XXXUn abus contre lequel il eût été difficile de s’élever sans faire montre de tyrannie à l’égard de Mademoiselle, c’était celui que prétend refréner, dans les hôtels de voyageurs, la recommandation qui s’exprime ainsi: «On est prié de ne pas monter les journaux dans les chambres.»—De la non-application de ce précepte résultait cependant pour notre petite colonie, on vient de le voir, un véritable danger, près duquel ne comptait que peu la dépense de lumière nécessitée par une lecture tardive. Ce danger, c’était le thème nombreuxfourni à Miss Winter, pour sa conversation du lendemain, par l’épluchure d’une foule d’alinéas gros de discussions et riches d’hérésies. Cela donnait aux monologues de l’Étrangère quelque chose de kaléidoscopique et de fatigant comme le jeu de cet appareil. A peine avait-elle fini de parler du cadre en diamants que Madame Moore projetait d’offrir à la Joconde, pour dégoter Madame de Béarn, dont la bordure soupçonnée allait être offerte au Musée des Aveugles, que, tout aussitôt, elle en venait aux arrestations opérées à la suite du Scandale Financier Suisse. Sans transition, les visiteurs de Madame Ganderax étaient pris à parti. La Gouvernante qui ne savait rien de cette Dame, descendait armée de ce texte: «Madame Ganderax recevra à quatre heures, le premier jeudi de chaque mois, et tous les vendredis,sauf le premier.» Une fois en possession d’un semblable filet, l’Institutrice en tirait autant de variations que le célèbre duo desVoitures verséesen fournit à son multiplicateur musical. Elle se demandait de quel assemblage de prestiges la Dame inconnue pouvait extraire et justifier l’espérance de voir des Parisiens, affairés et distraits, garder présents à l’esprit, entre les vicissitudes du bridge et du polo, du flirt et de l’art, de la religion et de la danse, les quantièmes et les heures qu’une hôtesse, évidemment autoritaire, leur signifiait par l’intermédiaire de la Presse, avec un raffinement de difficultés, du genre de celles dont les pédagogues hargneux hérissent des dictées ayant pour but de faire trébucher l’orthographe des écoliers et s’effondrer leur syntaxe.Munie d’un pareil thème, la lectricelui faisait rendre des effets qui, pour être singuliers, n’en étaient pas moins fastidieux. Elle invitait à se représenter les clients du Ritz, leurengagement book, à la main, en proie à toutes les combinaisons de la mnémotechnie, pour se rappeler avec exactitude lequel, du jeudi ou du vendredi, était celui qui, pris en défaut, n’aurait offert, aux arrivants déçus, que la triste surprise de rencontrervisage de bois, chez Madame Ganderax, sur le coup de quatre heures.Cette note, péremptoire dans sa brièveté, excitait aussi la chercheuse:Madame Bulteau, grippée, ne recevra pas aujourd’hui.Une telle image évoquait d’abord les jujubes et le gargarisme, Géraudel et le Rigollot. Évidemment le cas était foudroyant pour charger un avertissement, à ce point tardif et, en somme, hasardeux (il y a des personnesqui ne lisent pas de journaux, et qui font des visites) d’épargner les trajets inutiles. Là encore, que de becs dans l’eau et de nez cassés! Évidemment aussi l’influenzée s’en remettait à la Renommée aux cent bouches de trompetter incontinent, aux quatre coins de Paris et de la banlieue, sa décommande altière et mondiale.Un tel jeu était assommant; Miss n’en avait cure. Et quand elle consentait à changer de sujet, c’était pour demander l’intérêt que pouvait trouver un quotidien à carillonner (comme des lecteurs à en recevoir l’annonce) que le Comte Arthur de Gabriac, par exemple, venait de «quitter Paris, pour retourner à Nice, en passant par l’Italie»; ou que Mademoiselle Vacaresco, laquelle «met la dernière main à un roman de mœurs paysannes roumaines, commencé depuisdeux ans, vient de visiter la Transylvanie en automobile».—Vraiment,qu’est-ce que ça faisait?..L’Irlandaise en conclut que la «prière d’insérer» avait, suivant elle, porté un coup dangereux à la Presse Française, qui témoignait d’une faiblesse, en prouvant une complaisance à l’innombrable et journalier envoi de tant de vanités, occupées à donner aux nouvelles cosmiques l’aspect de leur petit trantran et le son de leurs borborygmes.Trop lancé pour s’arrêter en si beau chemin, notre Jonas féminin se mit à prédire la ruine de Ninive. Comment désormais supporter des attaches avec une civilisation dont l’état maladif se trahissait par des soubresauts et des convulsions, que Mademoiselle qualifia d’éclamptiques? Elle en cita quelques exemples et conclut: «On laisse Villierspérir de misère et Verlaine crever de faim; mais Monsieur Carnegie dépense cinq millions pour la création d’un héros pacifique; et Monsieur Chauchard, deux cent mille francs, pour avoir un enterrement Louis XV!»Elle proclama que deux des maux dont notre temps mourait, c’était l’anticipationdes réussites et l’hydropisiedes prodromes. Elle basa son affirmation sur de nouvelles preuves. Au-dessous d’un portrait de Bourget, publié plusieurs jours avant saBarricade, il y avait écrit: «l’Auteur du nouveau grand succès du Vaudeville.»—Qu’en savait-on? à moins de se baser sur le succès desMauvais Bergersde Mirbeau, ou de laNietzschéennede Madame Lesueur?—Supposez que la même rubrique ait été inscrite au-dessous du portrait de Monsieur Prévost, à la veille des représentationsdePierre et Thérèse, qui dut quitter silencieusement l’affiche, après avoir fait le minimum, que serait-il advenu? Rien, il est vrai.—Monsieur Arnaud de Becquières mijote un humble laïus qui, s’il réalise tout ce que lui laissent de chances les moyens d’un orateur de cotillon, unis à ceux d’un conducteur despeechs, ira peut-être jusqu’à mériter l’épithète de «gentil». Avant que ce petit souffle ait eu le temps de s’enfler, un grossissement, à la fois nasillard et phonographique, l’a déjà transformé en orage sublime; ce ne sera rien moins qu’un «événement triomphal». Tout juste le substantif et l’adjectif qu’il aurait convenu d’appliquer à l’apparition du premier volume de laLégende des Siècles!Ici l’avocate respira, prit un temps, pour s’irriter bientôt après, en lisant quela Duchesse de Rohan écrivait «dans la langue des dieux». Mais comme le compte rendu ajoutait qu’au dernier «Gibou» poétique de cette Dame, on avait entendu Monsieur Crottinet, l’Insulaire en conclut que c’était un des dieux sus-nommés et, tout de suite, cette constatation lui parut remettre les choses au point. Cependant Cassandre, qui succédait à Jonas, s’irrita contre la coupable complicité de la copie gratuite et de la demande d’insertion, qui se mettaient de mèche pour qualifier de «régal littéraire» ce qui n’était que rogatons sans littérature; parlant «du talent que l’on sait» quand il aurait fallu dire: que l’on sait... ne pas être; et de «louanges méritées», quand le langage d’une clef bien pensante aurait suffi à s’exprimer là-dessus. Et l’insertion concluait: «Il faut, une fois de plus, féliciterla Duchesse de Rohan, poète délicat elle-même,des encouragements donnés aux poètes, qui n’ont pas toujours la faculté de se faire entendre...»La frondeuse rectifia: «Il faut, une fois de plus, blâmer la Duchesse de Rohan des encouragements donnés aux poètes qui n’ont pas de talent, à commencer par elle-même, etc., etc...»Non, non, cent fois non, poursuivait lediscursusde l’énergumène, ce n’est pas mériter des Lettres que d’agir, en ceci, comme le fait cette Dame, c’est mériter des nasardes.Les poètes, dignes de ce titre, trouvent toujours bien, une heure, le moyen d’élever la voix, quand leur chant vaut d’être entendu. Et cela, heureusement, tôt ou tard, rien ne saurait l’empêcher. Tel n’est pas, à de rares exceptions près, le cas de ceux que fait entendre la Duchesse;ceux-là ne relèvent que du silence et n’ont qu’à y gagner; lui, de même, tant de fois supérieur à l’ébranlement de l’air par des sonorités sans contrôle! Si, au contraire, l’auteur de tant de vers de terre-à-terre (chez qui, je crois, il fréquente, les jours où le thé a l’esprit de ne pas être poétique), obtenait de Monsieur Abel Bonnard qu’il récitât ses belles strophes sur l’Amour de la Maison, par exemple, ce serait «une autre paire de manches», comme dirait Henriette. Mais ce n’est pas tous les jours fête, et surtout pas ceux où les bons poètes qui, c’est plaisant à noter, se rendent volontiers Boulevard des Invalides, en temps ordinaire, se feraient plutôt pendre que de mêler leurs nobles accents à la confusion des langues.Il y a les fillettes qui jouent à la Madame, les garçonnets qui jouent au soldatou au cheval et, généralement, tous les enfants, qui jouent à la dînette. Tous ces diminutifs d’actes, sinon plus grands, du moins plus tardifs, ce sont les imitations, les simagrées, pour ne pas dire les singeries de l’âge, de l’armée, de l’équitation et de la cuisine. C’est de la sorte que, chez la Duchesse de Rohan, l’on joue à la poésie.Le Professeur Dieulafoy, dont l’érudition aurait parfaitement suffi, en la circonstance, fit, un jour, à Monsieur Bourget, la grâce de lui demander un nom pour un simulateur de maladies. L’Académicien répondit: «Pathomime.» Que dirait l’auteur deCruelle Énigme, si on lui proposait pour le jeu (fort inférieur aubridgeet aupuzzle) qui se joue, chez la Duchesse de Rohan, le titre de Poétamime?Mais tout cela n’était que joyeux et, aufond, assez inoffensif, si ce n’est pour celle qui en portait la peine dans le jugement de sesvrais amis, à jamais affligés de la voir sacrifier quelques pouvoirs et d’aimables dons, à ces vaniteuses turlutaines; ce qui était plus douloureux, c’était de lire, plus qu’avec fréquence, avec continuité, le nom de Madame Alphonse Daudet, parmi les assistants de ces «galéjades» que sa présence paraissait justifier, pour les personnes qui ne connaissent pas son goût sévère, sa fine raillerie, et son jugement sans mollesse. Que Mademoiselle Vacaresco applaudisse Monsieur Crottinet, ce n’est qu’assortiment; mais quelle proportion entre le grand nom de Lettres de l’auteur duPetit Chose, et ces petites choses? La méchante se voilait la face. Il n’aurait plus manqué que l’on vît là Madame Judith Gautier!..Mais, après tout, elle n’eût que suivi, en cela, Monsieur Haraucourt, lequel, s’il admet de voir présider des banquets, soi-disant littéraires, par la Duchesse de Rohan,considérée comme Poète, prouve du même coup, et indubitablement, que ces banquets-là n’ont rien à voir avec les Lettres, même Hottentotes. Et nul n’est mieux à même d’en juger que Monsieur Haraucourt, probe écrivain français.Car,on ne saurait assez le redire, si la Bonne Dame (qui ne vient, hélas! que pour ça!) n’exigeait pas de gâter le dessert, en s’y faisant servir et resservir ses petits fours poétiques,nulle ne serait mieux qualifiée, pour ce titre de Présidente. On n’en saurait trouver de plus affable. Mais, comme poète, on n’en saurait trouver qui remplisse moins les conditions.Le tournant était périlleux. La Dame,comme Dame, éveillait de respectueuses sympathies, éminemment justifiées, mais qu’elle brûlait de transplanter incontinent sur le terrain de l’esthétique. Alors, quand elle n’avait pas affaire aux snobs et aux complaisants, ça ne marchait plus. Le fait est qu’elle n’avait pas encore obtenu d’un écrivain, un peu digne de ce nom, l’article apologétique. Monsieur Prévost lui-même, pourtant accessible aux musettes bleutées, faisait la sourde oreille, et le bon Coppée, probablement pressenti, était descendu dans la tombe, sans avoir critiquéLande Fleurie, ce dont le Bon Dieu lui avait su gré. Il fallait se contenter d’une conférence de Montoya et d’un article de Monsieur Wiener. En revanche, des personnes bien informées affirment que d’importants fragments d’un gros travail sur lesLuciolesont été trouvés dans lespapiers légués à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres par Miss Lottie Collins, la créatrice de Tara-ra-boum-de-Hay.Quoi qu’il en soit, la Scudéry des Balkans (je ne parle pas de la Reine) s’était prononcée dans le sens du déchaînement lyrique.Une femme, entre toutes respectable par l’autorité de son talent et la dignité de son caractère, se serait, paraît-il, efforcée de faire entendre doucement à la chanteuse desAjoncs, qu’un peu plus de mesure apparaît désirable dans l’émission de l’alexandrin. Celle-ci aurait répondu: «Vacaresco m’a pourtant recommandé de melaisser aller.»—On la reconnaît bien là cette terribleFuite en Valachie; elle prêche d’exemple.Cassandre n’avait plus de salive. Demelly crut devoir venir à son secours, et à la rescousse; il sortit de sa poche unnuméro duMatinet se tailla un succès facile en lisant l’article intitulé:La Duchesse de Rohan fait inviter les poètes par son valet de chambre. Cette manière offre des inconvénients.On connaît l’anecdote, la châtelaine distraite, si fort occupée à fêter Monsieur Crottinet, qu’elle se trouve avoir, par mégarde, invité l’Ombre de Verlaine. Contrairement à ce qu’on attendait, cette forme de gaffe d’outre-tombe trouva l’auditrice indulgente, presque favorable. Elle dit simplement que, si la bonne Dame en était à prendre les morts pour les vivants, et Bussy-Rabutin, pour Mademoiselle Rabuteau, on devait trouver plus naturel, désormais, de la voir confondre Victor Hugo avec Victor du Bled, et lesQuatre Vents de l’Espritavec les pets de nonne.Pour atténuer le fâcheux effet produitpar ce rapprochement, le voisin entama quelques variations sur l’éternelo tempora, o mores! Il conta qu’un de ses amis qui avait introduit, présenté, recommandé chaleureusement un garçon, dans un intérieur jadis à la mode, s’en était vu remercier par son protégé d’une façon inattendue: celui-ci négligeait de le saluer quand il le rencontrait dans le salon dont il lui devait l’accès. Ce récit eut le don de hausser Cassandre jusqu’à l’invective héroïque. Elle cria: «S’il existe des maîtresses de maison pour autoriser, pour favoriser de telles façons de faire, ces amphytrionnes-là ont leur place d’honneur toute marquée dans la République de Va-t’faire fiche et dans l’État de Va-comm’j’te-pousse, où l’on mange avec ses doigts, après les avoir préalablement fourrés dans son nez, sans compter celui des autres!...»Voilà ce que valait, aux habitants du castel, la lecture, mal digérée par Mademoiselle, des journaux du matin, potassés dans la nuit!
XXXUn abus contre lequel il eût été difficile de s’élever sans faire montre de tyrannie à l’égard de Mademoiselle, c’était celui que prétend refréner, dans les hôtels de voyageurs, la recommandation qui s’exprime ainsi: «On est prié de ne pas monter les journaux dans les chambres.»—De la non-application de ce précepte résultait cependant pour notre petite colonie, on vient de le voir, un véritable danger, près duquel ne comptait que peu la dépense de lumière nécessitée par une lecture tardive. Ce danger, c’était le thème nombreuxfourni à Miss Winter, pour sa conversation du lendemain, par l’épluchure d’une foule d’alinéas gros de discussions et riches d’hérésies. Cela donnait aux monologues de l’Étrangère quelque chose de kaléidoscopique et de fatigant comme le jeu de cet appareil. A peine avait-elle fini de parler du cadre en diamants que Madame Moore projetait d’offrir à la Joconde, pour dégoter Madame de Béarn, dont la bordure soupçonnée allait être offerte au Musée des Aveugles, que, tout aussitôt, elle en venait aux arrestations opérées à la suite du Scandale Financier Suisse. Sans transition, les visiteurs de Madame Ganderax étaient pris à parti. La Gouvernante qui ne savait rien de cette Dame, descendait armée de ce texte: «Madame Ganderax recevra à quatre heures, le premier jeudi de chaque mois, et tous les vendredis,sauf le premier.» Une fois en possession d’un semblable filet, l’Institutrice en tirait autant de variations que le célèbre duo desVoitures verséesen fournit à son multiplicateur musical. Elle se demandait de quel assemblage de prestiges la Dame inconnue pouvait extraire et justifier l’espérance de voir des Parisiens, affairés et distraits, garder présents à l’esprit, entre les vicissitudes du bridge et du polo, du flirt et de l’art, de la religion et de la danse, les quantièmes et les heures qu’une hôtesse, évidemment autoritaire, leur signifiait par l’intermédiaire de la Presse, avec un raffinement de difficultés, du genre de celles dont les pédagogues hargneux hérissent des dictées ayant pour but de faire trébucher l’orthographe des écoliers et s’effondrer leur syntaxe.Munie d’un pareil thème, la lectricelui faisait rendre des effets qui, pour être singuliers, n’en étaient pas moins fastidieux. Elle invitait à se représenter les clients du Ritz, leurengagement book, à la main, en proie à toutes les combinaisons de la mnémotechnie, pour se rappeler avec exactitude lequel, du jeudi ou du vendredi, était celui qui, pris en défaut, n’aurait offert, aux arrivants déçus, que la triste surprise de rencontrervisage de bois, chez Madame Ganderax, sur le coup de quatre heures.Cette note, péremptoire dans sa brièveté, excitait aussi la chercheuse:Madame Bulteau, grippée, ne recevra pas aujourd’hui.Une telle image évoquait d’abord les jujubes et le gargarisme, Géraudel et le Rigollot. Évidemment le cas était foudroyant pour charger un avertissement, à ce point tardif et, en somme, hasardeux (il y a des personnesqui ne lisent pas de journaux, et qui font des visites) d’épargner les trajets inutiles. Là encore, que de becs dans l’eau et de nez cassés! Évidemment aussi l’influenzée s’en remettait à la Renommée aux cent bouches de trompetter incontinent, aux quatre coins de Paris et de la banlieue, sa décommande altière et mondiale.Un tel jeu était assommant; Miss n’en avait cure. Et quand elle consentait à changer de sujet, c’était pour demander l’intérêt que pouvait trouver un quotidien à carillonner (comme des lecteurs à en recevoir l’annonce) que le Comte Arthur de Gabriac, par exemple, venait de «quitter Paris, pour retourner à Nice, en passant par l’Italie»; ou que Mademoiselle Vacaresco, laquelle «met la dernière main à un roman de mœurs paysannes roumaines, commencé depuisdeux ans, vient de visiter la Transylvanie en automobile».—Vraiment,qu’est-ce que ça faisait?..L’Irlandaise en conclut que la «prière d’insérer» avait, suivant elle, porté un coup dangereux à la Presse Française, qui témoignait d’une faiblesse, en prouvant une complaisance à l’innombrable et journalier envoi de tant de vanités, occupées à donner aux nouvelles cosmiques l’aspect de leur petit trantran et le son de leurs borborygmes.Trop lancé pour s’arrêter en si beau chemin, notre Jonas féminin se mit à prédire la ruine de Ninive. Comment désormais supporter des attaches avec une civilisation dont l’état maladif se trahissait par des soubresauts et des convulsions, que Mademoiselle qualifia d’éclamptiques? Elle en cita quelques exemples et conclut: «On laisse Villierspérir de misère et Verlaine crever de faim; mais Monsieur Carnegie dépense cinq millions pour la création d’un héros pacifique; et Monsieur Chauchard, deux cent mille francs, pour avoir un enterrement Louis XV!»Elle proclama que deux des maux dont notre temps mourait, c’était l’anticipationdes réussites et l’hydropisiedes prodromes. Elle basa son affirmation sur de nouvelles preuves. Au-dessous d’un portrait de Bourget, publié plusieurs jours avant saBarricade, il y avait écrit: «l’Auteur du nouveau grand succès du Vaudeville.»—Qu’en savait-on? à moins de se baser sur le succès desMauvais Bergersde Mirbeau, ou de laNietzschéennede Madame Lesueur?—Supposez que la même rubrique ait été inscrite au-dessous du portrait de Monsieur Prévost, à la veille des représentationsdePierre et Thérèse, qui dut quitter silencieusement l’affiche, après avoir fait le minimum, que serait-il advenu? Rien, il est vrai.—Monsieur Arnaud de Becquières mijote un humble laïus qui, s’il réalise tout ce que lui laissent de chances les moyens d’un orateur de cotillon, unis à ceux d’un conducteur despeechs, ira peut-être jusqu’à mériter l’épithète de «gentil». Avant que ce petit souffle ait eu le temps de s’enfler, un grossissement, à la fois nasillard et phonographique, l’a déjà transformé en orage sublime; ce ne sera rien moins qu’un «événement triomphal». Tout juste le substantif et l’adjectif qu’il aurait convenu d’appliquer à l’apparition du premier volume de laLégende des Siècles!Ici l’avocate respira, prit un temps, pour s’irriter bientôt après, en lisant quela Duchesse de Rohan écrivait «dans la langue des dieux». Mais comme le compte rendu ajoutait qu’au dernier «Gibou» poétique de cette Dame, on avait entendu Monsieur Crottinet, l’Insulaire en conclut que c’était un des dieux sus-nommés et, tout de suite, cette constatation lui parut remettre les choses au point. Cependant Cassandre, qui succédait à Jonas, s’irrita contre la coupable complicité de la copie gratuite et de la demande d’insertion, qui se mettaient de mèche pour qualifier de «régal littéraire» ce qui n’était que rogatons sans littérature; parlant «du talent que l’on sait» quand il aurait fallu dire: que l’on sait... ne pas être; et de «louanges méritées», quand le langage d’une clef bien pensante aurait suffi à s’exprimer là-dessus. Et l’insertion concluait: «Il faut, une fois de plus, féliciterla Duchesse de Rohan, poète délicat elle-même,des encouragements donnés aux poètes, qui n’ont pas toujours la faculté de se faire entendre...»La frondeuse rectifia: «Il faut, une fois de plus, blâmer la Duchesse de Rohan des encouragements donnés aux poètes qui n’ont pas de talent, à commencer par elle-même, etc., etc...»Non, non, cent fois non, poursuivait lediscursusde l’énergumène, ce n’est pas mériter des Lettres que d’agir, en ceci, comme le fait cette Dame, c’est mériter des nasardes.Les poètes, dignes de ce titre, trouvent toujours bien, une heure, le moyen d’élever la voix, quand leur chant vaut d’être entendu. Et cela, heureusement, tôt ou tard, rien ne saurait l’empêcher. Tel n’est pas, à de rares exceptions près, le cas de ceux que fait entendre la Duchesse;ceux-là ne relèvent que du silence et n’ont qu’à y gagner; lui, de même, tant de fois supérieur à l’ébranlement de l’air par des sonorités sans contrôle! Si, au contraire, l’auteur de tant de vers de terre-à-terre (chez qui, je crois, il fréquente, les jours où le thé a l’esprit de ne pas être poétique), obtenait de Monsieur Abel Bonnard qu’il récitât ses belles strophes sur l’Amour de la Maison, par exemple, ce serait «une autre paire de manches», comme dirait Henriette. Mais ce n’est pas tous les jours fête, et surtout pas ceux où les bons poètes qui, c’est plaisant à noter, se rendent volontiers Boulevard des Invalides, en temps ordinaire, se feraient plutôt pendre que de mêler leurs nobles accents à la confusion des langues.Il y a les fillettes qui jouent à la Madame, les garçonnets qui jouent au soldatou au cheval et, généralement, tous les enfants, qui jouent à la dînette. Tous ces diminutifs d’actes, sinon plus grands, du moins plus tardifs, ce sont les imitations, les simagrées, pour ne pas dire les singeries de l’âge, de l’armée, de l’équitation et de la cuisine. C’est de la sorte que, chez la Duchesse de Rohan, l’on joue à la poésie.Le Professeur Dieulafoy, dont l’érudition aurait parfaitement suffi, en la circonstance, fit, un jour, à Monsieur Bourget, la grâce de lui demander un nom pour un simulateur de maladies. L’Académicien répondit: «Pathomime.» Que dirait l’auteur deCruelle Énigme, si on lui proposait pour le jeu (fort inférieur aubridgeet aupuzzle) qui se joue, chez la Duchesse de Rohan, le titre de Poétamime?Mais tout cela n’était que joyeux et, aufond, assez inoffensif, si ce n’est pour celle qui en portait la peine dans le jugement de sesvrais amis, à jamais affligés de la voir sacrifier quelques pouvoirs et d’aimables dons, à ces vaniteuses turlutaines; ce qui était plus douloureux, c’était de lire, plus qu’avec fréquence, avec continuité, le nom de Madame Alphonse Daudet, parmi les assistants de ces «galéjades» que sa présence paraissait justifier, pour les personnes qui ne connaissent pas son goût sévère, sa fine raillerie, et son jugement sans mollesse. Que Mademoiselle Vacaresco applaudisse Monsieur Crottinet, ce n’est qu’assortiment; mais quelle proportion entre le grand nom de Lettres de l’auteur duPetit Chose, et ces petites choses? La méchante se voilait la face. Il n’aurait plus manqué que l’on vît là Madame Judith Gautier!..Mais, après tout, elle n’eût que suivi, en cela, Monsieur Haraucourt, lequel, s’il admet de voir présider des banquets, soi-disant littéraires, par la Duchesse de Rohan,considérée comme Poète, prouve du même coup, et indubitablement, que ces banquets-là n’ont rien à voir avec les Lettres, même Hottentotes. Et nul n’est mieux à même d’en juger que Monsieur Haraucourt, probe écrivain français.Car,on ne saurait assez le redire, si la Bonne Dame (qui ne vient, hélas! que pour ça!) n’exigeait pas de gâter le dessert, en s’y faisant servir et resservir ses petits fours poétiques,nulle ne serait mieux qualifiée, pour ce titre de Présidente. On n’en saurait trouver de plus affable. Mais, comme poète, on n’en saurait trouver qui remplisse moins les conditions.Le tournant était périlleux. La Dame,comme Dame, éveillait de respectueuses sympathies, éminemment justifiées, mais qu’elle brûlait de transplanter incontinent sur le terrain de l’esthétique. Alors, quand elle n’avait pas affaire aux snobs et aux complaisants, ça ne marchait plus. Le fait est qu’elle n’avait pas encore obtenu d’un écrivain, un peu digne de ce nom, l’article apologétique. Monsieur Prévost lui-même, pourtant accessible aux musettes bleutées, faisait la sourde oreille, et le bon Coppée, probablement pressenti, était descendu dans la tombe, sans avoir critiquéLande Fleurie, ce dont le Bon Dieu lui avait su gré. Il fallait se contenter d’une conférence de Montoya et d’un article de Monsieur Wiener. En revanche, des personnes bien informées affirment que d’importants fragments d’un gros travail sur lesLuciolesont été trouvés dans lespapiers légués à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres par Miss Lottie Collins, la créatrice de Tara-ra-boum-de-Hay.Quoi qu’il en soit, la Scudéry des Balkans (je ne parle pas de la Reine) s’était prononcée dans le sens du déchaînement lyrique.Une femme, entre toutes respectable par l’autorité de son talent et la dignité de son caractère, se serait, paraît-il, efforcée de faire entendre doucement à la chanteuse desAjoncs, qu’un peu plus de mesure apparaît désirable dans l’émission de l’alexandrin. Celle-ci aurait répondu: «Vacaresco m’a pourtant recommandé de melaisser aller.»—On la reconnaît bien là cette terribleFuite en Valachie; elle prêche d’exemple.Cassandre n’avait plus de salive. Demelly crut devoir venir à son secours, et à la rescousse; il sortit de sa poche unnuméro duMatinet se tailla un succès facile en lisant l’article intitulé:La Duchesse de Rohan fait inviter les poètes par son valet de chambre. Cette manière offre des inconvénients.On connaît l’anecdote, la châtelaine distraite, si fort occupée à fêter Monsieur Crottinet, qu’elle se trouve avoir, par mégarde, invité l’Ombre de Verlaine. Contrairement à ce qu’on attendait, cette forme de gaffe d’outre-tombe trouva l’auditrice indulgente, presque favorable. Elle dit simplement que, si la bonne Dame en était à prendre les morts pour les vivants, et Bussy-Rabutin, pour Mademoiselle Rabuteau, on devait trouver plus naturel, désormais, de la voir confondre Victor Hugo avec Victor du Bled, et lesQuatre Vents de l’Espritavec les pets de nonne.Pour atténuer le fâcheux effet produitpar ce rapprochement, le voisin entama quelques variations sur l’éternelo tempora, o mores! Il conta qu’un de ses amis qui avait introduit, présenté, recommandé chaleureusement un garçon, dans un intérieur jadis à la mode, s’en était vu remercier par son protégé d’une façon inattendue: celui-ci négligeait de le saluer quand il le rencontrait dans le salon dont il lui devait l’accès. Ce récit eut le don de hausser Cassandre jusqu’à l’invective héroïque. Elle cria: «S’il existe des maîtresses de maison pour autoriser, pour favoriser de telles façons de faire, ces amphytrionnes-là ont leur place d’honneur toute marquée dans la République de Va-t’faire fiche et dans l’État de Va-comm’j’te-pousse, où l’on mange avec ses doigts, après les avoir préalablement fourrés dans son nez, sans compter celui des autres!...»Voilà ce que valait, aux habitants du castel, la lecture, mal digérée par Mademoiselle, des journaux du matin, potassés dans la nuit!
Un abus contre lequel il eût été difficile de s’élever sans faire montre de tyrannie à l’égard de Mademoiselle, c’était celui que prétend refréner, dans les hôtels de voyageurs, la recommandation qui s’exprime ainsi: «On est prié de ne pas monter les journaux dans les chambres.»—De la non-application de ce précepte résultait cependant pour notre petite colonie, on vient de le voir, un véritable danger, près duquel ne comptait que peu la dépense de lumière nécessitée par une lecture tardive. Ce danger, c’était le thème nombreuxfourni à Miss Winter, pour sa conversation du lendemain, par l’épluchure d’une foule d’alinéas gros de discussions et riches d’hérésies. Cela donnait aux monologues de l’Étrangère quelque chose de kaléidoscopique et de fatigant comme le jeu de cet appareil. A peine avait-elle fini de parler du cadre en diamants que Madame Moore projetait d’offrir à la Joconde, pour dégoter Madame de Béarn, dont la bordure soupçonnée allait être offerte au Musée des Aveugles, que, tout aussitôt, elle en venait aux arrestations opérées à la suite du Scandale Financier Suisse. Sans transition, les visiteurs de Madame Ganderax étaient pris à parti. La Gouvernante qui ne savait rien de cette Dame, descendait armée de ce texte: «Madame Ganderax recevra à quatre heures, le premier jeudi de chaque mois, et tous les vendredis,sauf le premier.» Une fois en possession d’un semblable filet, l’Institutrice en tirait autant de variations que le célèbre duo desVoitures verséesen fournit à son multiplicateur musical. Elle se demandait de quel assemblage de prestiges la Dame inconnue pouvait extraire et justifier l’espérance de voir des Parisiens, affairés et distraits, garder présents à l’esprit, entre les vicissitudes du bridge et du polo, du flirt et de l’art, de la religion et de la danse, les quantièmes et les heures qu’une hôtesse, évidemment autoritaire, leur signifiait par l’intermédiaire de la Presse, avec un raffinement de difficultés, du genre de celles dont les pédagogues hargneux hérissent des dictées ayant pour but de faire trébucher l’orthographe des écoliers et s’effondrer leur syntaxe.
Munie d’un pareil thème, la lectricelui faisait rendre des effets qui, pour être singuliers, n’en étaient pas moins fastidieux. Elle invitait à se représenter les clients du Ritz, leurengagement book, à la main, en proie à toutes les combinaisons de la mnémotechnie, pour se rappeler avec exactitude lequel, du jeudi ou du vendredi, était celui qui, pris en défaut, n’aurait offert, aux arrivants déçus, que la triste surprise de rencontrervisage de bois, chez Madame Ganderax, sur le coup de quatre heures.
Cette note, péremptoire dans sa brièveté, excitait aussi la chercheuse:Madame Bulteau, grippée, ne recevra pas aujourd’hui.Une telle image évoquait d’abord les jujubes et le gargarisme, Géraudel et le Rigollot. Évidemment le cas était foudroyant pour charger un avertissement, à ce point tardif et, en somme, hasardeux (il y a des personnesqui ne lisent pas de journaux, et qui font des visites) d’épargner les trajets inutiles. Là encore, que de becs dans l’eau et de nez cassés! Évidemment aussi l’influenzée s’en remettait à la Renommée aux cent bouches de trompetter incontinent, aux quatre coins de Paris et de la banlieue, sa décommande altière et mondiale.
Un tel jeu était assommant; Miss n’en avait cure. Et quand elle consentait à changer de sujet, c’était pour demander l’intérêt que pouvait trouver un quotidien à carillonner (comme des lecteurs à en recevoir l’annonce) que le Comte Arthur de Gabriac, par exemple, venait de «quitter Paris, pour retourner à Nice, en passant par l’Italie»; ou que Mademoiselle Vacaresco, laquelle «met la dernière main à un roman de mœurs paysannes roumaines, commencé depuisdeux ans, vient de visiter la Transylvanie en automobile».—Vraiment,qu’est-ce que ça faisait?..
L’Irlandaise en conclut que la «prière d’insérer» avait, suivant elle, porté un coup dangereux à la Presse Française, qui témoignait d’une faiblesse, en prouvant une complaisance à l’innombrable et journalier envoi de tant de vanités, occupées à donner aux nouvelles cosmiques l’aspect de leur petit trantran et le son de leurs borborygmes.
Trop lancé pour s’arrêter en si beau chemin, notre Jonas féminin se mit à prédire la ruine de Ninive. Comment désormais supporter des attaches avec une civilisation dont l’état maladif se trahissait par des soubresauts et des convulsions, que Mademoiselle qualifia d’éclamptiques? Elle en cita quelques exemples et conclut: «On laisse Villierspérir de misère et Verlaine crever de faim; mais Monsieur Carnegie dépense cinq millions pour la création d’un héros pacifique; et Monsieur Chauchard, deux cent mille francs, pour avoir un enterrement Louis XV!»
Elle proclama que deux des maux dont notre temps mourait, c’était l’anticipationdes réussites et l’hydropisiedes prodromes. Elle basa son affirmation sur de nouvelles preuves. Au-dessous d’un portrait de Bourget, publié plusieurs jours avant saBarricade, il y avait écrit: «l’Auteur du nouveau grand succès du Vaudeville.»—Qu’en savait-on? à moins de se baser sur le succès desMauvais Bergersde Mirbeau, ou de laNietzschéennede Madame Lesueur?—Supposez que la même rubrique ait été inscrite au-dessous du portrait de Monsieur Prévost, à la veille des représentationsdePierre et Thérèse, qui dut quitter silencieusement l’affiche, après avoir fait le minimum, que serait-il advenu? Rien, il est vrai.—Monsieur Arnaud de Becquières mijote un humble laïus qui, s’il réalise tout ce que lui laissent de chances les moyens d’un orateur de cotillon, unis à ceux d’un conducteur despeechs, ira peut-être jusqu’à mériter l’épithète de «gentil». Avant que ce petit souffle ait eu le temps de s’enfler, un grossissement, à la fois nasillard et phonographique, l’a déjà transformé en orage sublime; ce ne sera rien moins qu’un «événement triomphal». Tout juste le substantif et l’adjectif qu’il aurait convenu d’appliquer à l’apparition du premier volume de laLégende des Siècles!
Ici l’avocate respira, prit un temps, pour s’irriter bientôt après, en lisant quela Duchesse de Rohan écrivait «dans la langue des dieux». Mais comme le compte rendu ajoutait qu’au dernier «Gibou» poétique de cette Dame, on avait entendu Monsieur Crottinet, l’Insulaire en conclut que c’était un des dieux sus-nommés et, tout de suite, cette constatation lui parut remettre les choses au point. Cependant Cassandre, qui succédait à Jonas, s’irrita contre la coupable complicité de la copie gratuite et de la demande d’insertion, qui se mettaient de mèche pour qualifier de «régal littéraire» ce qui n’était que rogatons sans littérature; parlant «du talent que l’on sait» quand il aurait fallu dire: que l’on sait... ne pas être; et de «louanges méritées», quand le langage d’une clef bien pensante aurait suffi à s’exprimer là-dessus. Et l’insertion concluait: «Il faut, une fois de plus, féliciterla Duchesse de Rohan, poète délicat elle-même,des encouragements donnés aux poètes, qui n’ont pas toujours la faculté de se faire entendre...»
La frondeuse rectifia: «Il faut, une fois de plus, blâmer la Duchesse de Rohan des encouragements donnés aux poètes qui n’ont pas de talent, à commencer par elle-même, etc., etc...»
Non, non, cent fois non, poursuivait lediscursusde l’énergumène, ce n’est pas mériter des Lettres que d’agir, en ceci, comme le fait cette Dame, c’est mériter des nasardes.
Les poètes, dignes de ce titre, trouvent toujours bien, une heure, le moyen d’élever la voix, quand leur chant vaut d’être entendu. Et cela, heureusement, tôt ou tard, rien ne saurait l’empêcher. Tel n’est pas, à de rares exceptions près, le cas de ceux que fait entendre la Duchesse;ceux-là ne relèvent que du silence et n’ont qu’à y gagner; lui, de même, tant de fois supérieur à l’ébranlement de l’air par des sonorités sans contrôle! Si, au contraire, l’auteur de tant de vers de terre-à-terre (chez qui, je crois, il fréquente, les jours où le thé a l’esprit de ne pas être poétique), obtenait de Monsieur Abel Bonnard qu’il récitât ses belles strophes sur l’Amour de la Maison, par exemple, ce serait «une autre paire de manches», comme dirait Henriette. Mais ce n’est pas tous les jours fête, et surtout pas ceux où les bons poètes qui, c’est plaisant à noter, se rendent volontiers Boulevard des Invalides, en temps ordinaire, se feraient plutôt pendre que de mêler leurs nobles accents à la confusion des langues.
Il y a les fillettes qui jouent à la Madame, les garçonnets qui jouent au soldatou au cheval et, généralement, tous les enfants, qui jouent à la dînette. Tous ces diminutifs d’actes, sinon plus grands, du moins plus tardifs, ce sont les imitations, les simagrées, pour ne pas dire les singeries de l’âge, de l’armée, de l’équitation et de la cuisine. C’est de la sorte que, chez la Duchesse de Rohan, l’on joue à la poésie.
Le Professeur Dieulafoy, dont l’érudition aurait parfaitement suffi, en la circonstance, fit, un jour, à Monsieur Bourget, la grâce de lui demander un nom pour un simulateur de maladies. L’Académicien répondit: «Pathomime.» Que dirait l’auteur deCruelle Énigme, si on lui proposait pour le jeu (fort inférieur aubridgeet aupuzzle) qui se joue, chez la Duchesse de Rohan, le titre de Poétamime?
Mais tout cela n’était que joyeux et, aufond, assez inoffensif, si ce n’est pour celle qui en portait la peine dans le jugement de sesvrais amis, à jamais affligés de la voir sacrifier quelques pouvoirs et d’aimables dons, à ces vaniteuses turlutaines; ce qui était plus douloureux, c’était de lire, plus qu’avec fréquence, avec continuité, le nom de Madame Alphonse Daudet, parmi les assistants de ces «galéjades» que sa présence paraissait justifier, pour les personnes qui ne connaissent pas son goût sévère, sa fine raillerie, et son jugement sans mollesse. Que Mademoiselle Vacaresco applaudisse Monsieur Crottinet, ce n’est qu’assortiment; mais quelle proportion entre le grand nom de Lettres de l’auteur duPetit Chose, et ces petites choses? La méchante se voilait la face. Il n’aurait plus manqué que l’on vît là Madame Judith Gautier!..
Mais, après tout, elle n’eût que suivi, en cela, Monsieur Haraucourt, lequel, s’il admet de voir présider des banquets, soi-disant littéraires, par la Duchesse de Rohan,considérée comme Poète, prouve du même coup, et indubitablement, que ces banquets-là n’ont rien à voir avec les Lettres, même Hottentotes. Et nul n’est mieux à même d’en juger que Monsieur Haraucourt, probe écrivain français.
Car,on ne saurait assez le redire, si la Bonne Dame (qui ne vient, hélas! que pour ça!) n’exigeait pas de gâter le dessert, en s’y faisant servir et resservir ses petits fours poétiques,nulle ne serait mieux qualifiée, pour ce titre de Présidente. On n’en saurait trouver de plus affable. Mais, comme poète, on n’en saurait trouver qui remplisse moins les conditions.
Le tournant était périlleux. La Dame,comme Dame, éveillait de respectueuses sympathies, éminemment justifiées, mais qu’elle brûlait de transplanter incontinent sur le terrain de l’esthétique. Alors, quand elle n’avait pas affaire aux snobs et aux complaisants, ça ne marchait plus. Le fait est qu’elle n’avait pas encore obtenu d’un écrivain, un peu digne de ce nom, l’article apologétique. Monsieur Prévost lui-même, pourtant accessible aux musettes bleutées, faisait la sourde oreille, et le bon Coppée, probablement pressenti, était descendu dans la tombe, sans avoir critiquéLande Fleurie, ce dont le Bon Dieu lui avait su gré. Il fallait se contenter d’une conférence de Montoya et d’un article de Monsieur Wiener. En revanche, des personnes bien informées affirment que d’importants fragments d’un gros travail sur lesLuciolesont été trouvés dans lespapiers légués à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres par Miss Lottie Collins, la créatrice de Tara-ra-boum-de-Hay.
Quoi qu’il en soit, la Scudéry des Balkans (je ne parle pas de la Reine) s’était prononcée dans le sens du déchaînement lyrique.
Une femme, entre toutes respectable par l’autorité de son talent et la dignité de son caractère, se serait, paraît-il, efforcée de faire entendre doucement à la chanteuse desAjoncs, qu’un peu plus de mesure apparaît désirable dans l’émission de l’alexandrin. Celle-ci aurait répondu: «Vacaresco m’a pourtant recommandé de melaisser aller.»—On la reconnaît bien là cette terribleFuite en Valachie; elle prêche d’exemple.
Cassandre n’avait plus de salive. Demelly crut devoir venir à son secours, et à la rescousse; il sortit de sa poche unnuméro duMatinet se tailla un succès facile en lisant l’article intitulé:La Duchesse de Rohan fait inviter les poètes par son valet de chambre. Cette manière offre des inconvénients.On connaît l’anecdote, la châtelaine distraite, si fort occupée à fêter Monsieur Crottinet, qu’elle se trouve avoir, par mégarde, invité l’Ombre de Verlaine. Contrairement à ce qu’on attendait, cette forme de gaffe d’outre-tombe trouva l’auditrice indulgente, presque favorable. Elle dit simplement que, si la bonne Dame en était à prendre les morts pour les vivants, et Bussy-Rabutin, pour Mademoiselle Rabuteau, on devait trouver plus naturel, désormais, de la voir confondre Victor Hugo avec Victor du Bled, et lesQuatre Vents de l’Espritavec les pets de nonne.
Pour atténuer le fâcheux effet produitpar ce rapprochement, le voisin entama quelques variations sur l’éternelo tempora, o mores! Il conta qu’un de ses amis qui avait introduit, présenté, recommandé chaleureusement un garçon, dans un intérieur jadis à la mode, s’en était vu remercier par son protégé d’une façon inattendue: celui-ci négligeait de le saluer quand il le rencontrait dans le salon dont il lui devait l’accès. Ce récit eut le don de hausser Cassandre jusqu’à l’invective héroïque. Elle cria: «S’il existe des maîtresses de maison pour autoriser, pour favoriser de telles façons de faire, ces amphytrionnes-là ont leur place d’honneur toute marquée dans la République de Va-t’faire fiche et dans l’État de Va-comm’j’te-pousse, où l’on mange avec ses doigts, après les avoir préalablement fourrés dans son nez, sans compter celui des autres!...»
Voilà ce que valait, aux habitants du castel, la lecture, mal digérée par Mademoiselle, des journaux du matin, potassés dans la nuit!