[15]Ibsen.Brand.
[15]Ibsen.Brand.
[16]Hyacinthe-Loyson.Ni Cléricaux ni Athées, p. 26.
[16]Hyacinthe-Loyson.Ni Cléricaux ni Athées, p. 26.
[17]Ibsen.Brand.
[17]Ibsen.Brand.
[18]Bakounine.L'Eglise et l'Etat, p. 22.
[18]Bakounine.L'Eglise et l'Etat, p. 22.
[19]Ibsen.Brand.
[19]Ibsen.Brand.
LeCredopolitique et social se façonne et se modèle sur le Credo religieux,—toujours hypocrite, jamais sincère. «Que se cache-t-il sous les apparences brillantes et fardées dont la société se montre si fière? La pourriture et le néant. Toute moralité lui manque. Elle n'est rien qu'un sépulcre blanchi.»[1]
Jamais la société n'a atteint un tel degré de décomposition sociale; un ramollissement effroyable se produit dans les moeurs; on ne pense qu'à satisfaire ses passions brutales, ses goûts, ses caprices. La fortune est aux plus audacieux; les honneurs, la gloire, aux plus habiles. Posséder, jouir, dominer, voilà les vertus d'aujourd'hui.
Les vertus les plus sublimesNe sont que des vices dorés.[2]
Il y a quelque chose de si faux, de si vide, de si plat et de si mesquin dans la manière de voir de notre race! dit Brand. Qui donc, même à son lit demort, consentirait à faire une offrande en secret? Demande au héros de cacher son nom et de se contenter de la victoire! Pose la même condition à un roi, à un empereur, et tu verras s'il accomplira quelque chose. Demande au poète d'ouvrir en secret la cage à ses beaux oiseaux chanteurs sans qu'on sache qu'ils lui doivent leur essor et l'éclat de leur plumage! Non, l'abnégation ne fleurit nulle part ni dans les hautes futaies ni dans les buissons. Le monde est dominé par des idées d'esclave. Jusque sur les bords de l'abîme il s'attache avec une âpre fureur à la poussière de la vie; lorsqu'elle cède et s'effrite, on voit encore les hommes s'accrocher aux brins d'herbe, enfoncer leurs ongles dans la boue.
L'édifice social est construit sur une base oppressive qui paralyse tous les efforts libres. Toute tendance émancipatrice effraye «les soutiens de la société»; ils ont peur de la lumière.
«STOCKMANN.—N'est-ce pas le devoir d'un citoyen de mettre le public au courant des idées nouvelles?
LE PRÉFET.—Le public n'a pas du tout besoin de nouvelles idées. Il vaut mieux pour lui se contenter des bonnes vieilles idées qu'il connaît déjà.»[3]
Et lorsqu'un homme fait retentir une voix libre dans ces ténèbres, on le déclare ennemi de la société.
«STOCKMANN.—C'est moi qui veux le vrai bien de la ville. Je veux dévoiler les fautes qui tôt ou tard apparaîtront au grand jour. Oh! on va bien voir que j'aime ma ville natale.
LE PRÉFET.—Tu l'aimes! Toi, qui par une aveuglebravade veut supprimer la principale source de richesse de la ville!
STOCKMANN.—Cette source est empoisonnée! Nous vivons ici dans les immondices et la putréfaction! c'est grâce à un odieux mensonge que notre jeune société suce, pour se nourrir, la richesse des autres.
LE PRÉFET.—Illusion! Imagination! Pour ne pas dire plus encore! L'homme qui lance des insinuations aussi offensantes contre sa ville natale est unennemi de la société.»[4]
Ibsen démasque ceux qui se chargent de maintenir ce qu'il est convenu d'appeler l'ordre social, ceux qui prêchent la plus rare desvertus,—la morale sociale. L'homme de sens est pour eux celui qui agit dans leur sens. Quand le défaut d'un autre leur est profitable, ils voudraient l'ériger envertu.
DansJohn-Gabriel Borckman, le dramaturge norvégien nous montre comment une conscience peut être obscurcie par le désir trop intense d'atteindre le pouvoir, comment un homme saisi par la passion du pouvoir et de l'argent qui le donne, arrive à sacrifier son honneur, ses plus intimes tendresses, à perdre la pitié pour ceux qui l'entourent et pour lui-même. Pour conserver sa fortune et son pouvoir, l'un des héros de la pièce dont l'honorabilité paraît à l'abri de tout soupçon, a eu recours au vol, il laisse peser l'accusation de son crime sur son ami intime.
Tous les «soutiens de la société» qu'Ibsen nous présente ont chacun au moins un point noir qu'il leur faut dissimuler. Ils accumulent les richessespar tous les moyens, au détriment des autres, et ils veulent faire croire que la fortune leur a donné une nature supérieure et le droit de diriger à leur gré le troupeau humain, qu'ils considèrent comme une classe inférieure à eux. Ils s'érigent en classe dirigeante, ils prétendent maintenir sous leur tutelle la masse des travailleurs qui les nourrit par ses travaux pénibles et incessants. Ils généralisent des idées, ils composent des phrases, des formules, et ils les lancent dans la foule, comme un dogme religieux ou politique. Les phrases générales sont devenues une monnaie courante. L'aphorisme de Guizot: «Parler, c'est gouverner» est devenu la loi conductrice des hommes politiques dont le consul Bernick[5]est le type autorisé.
«Notre industrieuse petite ville, dit-il, s'inspire, Dieu merci, d'idées saines et morales, que nous avons tous contribué à faire germer, et que nous continuerons à développer de notre mieux, chacun dans notre sphère. Vous, monsieur le Vicaire, appliquez votre bienfaisante activité à l'école et à la famille. Nous autres, les hommes du travail pratique, nous servirons la société en y répandant le bien-être; et nos femmes et nos filles continueront comme par le passé leurs oeuvres de bienfaisance.»
Bernick est l'homme le plus riche et le plus influent de la ville, tout le monde s'incline devant lui, sa maison passe pour une maison modèle, sa vie pour une vie modèle, mais cette bonne réputation, ce bonheur, reposent sur un terrain fangeux, sur des mensonges. Sa fortune, il l'a volée et a fait croireque c'est un autre, un associé, qui se l'est appropriée; il a aimé aussi, dans sa jeunesse, une femme qu'il abandonna pour en épouser une autre plus riche. Pendant toute sa vie il n'a eu que deux cultes, celui de l'hypocrisie et celui du mensonge, pas d'autre. Lui, l'homme le plus considéré de la ville, le plus heureux, le plus riche, le plus puissant et le plus honoré, il a laissé accabler un innocent sous le poids de sa propre faute, et lorsque quinze ans plus tard l'innocent, revenu d'Amérique où il avait été obligé de se réfugier, demande que Bernick dise à tous la vérité, celui-ci s'écrie: «A l'heure même où j'ai le plus besoin de toute ma considération! c'est impossible!»
Et tout le monde lui accorde cette considération, car on ne mesure point la valeur d'un homme politique à la puissance de ses idées, ni à ses moyens pour les faire aboutir, mais à son éloquence vide, pleine de lieux communs et de formules sans fond. Ou se laisse entraîner et éblouir par des discours ronflants, des déclamations pompeuses et un verbiage sonore, mais dépourvu d'idées et de sentiments.
On ne vit que sur des mots, des mots, toujours des mots! On demande à Monsen[6]s'il renoncerait à s'occuper de ses intérêts privés si les électeurs portaient leur choix sur lui. «Mes intérêts privés en souffriraient sûrement; mais, si l'on croit que le bien public l'exige, je mettrai de côté toute considération personnelle»,—et il s'empare de la fortune d'un autre et disparaît.
Les politiciens d'Ibsen prêchent le respect del'ordre, mais qu'est donc leur ordre, sinon la sécurité des spéculateurs ne tremblant pas pour leurs biens mal acquis!
«Quand on se mêle à la vie publique, dit Bratsberg[7], on se trouve quelquefois forcé à des compromis et on ne peut pas conserver aussi bien son indépendance de caractère et de conduite.»
Et ces gens sont les maîtres de la société!
Lorsque, il y a dix-neuf siècles, en présence d'une foule où il y avait certainement des pauvres et des ouvriers, Jésus de Nazareth déclara qu'il était plus aisé de faire passer un chameau par le trou d'une aiguille que de voir un riche entrer dans le royaume des cieux, les riches qui entendirent cette parole durent trouver qu'elle ne servirait guère à apaiser les haines sociales. Et puisque le royaume des cieux leur est refusé, ils décidèrent de conquérir celui de la Terre. Ils tâchent d'imposer leurs principes aux autres. Et on les suit. En les voyant bien posés dans le monde et entourés de considération, bon nombre de natures faibles viennent à eux, fières d'être admises en si bonne compagnie. Celles qui résistent le payent cher.
Kropp, chef d'usine du consul Bernick, fait avertir Aune, contremaître dans cette usine, de cesser les conférences qu'il fait chaque samedi aux ouvriers.
«AUNE.—Comment! je croyais qu'il m'était permis de consacrer mon temps libre à être utile à la société.
KROPP.—Le consul dit que c'est ainsi qu'on la désorganise.
AUNE.—Ma société n'est pas celle du consul.
KROPP.—Avant toutes choses vous avez à remplir votre devoir envers la société du consul Bernick,car c'est lui qui vous fait vivre.»[8]
Telle est leur justice.Fiat justitia, percat mundus!Et l'on parle de liberté!
«Liberté, égalité, fraternité n'ont plus le même sens qu'au temps de la guillotine. Et les politiciens ne veulent pas le comprendre, et je les hais. Ils ne désirent que des révolutions politiques, extérieures, et ce qu'il faut; c'est la révolte de l'esprit humain.»[9]
Hélas! tout le monde ne peut pas se révolter. L'intolérable situation, que le consul Bernick crée à son ouvrier Aune, le prouve. Je ne puis ne pas citer ici le court dialogue qui présente si magistralement tout un drame social.
«L'action sociale est faite de drames, comme la pensée est faite de phrases. Un drame est une phrase qui a pour mots des actes humains.»[10]
Le consul Bernick, sans vouloir augmenter le nombre de ses ouvriers, exige d'Aune que le bateau d'Etat,l'Indian-Girl, qu'on répare dans ses usines, soit prêt en quelques jours à prendre la mer:
AUNE.—Mais c'est impossible. A fond de cale, le bateau est tout pourri, monsieur le Consul.
BERNICK.—Il me le faut, autrement, je vous congédie.
AUNE.—Me congédier? moi dont le père et le grand-père ont travaillé toute leur vie sur ce chantier! Avez-vous bien réfléchi, monsieur le Consul, à ce que vous feriez en renvoyant ainsi un vieil ouvrier? Croyez-vous que tout finisse pour lui avec un changement de maître? Je voudrais que vous en vissiez un que l'on vient de chasser, rentrer, le soir, dans sa maison, et poser ses outils derrière la porte.... C'est à moi que les miens jetteront la pierre au lieu de vous la jeter. Ils ne me feront pas de reproches, ils n'en auront pas le courage; mais de temps en temps, je sentirai qu'ils me regardent d'un air interrogateur et qu'ils se disent: «En somme, il doit bien l'avoir mérité.»
BERNICK.—C'est ainsi que va le monde. Il faut que le navire soit prêt; je ne veux pas que la presse m'attaque; je veux qu'elle me soit favorable et me soutienne pendant que j'élabore une grande affaire.
AUNE.—Un pauvre ouvrier peut avoir aussi des intérêts à sauvegarder ... des intérêts de famille.... Ainsi on travaillera ... etl'Indian Girlpourra prendre la mer après-demain.... Mais je ne réponds de rien....
Et le navire prend la mer, et, mal réparé, il coule, et il y a des victimes.... Le consul Bernick en était averti à temps.... Mais que lui importe? Il a sa bonne presse....
Le fossé qui sépare les hommes et les classes devient comme une immense tranchée où vont se précipiter, poussés par l'intérêt, par le besoin, par la haine, tous les membres de notre société malade. Jamais la question sociale n'a été plus aiguë;dans un siècle où s'entassent richesses sur richesses, où se reflètent lumière sur lumière, les hommes, souvent les meilleurs, meurent de faim, les parents tuent leurs enfants pour ne pas les entendre crier: du pain! Et on appelle cela:civilisation! Honte et horreur!
L'exploitation du travail par le capital est la règle de notre corps social, elle amène le paupérisme, cette tache hideuse, cette lèpre de l'humanité, cette mauvaise conseillère de l'homme.
Le travail est une loi écrite à la première page de l'histoire de l'univers, mais personne ne doit échapper à cette loi. Le travail naturel est un état de félicité; il procure à celui qui s'y livre une jouissance intime, exquise. Il y a en celui qui travaille un accroissement de vie saine et forte, dont le sentiment lui est délicieux. Mais le travail forcé, excessif, est une souffrance. Le travail est la loi inviolable sous le niveau de laquelle tous doivent plier; il doit régner du haut en bas de la société. Mais est-il juste que les uns travaillent à l'excès et que les autres mènent une vie oiseuse? Est-il juste que la richesse fainéante profite des produits du travail de ceux qui peinent démesurément? La capital est le lot du petit nombre, et c'est la foule qui travaille, c'est la foule qui est exploitée. Les grosses fortunes s'accroissent et la misère se généralise. L'argent devient le maître, il donne ou refuse du travail, c'est-à-dire du pain, à l'ouvrier qui est à sa merci. Celui-ci travaille sans relâche, sans repos, n'ayant jamais de loisir, tant que sa poitrine a un souffle, tant que ses bras lui obéissent, tant qu'on lui donne du travail. Et lorsqu'on le lui refuse, il seretrouve sur le pavé de la rue, sans abri, sans argent; il ne peut attendre de personne ni appui ni secours; plus malheureux qu'un cheval hors de service qu'on abat par charité, il est condamné à voir sa femme, ses enfants, lentement, mourir de faim. N'est-ce pas là le vrai esclavage? L'esclavage n'est pas venu, comme on se plaît à le croire, de la guerre; il a été l'aliment et même la cause des guerres. L'esclavage vient du capital ou accumulation des revenus, car, tant qu'il n'y eut pas excédent de revenus ou lorsque l'excédent était trop faible, l'esclavage ne pouvait s'établir. Mais au fur et à mesure du développement du capital marchait à sa suite cette institution néfaste qui permettait à certains hommes de s'approprier le travail de leurs semblables en leur donnant en échange un minimum de subsistance ou, comme aujourd'hui, un minimum de salaire. C'est une violation et une atteinte injustifiable à la dignité humaine. Cet ordre de choses permet aux puissants du jour d'accaparer une plus large part de la fortune commune, il crée le despotisme, il augmente le nombre des prolétaires, et l'antagonisme des classes en est le fruit inévitable. Le jour où les hommes ont le droit d'acheter les services d'autrui, l'esprit de solidarité va en s'affaiblissant et toutes les tendances se portent vers la possession des richesses.
Plus les jouissances des uns deviennent bruyantes, plus les souffrances des autres apparaissent humiliantes. «Le capital est fils du travail; la propriété est fille du capital», disent les riches. Mais si la propriété est fille du travail, pourquoi les vraistravailleurs n'arrivent-ils jamais à la propriété, même par un travail opiniâtre, pénible, qui trop souvent les tue? Pourquoi les prolétaires, les «déclassés» se recrutent-ils généralement parmi ceux qui travaillent et non pas parmi les riches, les oisifs? Demandez à ces travailleurs qui consument leur vie dans une misère permanente, si leur travail leur vaut jamais des droits à la propriété? Ceux qui ne meurent pas avant l'âge achèvent leur misérable existence dans un état épouvantable. Ce n'est pas dans leurs rangs que se forment des propriétaires contents et satisfaits.
Et l'exploitation capitaliste tue non seulement les mineurs, les salariés, les ouvriers de fabriques et d'usines, mais aussi les ouvriers de la pensée, travailleurs intellectuels, vivant au jour le jour, sans pouvoir penser au lendemain, à la maladie, au chômage. Ils travaillent tant qu'ils portent en eux une étincelle de vie; cette étincelle éteinte, ils tombent, épuisés, cassés. Et les autres, les riches, les oisifs, les paresseux, les vrais parasites, leur crient: «Déclassés!»
«Pour que les grands jouissent et prospèrent, disent-ils, il faut que les petits souffrent et végètent.» Le faut-il? Malheureux, ils ne voient donc pas que lespetitsbougent? Leur réveil sera affreux, car l'homme le plus terrible est celui qui a faim. Ne voient-ils donc pas se former cette force nouvelle, d'une puissance écrasante,la grève, qui se développe avec une rapidité inouïe? Elle devient de plus en plus redoutable, elle s'approche et, comme la foudre, elle éclatera le jour où on l'attendra le moins.
«D'un coté, les riches et leurs clients s'efforcent de représenter l'organisation actuelle du travail et la répartition des biens comme un résultat du libre jeu des lois naturelles, ferment les yeux sur la misère où croupissent des millions de leurs semblables, déclarent inévitables les maux qu'il leur est impossible de nier, couvrent d'un badigeon rose les fissures de la muraille, trouvent tout excellent, tout délicieux, dans un monde où rien ne leur manque, et pour le reste se reposent sur la fusillade et sur le canon. D'un autre côté, la classe ouvrière, sans propriété, dépendant pour son existence immédiate du travail qu'il plaît à d'autres de lui accorder en s'en appropriant le bénéfice, est loin d'admirer cet ordre de choses. Ne le jugeant pas immuable, elle ne veut plus s'en contenter et s'organise à peu près dans tous les pays pour le transformer par les voies révolutionnaires ou par des crimes.»[11]
Car l'ouvrier Aune a commis un crime, mais à qui la faute? Il est las du travail déprimant auquel le condamne sa misère. La douleur morale et physique, si patiente qu'elle soit, a des limites. La misère est un guide terrible; elle mine la raison, la pensée humaine, elle engendre la haine, elle est ténèbres et chaos. C'est la misère qui conduit les classes pauvres à ces effrayantes dégradations humaines et sociales. La souffrance devient convulsion et la compression se transforme en explosion; l'obéissance passive devient révolte, et lorsque l'effort du labeur est résolu par l'effort de la colère, de l'exaspération, alors, c'est horrible, ces hommesdoux, qui sont las de souffrir, deviennent des monstres....
Encore une fois, à qui la faute? N'est-ce pas à ceux qui établissent deux lois, deux morales, les unes pour eux, les autres pour le peuple! Et on appelle cela: Fraternité! Combien Blanqui[12]a-t-il raison de dire que «la fraternité n'est que l'impossibilité de tuer son frère».
La fraternité, aujourd'hui! une hypocrisie, un piège, un poignard! La fraternité de Caïn!—L'inquisition disait: mon frère! à sa victime sur le chevalet. Ce mot:la fraternitésera bientôt un sarcasme comme cette autre parole: pour l'amour de Dieu! devise de charité divine, devenue l'ironie suprême de l'égoïsme et de l'insensibilité. Faible, l'homme se laisse réduire à un minimum en raison même de sa faiblesse. Fort, il empiète et dévore dans la mesure de sa force. Il ne s'arrête qu'aux barrières infranchissables.Homo homini lupus.
«Aucun homme de sens ne peut soutenir qu'il soit juste qu'une faible minorité jouisse de tous les avantages de la vie, sans les avoir gagnés par son travail ou mérités d'une façon quelconque, tandis que l'immense majorité vient au monde condamnée à une vie de labeur incessant, pour trouver à grand'peine une substance précaire.»[13]
Qui donc ne se sent pas pris d'une immense pitié pour ces déshérités de la vie, pour ces pauvres gens qui peinent et qui souffrent, qui n'ont pas ici-bas leur part de soleil et de bonheur? ... Oui, l'ouvrierAune a commis un crime, mais n'est-ce pas le crime du consul Bernick qui l'a engendré? Les crimes des hommes qui se disent supérieurs poussent à la dégradation ces êtres, affaiblis par le travail exagéré, par la misère, aptes à subir si profondément l'influence extérieure.
Les riches et les forts n'ont même pas besoin d'entourer leurs vices et leurs crimes d'ombre et de mystère, ils peuvent les pratiquer au grand jour; pour les défendre, ils ont tout à leur disposition: l'argent, la force publique, la presse.
Notes:
[1]Ibsen.Samfundets Stötter(Les Soutiens de la société).
[1]Ibsen.Samfundets Stötter(Les Soutiens de la société).
[2]Lamartine.Harmonies.
[2]Lamartine.Harmonies.
[3]Ibsen.En Folkefiende(Un Ennemi du peuple).
[3]Ibsen.En Folkefiende(Un Ennemi du peuple).
[4]Un Ennemi du peuple.
[4]Un Ennemi du peuple.
[5]Ibsen.Samfundets Stötter(Soutiens de la Société).
[5]Ibsen.Samfundets Stötter(Soutiens de la Société).
[6]Ibsen.De unges forbund(Union des jeunes).
[6]Ibsen.De unges forbund(Union des jeunes).
[7]Ibsen.De unges forbund(Union des jeunes).
[7]Ibsen.De unges forbund(Union des jeunes).
[8]Ibsen.Soutiens de la Société.
[8]Ibsen.Soutiens de la Société.
[9]Lettre d'Ibsen à Brandès. G. Brandès.Moderne Geister,p. 431.
[9]Lettre d'Ibsen à Brandès. G. Brandès.Moderne Geister,p. 431.
[10]G. Tarde.Les Transformations du pouvoir, p. 10. Paris, F. Alcan.
[10]G. Tarde.Les Transformations du pouvoir, p. 10. Paris, F. Alcan.
[11]Charles Secrétan.Etudes sociales, p. 5.
[11]Charles Secrétan.Etudes sociales, p. 5.
[12]Critique sociale, t. II, p. 96.
[12]Critique sociale, t. II, p. 96.
[13]Stuart Mill.La Révolution de 1848, p. 90-91.
[13]Stuart Mill.La Révolution de 1848, p. 90-91.
La presse est le représentant attitré des «soutiens de la société». C'est par sa voix qu'ils répandent leurs mensonges. Le journal joue aujourd'hui le rôle le plus important qu'il soit possible d'imaginer, son influence est immense, il dirige en maître incontesté les destinées des peuples. Ibsen nous montre en quelles mains néfastes se trouve, généralement, cette force puissante. «Je rédige mon journal, dit Aslaksen dans l'Union des jeunes[1], d'après le principe suivant: c'est le grand public qui fait vivre les journaux, mais le grand public est le mauvais public, il lui faut donc un mauvais journal. Tous les numéros de ma feuille sont conçus dans cet esprit. D'ailleurs, mon journal est ma seule source dévie.»
LePhare[2]est l'organe du parti radical. Son rédacteur en chef, Pierre Mortensgaard, est très content de l'évolution du pasteur Rosmer, il est convaincu que cette nouvelle recrue est d'une grande importance pour son parti, mais il déclare à Rosmer que s'il veut servir la cause libérale, il lui faut garderle silence sur son apostasie, car «des libres-penseurs, le parti en compte suffisamment, ce qui lui manque, ce sont des hommes respectables, animés de sentiments chrétiens».
Autrefois les écrivains, les savants passaient une partie de leur vie à étudier les moeurs d'une époque avant d'en écrire l'histoire; aujourd'hui, lesreporters,souvent d'intelligence bornée, parlent sur tous les sujets sans en connaître un mot. Ils débitent des contes risibles, des scandales navrants, des histoires mensongères. Ce sont eux qui écrivent l'histoire contemporaine à laquelle ils donnent la couleur de leur journal, d'où la vérité est bannie: leur seul but est de débiter leur marchandise. La presse est devenue une institution industrielle. Le reporter est l'âme du journal, la source la plus féconde de sa prospérité matérielle. Le public ajoute moins d'importance aux articles de fond qu'aux nouvelles diverses. Les journaux qui font fortune sont ceux qui arrivent à avoir la primeur des attentats et des scandales. Ils ne cherchent que la glorification du vice sous toutes ses formes, les plus triviales comme les plus raffinées. Quelle triste école d'inconscience, de légèreté, de servilisme! A quel déplorable spectacle la presse nous fait assister! L'injure n'a plus de bornes, toutes les bassesses sont déchaînées, tout est atteint: talent, honneur, probité, vertu. Souvent cela va jusqu'au crime. L'absurdité de ses polémiques n'est égale qu'à la valeur morale de ses louanges pompeuses. Oeuvre de désagrégation et de haine, elle crée un courant de lâcheté et de bassesse, de délation, de calomnie et de honte. Les reporters ont remplacé l'étincelledivine des sentiments généreux par la bouffonnerie et le grotesque.
Le scepticisme des temps présents est le fruit de ces feuilles qui sont un poison moral pour les masses. Les oeuvres sérieuses n'ont pas le temps de mûrir. Chacun mange son blé en herbe et vit pour le moment. On ne cherche ni la justice ni la vérité, mais le mot drôle; et une boutade, dite spirituelle, fait accepter les idées les plus absurdes, les plus révoltantes.
Petra Stockmann[3]refuse de traduire pour leJournal du peupleune nouvelle anglaise parce que «c'est une histoire tendant à prouver qu'il y a une providence surnaturelle qui protège tous les gens soi-disant bons et qui à la fin leur donne toujours raison, tandis que les gens soi-disant mauvais reçoivent leur châtiment.
LE RÉDACTEUR HOVSTAD.—Mais c'est très gentil. C'est justement ce que le public demande.
PETRA.—Et c'est cela que vous voulez offrir à votre public? Vous savez bien que les choses ne se passent pas ainsi dans la vie réelle.
HOVSTAD.—Vous avez parfaitement raison, seulement un rédacteur ne peut pas toujours agir comme il veut. On est souvent forcé de s'incliner devant l'opinion du public dans les questions de peu d'importance. La politique est au fond la cause principale de la vie, du moins pour un journal; et, pour gagner le public aux idées politiques, il ne faut pas l'effrayer. Quand les lecteurs trouvent une histoire morale dans le rez-de-chaussée du journal; ils sontplus disposés à avaler et à digérer ce que nous publions au-dessus; ils se rassurent.»
Le journal s'est acquis, sur les esprits les plus éclairés comme sur les couches profondes une puissance sans pareille. Les réclames éhontées, dissimulées sous forme d'articles sont rédigées dans le but de tromper le public et causent la ruine des honnêtes travailleurs qui amassent péniblement un petit pécule.
Le peuple qui n'a ni les loisirs ni les moyens d'analyser sa volonté, ses désirs, ses idées, de les émettre librement, puise ses jugements dans le journal. C'est lui qui plie et façonne à son gré l'opinion publique, c'est lui qui la remue ou l'endort.[4]Le journal est, pour les esprits simples, un oracle infaillible, ils croient ce qu'il propage, ils répètent ses raisonnements. On est trop pressé pour penser soi-même, on accepte et on fait siennes les appréciations les plus erronées, les opinions toutes faites sans examen ni analyse. On ne se demande pas si les jugements qu'on adopte ont été inspirés par la vérité ou le mensonge, par l'équité ou la passion.
Et dire que la presse pourrait être pour la société la source de toutes les vertus! La presse est ce qu'il y a de meilleur au monde lorsqu'elle vibre à l'unisson des grandes et nobles émotions, lorsqu'elle rend lucides les problèmes importants et combat les abus, lorsqu'elle sert la vérité et la justice. Malheureusement elle est mise souvent au service des ambitions personnelles les moins avouables et des cupidités les plus affreuses. Chaque jour, le poison estrépandu par torrents, tandis que le remède se distribue goutte à goutte. Ah! certes, ce n'est pas la presse qu'il faut accuser, mais ses représentants, les hommes, les individus, les «soutiens de la société» qui la dirigent, les Aslaksen[5], les Hovstad[6], les Mortensgaard[7].
«Pierre Mortensgaard, dit le précepteur Brendel, est maître de l'avenir. Pierre Mortensgaard a en lui le don de la toute-puissance. Il peut faire tout ce qu'il veut ... car il ne fait jamais plus qu'il peut. Pierre Mortensgaard est capable de vivre sans idéal. Et cela, c'est précisément le grand secret de la conduite et de la victoire. C'est le résumé de toute la sagesse du monde.»
Le journal pourrait être le gardien le plus sûr du progrès, l'avant-garde de la justice, marchant à la conquête de la lumière, c'est lui qui pourrait arracher la foule aux suggestions funestes, lui dévoilant les desseins pervers de ses vrais ennemis, c'est lui qui pourrait l'affranchir du joug moral et matériel qui pèse sur sa tête depuis des siècles. Quelle noble mission pour celui qui se l'impose! il est beau le rôle que peut jouer chez un peuple libre, une institution comme la presse, mais il faut que le peuple, que ceux qui dirigent la presse aient une conception juste de la liberté; hélas, ne comprennent pas toujours la liberté ceux qui la possèdent!
Faut-il restreindre la liberté de la presse? Jamais!«C'est un grand péché que de tuer une pensée libre.»[8]La liberté peut dégénérer et devenir licence, mais la liberté n'est pas et ne sera jamais la licence. D'ailleurs, on ne supprime pas le mal par le mal. Personne ne peut ni donner ni restreindre la liberté. Quand la presse deviendra digne de la liberté, elle la prendra elle-même, si elle ne l'a pas; en tous cas, elle saura en user. Aucune atteinte juridique à la presse ne peut être tolérée. «Dans un état social vraiment assis, l'action de la presse est très utile comme contrôle; sans la presse, des abus extrêmement graves sont inévitables. C'est aux classes honnêtes à décourager par leur mépris, la presse scandaleuse.»[9]La parole et la pensée doivent être libres. L'homme ne serait pas l'homme, s'il ne parlait librement. Arrêter l'essor de la pensée, c'est rabaisser la dignité humaine. «Ce qu'il y a de mieux en nous, c'est la pensée.»[10]
La liberté de la presse est sacrée, il faut qu'elle puisse toujours se produire librement, c'est l'un des biens de la civilisation, mais si
«Penser librement est beauPenser juste est encore plus beau.»[11]
Et c'est par la justice qu'on acquiert souvent la liberté, car elle ne s'octroie pas, il faut la conquérir. La liberté de parler et d'écrire,—lorsqu'on ne la comprend pas, c'est-à-dire lorsqu'on ne la porte pas dans son âme,—ne sert aux moralement faiblesqu'a manifester leur jalousie pour les moralement supérieurs, en déversant sur eux leur malfaisante raillerie sinon leurs mensonges diffamatoires.
Le jour où l'on comprendra que l'invective ne remplace jamais la libre discussion, que les impuissants seuls substituent l'injure à la raison, que l'on combat mieux ses adversaires par des arguments solides que par des insultes, qu'on flagelle mieux les hypocrites avec la vérité, la justice, qu'avec la violence, la calomnie; le jour où l'on comprendra que la liberté de tout homme s'arrête là où elle viole la liberté d'autrui, la presse, comme toutes les autres institutions, deviendra libre, et sa langue barbare et indécente sera purifée. La corruption du langage amène la corruption des idées; elle fausse l'esprit qui devient incapable de distinguer la vérité de l'erreur. Le coupable n'est pas le lecteur, mais l'écrivain qui manque à la première condition de son apostolat.
En attendant cet âge d'or, n'oublions point que «la liberté de propager l'erreur et le mal par la parole et la presse a pour correctif naturel la liberté de propager par les mêmes moyens la vérité et le bien».[12]Que les honnêtes gens en usent.
Passons à la famille.
Notes:
[1]Ibsen.De unges forbund.
[1]Ibsen.De unges forbund.
[2]Ibsen.Rosmersholm.
[2]Ibsen.Rosmersholm.
[3]Ibsen.En folkefiende(Un ennemi du peuple).
[3]Ibsen.En folkefiende(Un ennemi du peuple).
[4]Les journaux sont très répandus en Norvège. Tout paysan reçoit un journal.
[4]Les journaux sont très répandus en Norvège. Tout paysan reçoit un journal.
[5]Union des jeunes.
[5]Union des jeunes.
[6]Ennemi du peuple.
[6]Ennemi du peuple.
[7]Rosmersholm.
[7]Rosmersholm.
[8]Ibsen.Kongsemmerne(Les Prétendants à la couronne).
[8]Ibsen.Kongsemmerne(Les Prétendants à la couronne).
[9]Renan.La réforme intellectuelle et morale, p. 91.
[9]Renan.La réforme intellectuelle et morale, p. 91.
[10]Ibsen.Le petit Eyolf, Allmers.
[10]Ibsen.Le petit Eyolf, Allmers.
[11]Inscription placée au fronton de l'Université d'Upsal.
[11]Inscription placée au fronton de l'Université d'Upsal.
[12]Le Play.Réforme sociale.
[12]Le Play.Réforme sociale.
La famille a la plus grande part dans la corruption et dans la dégradation de la société actuelle. Le véritable mal est là, il faut avoir le courage de se l'avouer. Dans laComédie de l'amour, dans leCanard sauvage, dans lesRevenants, dans laMaison de poupée, Ibsen nous le dit avec une force et une franchise stoïciennes. «Votre mariage, crie Falk,[1]mais c'est l'accord de deux positions convenables, ce n'est point de l'amour!» L'amour qui seul devrait former les unions, en est banni; c'est le code qui y préside. Le notaire rédige le contrat où chacun stipule ses intérêts, où le mari discute le chiffre de la dot, où la femme fait ses calculs, où l'on cherche à se tromper mutuellement. «L'amour a cessé d'être une passion, c'est une science cataloguée, une profession, avec ses corporations, son drapeau; les fiancés et les époux en forment les cadres et les remplissent avec une cohésion semblable à celle des plantes de la mer.»[2]L'amour n'est plus un sentiment divin, c'est un vice. D'après les règles de lacivilisation moderne, ce n'est pas la femme que l'homme épouse, c'est sa dot, son bien, sa fortune. Les mariages, pour la plupart, ne sont qu'un marché immoral où deux jeunes gens se vendent à prix d'or.
«Le mariage[3]doit constituer une union que deux êtres n'accomplissent que par amour réciproque et pour atteindre leurs fins naturelles. Mais ce motif n'existe à proprement parler que très rarement de nos jours. Au contraire, le mariage est considéré par la plupart des femmes comme une sorte de refuge dans lequel elles doivent entrer à tout prix, tandis que l'homme, de son côté, en pèse et en calcule minutieusement les avantages matériels. Et la brutale réalité apporte même dans les mariages où les motifs égoïstes et vils n'ont eu aucune action, tant de troubles et d'éléments de désorganisation que ceux-ci ne comblent que rarement les espérances que les époux caressaient dans leur jeune enthousiasme et dans tout le feu de leur premier amour.»
Or, le mariage actuel n'est qu'une forme légale de la prostitution qui amène la diminution graduelle de la fécondité et l'accroissement de la dépopulation.
La cause de l'affaiblissement de la natalité est connue: la volonté de l'homme la détermine. «Nous ne sommes pas assez riches pour nous donner ce luxe-là.» Les enfants sont une charge qui diminue les jouissances égoïstes des parents. Les riches ne veulent pas laisser trop de copartageants de leur fortune; les moins riches craignent de succomber sous le poids d'une famille nombreuse. Seules, lesfamilles misérables ont beaucoup d'enfants. Plus la richesse et l'aisance s'accroissent, plus le nombre des enfants diminue. Les pauvres sont moins abstentionnistes que les riches parce qu'ils n'ont pas le soin de l'héritage à laisser en partage, et parce que les classes travailleuses étant plus dépourvues de plaisir que la classe, dite supérieure, se laissent aller au besoin génésique. D'ailleurs, les unions se font plus librement parmi les ouvriers.
L'union libre, la société dirigeante la repousse et la flétrit.
Le pasteur Manders[4]appelle foyer, le foyer domestique où un homme vit avec sa femme et ses enfants.
«OSWALD, peintre.—Oui, ou avec ses enfants et la mère de ses enfants.
LE PASTEUR.—? Mais ... miséricorde!
OSWALD.—Quoi?
LE PASTEUR.—Vivre avec ... la mère de ses enfants?
OSWALD.—Oui ... préféreriez-vous qu'on la repoussât?
LE PASTEUR.—Mais comment se peut-il qu'un homme ou une jeune femme qui ont ... ne fût-ce qu'un peu d'éducation, s'accommodent d'une existence de ce genre, aux yeux detout le monde?
OSWALD.—Eh! que voulez-vous qu'ils fassent? Une jeune fille pauvre.... Il faut beaucoup d'argent pour se marier. Que voulez-vous qu'ils fassent?
LE PASTEUR.—Ce que je veux qu'ils fassent? Je vais vous dire, moi, ce qu'il faut qu'ils fassent. Ils doivent vivre loin l'un de l'autre!
OSWALD.—Ce discours ne vous servirait pas à grand'chose auprès de nous autres, jeunes hommes, passionnés, amoureux.
LE PASTEUR.—Et les autorités qui tolèrent de telles choses, qui les laissent s'accomplir en plein jour! Et cette immoralité s'étale effrontément, elle acquiert, pour ainsi dire, droit de cité!...»
Les pasteurs Manders exaltent la famille. «Elle est la base de l'État,» disent-ils. «Est-ce que la famille n'est pas la base de la société? Un agréable chez soi, des amis fidèles, un petit cercle bien choisi, dans lequel nul élément discordant ne vient apporter le trouble?»[5]
Oui, la famille est un des éléments les plus puissants de la société, mais si la famille antique présentait vraiment une unité sociale, la famille d'aujourd'hui en est moins qu'un reflet faible et pâle: elle n'est plus qu'un centre de corruption.
Le vieux fêtard Werlé[6], après avoir constitué sa richesse sur les ruines d'Ekdal, après une vie de débauche, cause de la mort de sa femme, a l'idée de régulariser sa fausse position et de se remarier avec MmeSverby, femme digne de lui sous tous les rapports. Pour éviter les «mauvaises langues et les méchants propos», il fait appel à son fils Grégoire qui vit, solitaire, dans les usines.
GRÉGOIRE.—Ah! c'est comme cela! Madame Sverby étant en jeu, on avait besoin d'un joli tableau de famille dans la maison, quelques scènes attendrissantes entre le père et le fils. La vie de famille!
Quand l'avons-nous menée ici? Jamais, aussi loin que vont mes souvenirs. Mais aujourd'hui il en faut un peu, cela aurait si bonne façon, si l'on pouvait dire qu'entraîné par la piété filiale, le fils est rentré à la maison pour assister aux noces de son vieux père! Que resterait-il de tous ces bruits qui représentent la pauvre défunte succombant aux chagrins et aux souffrances? Pas un écho, le fils les aurait fait évanouir.
WERLÉ.—Grégoire!... Ah! je le vois bien: il n'est personne au monde que tu respectes moins que moi.
GRÉGOIRE.—Je t'ai vu de trop près.
WERLÉ.—Tu m'as vu par les yeux de ta mère.
GRÉGOIRE.—Cette nature confiante était prise dans un filet de perfidies, habitant sous le même toit ... que d'autres femmes ... ses servantes ... sans se douter que son foyer reposait sur un mensonge! Ton existence m'apparaît, quand je la regarde, comme un champ de carnage jonché de cadavres....
Dans le même drame Hialmar interroge sa femme sur son passé. Elle finit par reconnaître sa liaison avec Werlé, dévoilée à son mari par Grégoire.
HIALMAR.—Comment as-tu pu me cacher une pareille chose?
GINA.—Oui, ça n'est pas bien à moi; j'aurais dû te l'avouer depuis longtemps.
HIALMAR.—Tu aurais dû me le dire tout de suite. Au moins j'aurais su qui tu étais.
GINA.—M'aurais-tu épousée tout de même, dis?
HIALMAR.—Comment peux-tu le supposer?
GINA.—Voilà pourquoi je n'ai rien osé dire. Je ne pouvais pourtant pas faire mon propre malheur!
Telles sont les bases de la famille actuelle: mensonge et corruption; instrument de profit comme pour Gina,[7]pour Stensgard[8]ou instrument de plaisir égoïste comme pour Helmer[9].
L'homme et la femme souffrent de cet état de choses, mais la femme en souffre davantage. L'homme, dit Bebel[10], de qui provient le plus souvent le scandale dans le mariage, sait, grâce à sa situation prépondérante, se dédommager ailleurs.
La femme ne peut que bien rarement prendre aussi les chemins de traverse, d'abord parce que s'y lancer est plus dangereux pour elle, en sa qualité de partie prenante, et ensuite parce que chaque pas fait en dehors du mariage lui est compté comme un crime que ni l'homme ni la société ne pardonnent. La femme est obligée de considérer le mariage comme un asile, car en dehors du mariage la société lui fait une situation qui n'a rien d'enviable.
L'intérêt matériel enchaîne l'un à l'autre des êtres humains. L'une des parties devient l'esclave de l'autre et est contrainte, par «devoir conjugal», de se soumettre à ses caresses les plus intimes, qu'elle a peut-être plus en horreur que ses injures et ses mauvais traitements. Un pareil mariage n'est-il pas pire que la prostitution? La prostituée est encore jusqu'à un certain point libre de se soustraire à son honteux métier, elle a le droit de se refuser à vendre ses caresses à un homme qui, pour une raison ou pour une autre, ne lui plaît pas. Mais une femmevendue par le mariage est tenue de subir les caresses de son mari, quand bien même elle a cent raisons de le haïr et de le mépriser.
Considérer la femme comme leur égale répugne aux préjugés des hommes. La femme, pour eux, doit être soumise, obéissante, confinée exclusivement dans son ménage; elle doit comprimer ses pensées, ses aspirations personnelles, dût-elle périr intellectuellement de cette situation opprimée. Que de souffrances morales, que de pleurs, de nuits sans sommeil, brisant pour toujours l'organisme de ces pauvres êtres, anéantissant leurs espérances!
MmeAlving[11]est l'une de ces admirables et malheureuses figures. Elle a reçu dans sa jeunesse «quelques renseignements où il ne s'agissait que de devoirs et d'obligations». Pendant vingt ans elle a vécu là-dessus, souffrant silencieusement auprès de son mari malade et débauché. Une seule fois seulement, lasse de vivre auprès d'un fou qu'elle n'aimait pas, elle se précipite chez le jeune pasteur qu'elle aime et dont elle se sent aimée. «Me voici, prends-moi!» «Femme, répond le faux disciple de Jésus, retournez chez celui qui est votre époux devant la loi!»
L'élan qui l'a poussée vers le bonheur et la liberté a été vite réfréné; elle est redevenue la femme austère pour qui la vie est une vallée de larmes et qui ne peut répandre autour d'elle la lumière et la gaîté d'une âme heureuse. Durant vingt ans cette femme admirable eut le courage de cacher à tous les misèresde sa vie domestique. «J'ai supporté bien des choses dans cette maison, avoue-t-elle plus tard. Pour retenir mon mari les soirs et les nuits j'ai dû me faire le camarade de ses orgies secrètes. J'ai dû m'attabler avec lui en tête-à-tête, trinquer et boire avec lui, écouter ses insanités, j'ai dû lutter corps à corps avec lui pour le mettre au lit. J'avais mon fils, c'est pour lui que je souffrais tout. Mais lorsque j'ai reçu le dernier outrage, quand j'ai vu dans les bras de mon mari ma propre bonne ... alors....» Alors, elle se révolte, elle veut apprendre à son fils «la vraie vie....» Nora[12], révoltée également par le mensonge de sa vie conjugale, abandonne tout à fait et la maison et ses enfants....
Et c'est cette famille qui est appelée à former la jeune génération!
«La famille doit être un arbre puissant dont les racines plongent à une grande profondeur dans le sol, tandis que les cimes montent haut vers le ciel et que les branches protectrices couvrent un large espace. Or, elle est réduite à l'état d'un maigre arbuste sans racines, dont le pauvre feuillage est impuissant à donner un abri.»[13]
Les rejetons vigoureux et multipliés ne sortent que d'une famille forte. Ceux qui ont été élevés d'une manière absurde ne peuvent pas élever les autres d'une manière sensée. Une multitude d'aveugles ne donnera jamais un voyant, une réunion de malades ne fera jamais un homme bien portant.
Quand on songe à la jeune génération qui s'élève au sein de ce milieu corrompu et déséquilibré, une douleur, une épouvante, vous étreint l'âme....
Notes: