LXVIIIL’an qui suivit, le séjour en Touraine fut écourté. On se reposait de cette longue période de pieux exercices. Puis les habitudes reprirent et, sauf quelques visites de châteaux, ou des bains de mer prescrits, le temps se distribua entre Paris et le Vert-Marais.Après une saison citadine, on goûta la fraîcheur du domaine tourangeau; puis l’automne préluda, les jours décrurent. Une sorte de bout-de-l’an involontaire se célébra dans les esprits. Nul n’y faisait allusion, mais pas un ne laissait de penser aux épisodes peu communs qui, deuxannées en arrière, avaient marqué la même époque et ricoché sur les mornes eaux de la saison des feuilles mortes.Un matin d’octobre, Henriette revêtit un air inaccoutumé. On la sentait lourde d’une de ces nouvelles dont la ville ne ferait qu’une bouchée, mais que la campagne détaille parcimonieusement, pour prolonger peine ou plaisir.Quand la prosaïque personne, devenue soudain presque mystérieuse, eut éloigné les enfants, sous un prétexte tiré de loin, elle délia sa langue:«N’allez pas vous affecter outre mesure de ce que je vais vous apprendre—dit-elle à sa belle-mère, d’un ton à la fois autoritaire et pénétré—je m’empresse d’ajouter qu’il ne s’agit pas là d’un malheur.»La Marquise interrompit son ouvrage, d’un geste de saisissement, dans lequelil y avait de la terreur de savoir et de l’avidité d’apprendre.«Encore une fois, ma mère, ce n’estrien de sérieux... C’est seulement Adèle qui m’écrit que...Mademoiselle n’est plus.»La Marquise poussa un léger cri et, du coup, laissa tomber son tricot presque dans l’âtre. Une odeur de laine brûlée se répandit par la chambre, et le bouton en cire à cacheter qui remplaçait la boule absente de l’aiguille d’écaille, fondit à la chaleur.Satisfaite de ce premier effet, Henriette reprit, non sans une condescendante solennité: «La malheureuse fille devait périr victime de ses insanités; Dieu lui pardonne! n’en faisons pas moins. Vous vous souvenez de cette grotesque invention dont elle nous avait entretenus, son projet d’une École où les leçons se donneraient dans l’obscurité? Elle a trouvéla mort parmi les fondations de cet établissement insensé. Il y a une masse de détails.»Monsieur le Curé et le ménage Demelly entraient à ce moment. Cette augmentation de son public enchanta Henriette, qui recommença le récit et en arriva aux fioritures.Miss Winterbottom, en possession d’une petite fortune qui lui venait d’héritage et se grossissait de gains assez importants réalisés avec l’Intermédiaire du Chercheur, avait résolu de mener à bien la haute ambition de sa vie. Il s’agissait de l’établissement d’un pensionnat, dans des conditions toutes spéciales, basées sur de transcendantes observations et des raisonnements irréductibles.L’Irlandaise prétendait que l’inattention des écoliers, imputable à la distraction par les regards, non moins qu’à lapromiscuité, il est facile de la vaincre, avec le concours de la solitude et la collaboration des ténèbres. Il suffirait donc de pratiquer dans le rocher (pour éviter trop de constructions) autant de niches qu’on voulait instruire d’élèves; toutes ces cellules étant reliées entre elles par des cornets acoustiques, transformés en véhicules de savoir. Ainsi lancée sans entraves dans le cerveau de l’enfant, chaque idée y devait fructifier avec une abondance et une intensité dont Mademoiselle avait évalué les proportions, non sans une précision mathématique.L’exaltation avec laquelle la Novatrice exposait ses plans avait rallié certains adeptes, malheureusement moins entre ceux, méfiants, qui pouvaient l’aider de leurs ressources, que parmi d’autres, moins réservés, qui devaient l’entraîner à sa perte.Madame de Gersaint qui l’avait vue, à cette occasion, était demeurée tremblante d’une description, laquelle s’avérait plus voisine du Docteur Goudron, et de sa maison de soins, que proche de Fénelon et de «l’Éducation des Filles».En ce qui concerne la construction de son collège obscur (lequel devait porter le nom deBlack-School), l’Insulaire s’était résolue à consulter un architecte dont les travaux lui avaient paru dignes d’attention, au cours d’une visite à l’Exposition de Peinture. Ce novateur s’appelait Garas et s’était fait remarquer par des épures impressionnantes, mais en apparence inexécutables, qu’il intitulait: «Mes Temples» et qui semblaient moins inspirées par Vitruve que dictées par une table tournante. Il y avait le Temple à l’Industrie, à laMusique, à l’Art Dramatique, à laVie, à laMort, àlaPensée(ce dernier dédié à Beethoven).L’Irlandaise avait jugé qu’un tel homme réaliserait au mieux son projet profond; mais elle ne put rencontrer l’architecte et dut se contenter de l’étude qu’elle fit elle-même des documents exposés. Elle y ajouta un sérieux examen des demeures spirituelles décrites par le médium Sardou: la maison de Mozart et celle de Hahnemann.Enflammée par ces spectacles, plutôt que munie de ces pièces, elle partit pour la Cordillère des Andes, où des avantages de climat et des facilités de paiement lui rendaient sa tâche moins ardue. Elle comptait sur les éblouissants résultats de sa méthode, en même temps que sur une infinité de prospectus, pour lui rallier l’opinion mondiale, et lui mériter la confiance des familles. Les travaux commencèrent.Mademoiselle les surveillait avec une vaillante allégresse. Les fourmilières et les ruches lui servaient aussi de modèles, et elle avait tout spécialement étudié ces sortes de fortifications que les abeilles inventèrent, dans le but de parer à l’accident nouveau que représentait, pour elles, la venue, d’Amérique, du sphinx de la pomme de terre «extrêmement avide de miel», au dire de Michelet.«J’abrège,—conclut Henriette, secrètement flattée de l’attention ébahie que lui accordait son auditoire,—au cours d’une de ses visites dans les alvéoles de son futur prytanée, l’infortunée Miss Winterbottom (la Comtesse prononçait maintenant ce nom avec une nuance de considération), l’infortunée Miss Winterbottom fit un faux pas et trouva la mort. Ses restes ne purent être retrouvés; elle avait disparu dans une crevasse, au bordde laquelle on dut se contenter de jeter un peu d’eau bénite et de lancer quelques prières.«Plusieurs membres officieux de la Société en actions qu’elle voulait fonder se sont procuré son livre d’adresses et nous demandent si nous voulons participer à la continuation des travaux qui restent en suspens.»«Vous ne comptez pas répondre, je suppose, Henriette...» dit la Marquise.«C’est le parti le plus simple, en même temps que le plus sage et le plus économique—répondit la Comtesse—quoique parfois ces soi-disant recherches du délire se voient reprises par des esprits pratiques et transformées en découvertes de génie.»Une subite clémence lui était venue, à la suite du succès qu’elle sortait de remporter et qui la dédommageait amplementde n’avoir pu briller devant l’Évêque.«Pour le moment,—continua-t-elle,—le plus pressé, à ce qu’il me semble, serait de dire une messe pour le repos de cette âme, plus évaporée que coupable. N’est-ce pas votre avis, Monsieur le Curé?»—Il acquiesça.Restait à s’entendre sur le jour. Tous étaient pris par des cérémonies, des mariages, des obits, ou des intentions déjà fixées. Une seule matinée put être reconquise. Quand tout fut arrêté, Monsieur le Doyen fit observer que le quantième choisi, étant désigné par l’Ordopour le propre d’un Confesseur Pontife, ni le noir ni même le violet ne seraient tolérés par la liturgie; quel que dût être le regret de l’officiant de ne pouvoir assortir sa parure aux sombres exigences d’un pareil sacrifice, l’Église avait de cessévérités, l’ornement rouge s’imposait.On le regretta. Outre qu’il y a toujours quelque chose d’un peu choquant à voir célébrer en couleurs vives un service en l’honneur des défunts, la chasuble de deuil, alourdie de raisins d’argent, becquetés par des colombes de maillechort, venait de chez Poussielgue et constituait un des trésors de la petite basilique rurale. Au contraire, l’ornement rouge était quelque peu cousin de celui, azuré, que Mademoiselle avait rêvé d’acquérir. Fantaisiste, à sa manière, il faisait mieux que de tirer sur le rose; on ne pouvait se le dissimuler, il était «cuisse de nymphe émue».Le rappeler eût été de mauvais goût; on se sépara, non sans avoir évoqué plusieurs souvenirs du passage de l’Étrangère, triés parmi ceux qui la mettaient en scène avec dignité, car la Comtesse,dont elle était devenue la protégée d’outre-tombe, ne permit pas qu’on fît allusion à quoi que ce fût de badin, sur le chapitre de la trépassée.Ce renouveau de sympathie donna du regret de ne point posséder l’image de celle qui en était le prétexte. N’était-ce pas, en effet, moins que rien, l’essai photographique dû à un amateur... malheureux qui, dans une minute de distraction, commit une erreur, et fit usage d’une plaque ayant déjà servi à prendre une cascade? La combinaison de la chute d’eau et du personnage produisit un résultat désastreux, que l’on jugea décent de soustraire aux plaisanteries douteuses, en anéantissant le double cliché.
LXVIIIL’an qui suivit, le séjour en Touraine fut écourté. On se reposait de cette longue période de pieux exercices. Puis les habitudes reprirent et, sauf quelques visites de châteaux, ou des bains de mer prescrits, le temps se distribua entre Paris et le Vert-Marais.Après une saison citadine, on goûta la fraîcheur du domaine tourangeau; puis l’automne préluda, les jours décrurent. Une sorte de bout-de-l’an involontaire se célébra dans les esprits. Nul n’y faisait allusion, mais pas un ne laissait de penser aux épisodes peu communs qui, deuxannées en arrière, avaient marqué la même époque et ricoché sur les mornes eaux de la saison des feuilles mortes.Un matin d’octobre, Henriette revêtit un air inaccoutumé. On la sentait lourde d’une de ces nouvelles dont la ville ne ferait qu’une bouchée, mais que la campagne détaille parcimonieusement, pour prolonger peine ou plaisir.Quand la prosaïque personne, devenue soudain presque mystérieuse, eut éloigné les enfants, sous un prétexte tiré de loin, elle délia sa langue:«N’allez pas vous affecter outre mesure de ce que je vais vous apprendre—dit-elle à sa belle-mère, d’un ton à la fois autoritaire et pénétré—je m’empresse d’ajouter qu’il ne s’agit pas là d’un malheur.»La Marquise interrompit son ouvrage, d’un geste de saisissement, dans lequelil y avait de la terreur de savoir et de l’avidité d’apprendre.«Encore une fois, ma mère, ce n’estrien de sérieux... C’est seulement Adèle qui m’écrit que...Mademoiselle n’est plus.»La Marquise poussa un léger cri et, du coup, laissa tomber son tricot presque dans l’âtre. Une odeur de laine brûlée se répandit par la chambre, et le bouton en cire à cacheter qui remplaçait la boule absente de l’aiguille d’écaille, fondit à la chaleur.Satisfaite de ce premier effet, Henriette reprit, non sans une condescendante solennité: «La malheureuse fille devait périr victime de ses insanités; Dieu lui pardonne! n’en faisons pas moins. Vous vous souvenez de cette grotesque invention dont elle nous avait entretenus, son projet d’une École où les leçons se donneraient dans l’obscurité? Elle a trouvéla mort parmi les fondations de cet établissement insensé. Il y a une masse de détails.»Monsieur le Curé et le ménage Demelly entraient à ce moment. Cette augmentation de son public enchanta Henriette, qui recommença le récit et en arriva aux fioritures.Miss Winterbottom, en possession d’une petite fortune qui lui venait d’héritage et se grossissait de gains assez importants réalisés avec l’Intermédiaire du Chercheur, avait résolu de mener à bien la haute ambition de sa vie. Il s’agissait de l’établissement d’un pensionnat, dans des conditions toutes spéciales, basées sur de transcendantes observations et des raisonnements irréductibles.L’Irlandaise prétendait que l’inattention des écoliers, imputable à la distraction par les regards, non moins qu’à lapromiscuité, il est facile de la vaincre, avec le concours de la solitude et la collaboration des ténèbres. Il suffirait donc de pratiquer dans le rocher (pour éviter trop de constructions) autant de niches qu’on voulait instruire d’élèves; toutes ces cellules étant reliées entre elles par des cornets acoustiques, transformés en véhicules de savoir. Ainsi lancée sans entraves dans le cerveau de l’enfant, chaque idée y devait fructifier avec une abondance et une intensité dont Mademoiselle avait évalué les proportions, non sans une précision mathématique.L’exaltation avec laquelle la Novatrice exposait ses plans avait rallié certains adeptes, malheureusement moins entre ceux, méfiants, qui pouvaient l’aider de leurs ressources, que parmi d’autres, moins réservés, qui devaient l’entraîner à sa perte.Madame de Gersaint qui l’avait vue, à cette occasion, était demeurée tremblante d’une description, laquelle s’avérait plus voisine du Docteur Goudron, et de sa maison de soins, que proche de Fénelon et de «l’Éducation des Filles».En ce qui concerne la construction de son collège obscur (lequel devait porter le nom deBlack-School), l’Insulaire s’était résolue à consulter un architecte dont les travaux lui avaient paru dignes d’attention, au cours d’une visite à l’Exposition de Peinture. Ce novateur s’appelait Garas et s’était fait remarquer par des épures impressionnantes, mais en apparence inexécutables, qu’il intitulait: «Mes Temples» et qui semblaient moins inspirées par Vitruve que dictées par une table tournante. Il y avait le Temple à l’Industrie, à laMusique, à l’Art Dramatique, à laVie, à laMort, àlaPensée(ce dernier dédié à Beethoven).L’Irlandaise avait jugé qu’un tel homme réaliserait au mieux son projet profond; mais elle ne put rencontrer l’architecte et dut se contenter de l’étude qu’elle fit elle-même des documents exposés. Elle y ajouta un sérieux examen des demeures spirituelles décrites par le médium Sardou: la maison de Mozart et celle de Hahnemann.Enflammée par ces spectacles, plutôt que munie de ces pièces, elle partit pour la Cordillère des Andes, où des avantages de climat et des facilités de paiement lui rendaient sa tâche moins ardue. Elle comptait sur les éblouissants résultats de sa méthode, en même temps que sur une infinité de prospectus, pour lui rallier l’opinion mondiale, et lui mériter la confiance des familles. Les travaux commencèrent.Mademoiselle les surveillait avec une vaillante allégresse. Les fourmilières et les ruches lui servaient aussi de modèles, et elle avait tout spécialement étudié ces sortes de fortifications que les abeilles inventèrent, dans le but de parer à l’accident nouveau que représentait, pour elles, la venue, d’Amérique, du sphinx de la pomme de terre «extrêmement avide de miel», au dire de Michelet.«J’abrège,—conclut Henriette, secrètement flattée de l’attention ébahie que lui accordait son auditoire,—au cours d’une de ses visites dans les alvéoles de son futur prytanée, l’infortunée Miss Winterbottom (la Comtesse prononçait maintenant ce nom avec une nuance de considération), l’infortunée Miss Winterbottom fit un faux pas et trouva la mort. Ses restes ne purent être retrouvés; elle avait disparu dans une crevasse, au bordde laquelle on dut se contenter de jeter un peu d’eau bénite et de lancer quelques prières.«Plusieurs membres officieux de la Société en actions qu’elle voulait fonder se sont procuré son livre d’adresses et nous demandent si nous voulons participer à la continuation des travaux qui restent en suspens.»«Vous ne comptez pas répondre, je suppose, Henriette...» dit la Marquise.«C’est le parti le plus simple, en même temps que le plus sage et le plus économique—répondit la Comtesse—quoique parfois ces soi-disant recherches du délire se voient reprises par des esprits pratiques et transformées en découvertes de génie.»Une subite clémence lui était venue, à la suite du succès qu’elle sortait de remporter et qui la dédommageait amplementde n’avoir pu briller devant l’Évêque.«Pour le moment,—continua-t-elle,—le plus pressé, à ce qu’il me semble, serait de dire une messe pour le repos de cette âme, plus évaporée que coupable. N’est-ce pas votre avis, Monsieur le Curé?»—Il acquiesça.Restait à s’entendre sur le jour. Tous étaient pris par des cérémonies, des mariages, des obits, ou des intentions déjà fixées. Une seule matinée put être reconquise. Quand tout fut arrêté, Monsieur le Doyen fit observer que le quantième choisi, étant désigné par l’Ordopour le propre d’un Confesseur Pontife, ni le noir ni même le violet ne seraient tolérés par la liturgie; quel que dût être le regret de l’officiant de ne pouvoir assortir sa parure aux sombres exigences d’un pareil sacrifice, l’Église avait de cessévérités, l’ornement rouge s’imposait.On le regretta. Outre qu’il y a toujours quelque chose d’un peu choquant à voir célébrer en couleurs vives un service en l’honneur des défunts, la chasuble de deuil, alourdie de raisins d’argent, becquetés par des colombes de maillechort, venait de chez Poussielgue et constituait un des trésors de la petite basilique rurale. Au contraire, l’ornement rouge était quelque peu cousin de celui, azuré, que Mademoiselle avait rêvé d’acquérir. Fantaisiste, à sa manière, il faisait mieux que de tirer sur le rose; on ne pouvait se le dissimuler, il était «cuisse de nymphe émue».Le rappeler eût été de mauvais goût; on se sépara, non sans avoir évoqué plusieurs souvenirs du passage de l’Étrangère, triés parmi ceux qui la mettaient en scène avec dignité, car la Comtesse,dont elle était devenue la protégée d’outre-tombe, ne permit pas qu’on fît allusion à quoi que ce fût de badin, sur le chapitre de la trépassée.Ce renouveau de sympathie donna du regret de ne point posséder l’image de celle qui en était le prétexte. N’était-ce pas, en effet, moins que rien, l’essai photographique dû à un amateur... malheureux qui, dans une minute de distraction, commit une erreur, et fit usage d’une plaque ayant déjà servi à prendre une cascade? La combinaison de la chute d’eau et du personnage produisit un résultat désastreux, que l’on jugea décent de soustraire aux plaisanteries douteuses, en anéantissant le double cliché.
L’an qui suivit, le séjour en Touraine fut écourté. On se reposait de cette longue période de pieux exercices. Puis les habitudes reprirent et, sauf quelques visites de châteaux, ou des bains de mer prescrits, le temps se distribua entre Paris et le Vert-Marais.
Après une saison citadine, on goûta la fraîcheur du domaine tourangeau; puis l’automne préluda, les jours décrurent. Une sorte de bout-de-l’an involontaire se célébra dans les esprits. Nul n’y faisait allusion, mais pas un ne laissait de penser aux épisodes peu communs qui, deuxannées en arrière, avaient marqué la même époque et ricoché sur les mornes eaux de la saison des feuilles mortes.
Un matin d’octobre, Henriette revêtit un air inaccoutumé. On la sentait lourde d’une de ces nouvelles dont la ville ne ferait qu’une bouchée, mais que la campagne détaille parcimonieusement, pour prolonger peine ou plaisir.
Quand la prosaïque personne, devenue soudain presque mystérieuse, eut éloigné les enfants, sous un prétexte tiré de loin, elle délia sa langue:
«N’allez pas vous affecter outre mesure de ce que je vais vous apprendre—dit-elle à sa belle-mère, d’un ton à la fois autoritaire et pénétré—je m’empresse d’ajouter qu’il ne s’agit pas là d’un malheur.»
La Marquise interrompit son ouvrage, d’un geste de saisissement, dans lequelil y avait de la terreur de savoir et de l’avidité d’apprendre.
«Encore une fois, ma mère, ce n’estrien de sérieux... C’est seulement Adèle qui m’écrit que...Mademoiselle n’est plus.»
La Marquise poussa un léger cri et, du coup, laissa tomber son tricot presque dans l’âtre. Une odeur de laine brûlée se répandit par la chambre, et le bouton en cire à cacheter qui remplaçait la boule absente de l’aiguille d’écaille, fondit à la chaleur.
Satisfaite de ce premier effet, Henriette reprit, non sans une condescendante solennité: «La malheureuse fille devait périr victime de ses insanités; Dieu lui pardonne! n’en faisons pas moins. Vous vous souvenez de cette grotesque invention dont elle nous avait entretenus, son projet d’une École où les leçons se donneraient dans l’obscurité? Elle a trouvéla mort parmi les fondations de cet établissement insensé. Il y a une masse de détails.»
Monsieur le Curé et le ménage Demelly entraient à ce moment. Cette augmentation de son public enchanta Henriette, qui recommença le récit et en arriva aux fioritures.
Miss Winterbottom, en possession d’une petite fortune qui lui venait d’héritage et se grossissait de gains assez importants réalisés avec l’Intermédiaire du Chercheur, avait résolu de mener à bien la haute ambition de sa vie. Il s’agissait de l’établissement d’un pensionnat, dans des conditions toutes spéciales, basées sur de transcendantes observations et des raisonnements irréductibles.
L’Irlandaise prétendait que l’inattention des écoliers, imputable à la distraction par les regards, non moins qu’à lapromiscuité, il est facile de la vaincre, avec le concours de la solitude et la collaboration des ténèbres. Il suffirait donc de pratiquer dans le rocher (pour éviter trop de constructions) autant de niches qu’on voulait instruire d’élèves; toutes ces cellules étant reliées entre elles par des cornets acoustiques, transformés en véhicules de savoir. Ainsi lancée sans entraves dans le cerveau de l’enfant, chaque idée y devait fructifier avec une abondance et une intensité dont Mademoiselle avait évalué les proportions, non sans une précision mathématique.
L’exaltation avec laquelle la Novatrice exposait ses plans avait rallié certains adeptes, malheureusement moins entre ceux, méfiants, qui pouvaient l’aider de leurs ressources, que parmi d’autres, moins réservés, qui devaient l’entraîner à sa perte.
Madame de Gersaint qui l’avait vue, à cette occasion, était demeurée tremblante d’une description, laquelle s’avérait plus voisine du Docteur Goudron, et de sa maison de soins, que proche de Fénelon et de «l’Éducation des Filles».
En ce qui concerne la construction de son collège obscur (lequel devait porter le nom deBlack-School), l’Insulaire s’était résolue à consulter un architecte dont les travaux lui avaient paru dignes d’attention, au cours d’une visite à l’Exposition de Peinture. Ce novateur s’appelait Garas et s’était fait remarquer par des épures impressionnantes, mais en apparence inexécutables, qu’il intitulait: «Mes Temples» et qui semblaient moins inspirées par Vitruve que dictées par une table tournante. Il y avait le Temple à l’Industrie, à laMusique, à l’Art Dramatique, à laVie, à laMort, àlaPensée(ce dernier dédié à Beethoven).
L’Irlandaise avait jugé qu’un tel homme réaliserait au mieux son projet profond; mais elle ne put rencontrer l’architecte et dut se contenter de l’étude qu’elle fit elle-même des documents exposés. Elle y ajouta un sérieux examen des demeures spirituelles décrites par le médium Sardou: la maison de Mozart et celle de Hahnemann.
Enflammée par ces spectacles, plutôt que munie de ces pièces, elle partit pour la Cordillère des Andes, où des avantages de climat et des facilités de paiement lui rendaient sa tâche moins ardue. Elle comptait sur les éblouissants résultats de sa méthode, en même temps que sur une infinité de prospectus, pour lui rallier l’opinion mondiale, et lui mériter la confiance des familles. Les travaux commencèrent.Mademoiselle les surveillait avec une vaillante allégresse. Les fourmilières et les ruches lui servaient aussi de modèles, et elle avait tout spécialement étudié ces sortes de fortifications que les abeilles inventèrent, dans le but de parer à l’accident nouveau que représentait, pour elles, la venue, d’Amérique, du sphinx de la pomme de terre «extrêmement avide de miel», au dire de Michelet.
«J’abrège,—conclut Henriette, secrètement flattée de l’attention ébahie que lui accordait son auditoire,—au cours d’une de ses visites dans les alvéoles de son futur prytanée, l’infortunée Miss Winterbottom (la Comtesse prononçait maintenant ce nom avec une nuance de considération), l’infortunée Miss Winterbottom fit un faux pas et trouva la mort. Ses restes ne purent être retrouvés; elle avait disparu dans une crevasse, au bordde laquelle on dut se contenter de jeter un peu d’eau bénite et de lancer quelques prières.
«Plusieurs membres officieux de la Société en actions qu’elle voulait fonder se sont procuré son livre d’adresses et nous demandent si nous voulons participer à la continuation des travaux qui restent en suspens.»
«Vous ne comptez pas répondre, je suppose, Henriette...» dit la Marquise.
«C’est le parti le plus simple, en même temps que le plus sage et le plus économique—répondit la Comtesse—quoique parfois ces soi-disant recherches du délire se voient reprises par des esprits pratiques et transformées en découvertes de génie.»
Une subite clémence lui était venue, à la suite du succès qu’elle sortait de remporter et qui la dédommageait amplementde n’avoir pu briller devant l’Évêque.
«Pour le moment,—continua-t-elle,—le plus pressé, à ce qu’il me semble, serait de dire une messe pour le repos de cette âme, plus évaporée que coupable. N’est-ce pas votre avis, Monsieur le Curé?»—Il acquiesça.
Restait à s’entendre sur le jour. Tous étaient pris par des cérémonies, des mariages, des obits, ou des intentions déjà fixées. Une seule matinée put être reconquise. Quand tout fut arrêté, Monsieur le Doyen fit observer que le quantième choisi, étant désigné par l’Ordopour le propre d’un Confesseur Pontife, ni le noir ni même le violet ne seraient tolérés par la liturgie; quel que dût être le regret de l’officiant de ne pouvoir assortir sa parure aux sombres exigences d’un pareil sacrifice, l’Église avait de cessévérités, l’ornement rouge s’imposait.
On le regretta. Outre qu’il y a toujours quelque chose d’un peu choquant à voir célébrer en couleurs vives un service en l’honneur des défunts, la chasuble de deuil, alourdie de raisins d’argent, becquetés par des colombes de maillechort, venait de chez Poussielgue et constituait un des trésors de la petite basilique rurale. Au contraire, l’ornement rouge était quelque peu cousin de celui, azuré, que Mademoiselle avait rêvé d’acquérir. Fantaisiste, à sa manière, il faisait mieux que de tirer sur le rose; on ne pouvait se le dissimuler, il était «cuisse de nymphe émue».
Le rappeler eût été de mauvais goût; on se sépara, non sans avoir évoqué plusieurs souvenirs du passage de l’Étrangère, triés parmi ceux qui la mettaient en scène avec dignité, car la Comtesse,dont elle était devenue la protégée d’outre-tombe, ne permit pas qu’on fît allusion à quoi que ce fût de badin, sur le chapitre de la trépassée.
Ce renouveau de sympathie donna du regret de ne point posséder l’image de celle qui en était le prétexte. N’était-ce pas, en effet, moins que rien, l’essai photographique dû à un amateur... malheureux qui, dans une minute de distraction, commit une erreur, et fit usage d’une plaque ayant déjà servi à prendre une cascade? La combinaison de la chute d’eau et du personnage produisit un résultat désastreux, que l’on jugea décent de soustraire aux plaisanteries douteuses, en anéantissant le double cliché.