XVIII«Mademoiselle,—avait dit la Marquise,—vous devriez nous organiser unesurprisepour la fête de ma belle-fille.»Mademoiselle répondit qu’elle s’en ferait un plaisir.Vite on devina des préparatifs. Les enfants prirent des airs secrets. Sans nul doute, sur la croix du pectoral, on leur avait fait jurer de garder le silence. Plutôt que trahir rien de ce qui s’apprêtait, Berthe aurait, à soi seule, renouvelé Coré, Dathan et Abiron, qui souriaient dans la fournaise. Et Noémi aurait répondu: «Pete, non dolet!»Il y eut, dans la direction de la cuisine, des allées et venues dont on s’inquiéta, vu le danger qu’il y a, pour les mets, de se rencontrer avec les épingles. Le Grand Albert fut consulté sur l’Art de teindre les cheveux en vert. On composa des perruques de cette nuance avec du chanvre trempé dans un bouillon d’herbes.Une impatience était au salon, qu’il fallut dompter, sous le prétexte, après tout plausible, que les intéressés ne sauraient être initiés aux surprises qu’on leur réserve.Quand vint le jour mémorable, les deux petites filles, vers le milieu de l’après-midi, apparurent changées de proportions, aux yeux de leurs parents stupéfaits: elles avaient doublé de volume. La Gouvernante dut expliquer ceci que, pour ne pas trop retarder le coucher,elle avait jugé bon de faire revêtir aux enfants les costumes qu’elles devaient porter pour la représentation du soir. C’est eux qui gonflaient ainsi les robes et les sarraus et donnaient, aux gentilles élèves de Miss Winter, un aspect de potiches.Monsieur le Curé et Jacques Demelly assistèrent au dîner. L’Institutrice, à qui l’on avait abandonné le salon dès quatre heures de l’après-midi, obtint l’autorisation de disparaître, au dessert, avec sa troupe. Peu d’instants après, quelqu’un vint avertir que tout était disposé. Les spectateurs gagnèrent leurs places.Une lueur verdâtre éclairait la pièce, grâce à des abat-jour voilés de gaze. Entre deux paravents, se creusait une grotte que les assistants reconnurent avec effroi pour celle qui avait servi à la Crèche de Noël, chez les Bonnes Sœurs.La familiarité de cet emprunt choqua. C’était pis qu’une inconvenance, une profanation. La Comtesse se reprocha d’avoir semblé l’autoriser par une ignorance coupable; et elle se promit dorénavant de percer à jour les surprises.Soudain, les lettres d’un transparent s’éclairèrent dans les fonds et on lut, en caractères lumineux, ces deux mots:LE MONSTRE. Puis, lentement, deux formes apparurent sur le devant de la grotte, qui était en papier d’emballage, froissé avec art. A peine Monsieur le Curé reconnut-il ses petites catéchumènes, sous l’aspect de divinités des eaux, très pittoresquement accoutrées de fucus, d’algues et de goëmons où se mêlaient des burgaus et des porcelaines.Alors, une voix se fit entendre du fond de la caverne, avec des accents de trompette marine. Elle clama:«Pour croire à la pieuvre, il faut l’avoir vue.Comparées à la pieuvre, les vieilles hydres font sourire.A de certains moments, on serait tenté de le penser, l’insaisissable, qui flotte en nos songes, rencontre, dans le possible, des aimants, auxquels ses linéaments se prennent, et de ces obscures fixations du rêve, il sort des êtres. L’Inconnu dispose du prodige et il s’en sert pour composer le monstre. Orphée, Homère et Hésiode n’ont pu faire que la Chimère; Dieu a fait la pieuvre.Quand Dieu veut, il excelle dans l’exécrable.»Ici, la Comtesse remua sa chaise et regarda du côté du prêtre qui, heureusement, était un peu sourd. Il dodelinait de la tête avec un air d’approbation. La voix continua:«Le pourquoi de cette vérité est l’effroi du penseur religieux. Tous les idéals étant admis, si l’épouvante est un but, la pieuvre est un chef-d’œuvre.»A cet instant, les deux sirènes, quin’avaient pas quitté le plateau, se mirent à dialoguer en ces termes:BERTHE.«La baleine a l’énormité...NOÉMI....a pieuvre est petite;BERTHE.L’hippopotame a une cuirasse...NOÉMI....la pieuvre est nue;BERTHE.La jararaca a un sifflement...NOÉMI....la pieuvre est muette;BERTHE.Le rhinocéros a une corne...NOÉMI....la pieuvre n’a pas de corne;BERTHE.Le scorpion a un dard...NOÉMI....la pieuvre n’a pas de dard;BERTHE.Le buthus a des pinces...NOÉMI....la pieuvre n’a pas de pinces;BERTHE.L’alouate a une queue prenante...NOÉMI....la pieuvre n’a pas de queue;BERTHE.Le requin a des nageoires tranchantes...NOÉMI....la pieuvre n’a pas de nageoires;BERTHE.Le vespertilio-vampire a des ailes onglées...NOÉMI....la pieuvre n’a pas d’ailes;BERTHE.Le hérisson a des épines...NOÉMI....la pieuvre n’a pas d’épines;BERTHE.L’espadon a un glaive...NOÉMI....la pieuvre n’a pas de glaive;BERTHE.La torpille a un foudre...NOÉMI....la pieuvre n’a pas d’effluve;BERTHE.Le crapaud a un virus...NOÉMI....la pieuvre n’a pas de virus;BERTHE.La vipère a un venin...NOÉMI....la pieuvre n’a pas de venin;BERTHE.Le lion a des griffes...NOÉMI....la pieuvre n’a pas de griffes;BERTHE.Le gypaète a un bec...NOÉMI....la pieuvre n’a pas de bec;BERTHE.Le crocodile a une gueule...NOÉMI....la pieuvre n’a pas de dents.»Alors, du creux de la grotte, la trompette reprit:«La pieuvre n’a pas de masse musculaire, pas de cri menaçant, pas de cuirasse, pas de corne, pas de dard, pas de pince, pas de queue prenante ou contondante, pas d’ailerons tranchants, pas d’ailerons onglés, pas d’épines, pas d’épées, pas de décharge électrique, pas de virus, pas de venin, pas de griffes, pas de bec, pas de dents.»Sur cette conclusion, les deux sirèness’unirent à la trompette marine pour clamer:«La pieuvre est, de toutes les bêtes, la plus formidablement armée!...»Il y eut un silence. Visiblement on attendait les bravos, qui ne partirent point.Seule, la trompette marine qui, on l’a deviné, n’était autre que Mademoiselle, reprit sèchement:«Qu’est-ce que la pieuvre? C’est la ventouse.»Et le morceau se poursuivit d’un ton saccadé, avec la description du poulpe:«Cette forme ressemble à un parapluie fermé qui n’aurait pas de manche.—Chose épouvantable, c’est mou.—Elle a un aspect de scorbut et de gangrène. C’est de la maladie arrangée en monstruosité.—La nuit, pourtant, et particulièrement dans la saison du rut, elle est phosphorescente.—Elle a un seul orifice au centre de son rayonnement.Cet hiatus unique, est-ce l’anus, est-ce la bouche? C’est les deux. La même ouverture fait les deux fonctions, l’entrée et l’issue. Toute la bête est froide.»Par bonheur, à cette minute, Monsieur le Curé, qui avait dit sa messe de six heures du matin, fait un mariage et célébré un enterrement, sans compter le catéchisme, Monsieur le Curé eut une défaillance. Il sommeillait... il ronfla. Sur ce ronflement, Demelly, amusé, qui guettait le passage, fut secoué d’une violente et bienveillante quinte de toux, laquelle empêcha d’entendre certains termes que, d’ailleurs, l’accent irlandais de l’Institutrice (il avait reparu) ne permettait guère de distinguer. La Comtesse ne perçut ni le motrut, ni tel autre mot, et les images lui échappèrent.Cela se poursuivit longtemps. A desaffirmations du genre de celles-ci, le prêtre acquiesça:«Dans l’absolu, être hideux, c’est haïr.—La pieuvre, c’est l’hypocrite. On n’y fait pas attention; brusquement, elle s’ouvre.»Les jeunes coryphées, qui ne jouaient plus que des rôles de figurantes, donnaient des signes de somnolence ou d’inattention; Noémi, même, mit un doigt dans son nez d’océanide. Enfin cette suprême phrase retentit:«Car, ne l’oublions jamais, le mieux n’est trouvé que par le meilleur.»C’était fini.Mademoiselle sortit de sa spelonque. Il y eut de vagues compliments, des remerciements étouffés, que lemanagerne jugea pas à la hauteur de son effort. La Comtesse songeait à la dépense deluciline qu’entraînent de tels excès. La Marquise n’avait rien compris à tout ce «baragouin». L’on devinait bien que le scénario venait de plus haut. Jacques soulagea l’ignorance générale en nommant Victor Hugo etles Travailleurs de la Mer. Il y ajouta la délicatesse de ne pas paraître rendre ce service. Henriette fut secrètement flattée de penser qu’on avait récité du Victor Hugo pour sa fête, mais fort contrariée de s’apercevoir que les effets visqueux des costumes avaient été obtenus en faisant usage des housses du baromètre et de la pendule, deux enveloppes en tarlatane gommée, et que Mademoiselle, sans en demander l’autorisation, était allée prendre dans la lingerie. Enfin, ce n’était pas le soir de gronder. Les sirènes furent envoyées au lit. Et la vieille Dame, après avoir demandé à Jacques si toutce qu’on avait dit se prouvait bien dans le livre, avoua qu’elle aurait préféréles Deux Aveugles,la Grammaireou leDîner de Madelon. En tout cas, si Mademoiselle s’était mis en tête de faire «déclamer» du Victor Hugo, pourquoi n’avoir pas plutôt choisi l’Ode sur la Naissance du Duc de Bordeaux?Le lendemain, Miss Winter convint qu’elle avait songé à certains retranchements, mais elle répugnait à cette impiété qui s’appelle la «castration des textes».Ce fut le terme qu’elle employa.
XVIII«Mademoiselle,—avait dit la Marquise,—vous devriez nous organiser unesurprisepour la fête de ma belle-fille.»Mademoiselle répondit qu’elle s’en ferait un plaisir.Vite on devina des préparatifs. Les enfants prirent des airs secrets. Sans nul doute, sur la croix du pectoral, on leur avait fait jurer de garder le silence. Plutôt que trahir rien de ce qui s’apprêtait, Berthe aurait, à soi seule, renouvelé Coré, Dathan et Abiron, qui souriaient dans la fournaise. Et Noémi aurait répondu: «Pete, non dolet!»Il y eut, dans la direction de la cuisine, des allées et venues dont on s’inquiéta, vu le danger qu’il y a, pour les mets, de se rencontrer avec les épingles. Le Grand Albert fut consulté sur l’Art de teindre les cheveux en vert. On composa des perruques de cette nuance avec du chanvre trempé dans un bouillon d’herbes.Une impatience était au salon, qu’il fallut dompter, sous le prétexte, après tout plausible, que les intéressés ne sauraient être initiés aux surprises qu’on leur réserve.Quand vint le jour mémorable, les deux petites filles, vers le milieu de l’après-midi, apparurent changées de proportions, aux yeux de leurs parents stupéfaits: elles avaient doublé de volume. La Gouvernante dut expliquer ceci que, pour ne pas trop retarder le coucher,elle avait jugé bon de faire revêtir aux enfants les costumes qu’elles devaient porter pour la représentation du soir. C’est eux qui gonflaient ainsi les robes et les sarraus et donnaient, aux gentilles élèves de Miss Winter, un aspect de potiches.Monsieur le Curé et Jacques Demelly assistèrent au dîner. L’Institutrice, à qui l’on avait abandonné le salon dès quatre heures de l’après-midi, obtint l’autorisation de disparaître, au dessert, avec sa troupe. Peu d’instants après, quelqu’un vint avertir que tout était disposé. Les spectateurs gagnèrent leurs places.Une lueur verdâtre éclairait la pièce, grâce à des abat-jour voilés de gaze. Entre deux paravents, se creusait une grotte que les assistants reconnurent avec effroi pour celle qui avait servi à la Crèche de Noël, chez les Bonnes Sœurs.La familiarité de cet emprunt choqua. C’était pis qu’une inconvenance, une profanation. La Comtesse se reprocha d’avoir semblé l’autoriser par une ignorance coupable; et elle se promit dorénavant de percer à jour les surprises.Soudain, les lettres d’un transparent s’éclairèrent dans les fonds et on lut, en caractères lumineux, ces deux mots:LE MONSTRE. Puis, lentement, deux formes apparurent sur le devant de la grotte, qui était en papier d’emballage, froissé avec art. A peine Monsieur le Curé reconnut-il ses petites catéchumènes, sous l’aspect de divinités des eaux, très pittoresquement accoutrées de fucus, d’algues et de goëmons où se mêlaient des burgaus et des porcelaines.Alors, une voix se fit entendre du fond de la caverne, avec des accents de trompette marine. Elle clama:«Pour croire à la pieuvre, il faut l’avoir vue.Comparées à la pieuvre, les vieilles hydres font sourire.A de certains moments, on serait tenté de le penser, l’insaisissable, qui flotte en nos songes, rencontre, dans le possible, des aimants, auxquels ses linéaments se prennent, et de ces obscures fixations du rêve, il sort des êtres. L’Inconnu dispose du prodige et il s’en sert pour composer le monstre. Orphée, Homère et Hésiode n’ont pu faire que la Chimère; Dieu a fait la pieuvre.Quand Dieu veut, il excelle dans l’exécrable.»Ici, la Comtesse remua sa chaise et regarda du côté du prêtre qui, heureusement, était un peu sourd. Il dodelinait de la tête avec un air d’approbation. La voix continua:«Le pourquoi de cette vérité est l’effroi du penseur religieux. Tous les idéals étant admis, si l’épouvante est un but, la pieuvre est un chef-d’œuvre.»A cet instant, les deux sirènes, quin’avaient pas quitté le plateau, se mirent à dialoguer en ces termes:BERTHE.«La baleine a l’énormité...NOÉMI....a pieuvre est petite;BERTHE.L’hippopotame a une cuirasse...NOÉMI....la pieuvre est nue;BERTHE.La jararaca a un sifflement...NOÉMI....la pieuvre est muette;BERTHE.Le rhinocéros a une corne...NOÉMI....la pieuvre n’a pas de corne;BERTHE.Le scorpion a un dard...NOÉMI....la pieuvre n’a pas de dard;BERTHE.Le buthus a des pinces...NOÉMI....la pieuvre n’a pas de pinces;BERTHE.L’alouate a une queue prenante...NOÉMI....la pieuvre n’a pas de queue;BERTHE.Le requin a des nageoires tranchantes...NOÉMI....la pieuvre n’a pas de nageoires;BERTHE.Le vespertilio-vampire a des ailes onglées...NOÉMI....la pieuvre n’a pas d’ailes;BERTHE.Le hérisson a des épines...NOÉMI....la pieuvre n’a pas d’épines;BERTHE.L’espadon a un glaive...NOÉMI....la pieuvre n’a pas de glaive;BERTHE.La torpille a un foudre...NOÉMI....la pieuvre n’a pas d’effluve;BERTHE.Le crapaud a un virus...NOÉMI....la pieuvre n’a pas de virus;BERTHE.La vipère a un venin...NOÉMI....la pieuvre n’a pas de venin;BERTHE.Le lion a des griffes...NOÉMI....la pieuvre n’a pas de griffes;BERTHE.Le gypaète a un bec...NOÉMI....la pieuvre n’a pas de bec;BERTHE.Le crocodile a une gueule...NOÉMI....la pieuvre n’a pas de dents.»Alors, du creux de la grotte, la trompette reprit:«La pieuvre n’a pas de masse musculaire, pas de cri menaçant, pas de cuirasse, pas de corne, pas de dard, pas de pince, pas de queue prenante ou contondante, pas d’ailerons tranchants, pas d’ailerons onglés, pas d’épines, pas d’épées, pas de décharge électrique, pas de virus, pas de venin, pas de griffes, pas de bec, pas de dents.»Sur cette conclusion, les deux sirèness’unirent à la trompette marine pour clamer:«La pieuvre est, de toutes les bêtes, la plus formidablement armée!...»Il y eut un silence. Visiblement on attendait les bravos, qui ne partirent point.Seule, la trompette marine qui, on l’a deviné, n’était autre que Mademoiselle, reprit sèchement:«Qu’est-ce que la pieuvre? C’est la ventouse.»Et le morceau se poursuivit d’un ton saccadé, avec la description du poulpe:«Cette forme ressemble à un parapluie fermé qui n’aurait pas de manche.—Chose épouvantable, c’est mou.—Elle a un aspect de scorbut et de gangrène. C’est de la maladie arrangée en monstruosité.—La nuit, pourtant, et particulièrement dans la saison du rut, elle est phosphorescente.—Elle a un seul orifice au centre de son rayonnement.Cet hiatus unique, est-ce l’anus, est-ce la bouche? C’est les deux. La même ouverture fait les deux fonctions, l’entrée et l’issue. Toute la bête est froide.»Par bonheur, à cette minute, Monsieur le Curé, qui avait dit sa messe de six heures du matin, fait un mariage et célébré un enterrement, sans compter le catéchisme, Monsieur le Curé eut une défaillance. Il sommeillait... il ronfla. Sur ce ronflement, Demelly, amusé, qui guettait le passage, fut secoué d’une violente et bienveillante quinte de toux, laquelle empêcha d’entendre certains termes que, d’ailleurs, l’accent irlandais de l’Institutrice (il avait reparu) ne permettait guère de distinguer. La Comtesse ne perçut ni le motrut, ni tel autre mot, et les images lui échappèrent.Cela se poursuivit longtemps. A desaffirmations du genre de celles-ci, le prêtre acquiesça:«Dans l’absolu, être hideux, c’est haïr.—La pieuvre, c’est l’hypocrite. On n’y fait pas attention; brusquement, elle s’ouvre.»Les jeunes coryphées, qui ne jouaient plus que des rôles de figurantes, donnaient des signes de somnolence ou d’inattention; Noémi, même, mit un doigt dans son nez d’océanide. Enfin cette suprême phrase retentit:«Car, ne l’oublions jamais, le mieux n’est trouvé que par le meilleur.»C’était fini.Mademoiselle sortit de sa spelonque. Il y eut de vagues compliments, des remerciements étouffés, que lemanagerne jugea pas à la hauteur de son effort. La Comtesse songeait à la dépense deluciline qu’entraînent de tels excès. La Marquise n’avait rien compris à tout ce «baragouin». L’on devinait bien que le scénario venait de plus haut. Jacques soulagea l’ignorance générale en nommant Victor Hugo etles Travailleurs de la Mer. Il y ajouta la délicatesse de ne pas paraître rendre ce service. Henriette fut secrètement flattée de penser qu’on avait récité du Victor Hugo pour sa fête, mais fort contrariée de s’apercevoir que les effets visqueux des costumes avaient été obtenus en faisant usage des housses du baromètre et de la pendule, deux enveloppes en tarlatane gommée, et que Mademoiselle, sans en demander l’autorisation, était allée prendre dans la lingerie. Enfin, ce n’était pas le soir de gronder. Les sirènes furent envoyées au lit. Et la vieille Dame, après avoir demandé à Jacques si toutce qu’on avait dit se prouvait bien dans le livre, avoua qu’elle aurait préféréles Deux Aveugles,la Grammaireou leDîner de Madelon. En tout cas, si Mademoiselle s’était mis en tête de faire «déclamer» du Victor Hugo, pourquoi n’avoir pas plutôt choisi l’Ode sur la Naissance du Duc de Bordeaux?Le lendemain, Miss Winter convint qu’elle avait songé à certains retranchements, mais elle répugnait à cette impiété qui s’appelle la «castration des textes».Ce fut le terme qu’elle employa.
«Mademoiselle,—avait dit la Marquise,—vous devriez nous organiser unesurprisepour la fête de ma belle-fille.»
Mademoiselle répondit qu’elle s’en ferait un plaisir.
Vite on devina des préparatifs. Les enfants prirent des airs secrets. Sans nul doute, sur la croix du pectoral, on leur avait fait jurer de garder le silence. Plutôt que trahir rien de ce qui s’apprêtait, Berthe aurait, à soi seule, renouvelé Coré, Dathan et Abiron, qui souriaient dans la fournaise. Et Noémi aurait répondu: «Pete, non dolet!»
Il y eut, dans la direction de la cuisine, des allées et venues dont on s’inquiéta, vu le danger qu’il y a, pour les mets, de se rencontrer avec les épingles. Le Grand Albert fut consulté sur l’Art de teindre les cheveux en vert. On composa des perruques de cette nuance avec du chanvre trempé dans un bouillon d’herbes.
Une impatience était au salon, qu’il fallut dompter, sous le prétexte, après tout plausible, que les intéressés ne sauraient être initiés aux surprises qu’on leur réserve.
Quand vint le jour mémorable, les deux petites filles, vers le milieu de l’après-midi, apparurent changées de proportions, aux yeux de leurs parents stupéfaits: elles avaient doublé de volume. La Gouvernante dut expliquer ceci que, pour ne pas trop retarder le coucher,elle avait jugé bon de faire revêtir aux enfants les costumes qu’elles devaient porter pour la représentation du soir. C’est eux qui gonflaient ainsi les robes et les sarraus et donnaient, aux gentilles élèves de Miss Winter, un aspect de potiches.
Monsieur le Curé et Jacques Demelly assistèrent au dîner. L’Institutrice, à qui l’on avait abandonné le salon dès quatre heures de l’après-midi, obtint l’autorisation de disparaître, au dessert, avec sa troupe. Peu d’instants après, quelqu’un vint avertir que tout était disposé. Les spectateurs gagnèrent leurs places.
Une lueur verdâtre éclairait la pièce, grâce à des abat-jour voilés de gaze. Entre deux paravents, se creusait une grotte que les assistants reconnurent avec effroi pour celle qui avait servi à la Crèche de Noël, chez les Bonnes Sœurs.La familiarité de cet emprunt choqua. C’était pis qu’une inconvenance, une profanation. La Comtesse se reprocha d’avoir semblé l’autoriser par une ignorance coupable; et elle se promit dorénavant de percer à jour les surprises.
Soudain, les lettres d’un transparent s’éclairèrent dans les fonds et on lut, en caractères lumineux, ces deux mots:LE MONSTRE. Puis, lentement, deux formes apparurent sur le devant de la grotte, qui était en papier d’emballage, froissé avec art. A peine Monsieur le Curé reconnut-il ses petites catéchumènes, sous l’aspect de divinités des eaux, très pittoresquement accoutrées de fucus, d’algues et de goëmons où se mêlaient des burgaus et des porcelaines.
Alors, une voix se fit entendre du fond de la caverne, avec des accents de trompette marine. Elle clama:
«Pour croire à la pieuvre, il faut l’avoir vue.Comparées à la pieuvre, les vieilles hydres font sourire.A de certains moments, on serait tenté de le penser, l’insaisissable, qui flotte en nos songes, rencontre, dans le possible, des aimants, auxquels ses linéaments se prennent, et de ces obscures fixations du rêve, il sort des êtres. L’Inconnu dispose du prodige et il s’en sert pour composer le monstre. Orphée, Homère et Hésiode n’ont pu faire que la Chimère; Dieu a fait la pieuvre.Quand Dieu veut, il excelle dans l’exécrable.»
«Pour croire à la pieuvre, il faut l’avoir vue.
Comparées à la pieuvre, les vieilles hydres font sourire.
A de certains moments, on serait tenté de le penser, l’insaisissable, qui flotte en nos songes, rencontre, dans le possible, des aimants, auxquels ses linéaments se prennent, et de ces obscures fixations du rêve, il sort des êtres. L’Inconnu dispose du prodige et il s’en sert pour composer le monstre. Orphée, Homère et Hésiode n’ont pu faire que la Chimère; Dieu a fait la pieuvre.
Quand Dieu veut, il excelle dans l’exécrable.»
Ici, la Comtesse remua sa chaise et regarda du côté du prêtre qui, heureusement, était un peu sourd. Il dodelinait de la tête avec un air d’approbation. La voix continua:
«Le pourquoi de cette vérité est l’effroi du penseur religieux. Tous les idéals étant admis, si l’épouvante est un but, la pieuvre est un chef-d’œuvre.»
A cet instant, les deux sirènes, quin’avaient pas quitté le plateau, se mirent à dialoguer en ces termes:
BERTHE.
«La baleine a l’énormité...
NOÉMI.
...a pieuvre est petite;
BERTHE.
L’hippopotame a une cuirasse...
NOÉMI.
...la pieuvre est nue;
BERTHE.
La jararaca a un sifflement...
NOÉMI.
...la pieuvre est muette;
BERTHE.
Le rhinocéros a une corne...
NOÉMI.
...la pieuvre n’a pas de corne;
BERTHE.
Le scorpion a un dard...
NOÉMI.
...la pieuvre n’a pas de dard;
BERTHE.
Le buthus a des pinces...
NOÉMI.
...la pieuvre n’a pas de pinces;
BERTHE.
L’alouate a une queue prenante...
NOÉMI.
...la pieuvre n’a pas de queue;
BERTHE.
Le requin a des nageoires tranchantes...
NOÉMI.
...la pieuvre n’a pas de nageoires;
BERTHE.
Le vespertilio-vampire a des ailes onglées...
NOÉMI.
...la pieuvre n’a pas d’ailes;
BERTHE.
Le hérisson a des épines...
NOÉMI.
...la pieuvre n’a pas d’épines;
BERTHE.
L’espadon a un glaive...
NOÉMI.
...la pieuvre n’a pas de glaive;
BERTHE.
La torpille a un foudre...
NOÉMI.
...la pieuvre n’a pas d’effluve;
BERTHE.
Le crapaud a un virus...
NOÉMI.
...la pieuvre n’a pas de virus;
BERTHE.
La vipère a un venin...
NOÉMI.
...la pieuvre n’a pas de venin;
BERTHE.
Le lion a des griffes...
NOÉMI.
...la pieuvre n’a pas de griffes;
BERTHE.
Le gypaète a un bec...
NOÉMI.
...la pieuvre n’a pas de bec;
BERTHE.
Le crocodile a une gueule...
NOÉMI.
...la pieuvre n’a pas de dents.»
Alors, du creux de la grotte, la trompette reprit:
«La pieuvre n’a pas de masse musculaire, pas de cri menaçant, pas de cuirasse, pas de corne, pas de dard, pas de pince, pas de queue prenante ou contondante, pas d’ailerons tranchants, pas d’ailerons onglés, pas d’épines, pas d’épées, pas de décharge électrique, pas de virus, pas de venin, pas de griffes, pas de bec, pas de dents.»
Sur cette conclusion, les deux sirèness’unirent à la trompette marine pour clamer:
«La pieuvre est, de toutes les bêtes, la plus formidablement armée!...»
Il y eut un silence. Visiblement on attendait les bravos, qui ne partirent point.
Seule, la trompette marine qui, on l’a deviné, n’était autre que Mademoiselle, reprit sèchement:
«Qu’est-ce que la pieuvre? C’est la ventouse.»
Et le morceau se poursuivit d’un ton saccadé, avec la description du poulpe:
«Cette forme ressemble à un parapluie fermé qui n’aurait pas de manche.—Chose épouvantable, c’est mou.—Elle a un aspect de scorbut et de gangrène. C’est de la maladie arrangée en monstruosité.—La nuit, pourtant, et particulièrement dans la saison du rut, elle est phosphorescente.—Elle a un seul orifice au centre de son rayonnement.Cet hiatus unique, est-ce l’anus, est-ce la bouche? C’est les deux. La même ouverture fait les deux fonctions, l’entrée et l’issue. Toute la bête est froide.»
Par bonheur, à cette minute, Monsieur le Curé, qui avait dit sa messe de six heures du matin, fait un mariage et célébré un enterrement, sans compter le catéchisme, Monsieur le Curé eut une défaillance. Il sommeillait... il ronfla. Sur ce ronflement, Demelly, amusé, qui guettait le passage, fut secoué d’une violente et bienveillante quinte de toux, laquelle empêcha d’entendre certains termes que, d’ailleurs, l’accent irlandais de l’Institutrice (il avait reparu) ne permettait guère de distinguer. La Comtesse ne perçut ni le motrut, ni tel autre mot, et les images lui échappèrent.
Cela se poursuivit longtemps. A desaffirmations du genre de celles-ci, le prêtre acquiesça:
«Dans l’absolu, être hideux, c’est haïr.—La pieuvre, c’est l’hypocrite. On n’y fait pas attention; brusquement, elle s’ouvre.»
Les jeunes coryphées, qui ne jouaient plus que des rôles de figurantes, donnaient des signes de somnolence ou d’inattention; Noémi, même, mit un doigt dans son nez d’océanide. Enfin cette suprême phrase retentit:
«Car, ne l’oublions jamais, le mieux n’est trouvé que par le meilleur.»
C’était fini.
Mademoiselle sortit de sa spelonque. Il y eut de vagues compliments, des remerciements étouffés, que lemanagerne jugea pas à la hauteur de son effort. La Comtesse songeait à la dépense deluciline qu’entraînent de tels excès. La Marquise n’avait rien compris à tout ce «baragouin». L’on devinait bien que le scénario venait de plus haut. Jacques soulagea l’ignorance générale en nommant Victor Hugo etles Travailleurs de la Mer. Il y ajouta la délicatesse de ne pas paraître rendre ce service. Henriette fut secrètement flattée de penser qu’on avait récité du Victor Hugo pour sa fête, mais fort contrariée de s’apercevoir que les effets visqueux des costumes avaient été obtenus en faisant usage des housses du baromètre et de la pendule, deux enveloppes en tarlatane gommée, et que Mademoiselle, sans en demander l’autorisation, était allée prendre dans la lingerie. Enfin, ce n’était pas le soir de gronder. Les sirènes furent envoyées au lit. Et la vieille Dame, après avoir demandé à Jacques si toutce qu’on avait dit se prouvait bien dans le livre, avoua qu’elle aurait préféréles Deux Aveugles,la Grammaireou leDîner de Madelon. En tout cas, si Mademoiselle s’était mis en tête de faire «déclamer» du Victor Hugo, pourquoi n’avoir pas plutôt choisi l’Ode sur la Naissance du Duc de Bordeaux?
Le lendemain, Miss Winter convint qu’elle avait songé à certains retranchements, mais elle répugnait à cette impiété qui s’appelle la «castration des textes».
Ce fut le terme qu’elle employa.