on croit qu'il s'est sauvé.

—Ah! il se pourrait que ce soit le caissier qui se soit sauvé avec l'argent en apprenant la dégringolade de la maison…

—Espère! espère! mon lieutenant, je saurai tout ça ce soir… Je vais d'abord vous chercher le vieux Rig, puis après j'irai flâner par là… Moi, je suis inconnu, maintenant, il n'y en a qu'un qui pouvait me reconnaître, et, à cette heure, il ne flotte guère!…

—Allons, hâte-toi! Prends une voiture, j'attends…

—Aie pas peur, lieutenant, je l'embosse, la vieille carcasse, et je vous l'amène.

Simon partit aussitôt en clignant de l'œil. Il était à peine sorti, que Pierre se levait à son tour, allait frapper discrètement à la porte d'une chambre voisine de la sienne… Une jeune femme vint ouvrir; en voyant Pierre, elle lui dit:

—Si je ne vous ai pas encore conduit Jeanne, c'est que la chère jolie est encore endormie…


Back to IndexNext