CHAPITRE III

[1]Madame de Staël.

[1]Madame de Staël.

[2]Poeta sovrano,Di quel signor dell'altissimo canto,Che sovra gli altri, com' aquila, vola.

[2]Poeta sovrano,Di quel signor dell'altissimo canto,Che sovra gli altri, com' aquila, vola.

[3]Pise, opprobre des nations.

[3]Pise, opprobre des nations.

[4]E. Renan.Dialogues philosophiques, p. 109.

[4]E. Renan.Dialogues philosophiques, p. 109.

[5]Dans les vieux carnets du cercle scandinave, à Rome, on peut lire la vive polémique qui exista un certain temps entre Ibsen et Bjornson relativement aux questions d'art. On découvre dans ces carnets un détail très curieux. L'écriture d'Ibsen qui fut jusqu'en 1866 d'une forme assez courante est devenue à partir de cette époque très caractéristique et très personnelle.

[5]Dans les vieux carnets du cercle scandinave, à Rome, on peut lire la vive polémique qui exista un certain temps entre Ibsen et Bjornson relativement aux questions d'art. On découvre dans ces carnets un détail très curieux. L'écriture d'Ibsen qui fut jusqu'en 1866 d'une forme assez courante est devenue à partir de cette époque très caractéristique et très personnelle.

[6]Ibsen.John-Gabriel Borckman.

[6]Ibsen.John-Gabriel Borckman.

[7]M. A. Antoine, directeur duThéâtre librea, le premier, en France, jouéIbsen; et cela, à l'instigation de M. Emile Zola qui lui signala lesRevenants. Surviennent ensuite les représentations du théâtre de l'Oeuvre(Lugné-Poë) et les traductions de MM. de Prozor, de Colleville et de Zepelin, Trigaut-Geneste, Bertrand et de Nevers, de Casanove, Chenevière et Johansen, traductions que nous avons consultées pour cet ouvrage (voirBibliographie, p. 175).

[7]M. A. Antoine, directeur duThéâtre librea, le premier, en France, jouéIbsen; et cela, à l'instigation de M. Emile Zola qui lui signala lesRevenants. Surviennent ensuite les représentations du théâtre de l'Oeuvre(Lugné-Poë) et les traductions de MM. de Prozor, de Colleville et de Zepelin, Trigaut-Geneste, Bertrand et de Nevers, de Casanove, Chenevière et Johansen, traductions que nous avons consultées pour cet ouvrage (voirBibliographie, p. 175).

[8]Pièce d'Ibsen.

[8]Pièce d'Ibsen.

[9]Camille Mauclair. Conférence faite au théâtre de l'Oeuvre, le 3 avril 1894.

[9]Camille Mauclair. Conférence faite au théâtre de l'Oeuvre, le 3 avril 1894.

[10]Det modern Gjennembruds maend. Copenhague, 1891.

[10]Det modern Gjennembruds maend. Copenhague, 1891.

[11]P.-J. Bérenger.Correspondance, t. II, p. 334.

[11]P.-J. Bérenger.Correspondance, t. II, p. 334.

[12]Brand.

[12]Brand.

[13]Poésies.

[13]Poésies.

[14]Flaubert.Correspondance, t. III, p. 73.

[14]Flaubert.Correspondance, t. III, p. 73.

Le retour d'Ibsen en Norvège.—Son jubilé.—Sa vie actuelle. 1891-1900.

Le retour d'Ibsen en Norvège.—Son jubilé.—Sa vie actuelle. 1891-1900.

En 1891, Ibsen retourna en Norvège et son retour fut pour lui un triomphe. Il fut heureux de revoir le paysage baigné de cette incomparable lumière du Nord, tout à la fois si virginale et si ardente, et les chaînes de collines intérieures, à peine élevées de quelques centaines de mètres, et cependant couronnées par la neige, comme si elles atteignaient l'altitude des sommets de la Suisse; il fut heureux de revoir le magnifique panorama sur le fjord de Christiania, parsemé d'îles boisées, égayé par le mouvement continuel de vaisseaux qui vont se perdre au loin, derrière de grandes montagnes toutes bleues.

Le voilà revenu de l'exil, le vieux poète! Il touche du pied le sol sacré du pays aimé; et l'espérance emplit son âme. Moment délicieux!

S'il est des jours amers, il en est de si doux![15]

Tous les soucis, tous les chagrins, dont s'enfle sisouvent notre coeur, tout s'oublie; on sourit à tous ... et l'on restesoi-même.

«Place au soleil, place partout à qui veut être vraiment soi-même!»[1]

Au mois de mars 1898, la Scandinavie entière fêta la soixante-dixième année d'Henrik Ibsen[2]. Le monde officiel, les penseurs, les hommes de lettres, la foule, tous s'entendirent dans le même sentiment ému. Et le héros de la fête,—connaissant les doux plaisirs de la Pensée, «qui, loin de se borner au moment, promettent des jouissances continuelles,»[3]demeurait silencieux parmi ces acclamations d'enthousiasme. Les blessures de jadis lui étaient trop chères pour qu'il les oubliât; il y a des blessures qui compensent toutes les amertumes.

Grand-croix de Saint-Olaf, il songea au cabinet noir de son enfance, à l'église de sa petite ville natale, aux dures époques de la vie où ses pièces évoquèrent des colères et des indignations; et les hommages presque religieux d'aujourd'hui de ses concitoyens amenèrent sur sa bouche un sourire amer. «Je n'ai point d'illusion sur les hommes, pensait-il, et, pour ne les point haïr, je les méprise.»[4]

Les hommes qui ont abrité leur liberté dans lemonde intérieur[5], doivent aussi vivre dans le monde extérieur, se montrer, se laisser voir; la naissance, la résidence, l'éducation, la patrie, le hasard, l'indiscrétion du prochain, les rattachent par mille liens aux autres hommes; on suppose chez eux une foule d'opinions, tout simplement parce qu'elles sont les opinions régnantes; toute mine qui n'est pas une négation passe pour un assentiment; tout geste qui ne détruit pas est interprété comme une approbation. Ils savent, ces solitaires, ces affranchis de l'esprit, que toujours sur quelque point ils paraissent autre chose que ce qu'ils sont; tandis qu'ils ne veulent rien autre chose que vérité et franchise, ils sont environnés d'un réseau de malentendus, et, leur intense désir de sincérité ne peut empêcher que sur toute leur activité il ne se pose comme un brouillard d'opinions fausses, de compromis, de demi-concessions, de silences complaisants, d'interprétations erronées. Et un nuage de mélancolie s'amasse sur leur front, car cette nécessité de «paraître», de telles natures la haïssent plus que la mort.

Ibsen s'est établi à Christiania où il vit toujours taciturne, isolé. Il regarde, il observe, et commeMichel-Ange qu'il aime tant, il «apprend» toujours.[6]Le vrai sage, le sage du Stoïcisme n'a ni amis, ni famille, ni patrie; il se met sans trop de peine en dehors de l'humanité. C'est une sorte de cruauté héroïque envers soi-même et envers les autres. Certes, «on peut être indépendant sans devenir sauvage, et l'on peut diminuer le nombre de ses liens pour rendre d'autant plus solides et plus étroits ceux qu'on choisit et qu'on garde[7]». La solitude est une force dont il ne faut pas abuser. L'auteur dePeer Gyntest taciturne, mais il n'est point sauvage. Il demeure toujours isolé de la foule, mais pas de sa famille. Père et époux, il prouve que l'unité sociale n'est pas l'Individu, mais la Famille.

Le penseur norvégien vit très modestement; il aime beaucoup la peinture; sa salle à manger et son salon sont ornés de plusieurs toiles de grande valeur artistique. Il lit fort peu, il n'y a point de livres dans son cabinet de travail.

Lorsqu'on le voit une fois, à Karl-Johansgade ou se rendant au Grand-Hôtel lire les journaux,—on ne l'oublie plus. D'une taille petite, trapu, avec un beau visage encadré par d'épais cheveux blancs, des favoris et un collier de barbe, il a le menton et les lèvres rasés. Ses yeux ronds, cachés derrière d'épaisses bésicles, s'enfoncent dans ses sourcils énormes. L'ensemble est expressif, puissant et fin; on y voit se réfléter les deux idées-forces de sa vie et de son oeuvre: laVolontéet leMoi intérieurenveloppés d'un calme doux et serein. Et l'on comprend les paroles que le poète a mises dans la bouche de Maximos[8]: «Victoire et lumière sur celui qui veut!» et l'on comprend comment ce coeur pur, brûlant d'amour pour le genre humain, pour la liberté et la justice, a pu créer la figure terrible et sublime de Brand dont la devise est: Tout ou rien! «Quand tu donnerais tout, dit-il, à la réserve de ta vie, sache que tu n'aurais rien donné.»

Ses oeuvres attaquent et ruinent les lois morales et l'ordre social. Elles sont l'objet des critiques les plus vives et les plus passionnées, et Ibsen continue sa vie tranquille, dans sa retraite familiale; il ferme les yeux et les oreilles aux spectacles et aux bruits du monde extérieur.

Telle est l'éternelle loi des contrastes.

Horace, qui chantait le vin, ne buvait que de l'eau. Épicure, qui professait le culte des plaisirs, vivait en ascète.

Notes:

[15]André Chénier.Jeune captive.

[15]André Chénier.Jeune captive.

[1]Brand.

[1]Brand.

[2]Voici le programme des fêtes qui commencèrent à Christiania pour finir à Copenhague: le 20 mars, représentation de gala; le 21, banquet où assistèrent tous les ministres et grands dignitaires; le 22, fête populaire, et, au théâtre royal de Copenhague, une représentation de gala en présence d'Ibsen; le 24, banquet officiel, etc.

[2]Voici le programme des fêtes qui commencèrent à Christiania pour finir à Copenhague: le 20 mars, représentation de gala; le 21, banquet où assistèrent tous les ministres et grands dignitaires; le 22, fête populaire, et, au théâtre royal de Copenhague, une représentation de gala en présence d'Ibsen; le 24, banquet officiel, etc.

[3]Socrate.Mémoires, liv. I, ch. vi.

[3]Socrate.Mémoires, liv. I, ch. vi.

[4]Anatole France.L'abbé Coignard.

[4]Anatole France.L'abbé Coignard.

[5]Nietzsche.Oeuvres, I, 404 et suiv.Fragmentschoisis par Lichtenberger, p. 17 (Paris, P. Alcan).

[5]Nietzsche.Oeuvres, I, 404 et suiv.Fragmentschoisis par Lichtenberger, p. 17 (Paris, P. Alcan).

[6]Michel-Ange à quatre-vingts ans est rencontré un jour par un de ses amis qui lui demande où il va; il lui répond ces paroles admirables dans la bouche d'un tel maître; «Je vais apprendre.» Lui, qui aurait tant pu apprendre aux autres, il allait en effet étudier l'anatomie chez un médecin célèbre.

[6]Michel-Ange à quatre-vingts ans est rencontré un jour par un de ses amis qui lui demande où il va; il lui répond ces paroles admirables dans la bouche d'un tel maître; «Je vais apprendre.» Lui, qui aurait tant pu apprendre aux autres, il allait en effet étudier l'anatomie chez un médecin célèbre.

[7]Barthélémy Saint-Hilaire.Morale d'Aristote, t. I. Préface, p. ccxliii.

[7]Barthélémy Saint-Hilaire.Morale d'Aristote, t. I. Préface, p. ccxliii.

[8]L'Empereur et Galiléen.

[8]L'Empereur et Galiléen.

Comme homme, Ibsen est bien le fils de la Norvège. Le peuple norvégien, très peu expansif, offre moins de prise à l'observation qu'un autre. On lui donne des défauts et des qualités qu'il n'a pas; souvent ceux qu'on lui attribue sont l'exact contraire de ceux qu'il a réellement. La Norvège est le pays des contrastes. Son caractère unique, spécial, est de grouper à quelques toises de distance, les phénomènes les moins habitués à se trouver ensemble. On y voit le sapin des cimes se marier au noyer ami des plaines, les blocs du glacier et le gazon de la prairie échanger, à quelques pas du fjord, un baiser fraternel.

La lutte constante avec la nature a amené le norvégien à s'identifier avec elle, à se plier à ses exigences. La pauvreté du sol lui a imposé le goût des réalités, et la majesté des rochers, la fraîcheur frémissante du fjord, le soleil de minuit à demi voilé par de légers flocons errants dans le ciel, lui ont appris la douceur du rêve....

Le paysan enseigne à ses enfants à se rendre utiles de très bonne heure. L'exemple des parents et les dures nécessités de l'existence rurale les rendentappliqués et graves; les enfants sont sérieux. Les hommes paraissent lourds, mais c'est une lourdeur apparente qui vient plutôt de la réflexion. Aucun aubergiste ne se présente, en Norvège, souriant au voyageur. Le Norvégien est poli, sans servilité; dans toutes les circonstances de la vie, il sait garder sa dignité. Si l'horizon physique lui est éternellement fermé, si les blocs de granit, qui de toutes parts enserrent le regard des Norvégiens, pèsent sur leur vie, leur horizon intellectuel est large et leur âme morale est rarement prisonnière,—je parle de ceux qui se sont débarrassés des hypocrisies conventionnelles de la société: Brand, Rosmer, DrStockmann, Nora, Hélène Alving, Held Wengel et beaucoup d'autres.[1]

Mais les meilleurs d'entre eux gardent encore des superstitions extérieures. Ils croient sincèrement que si l'on peut apercevoir neuf étoiles, neuf jours de suite, on est sûr de voir exaucé le voeu qu'on a formé en les comptant.[2]

Les Norvégiens sont très confiants entre eux[3]et vis-à-vis de l'étranger, mais c'est une confiance digne; le Norvégien n'ouvre jamais entièrement son âme. C'est par là qu'on peut expliquer le théâtre à demi voilé d'Ibsen.

Mais avant d'être norvégien, Ibsen restelui-même.Les grands hommes ont toujours étéquelqu'undans toute la force du terme; ils sonteux-mêmeset plus vivants que personne; ils tirent plus des profondeurs de leur âme que de tout ce qui les entoure; ils savent non pas se subordonner aux choses extérieures, mais les subjuguer par leur pensée, par leur volonté; ils dominent leur temps, ils s'imposent à la postérité, par la réalité énergique, par la puissance et la souveraineté de leur être individuel; d'autant plus utiles à connaître que leur exemple nous apprend à devenir virils, à penser, à agir, à nous affranchir de cette imitation servile de tous par chacun, qui est le beau idéal des êtres les plus vulgaires.

Comme poète et penseur, Henrik Ibsen n'appartient «à aucune nation, à aucune institution, à aucun parti[4]». Son théâtre ne vise pas uniquement les moeurs de son pays, il vise toujours plus haut; ce n'est pas l'âme norvégienne, c'est l'âme humaine qu'il dissèque.

Il y a des hommes qui n'appartiennent pas seulement à la contrée dans laquelle ils sont nés, à la nation dont ils font partie, mais au trésor commun de l'humanité. Ces esprits d'élite ne sont pas seulement la gloire de la France, de la Russie, de l'Allemagne ou de la Norvège, mais du genre humain tout entier. Certes, ils apportent le cachet de leur patrie, chacun représente avec ampleur ce qu'a de caractéristique sa nationalité, souvent même ils deviennent comme un trait d'union entre leurs concitoyens et le reste du monde, ils servent de lien entre le peuple au milieu duquel ils sont nés et tout ce qu'il y a d'esprits cultivés dans l'univers, maisils portent, ayant tout, en eux, le germe duGrand Toutde la Terre qu'on nomme Humanité. Elargissant le domaine du Beau et du Bien, reculant les limites de la Science et de l'Art, ouvrant à la méditation de nouveaux problèmes et à l'admiration des horizons nouveaux, ces esprits créateurs, qui font l'histoire universelle, prouvent que la Pensée humaine n'a point de frontières, qu'elle est infinie....

Nous allons maintenant déterminer la philosophie du théâtre d'Henrik Ibsen que nous diviserons en deux parties: partie négative:La société actuelle; partie positive:La société nouvelle.

Notes:

[1]Personnages des pièces d'Ibsen.

[1]Personnages des pièces d'Ibsen.

[2]Superstition norvégienne.

[2]Superstition norvégienne.

[3]A Christiana les tramways n'ont pas de conducteurs; le voyageur met lui-même 10 öre, prix uniforme du parcours, dans une boîte en verre, établie derrière le cocher.

[3]A Christiana les tramways n'ont pas de conducteurs; le voyageur met lui-même 10 öre, prix uniforme du parcours, dans une boîte en verre, établie derrière le cocher.

[4]Georges Brandès.

[4]Georges Brandès.

Ibsen, dans son théâtre, fait le procès de la société actuelle, il s'attaque à son organisation, à ses préjugés, il démasque les conventions hypocrites de la morale sociale; il dissèque les grandes fictions, grandioses en apparence, que les hommes considèrent comme leur sauvegarde,—religion, autorité, mariage, famille. Tous les éléments, toutes les classes y ont leurs représentants; nous y rencontrons nos contemporains aux moeurs de philistins; les traits principaux de leurs caractères nous dévoilent les mobiles de leur activité et les bases de leur vie: la lâcheté et le mensonge.

Le clergé occupe une place très large dans cette hiérarchie sociale. Nous sommes dans un pays de protestantisme[1], mais les personnages d'Ibsen nousmontrent que tous les prêtres se valent: «Chenilles ou papillons, c'est toujours la même bête.»[2]

L'Eglise est partout conservatrice, elle s'obstine partout à placer son idéal en arrière; cet idéal repose sur le dogme de l'infaillibilité, c'est-à-dire de l'immobilité; elle est essentiellement rétrograde. Le cléricalisme est partout une plaie dans laquelle il faut porter le fer rouge. «Si le catholique fait un bambin du Héros Rédempteur, les protestants en font un vieillard impotent tout près de tomber en enfance. Si de tout le domaine de saint Pierre, ce qui reste au Pape, c'est une double clef, les protestants n'enferment-ils pas, dans l'enceinte d'une église, le royaume de Dieu, qui va du pôle au pôle? Ils séparent la vie de la foi et de la doctrine. Aucun d'eux ne songe à être. Leurs efforts, leurs idées ne tendent pas à vivre d'une vie pleine et entière. Pour trébucher comme ils font, ils ont besoin d'un Dieu qui les regarde entre ses doigts.»[3]

Si la morale protestante est supérieure à celle des jésuites qui enseigne, entre autres que «quand celui qui nous décrie devant des gens d'honneurcontinue, après l'avoir averti de cesser, il nous est permis de le tuer, non pas véritablement en public, de peur de scandale, mais en cachette,sed clam»[4], les pasteurs protestants ne considèrent point la tolérance et l'humilité comme «des fleurs rares, aux parfums subtils et pénétrants».

Si la divergence des préceptes moraux des Eglises prouve qu'aucune ne possède les véritables, la concordance de leurs bases et de leurs moyens d'action prouve également qu'elles cherchent moins à répandre la justice qu'à gagner le pouvoir sur les âmes de la foule. La religion n'est plus qu'un prétexte, le but à atteindre, c'est la force sociale. «Prends la lanterne de Diogène, Basile,—dit Jullien, l'un des personnages de l'Empereur et Galiléen[5],—éclaire cette nuit ténébreuse.... Où est le christianisme?»

Le christianisme primitif, proclamant à la fois l'unité de Dieu et la fraternité humaine a fini par changer ses bases premières, il a abandonné les petits et les humbles pour se mettre, au nom de Jésus le Pauvre, au service des riches; c'est lui qui a établi deux morales, celle du seigneur et celle de l'esclave, qui a divisé les hommes en maîtres et parias. Il s'est éloigné des idées d'égalité et de justice, il s'est avili devant le capital, il est arrivé à ce degré de déconsidération et de dégradation où nous le voyons de nos jours. Le christianisme est l'auteur de tous les crimes qui ont désolé l'humanité depuis dix-neuf siècles. «La religion a de tout temps compris une morale religieuse, consistant dans l'exécutiondes ordres de la divinité, seulement ces ordres n'étaient pas guidés par la règle du bien, mais par le caprice ou l'intérêt de celle-ci, ce qui fait naître des conflits graves et fréquents entre la morale psychologique et la morale sociologique, autrement dit le droit. Celle-ci pour rester extérieure et ne pas devenir inquisitoriale doit parfois se contenter de l'apparence et arrive ainsi à des décisions qui blessent profondément l'équité.»[6]

Il suffit de jeter un coup d'oeil sur ce qui se passe autour de nous pour reconnaître que l'Eglise, que toutes les Eglises sont des foyers d'exploitation et d'horreur. Partout les Eglises possèdent de vastes domaines et d'immenses revenus, partout leurs privilèges les rattachent à l'organisation politique. Elles sacrifient, pour de l'argent, tout ce que la religion a de plus grand à des pratiques plus païennes que chrétiennes. Les cérémonies religieuses sont des actes de féerie, où les décors sont empruntés à toutes les choses du luxe moderne. Les mariages et les enterrements religieux sont des scènes de l'opéra-bouffe avec la différence que les prix sont plus élevés qu'au spectacle, car les bénédictions et les malédictions de l'Eglise sont toujours payées. Au nom du ciel, l'Eglise détruit tout ce qu'il y a d'humain sur la terre; au nom de l'immortalité de l'âme et de la vie future, elle enlève à l'homme le bonheur de la vie présente. C'est l'Eglise qui a appris aux hommes que tout peut s'acheter, morale, conscience, même les places dans un monde meilleur.

«Que venez-vous faire à l'église? s'écrie Brand[7]Le décor, le décor seul vous attire, le chant de l'orgue, le sondes cloches, l'envie de vous tremper dans la flamme d'une éloquence de haut parage, dont les accents s'enflent ou baissent, qui déborde, tonne ou fouette selon toutes les règles de l'art.»

Toutes les religions, avec leurs dieux, leurs demi-dieux et leurs prophètes, leurs messies et leurs saints, ont été créées par la fantaisie crédule des hommes non encore arrivés au plein développement et à la pleine possession de leurs facultés intellectuelles. Le ciel religieux n'est autre chose qu'un mirage, où l'homme, exalté par l'ignorance et la foi, retrouve sa propre image, mais agrandie et renversée, c'est-à-dire divinisée. L'histoire des religions, celle de la naissance, de la grandeur et de la décadence des dieux qui se sont succédé dans la croyance humaine, n'est rien que le développement de l'intelligence et de la conscience collective des hommes. A mesure que, dans leur marche historiquement progressive, ils découvraient, soit en eux-mêmes, soit dans la nature extérieure, une force, une qualité, ou même un grand défaut quelconques, ils les attribuaient à leurs dieux, après les avoir exagérés, élargis outre mesure, comme le font ordinairement les enfants, par un acte de leur fantaisie religieuse. Grâce à cette pieuse générosité des hommes croyants et crédules, le ciel s'est enrichi des dépouilles de la terre, et, par une conséquence nécessaire, plus le ciel devenait riche et plus l'humanité, plus la terre, devenait misérable.

Une fois la divinité installée, elle fut naturellement proclamée la cause, la raison, l'arbitre et la dispensatrice absolue de toutes choses; le monde ne fut plus rien, elle fut tout, et l'homme, son vrai créateur, après l'avoir tirée du néant à son insu, s'agenouilla devant elle, l'adora et se proclama sa créature et son esclave.

Dieu étant tout, le monde réel et l'homme ne sont rien. Dieu étant la vérité, la justice, le bien, le beau, la puissance et la vie, l'homme est le mensonge, l'iniquité, le mal, la laideur, l'impuissance et la mort. Dieu étant le maître, l'homme est l'esclave. Incapable de trouver par lui-même la justice, la vérité, il ne peut y arriver qu'au moyen d'une révélation divine. Mais qui dit révélation dit révélateurs, messies, prophètes, prêtres et législateurs, inspirés par Dieu même; et ceux-là, une fois reconnus comme les représentants de la divinité sur la terre, comme les saints instituteurs de l'humanité, élus par Dieu même pour la diriger dans la voie du salut, exercent nécessairement un pouvoir absolu. Tous les hommes leur doivent une obéissance passive et illimitée, car, contre la raison divine, dit Bakounine[8], il n'y a point de raison humaine, et contre la justice de Dieu, il n'y a point de justice terrestre qui tienne. Esclaves de Dieu, les hommes doivent l'être aussi de l'Eglise, c'est-à-dire de ses représentants qui, pour atteindre leur but, ne négligent aucun moyen. Serviteurs de Dieu, ils deviennent aussi ceux des puissants de la terre. Le pasteur Manders[9]trouvequ'on doit se rapporter dans la vie au jugement, aux opinions autorisées des autres. «C'est un fait et cela est bien.» Que deviendrait la société s'il en était autrement!

—«Et qu'entendez-vous par les opinions des autres? demande-t-on au pasteur Manders.

—J'entends, répond celui-ci, les gens qui occupent une position assez indépendante et assez influente pour qu'on ne puisse pas facilement négliger leur manière de voir.» Pour le pasteur Manders l'opinion publique est tout: «Nous ne devons pas, dit-il, nous livrer aux mauvais jugements et nous n'avons nullement le droit de scandaliser l'opinion.»

Le prêtre est l'ennemi de toute société qui désire le progrès et la liberté. Il étouffe la morale naturelle pour assurer la domination de sa caste. Il ne vit que par l'ignorance des masses, écrase la raison sous la passivité de l'obéissance fataliste.

Nos prêtres ne sont point ce qu'un vain peuple pense; Notre crédulité fait toute leur science.[10]

Nos prêtres ne sont point ce qu'un vain peuple pense; Notre crédulité fait toute leur science.[10]

Le pasteur Manders trouve qu'il faut, dans la vie, compter sur une heureuse étoile, sur la protection spéciale d'en haut. Il s'agit, par exemple, d'assurer contre l'incendie, un asile. Le pasteur Manders s'y refuse. «On serait tout disposé à croire que nous n'avons pas confiance dans les décrets de la Providence,» dit-il. Et lorsque cette protection manque, lorsque l'asile est détruit par le feu, le pasteur Manders déclare que c'est la «la main de Dieu pourpunir les incrédules.»[11]

L'idée de Dieu implique l'abdication de la raison et de la justice humaines; elle est la négation la plus décisive de la liberté de l'homme et aboutit nécessairement à l'esclavage, tant en théorie qu'en pratique.

Le pasteur Manders reproche à MmeAlving d'avoir été dominée toute sa vie par une invincible confiance en elle-même, de n'avoir jamais tendu qu'à l'affranchissement de tout joug et de toute loi, de n'avoir jamais voulu supporter une chaîne quelle qu'elle fût. La révolte?—Jamais! «Notre devoir consiste à supporter en toute humilité la croix que la volonté d'en Haut trouve bon de nous imposer.» Le bonheur?—Nous n'y avons pas droit. «Chercher le bonheur dans cette vie, c'est là le véritable esprit de rébellion.»[12]

La lumière? S'éclairer dans les limites du possible?—Point. La lumière, la morale, l'honneur sont le monopole de la religion. Elle seule commande à la terre, au nom du ciel. DansRosmersholmle recteur Kroll cherche à démontrer que les dévots seuls peuvent avoir des principes moraux.

ROSMER.—Ainsi tu ne crois pas que des libres-penseurs puissent avoir des sentiments honnêtes?

LE RECTEUR.—Non, la religion est le seul fondement solide de la moralité.

C'est grâce probablement à cette moralité que l'éternité des peines est considérée comme un dogme fondamental de la religion chrétienne qui n'a pas été répudié par le protestantisme. Cette solution donne à cette religion un aspect de sévéritéqui apparaît plus grand encore quand on songe que l'enfer est encouru pour de simples infractions à la morale rituelle.

Pour eux-mêmes, ces prêtres sont moins sévères; eux-mêmes, ils font tout le contraire de ce qu'ils prêchent; eux-mêmes, ils ne sont point esclaves prosternés d'aucun symbole, d'aucune morale, car si leur foi est prospère, leur bonne foi est absente.

Le vicaire Rorlund[13]prêche une austérité implacable et fait la cour à la jeune Dina; mais «quand on est, par vocation, un des soutiens moraux de la société, dit-il, on ne peut être trop circonspect».

La Bible, l'Evangile d'où ils prétendent tirer leur enseignement, ils les interprètent à leur manière. Voici comment le pasteur Straamand explique à un un jeune séminariste leNe construis pas sur le sablede l'Evangile. Cela veut dire, d'après lui, que «sans rémunération on ne peut prêcher ni en Amérique, ni en Europe, ni en Asie, nulle part enfin».[14]

La religion n'est plus pour eux un apostolat, mais un métier, un gagne-pain, un commerce. Ce ne sont pas les problèmes de religion ou de morale, mais les luttes politiques qui les intéressent; politiciens, industriels, conférenciers, ils traitent dans les églises et dans les temples des sujets d'actualité et des questions à la mode.

Par le motcharitéils trompent et exploitent le peuple qu'ils devraient éclairer et soutenir. «Il n'y a pas de mot qu'on traîne dans la boue comme lemotcharité. Avec une ruse diabolique on en fait un voile pour masquer le mensonge.»[15]

«Dieu n'a pas besoin du mensonge, mais le mensonge a souvent besoin de Dieu, et il n'est jamais si puissant ni si pervers que lorsqu'il s'impose en son nom!»[16]

Par ses superbes conquêtes la science a dévoilé les sacrifices, les prières, les puissances occultes, les mystères par lesquels les Eglises exploitaient les hommes. Lasse d'être trompée sans cesse, la pauvre humanité commence à ouvrir les yeux et à se rendre compte des crimes des Eglises dont elle était victime. L'homme, éclairé par la lumière des sciences, s'aperçoit que les erreurs des Eglises étaient voulues, conscientes, engendrées parles mensonges des uns, par les intérêts lucratifs des autres. L'homme, aigri par les injustices, qui souffre d'inégalité sociale; les âmes tourmentées qui cherchent à apaiser, à la source qu'on appelle divine, leur soif de justice, d'idéal, d'infini, trouvent la désillusion auprès des représentants de ce Dieu invisible au nom duquel ils commettent tant d'horreur.

«Dix mille poissons partagés au nom d'une idole ne sauveraient pas une seule âme en détresse.»[17]

C'est au nom de ce Dieu, qu'on ne vient jamais en aide à un peuple frère dont la liberté et même lavie sont menacées. C'est au nom de ce Dieu que l'on s'arme à outrance pour détruire les peuples amis de la paix. C'est au nom de ce Dieu que l'on déchaîne des haines populaires contre ceux qui ne professent pas certaines idées religieuses. C'est au nom de ce Dieu qu'on laisse mourir de faim et de froid des milliers d'êtres humains tandis que les églises et les temples restent vides et que leurs coffres-forts regorgent d'or!

Les plus crédules commencent à comprendre que ce Dieu agonise et que ses représentants sont les plus terribles exploiteurs des âmes simples. Où donc est-il le Dieu infini, universel, vers lequel aspire l'humanité souffrante?

Héritiers de toutes les haines et de toutes les erreurs, les prêtres montent avec une incroyable audace à l'assaut de la société moderne, mais c'est en vain qu'ils cherchent partout dans le socialisme, dit chrétien, unmodus vivendipour reprendre leur omnipotence au sein des masses. Leurs hypocrisies sont déjà trop connues. Toutes les religions sont cruelles, toutes sont fondées sur le sang; car toutes reposent principalement sur l'idée du sacrifice, c'est-à-dire sur l'immolation perpétuelle de l'humanité à l'insatiable vengeance de la divinité. «Dans ce sanglant mystère, l'homme est toujours la victime, et le prêtre, homme aussi, mais homme privilégié, est le divin bourreau. Cela nous explique pourquoi les prêtres de toutes les religions, les meilleurs, les plus humains, les plus doux, ont presque toujoursquelque chose de cruel.»[18]

Le clergé du théâtre d'Ibsen a le visage dur, un vent de sécheresse passe sur lui.... «Pour avoir la foi, il faut avoir une âme»[19], et ces marchands de grâces divines n'en ont point. Leurcredo, c'est le mensonge....

Notes:

[1]La Norvège est divisée en 6 évêchés, 83 doyennés, 441 paroisses et 900 pastorats. L'Église luthérienne est seule religion d'État, et son clergé a en mains l'état-civil, sauf dans la capitale. L'acte de baptême est considéré comme acte de naissance. Le seul mariage légal, c'est le mariage religieux. L'enseignement primaire se trouve sous la direction du clergé. Il y a en Norvège 7,000 écoles primaires, fost-skol og omgangs-skol (Christiana possède 16 écoles avec 23,000 élèves). Le conseil scolaire est composé de quatre membres élus par l'assemblée paroissiale et le pasteur est de droit président; c'est aussi lui qui est chargé des inspections. Cinq heures par semaine sont consacrées à l'enseignement religieux. Les châtiments corporels existent encore (Prescription de 1889, §65).

[1]La Norvège est divisée en 6 évêchés, 83 doyennés, 441 paroisses et 900 pastorats. L'Église luthérienne est seule religion d'État, et son clergé a en mains l'état-civil, sauf dans la capitale. L'acte de baptême est considéré comme acte de naissance. Le seul mariage légal, c'est le mariage religieux. L'enseignement primaire se trouve sous la direction du clergé. Il y a en Norvège 7,000 écoles primaires, fost-skol og omgangs-skol (Christiana possède 16 écoles avec 23,000 élèves). Le conseil scolaire est composé de quatre membres élus par l'assemblée paroissiale et le pasteur est de droit président; c'est aussi lui qui est chargé des inspections. Cinq heures par semaine sont consacrées à l'enseignement religieux. Les châtiments corporels existent encore (Prescription de 1889, §65).

[2]Renan.Dialogues philosophiques, p. 294.

[2]Renan.Dialogues philosophiques, p. 294.

[3]Ibsen.Brand.

[3]Ibsen.Brand.

[4]Pascal.Treizième Provinciale.

[4]Pascal.Treizième Provinciale.

[5]Ibsen.Keiser og Galilaeer.

[5]Ibsen.Keiser og Galilaeer.

[6]R. de La Grasserie.De la psychologie des religions,p. 16 (Paris, F. Alcan).

[6]R. de La Grasserie.De la psychologie des religions,p. 16 (Paris, F. Alcan).

[7]Ibsen.Brand.

[7]Ibsen.Brand.

[8]L'église et l'Etat.

[8]L'église et l'Etat.

[9]Ibsen.Gjengangere(Revenants).

[9]Ibsen.Gjengangere(Revenants).

[10]Voltaire.Oedipe(Jocaste).

[10]Voltaire.Oedipe(Jocaste).

[11]Les Revenants.

[11]Les Revenants.

[12]Ibsen.Revenants.

[12]Ibsen.Revenants.

[13]Ibsen.Samfundets Stötter(Les Soutiens de la société).

[13]Ibsen.Samfundets Stötter(Les Soutiens de la société).

[14]Ibsen.Kjaerlighedens Komedie(La Comédie de l'amour).

[14]Ibsen.Kjaerlighedens Komedie(La Comédie de l'amour).


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