CHAPITRE IV

[1]Ibsen.Brand.

[1]Ibsen.Brand.

[2]Dostoïevsky.Le crime et le châtiment. Paroles de Raskolnikov.

[2]Dostoïevsky.Le crime et le châtiment. Paroles de Raskolnikov.

[3]Brand à la mort de son fils.

[3]Brand à la mort de son fils.

[4]Ch. Richet.L'homme et l'intelligence, p. 22.

[4]Ch. Richet.L'homme et l'intelligence, p. 22.

[5]Rosmersholm.

[5]Rosmersholm.

[6]Spencer.Justice, p. 34.

[6]Spencer.Justice, p. 34.

[7]Ibsen.Brand.

[7]Ibsen.Brand.

[8]Ibsen.Bygmester Solnaes(Solness le constructeur).

[8]Ibsen.Bygmester Solnaes(Solness le constructeur).

[9]A. Fouillée.Liberté et déterminisme, p. 98. Paris, F. Alcan.

[9]A. Fouillée.Liberté et déterminisme, p. 98. Paris, F. Alcan.

[10]Sergnéyeff.Physiologie de la veille et du sommeilt. II, p. 720.

[10]Sergnéyeff.Physiologie de la veille et du sommeilt. II, p. 720.

[11]Brand.

[11]Brand.

[12]Th. Ribot.Maladies de la volonté, introduction. Paris, F. Alcan.

[12]Th. Ribot.Maladies de la volonté, introduction. Paris, F. Alcan.

[13]A. Fouillée.Liberté et déterminisme, p. 12.

[13]A. Fouillée.Liberté et déterminisme, p. 12.

[14]Joyau.Essai sur la liberté morale, introduction, p. ix.

[14]Joyau.Essai sur la liberté morale, introduction, p. ix.

[15]Jules Simon.La femme auXXesiècle, p. 6.

[15]Jules Simon.La femme auXXesiècle, p. 6.

[16]Jean Jaurès.La réalité du monde sensible, p. 324.

[16]Jean Jaurès.La réalité du monde sensible, p. 324.

[17]Ibsen.Empereur et Galiléen.

[17]Ibsen.Empereur et Galiléen.

[18]Ibsen.Comédie de l'amour.

[18]Ibsen.Comédie de l'amour.

[19]C. Mauclair. Conférence surSolness le constructeur,faite au théâtre de l'Oeuvre, le 2 avril 1894.

[19]C. Mauclair. Conférence surSolness le constructeur,faite au théâtre de l'Oeuvre, le 2 avril 1894.

[20]Cantique d'Etienne Dolet, 1546.

[20]Cantique d'Etienne Dolet, 1546.

[21]E. Renan.Histoire d'Israël, t. IV, p. 332.

[21]E. Renan.Histoire d'Israël, t. IV, p. 332.

[22]Schiller.

[22]Schiller.

[23]Ibsen.Un ennemi du peuple.

[23]Ibsen.Un ennemi du peuple.

[24]Ibsen.Lettre privée datée de1882.

[24]Ibsen.Lettre privée datée de1882.

[25]Voir notre ouvrage,Pensées de Tolstoï, p. 145.

[25]Voir notre ouvrage,Pensées de Tolstoï, p. 145.

[26]Th. Ribot.Maladies de la personnalité, p. 22. Paris, F. Alcan.

[26]Th. Ribot.Maladies de la personnalité, p. 22. Paris, F. Alcan.

[27]Stuart-Mill.La liberté, p. 125, 129, trad. franç.

[27]Stuart-Mill.La liberté, p. 125, 129, trad. franç.

[28]Elisée Reclus. Préface au livre de Pierre Kropotkine.Paroles d'un révolté, p. x.

[28]Elisée Reclus. Préface au livre de Pierre Kropotkine.Paroles d'un révolté, p. x.

[29]Brand.

[29]Brand.

On a souvent dépeint Ibsen comme n'ayant à coeur que les intérêts de l'individu et considérant ce dernier comme l'unité sociale. M. A. Leroy-Beaulieu dans un discours prononcé à l'Hôtel des Sociétés Savantes le 24 janvier 1896 s'écria en s'adressant à son auditoire: «N'écoutez pas les faux prophètes qui osent diviniser l'individu, et ne vous laissez point séduire par l'éloquence des grands prêtres, français ou exotiques, de l'individualisme. Ne prenez pas pour modèles les héros ou les héroïnes du Scandinave Ibsen dans leur révolte contre la loi morale et contre la loi sociale.... Ils s'attaquent aux groupements les plus anciens, les plus légitimes et je dirai les plus sacrés de l'humanité, et ici je n'entends pas seulement la religion, mais la famille.... Nous pensons que l'unité sociale, la molécule sociale, ce n'est pas l'individu, c'est la famille.»[1]

Ibsen n'a jamais soutenu le contraire. S'il défend partout la personne humaine contre les mensongesde la société, s'il défend la libre activité et l'énergie individuelles, il ne dit nulle part dans son oeuvre qu'il faut sacrifier la société à l'individu, que l'individu doit se renfermer à jamais dans l'enceinte de sa personnalité. Il veut régénérer l'individu pour reconstituer une société composée d'individus sains. Son idéal est plutôt social qu'individuel. «Un nouvel édifice appelle une âme régénérée, un esprit purifié.»[2]

L'individu et la société ne doivent pas être opposés l'un à l'autre.

Le droit individuel ne doit jamais être en antagonisme avec le droit social. Si la société ne peut pas exister sans l'individu, l'individu, lui, est directement intéressé à la conservation de la société. «L'individu est la réalité concrète de l'humanité, la société en est la forme naturelle et nécessaire. Donc, ce qu'il faut chercher, c'est la fin supérieure, dans la poursuite de laquelle l'individu et la société, en même temps que chacun d'eux développera ses vertus propres, se sentiront de plus en plus solidaires.»[3]

Qu'est-ce que la société, sinon la collection des individus? Si le tout est défectueux, c'est que les parties sont gâtées; si la société est mauvaise, c'est que l'individu est vicié. Si le mal est dans la société, c'est qu'il a été, tout d'abord, dans l'individu. Ce n'est donc pas la société qu'il faut détruire, c'est l'individu qu'il faut réformer.

«On a peine à croire que l'idée de l'indépendance et de la responsabilité morales individuelles soit le fruit de longs siècles de développement moral. La tribu ou la famille est l'unité éthique des temps primitifs; puis, vient l'état, plus tard c'est la caste et enfin, c'est l'individu. Le progrès moral, c'est la découverte progressive de l'individu. La vraie nature de l'individu répond à la vraie nature de la société, c'est la découverte de la première qui amène celle de la seconde.»[4]

Etre riches en bonnes pensées, en bons sentiments et en bonnes oeuvres portant pleinement notre empreinte, à nous, ne nous empêche point d'en faire profiter la société. Si Ibsen glorifie la puissance dumoiindividuel, c'est pour le mettre au service de la société. Pour lui ce n'est pas la société qui transformera l'individu, c'est l'individu qui transformera la société.

L'individu doit se relever lui-même, il doit fonder une famille saine qui servira de base à la société nouvelle. S'il réclame la liberté individuelle, la liberté entière, absolue, de faire tout ce qui est dans la nature de l'être humain, c'est pour que ce dernier l'emploie à la régénération de la société. L'individu, c'est le germe fécond, le rayon vivifiant, le régénérateur qui amènera la purification de la vie sociale, la vraie liberté, la vraie justice, la vraie solidarité humaine.

Pour Ibsen, la véritable unité sociale n'est pas l'individu, mais la famille. «Il n'y a pas côte si rude qu'on ne puisse la gravir à deux,» dit Brand. «Près de toi, avoue-t-il à Agnès, je n'ai jamais senti moncourage faiblir. J'avais accepté ma vocation comme un martyre. Mais, depuis ce temps, quelle transformation! Comme j'ai été heureux dans mes efforts! Avec toi, l'amour est entré dans mon âme comme un doux rayon de printemps. Ah! l'on dirait que toute la somme de tendresse amassée dans mon coeur s'est faite auréole pour ceindre mon front et le tien, ô ma chère épouse! L'esprit de douceur qui m'a pénétré, cet arc céleste, est ton oeuvre. Pour qu'une âme embrasse tous les êtres, il faut d'abord qu'elle en chérisse un seul».

DansLe Petit Eyolf, l'ingénieur Borgheim qui a des flaells à traverser, d'incroyables difficultés à vaincre, qui trouve le monde beau et le métier defrayeur des chemins, admirable, Borgheim ne veut pas rester seul, il demande à Asta de l'aider, de partager ses joies.

ASTA.—Vous avez un grand travail devant vous, une nouvelle voie à frayer.

BORGHEIM.—Mais je n'ai personne pour m'aider. Personne avec qui partager mes joies. Ah! c'est là le plus dur.

ASTA.—N'est-ce pas plutôt d'être seul à supporter les peines et les fatigues?

BORGHEIM.—Ces choses-là, on en vient à bout sans aide.

ASTA.—Mais la joie selon vous ... demande à être partagée?

BORGHEIM.—Oui. Où serait sans cela le bonheur.

ASTA.—Vous avez peut-être raison.

BORGHEIM.—On peut rester quelque temps avec sa joie dans son coeur.... Mais cela ne suffit pas à lalongue.... Non, non, on ne peut être joyeux qu'à deux.

Et Asta va accompagner Borgheim pourfrayer les chemins.

Même le docteur Stockmann[5]celui qui prononce cette phrase terrible: «L'homme le plus puissant, c'est celui qui est le plus seul»,le docteur Stockmann reste avec sa famille. Il dit à ses enfants: «Je veux vous élever moi-même, je veux faire de vous des hommes libres et nobles.»

C'est avec le concours moral d'Agnès que Brand se met à construire saNouvelle Eglise; c'est pour Hild que Solness le Constructeur bâtit sa tour gigantesque; l'ingénieur Borgheim fonde une famille avant de partirfrayer les chemins; le docteur Stockmann se consacre à sa famille et à l'éducation de ses enfants. Qui donc peut dire que l'Unité sociale pour Ibsen n'est pas la famille, mais l'individu? Ibsen est d'accord avec Auguste Comte: «Ce n'est pas l'individu, c'est la famille qui constitue la molécule sociale.»

Si l'on trouve de l'égoïsme dans les héros d'Ibsen, c'est chez «les soutiens de la Société actuelle» et non pas chez les champions de la Société nouvelle. Ce n'est pas pour eux-mêmes que ceux-ci deviennent eux-mêmes, qu'ils s'élèvent jusqu'à leurmoi moral. Il y a dans la nature humaine deux grands courants qui se rapportent à deux points de vue distincts: égoïsme et altruisme. Le soin de la conservation individuelle., cet argument suprême de la vie matérielle, crée l'égoïsme. Mais l'homme ne peut pasvivre seul, sous peine de disparaître tout entier de la surface du globe. Les intérêts de l'individu se heurtent à ceux de ses semblables. L'union des sexes est le premier pas vers l'altruisme. Aussitôt que l'homme et la femme s'unissent pour fonder une famille, c'est-à-dire pour constituer le premier terme de toute société, la morale altruiste naît avec ce commencement d'état social.

Comme Tolstoï[6], Ibsen ne proteste point contre l'institution même de la famille, mais contre ses conditions actuelles. La famille a conservé à travers les âges, et malgré ses transformations successives, le stigmate de son origine. Elle est restée au patriarchat ce que le gouvernement représentatif est à l'autorité absolue. La famille est un petit état, où l'homme est souverain, la femme et les enfants sujets, où l'intérêt matériel est en hostilité avec la conscience. Elle est la profanation de tous les sentiments vrais, de toutes les pures et suaves aspirations de l'amour.

Ibsen veut la famille forte, basée sur l'égalité des sexes. A l'homme libre, il faut une femme libre.

Notes:

[1]A. Leroy-Beaulieu.L'individualisme et le socialisme, p. 7 et suiv. Edition du Comité de défense et de progrès social. Brochure n° 11.

[1]A. Leroy-Beaulieu.L'individualisme et le socialisme, p. 7 et suiv. Edition du Comité de défense et de progrès social. Brochure n° 11.

[2]Ibsen.Brand.

[2]Ibsen.Brand.

[3]Emile Boutroux.Morale sociale. Préface, p. viii. Paris, F. Alcan.

[3]Emile Boutroux.Morale sociale. Préface, p. viii. Paris, F. Alcan.

[4]James Seth.A Study of ethical principles, p. 323.

[4]James Seth.A Study of ethical principles, p. 323.

[5]Un ennemi du peuple.

[5]Un ennemi du peuple.

[6]Voir notre ouvrage:La Philosophie de Tolstoï, p. 149-153 (Paris, F. Alcan).

[6]Voir notre ouvrage:La Philosophie de Tolstoï, p. 149-153 (Paris, F. Alcan).

Il y a un peu plus d'un quart de siècle que John Stuart-Mill posa le problème de l'émancipation de la femme.[1]Depuis ce moment les idées du penseur anglais se sont frayé un passage dans tous les pays.

Défenseur de l'être humain, Ibsen ne pouvait pas ne pas songer a l'amélioration de la condition de la femme qui est non seulement esclave de la société, mais aussi du mari ou du père. Il ne pouvait pas ne pas voir que le monde traite l'homme et la femme avec la plus monstrueuse inégalité, que dans toutes les conditions de la vie la femme est infériorisée, et dans le mariage même asservie. Son bon sens, son grand coeur de poète lui disait que celle qui porte la moitié du fardeau de la vie doit aussi participer à la moitié des droits qu'elle donne. Et, comme beaucoup d'autres esprits supérieurs, Ibsen a consacré la puissance de sa plume à la défense de la femme.

Car la division en deux de l'unité humaine n'estpas rationnelle. Cette division blesse la nature, offense la raison et la morale. La question féminine agite et révolutionne actuellement le monde moderne. Les philistins des deux sexes qui n'osent pas s'arracher au cercle étroit des préjugés, appellent ce mouvement «la folie du siècle». «Ils sont de l'espèce des chouettes qui se trouvent partout ou règne la nuit et qui poussent des cris d'effroi quand un rayon de lumière tombe dans leur commode obscurité.»[2]Ils évoquent la prétendue inégalité des sexes, mais ils oublient que l'égalité n'implique pas l'idée de ressemblance, elle n'exige pas même extérieur, même force, elle comprend la justiceimmanentepour tous les êtres, faibles ou forts; elle met en présence des êtres humains qui se respectent les uns les autres.

La grandeur des individus vient non de leurs muscles, mais de leur intellectualité et de leur morale. La condition différente des sexes est la suite d'une évolution fausse. L'homme a usurpé graduellement la responsabilité pour la pensée et l'action de la femme, la femme lui a cédé graduellement sa liberté de corps et d'âme.

La femme moderne a déjà prouvé qu'elle possède les mêmes capacités intellectuelles que l'homme et qu'il n'y a pas de branche d'activité humaine où elle ne puisse remplacer et souvent même dépasser l'homme. L'histoire et nos relations particulières fourmillent d'exemples sur la valeur intellectuelle et morale d'un très grand nombre de femmes, valeurqui sera encore mieux développée quand nous jouirons d'un tout autre mode d'éducation qu'aujourd'hui. «L'opinion générale accorde aux femmes une conscience ordinairement plus scrupuleuse que celle des hommes; or, qu'est-ce que la conscience si ce n'est pas la soumission des passions à la raison?»[3]

L'âme féminine possède plus souvent que celle de l'homme les nobles vertus de générosité et de bonté, car le rôle du féminisme est tout de pacification: la femme se jette dans la mêlée sociale pour en atténuer le choc, adoucir la douleur des vaincus et grandir le coeur des vainqueurs.

Il ne s'agit pas de la protection à accorder aux femmes, mais de leurs droits à la liberté. La protection et la liberté sont deux termes qui s'excluent. Vouloir établir une supériorité ou une infériorité de sexes, c'est fausser les plateaux de la balance, en violenter l'équilibre, c'est forfaire à la nature. La sujétion de la femme est un legs de la sauvagerie primitive et aussi longtemps que l'égalité des sexes ne sera pas complète, le règne de la raison humaine sera une fiction.

Que celui qui veut l'homme libre réclame l'affranchissement de la femme. Il faut élever les femmes jusqu'à nous, leur donner autant de droits qu'à nous; ni esclaves, ni courtisanes, il faut en faire des compagnes libres, capables de travailler avec nous à la transformation de la société. Travailler à l'émancipation de la femme, c'est améliorer le bien-être général. Il faut que l'homme et la femme unissentleurs intelligences comme ils unissent leurs coeurs. «L'homme et la femme, dit Kant, ne constituent l'être humain entier et complet que réunis; un sexe complète l'autre.» La famille doit être composée de deux êtres qui respectent la dignité individuelle réciproque. Fille, épouse ou libre, il n'y a pas de différence au point de vue du droit et de la morale entre l'homme et la femme. Libres tous deux, nul n'est le maître.[4]C'est l'homme libre de toute tyrannie sociale; c'est la femme affranchie de tout joug, égale à l'homme en droits et en devoirs, ayant reçu la même éducation que lui, indépendants tous les deux et sans préjugés, qui formeront la famille nouvelle.

Comme Platon, Ibsen représente les deux sexes, deux parties d'un même tout, séparées jadis par quelque douloureux déchirement et aspirant à reconstituer leur primitive unité.

De quelles femmes admirables a-t-il peuplé sonthéâtre! On prétend que ce sont des fictions, des rêves, que dans la vie ces femmes sont des phénomènes.

BORCKMAN.—Ah! ces femmes! Elles nous gâtent et nous déforment l'existence! Elles brisent nos destinées, elles nous dérobent la victoire.

FOLDAL.—Pas toutes, Jean Gabriel!

BORCKMAN.—Vraiment! En connais-tu une seule qui vaille quelque chose?

FOLDAL.—Hélas! non! Le peu que j'en connais n'est pas à citer.

BORCKMAN.—Eh bien! qu'importe qu'il y en ait d'autres si on ne les connaît pas!

FOLDAL.—Si, Jean Gabriel! cela importe quand même. Il est si bon, il est si doux de penser que là-bas, au loin, tout autour de nous ... la vraie femme existe quoi qu'il en soit.

BORCKMAN.—Ah! laisse-moi donc tranquille avec ces poétiques sornettes!»[5]

Fictions? rêves? Peut-être. Mais nous n'avons pas à nous plaindre: nous avons élevé la femme d'après notre image. Fiction ou réalité, les femmes d'Ibsen sont des êtres supérieurs. Et l'homme est ainsi fait qu'il aime prendre souvent ses désirs pour des réalités, il est porté à vouloir ce qu'il ne possède pas.

L'homme qui ne rencontre pas une femme qui le comprend périt sans avoir rien fait. Celui qui a le bonheur, comme Brand, de trouver sur son chemin une Agnès, peut fièrement aller bâtir des Eglises nouvelles. La merveilleuse figure d'Agnès![6]Poursuivre Brand elle quitte tout. «Salue ma mère et mes soeurs, dit-elle. Je leur écrirai si je trouve des paroles à leur dire. Je ne quitterai plus celui qui est mon frère et mon ami.» C'est en vain que Brand lui dit qu'elle prenne garde à ce qu'elle fait: «Désormais étouffée entre deux flaells, sous un humble toit, au pied d'une montagne qui me fermera le jour, ma vie s'écoulera comme un triste soir d'octobre.»

AGNÈS.—Je n'ai plus peur des ténèbres. A travers les nuages, je vois une étoile qui brille.

BRAND.—Sache que mes exigences sont dures, je demande tout ou rien. Une défaillance et tu aurais jeté ta vie à la mer. Pas de concession à attendre dans les instants difficiles, pas d'indulgence pour le mal! Et si la vie ne suffisait pas, il faudrait librement accepter la mort.

AGNÈS.—Derrière la nuit, derrière la mort, là-bas je vois l'aube!

Et lorsque trois ans plus tard il lui dit: «Agnès, cet air est âpre et froid. Il chasse les roses de tes joues. Il glace ton âme délicate. C'est une triste maison que la nôtre. Avalanches et tempêtes sévissent autour de nous. Je t'ai prévenu que le chemin était rude.» Agnès lui répond souriant: «Tu m'as trompée. Il ne l'est pas.»

Et elle est morte, «en espérant, en attendant l'aurore, riche de coeur, ferme de volonté jusqu'à l'heure suprême, reconnaissante pour tout ce que la vie avait donné, pour tout ce qu'elle avait ôté: c'est ainsi qu'elle descendit au tombeau».

Dans MmeElvsted[7], dans Rita[8]et dans Irène[9],Ibsen nous montre le type des femmes qui exercent une influence intellectuelle sur l'esprit de l'homme. L'esprit droit et le coeur bon sont comme la santé et le bonheur: celui qui les possède le plus est celui qui s'en doute le moins. MmeElvsted n'a pas la moindre idée que c'est elle qui a inspiré à Loevborg, lesPuissances civilisatrices de l'Avenir. Dans lePetit Eyolf, Allmers travaille à un gros livre:De la responsabilité humaine; mais il commence à douter de lui-même, de sa vocation, et l'idée toujours impérieuse de grands devoirs à accomplir le pousse à chercher un nouveau but de la vie; il croit le trouver dans l'amour de son enfant Eyolf, petit infirme que son livre lui faisait négliger. Et lorsque l'enfant se noie, cet homme plein de force trouve la vie, l'existence, le destin, vides de sens, il aspire vers la solitude des montagnes et des grands plateaux, il veut goûter la douceur et la paix que donne la sensation de la mort, et c'est sa femme, Rita, qui par la force de sa passion, indique à Allmers son vrai devoir: soulager la misère de l'humanité souffrante. Elle lui fait comprendre qu'occupé de son travail:De la responsabilité humaine, il a oublié sa vraie responsabilité envers «les pauvres gens d'en bas». DansQuand nous nous réveillerons d'entre les morts, c'est Irène qui fait créer au sculpteur Rubeck son chef-d'oeuvreLe Jour de la Résurrection. Irène a abandonné tout pour Rubeck, famille, foyer, pour le suivre et lui servir de modèle. Elle lui a donné «son âme jeune et vivante, et reste avec un grand vide», car si le sculpteur étaittoutpour Irène, celle-ci n'était, suivant l'expression de Rubeck, «qu'un épisodebéni» dans sa vie d'artiste. De ses mains légères et insouciantes il a pris un corps palpitant de jeunesse et de vie et l'a dépouillé de son âme afin de s'en mieux servir pour créer une oeuvre d'art. Il s'aperçoit trop tard qu'elle était pour lui non seulement un modèle, mais la source même de son talent. Il a tenu le bonheur entre ses mains et l'a laissé échapper, considérant, d'après la raillerie d'Irène, «l'oeuvre d'abord ... l'être vivant ensuite». L'homme ne croit qu'en soi; la femme en celui qu'elle aime. La femme supérieure est capable d'inspirer à l'homme aimé les idées les plus grandes et les plus nobles. Elles sont admirables, ces femmes fortes, ces femmes vaillantes qui luttent à côté de l'homme pour ramener l'humanité vers les hauteurs de l'intellectualité et de la raison. Elles répandent autour d'elles cette lumière douce qui éclaire sans éblouir, qui ouvre des horizons nouveaux, qui éveille la pensée, la volonté, l'action, la vie.

Ibsen a soin de nous faire comprendre que dans l'oeuvre de son affranchissement la femme doit avant tout compter sur elle-même, car l'homme est encore ennemi de la femme libre; il ne voit pas, le malheureux, l'avantage qu'il tirera lui-même de la liberté morale de la femme. L'idée que la femme ne doit compter que sur ses propres forces est exprimée dansLa Dame à la Mer[10]. Une jeune fille porte en elle un rêve d'amour. Elle fait un mariage de raison, mais elle garde toujours le désir du bonheur. Toutesles contraintes ne sauront qu'exaspérer ce désir. Tous les remèdes ne l'aideront qu'à se perdre. Mais si elle regarde en face le danger, si elle porte en elle assez de volonté, elle peut être sauvée, elle peut devenir libre.

Nora[11]le prouve d'une manière éclatante. Nora est considérée par son mari comme une charmante petite poupée, mais cette poupée est une femme, elle porte en elle le vrai sens moral qui est au-dessus de la morale conventionnelle et hypocrite du milieu qui l'entoure. Nora aime son mari et pour le sauver quand il tombe malade, elle emprunte furtivement une certaine somme d'argent et emmène son mari dans le Midi. Mais Nora, ignorant les lois juridiques qui sont toujours en contradiction avec les lois humaines, pour son emprunt ne s'est pas conformée à toutes les prescriptions du Code. Le mari l'apprend. Il l'accable d'injures, de malédictions, et c'est l'homme qui prétendait l'aimer! Lui, qui devrait tressaillir d'admiration et d'orgueil pour l'acte de Nora, preuve palpitante de son amour, il n'éprouve même aucune pitié pour la pauvre ignorante des lois de la société, anéantie qu'elle est par la révélation subite de la misère morale de l'homme! C'est entendu, la petite Nora a très mal agi, c'est une coupable, et encore, peut-être simplement une étourdie, un être faible, mais à qui la faute? N'avait-elle pas été élevée et traitée comme une poupée? Quel est le tribunal qui n'accorderait pas à Nora un peu d'indulgence?

Lorsque le mari apprend que son «honneur» n'est plus menacé, il pardonne à sa femme. Mais la conscience de Nora s'est éveillée, elle commence à voir clair en elle-même, elle considère déjà autrement les hommes et les choses. Elle déclare à son mari qu'elle va le quitter.

HELMER.—C'est révoltant. Ainsi tu trahiras les devoirs les plus sacrés?

NORA.—Que considères-tu comme mes devoirs les plus sacrés?

HELMER.—Ai-je besoin de te le dire? Ne sont-ce pas tes devoirs envers ton mari et tes enfants?

NORA.—J'en ai d'autres tout aussi sacrés.

HELMER.—Tu n'en as pas. Quels seraient ces devoirs?

NORA.—Mes devoirs envers moi-même.

HELMER.—Avant tout, tu es épouse et mère.

NORA.—Je ne crois plus à cela. Je crois qu'avant tout je suis un être humain au même titre que toi ... ou au moins que je dois essayer de le devenir.

Nora est le personnage d'Ibsen qui est le plus accablé par les «gens honnêtes». Quitter le mari et les enfants! D'abord n'oublions pas que Nora n'est qu'une idée, un Symbole révolutionnaire. Dans la vie comme dans le théâtre les actes révolutionnaires sont parfois nécessaires. Si Ibsen n'avait pas suggéré à Nora d'abandonner son foyer domestique, on n'aurait peut-être pas fait grande attention à cette petite poupée qui pense et qui sent. C'est cet acte de révolte qui attire nos regards et nous oblige à méditer un peu sur l'état d'âme de Nora.

N'a-t-elle pas raison, cette fière révoltée, de dire qu'elle ne se sent plus capable d'élever ses enfants, elle qui apprend qu'elle ne sait rien elle-même?La famille ne pourra être vraiment digne que lorsque la femme aura acquis l'égalité et l'indépendance morales indispensables pour remplir sa mission d'épouse et de mère. Reprendre la vie conjugale? Mais qu'y a-t-il de plus immoral et de dangereux comme l'union forcée à perpétuité entre gens qui se méprisent, se haïssent ou simplement ne se comprennent pas?

Si Nora avait été élevée comme Rébecca West[12], elle n'aurait pas épousé Helmer, ce banquier sans coeur. Rébecca West est une volonté âpre, une imagination libre, un esprit indépendant et émancipé. Après avoir arraché Rosmer aux hypocrisies de la société, elle préfère se jeter avec lui dans un torrent que de vivre dans le mensonge.

Hedda Gabler est aussi une figure originale, belle et forte. Elle se reproche, comme une lâcheté, d'avoir épousé Tesman, honnête imbécile et spécialiste froid, et non pas Loevborg, esprit libre, auteur d'un bel ouvrage de philosophie. Quand Hedda apprend que Loevborg s'est donné la mort, elle s'écrie: C'est une délivrance de savoir qu'il y a tout de même quelque chose d'indépendant et de courageux en ce monde, quelque chose qu'illumine un rayon de beauté absolue.... Loevborg a eu le courage d'arranger sa vie à son idée. Et voici maintenant qu'il a fait quelque chose de grand où il y a un reflet de beauté. Il a eu la force et la volonté de quitter si tôt le banquet de la vie.» Mais quand on lui dit que Loevborg s'est tué chez une danseuse et que son coup de pistolet a été dirigé non pas dans la poitrine, mais dansle bas ventre, Hedda Gabler s'écrie: «Ah! le ridicule et la bassesse atteignent comme une malédiction tout le monde.» Elle se tire un coup de pistolet à la tempe. Pour elle, c'est un rayon de force, de volonté, de beauté.

Rébecca West et Hedda Gabler préfèrent mourir que de traîner une existence vide de grandeur.[13]

C'est le mariage actuel qui est la cause des souffrances de MmeAlving, de la révolte de Nora, du suicide de Rébecca West et d'Hedda Gabier.

Le mariage qui crée la famille est une chose sainte, c'est un sanctuaire, où l'homme et la femme, constituant un être complet, adoucissent les misères morales et physiques de chacun, apaisent les amertumes, calment les souffrances, purifient les aspirations; c'est une source d'actions généreuses et altruistes. Ibsen ne conteste point le mariage, mais la manière dont il se forme. Les relations conjugales sont pour lui une question de confiance, d'intimité et d'amour, et il n'appartient pas à la société de s'y immiscer. «Peu importe l'opinion des autres quand nous sommes sûrs nous-mêmes de n'avoir rien à nous reprocher!»[14]

Les lois, dites humaines, n'ont rien à voir dans les unions des sexes. Elles ne peuvent ni les épurer ni les ennoblir. Ce n'est pas la loi qui crée la morale, c'est la morale qui crée la loi. Le mariage doit être au-dessus de toutes les conventions humaines, la loi ne fait que violer la liberté des sentiments. Le contrat de mariage est un acte de défiance réciproque.

«Le bonheur a-t-il donc besoin de s'appuyer surun serment pour ne pas se briser?»[15]

«Elevons-nous au-dessus d'une loi qui n'est pas l'oeuvre de la nature mais toute conventionnelle.»[16]

Le mariage doit toujours être l'union librement contractée de deux esprits et de deux coeurs; une telle union ne saurait se former qu'entre deux êtres dont l'éducation morale et intellectuelle est achevée, qui ont chacun pleine conscience et possession d'eux-mêmes et qui ont pu s'étudier mutuellement.

«L'union libre de deux coeurs, qui peut se rompre et qui subsiste cependant des années, est le témoignage le plus probant d'un véritable amour.»[17]

Ce mot, le mot des dieux et des hommes: «Je t'aime!» n'a besoin d'aucune autorisation pour être dit.

Le mariage d'aujourd'hui est la cause de la débauche de l'homme. On unit la pureté avec l'impureté. Est-ce juste, est-ce sain, est-ce humain?

Le coeur de l'homme vierge est un vase profond:Lorsque la première eau qu'on y verse est impure,La mer y passerait sans laver la souillure,Car l'abîme est immense et la tache est au fond.[18]

La liberté d'amour et de mariage amènera la fin de ces monstruosités. Lorsque la femme sera aussi libre que l'homme, légalement et moralement, la débauche de la moitié du genre humain disparaîtra, car l'homme et la femme pourront librement s'unir d'une manière permanente. Il faut proclamer résolument et hautement le grand principe de l'égalité absolue de l'homme et de la femme devant la morale.Il faut que la loi, que la morale soit une, et que ce qui est permis à l'homme le soit également à la femme.La liberté d'amourfait tressaillir les «soutiens de la société actuelle», ils y voient des débauches extravagantes. Rien de plus faux. C'est la liberté d'amour qui établira l'équilibre passionnel. «Quand nous avons prononcé le mot d'union libre,on a protesté. Scientifiquement pourtant, et en allant aux extrêmes tant dans le groupe familial animal, qu'humain, les sociétés polygames sont plus nombreuses que les sociétés monogames. Loin de nous l'idée de propager la polygamie;l'union libre n'est pas de la polygamie. Le résultat de ces modifications serait la disparition de la prostitution.»[19]

Le mariage libre, c'est-à-dire le mariage librement contracté, n'amène pas l'amour désordonné; au contraire, il chasse l'hypocrisie. Deux êtres humains se donnant l'un à l'autre librement n'ont pas d'intérêt à mentir et à tromper, ils peuvent se garder l'un à l'autre une fidélité intégrale. Nous entendons par fidélité intégrale, absolue, l'union de deux personnes qui s'aiment toujours et toujours jusqu'à leurs derniers moments, et le survivant conservant même sa fidélité par delà la tombe, fidélité non seulement au physique mais aussi au moral. C'est là le vrai mariage qu'on ne saurait assez préconiser, et comme il ne devrait jamais y en avoir d'autres, tout autre est plus ou moins impur! «Une promesse volontaireest un lien bien plus fort qu'un acte de notaire.»[20]Dans une union formée librement entre deux êtres conscients, sans la contrainte d'aucune influence étrangère, la jalousie est impossible et l'adultère une traîtrise odieuse. La jalousie est un état égoïste, qu'on trouve plus souvent chez l'homme que chez la femme. Cela vient que l'homme considère la femme comme unepropriétéet qu'il aime tout rapporter à lui-même.

Le véritable amour, libre, volontaire et conscient, n'admet pas de jalousie, car il rapporte tout à l'objet aimé, se réjouit de tout ce qui lui est favorable, s'afflige de tout ce qui lui est contraire, et est toujours prêt à se sacrifier à lui. L'amour véritable ignore la jalousie. Hélas! combien y a-t-il d'êtres qui comprennent la puissance divine de l'amour? Combien y a-t-il d'hommes qui se servent du magnétisme puissant d'un coeur passionné pour élever et agrandir l'âme de celles qu'ils aiment? combien y a-t-il de femmes qui se servent de la sublimité que porte leur regard pour ennoblir l'homme qui s'agenouille devant elles en son coeur?

Quand les hommes comprendront la puissance divine de l'amour, la vraie famille, la Famille Nouvelle sera constituée. «Dans les phases primitives, pendant lesquelles la monogamie permanente se développait, l'union de par la loi, c'est-à-dire originairement l'acte d'achat, était censée la partie essentielle du mariage, et l'union de par l'affection était négligeable.

A présent, l'union de par la loi est censée la plus importante et l'union par l'affection la moins importante. Un temps viendra où l'union par affection sera censée la plus importante et l'union de par la loi la moins importante, ce qui vouera à la réprobation les unions conjugales où l'union par affection sera dissoute.»[21]

La femme, dans la société nouvelle, jouira d'une indépendance complète; elle ne sera plus soumise même à un semblant de domination ou d'exploitation; elle sera placée vis-à-vis de l'homme sur un pied de liberté et d'égalité absolues. Son éducation sera la même que celle de l'homme, sauf dans les cas où la différence des sexes rendra inévitable une exception à cette règle et exigera une méthode particulière de développement; elle pourra, dans des conditions d'existence vraiment conformes à la nature, développer toutes ses formes et toutes ses aptitudes physiques, intellectuelles et morales; elle sera libre de choisir, pour exercer son activité, le terrain qui plaira le plus à ses voeux, à ses inclinations, à ses dispositions. Placée dans les mêmes conditions que l'homme, elle sera aussi active que lui. «Elle jouira de même que l'homme d'une entière liberté dans le choix de son amour.»[22]Elle aspirera au mariage, se laissera rechercher et conclura son, union sans avoir à considérer autre chose que son inclination. L'intelligence, l'éducation, l'indépendance rendront le choix plus facile et le dirigeront.

Je ne puis ne pas reproduire ici cette page de Stuart Mill, page de vérité et de sagesse:

«Que serait le mariage de deux personnes instruites, ayant les mêmes opinions, les mêmes visées, égales par la meilleure espèce d'égalité, celle que donne la ressemblance des facultés et des aptitudes, inégales seulement par le degré de développement de ces facultés; l'une l'emportant par celle-ci, l'autre par celle-là; qui pourraient savourer la volupté de lever l'une vers l'autre des yeux pleins d'admiration et goûter tour à tour le plaisir de se guider et de se suivre dans la voie du perfectionnement? Je n'essaierai pas d'en faire le tableau. Les esprits capables de se le représenter n'ont pas besoin de mes couleurs, et les autres n'y verraient que le rêve d'un enthousiaste. Mais je soutiens avec la conviction la plus profonde que là, et là seulement est l'idéal du mariage, et que toutes les opinions, toutes les coutumes, toutes les institutions, qui en entretiennent un autre, ou tournent les idées et les aspirations qui s'y rattachent, dans une autre direction, quel que soit le prétexte dont elles se colorent, sont des restes de la barbarie originelle. La régénération morale de l'humanité ne commencera réellement que le jour où la relation sociale la plus fondamentale sera mise sous la règle de l'égalité, et lorsque les membres de l'humanité apprendront à prendre pour objet de leurs plus vives sympathies un égal en droit et en lumières.»

C'est l'homme et la femme libres qui fonderont la Famille Nouvelle; c'est la Famille Nouvelle basée sur l'égalité et l'amour qui établira la Société Nouvelle. Il ne faut pas se borner à l'amour étroit dela patrie, il faut être attaché à l'humanité tout entière dans laquelle nous sommes tous compris. On croit que, dès qu'on a servi son pays, on a fait un acte méritoire, comme si la justice absolue en elle-même devait se plier à nos exigences de clocher plus ou moins étendu: la justice est en son essence universelle et inaltérable.

«L'Eglise n'a ni limites ni enceinte. Son plancher est la terre verdoyante, les bruyères, les pins, le fjord et la mer.»[23]

La famille nouvelle rendra la société cosmopolite et internationale parce que la solidarité humaine n'a pas de frontières et, ce qui s'appelle justice dans le nord ne peut pas se nommer infamie dans le midi; les frontières sont un obstacle à la marche des idées, au développement des sentiments humanitaires. Elle détruira la guerre et anéantira la production des canons, elle supprimera le paupérisme, honte de l'humanité civilisée, elle fera disparaître les parasites, ceux qui vivent du travail d'autrui, elle décrétera l'inviolabilité de la vie humaine et abolira la peine de mort. Le coupable est souvent un malade qu'il faut guérir, un malheureux qu'il faut moraliser, instruire ou consoler. La peine de mort est un acte immoral préjudiciable à la société; il faut le rappeler sans cesse à la conscience publique. Le bien ne résulte pas de la répétition du mal. «La peine de mort est un meurtre, un meurtre absolu, c'est-à-dire la négation souveraine des rapports moraux entreles hommes.»[24]La peine de mort est non seulement contraire aux principes de la morale, elle est aussi la négation même du droit humain.

C'est la Famille Nouvelle qui établira l'équilibre social, elle réveillera les peuples, elle leur fera comprendre leur force, leur mission.

ROSMER.—Je veux faire comprendre au peuple sa vraie mission.

KROLL.—Quelle mission?

ROSMER.—Celle d'ennoblir tous les hommes.

KROLL.—Tous!

ROSMER.—Du moins, un aussi grand nombre que possible.

KROLL.—Par quels moyens?

ROSMER.—En affranchissant les esprits et en purifiant les volontés.

KROLL.—Tu veux les affranchir? Tu veux les purifier?

ROSMER.—Non, je veux seulement les réveiller. C'est à eux d'agir ensuite.

KROLL.—Et tu les crois en état de le faire?

ROSMER.—Oui.

KROLL.—Par leur propre force?

ROSMER.—Oui, par leur propre force. Il n'en existe pas d'autre; je veux faire appel à tous, tâcher d'unir les hommes en aussi grand nombre que possible. Je veux vivre et employer toutes les forces de mon être à ce but unique: l'avènement de la vraie souveraineté populaire.[25]

Et c'est par amour qu'on réveillera les peuples! Car le sens moral du genre humain, c'est l'amour. Une seule larme de tendresse au bord de la paupièremi-close suffit pour purifier le coeur d'un homme. L'amour, c'est non point l'union des sexes, mais l'union des âmes; toute autre idée de l'amour en fausse la nature, l'affaiblit, la déprave.

L'âme humaine individuelle est complète par elle-même et n'a nul besoin d'un complément extérieur pour constituer sa personnalité. Mais à cause même de sa grandeur, elle est appelée à rayonner dans toutes les directions de la vie, à s'universaliser au moyen de l'amour. C'est par amour que tout être humain est appelé à conserver et à épurer, à multiplier et à répandre les trésors de grâce et de tendresse déposés par la nature au coeur de chacun et destinés à atteindre de nouveaux développements. L'esprit de famille est la force créatrice de l'affection pure qui, établie entre les êtres de sexe différent, s'étend à tous les êtres humains.

C'est la toute-puissance de l'amour de la famille, âme éternelle de l'univers, qui conduit à l'amour de l'humanité.

Notes:


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