Chapter 3

—Oh! mère, ne faites rien de pareil, je vous en supplie!

Maman et père m’ont regardée du même œil stupéfait:

—Est-ce que tu as quelque chose contre lui?

—Oh! non!... rien... rien!

—Alors?...

—Il ne plaisait ni à Max ni à moi... Et puis, vous savez, maintenant, je redoute la présence des étrangers...

Personne n’insiste; je me sens un peu honteuse de n’avoir pas su me maîtriser. Distraitement, je regarde autour de moi; et, tout de suite, je retrouve la même impression qui m’a serré le cœur, une heure plus tôt. Que l’atmosphère ambiante est donc étrangère à la guerre! joyeuse, toute vibrante des conversations que ponctuent des rires discrets...

Au moment où les servantes bretonnes commencent leurs évolutions adroites pour servir les cent cinquante affamés que nous sommes, une jeune fille entre rapidement—comme une personne en retard—et se dirige vers une table placée dans l’encoignure d’une fenêtre, où se tient une vieille dame.

Je regarde la nouvelle venue, une fille de vingt ans environ, merveilleusement fraîche, avec de grands yeux, très bleus, des cheveux clairs qui moussent sous un polo de laine blanche...

Je la regarde parce qu’elle est charmante à voir; et aussitôt, un nom monte dans ma pensée:

—Mais c’est Christiane de Vologne.

Tout haut, je ne dis rien, sachant bien que mère ne sera pas ravie de cette rencontre. Bernard, avant la guerre, était grand admirateur de cette Christiane de Vologne qu’il retrouvait partout dans le monde; et maman s’était prononcée formellement contre toute idée de mariage entre eux, parce qu’ellene jugeait pas que Christiane, fille du général de Vologne, eût une dot suffisante. Elle est si ambitieuse pour Bernard!

Si, comme il est probable, il vient ici, il va se trouver rapproché de Christiane. Que sortira-t-il de cette rencontre?

28 juillet.

Je suis devenue si craintive de voir du monde que j’avais évité Mˡˡᵉ de Vologne. Mais comme je promenais Jean sur la falaise, je me suis tout à coup trouvée face à face avec elle qui, à ma vue, s’est arrêtée court. J’ai deviné qu’elle se demandait si elle devait, ou non, m’aborder. Mais il y avait dans les yeux qui se posaient sur moi tant de sympathie que c’est moi qui, d’un mouvement spontané, lui ai tendu la main.

Elle a eu un sourire charmant.

—Alors, je ne m’étais pas trompée, madame, c’était bien vous que j’avais cru reconnaître auKelenn.

—Moi aussi, mademoiselle, je vous avais reconnue; mais il faut que ce soit le hasard qui nous rapproche... Car j’ai encore la lâcheté de fuir ceux qui me rappellentautrefois...

Les yeux bleu sombre m’ont fait, de nouveau, don de leur pitié chaude.

—C’est bien naturel!... Voulez-vous, madame, croire à tout ce que j’éprouve pour... pour... votre malheur!

J’ai murmuré «merci»... Mais comme je ne puis supporter une allusion même à ce malheur, j’ai toutde suite continué, laissant Jean galoper autour de nous:

—Vous êtes en villégiature ici, mademoiselle?

Elle s’est mise à rire.

—Je suis en congé de convalescence.

—En congé?... De convalescence?

—Mais oui!... Depuis le début de la guerre, je suis infirmière. Vous pensez bien, madame, que je ne pouvais faire moins, ayant un père qui se bat et un frère blessé et prisonnier.

—Je vois, en effet, souvent, dans les journaux, le nom du général de Vologne, un de nos meilleurs chefs à l’heure présente.

Un éclair de plaisir passe dans les yeux de Christiane.

—C’est pourquoi j’ai tant d’orgueil à son sujet!

—Vous en avez bien le droit!... Mais, vous parlez d’un congé de convalescence. Avez-vous été souffrante?

—J’ai eu la maladresse de m’infecter, en faisant un pansement, un doigt auquel j’avais une écorchure, à ce point microscopique que je ne la soupçonnais pas! Et, pourtant, elle a suffi pour me faire courir le risque de perdre le doigt, sinon le bras... Sans doute parce que j’étais très fatiguée au moment où l’accident s’est produit.

—Il y a longtemps?... Vous avez l’air si vaillante!

—Il y a deux mois. Et je suis arrivée ici, il y a trois semaines, pareille encore à un vrai chiffon. Mais, dès le lendemain, j’ai commencé à passer mesjournées en mer avec des amis qui sont des marins convaincus... Et vous pouvez, madame, constater le résultat de cette agréable médication.

Elle raconte tout cela avec une simplicité qui a un charme extrême. Plus encore qu’au temps où je la rencontrais dans le monde, elle me plaît, cette petite. Quelle sera l’impression de Bernard? Car, fatalement, ils vont se retrouver. Elle a toujours sa même allure de fille de race, sous le classique uniforme de bain de mer, un chandail de soie sur la jupe blanche, le polo enfoncé jusqu’aux sourcils, laissant tout juste voir le brouillard doré que le vent soulève sur son front et autour des tempes. Elle a été malade, soit! Mais elle est bien guérie. Et quelle vie dans son être jeune, dans ses larges yeux dont le regard a, comme la bouche, tant de franchise fière. La guerre a fait une femme de la jolie créature qui, il y a quatre ans, bostonnait en gamine insouciante avec Bernard.

J’interroge, tout à fait conquise:

—Vous êtes infirmière à Paris?

—Non, à Poissy. Nous y avons les grands blessés.

—Vous aviez fait les études nécessaires pour les soigner?

Elle sourit.

—J’ai appris... Quand la guerre a éclaté, je ne connaissais rien du tout aux fonctions d’infirmière. Père prétendait même que je ne serais bonne à rien, plutôt encombrante... Mais, j’ai persisté; et comme je n’avais—hélas!—pas de maman à garder, je l’ai tant supplié qu’il m’a permis de m’enrôler... Est-ce que jamais j’aurais pu rester tranquille chez moi quand lui et mon frère se battaient? Il l’a bien compris et m’a laissée «essayer», comme il disait. Ah! j’ai débuté par de très humbles besognes...

Ici elle s’arrête et un sourire malicieux, un peu moqueur, à son adresse, retrousse sa lèvre.

—Que j’en ai donc enlevé de bottes boueuses, de vêtements en loques!... Que j’en ai lavé de pauvres pieds saignants!... Et puis, j’ai monté en grade... Et aujourd’hui, j’ai l’honneur d’être aide-major!

Elle prononce les mots avec une emphase rieuse, comme pour enlever toute importance à ses paroles; et je devine que, prête à se dévouer, peu lui importe un titre ou un autre.

—C’est un honneur que vous avez sûrement bien gagné!

—Oh! madame, ne parlez pas ainsi. Vous savez bien, puisque vous-même, je crois, avez été infirmière, comme c’est naturel... et bon!... de faire tout ce que l’on peut pour les pauvres gens qui, eux, ont fait tant pour nous... Si délicieusement que je sois ici, mes blessés me manquent; et j’ai hâte d’aller les retrouver... Mais le docteur m’a commandé six semaines de mer. Alors, puisque je suis une façon de soldat, bien disciplinée, j’obéis. Comme je vous retarde, madame, je vous en demande pardon... Au revoir!... Pas «adieu», si vous voulez bien me le permettre.

Les yeux, vifs et sérieux, me sourient; et je sens cette petite si vibrante dans son souci de la guerre, que mes lèvres n’articulent pas les motsqui, d’ordinaire, sont maintenant ma réponse, à pareille demande. Sincère, je réplique:

—J’espère, moi aussi, que nous nous retrouverons. Vous êtes, comme moi, pensionnaire duKelenn?

—Provisoirement, en attendant l’installation complète de la villa où veut bien me recevoir ma tante et marraine, Mᵐᵉ de Kermadec.

—Alors, nous nous revenons sûrement, car, au moins, pour tout août, nous sommes à Carantec. Nous y attendions mon frère Bernard, pour son congé de convalescence.

Se souvient-elle encore de lui?...

Spontanément, elle questionne, avec intérêt:

—Il a été blessé?

—Légèrement, grâce à Dieu!

—Oh! tant mieux! Que c’est donc loin, le temps où, si gaiement, nous bostonnions ensemble! Il me semble que je suis la mère-grand de la petite fille que j’étais alors... et que je ne pourrai plus être! J’ai vu, compris, entendu raconter trop de terribles choses qui m’ont faite autre... Cette fois, au revoir pour de vrai, madame. Votre petit garçon doit me maudire de vous avoir si longtemps arrêtée!

—Il jouait à sa fantaisie... Il était très heureux! A bientôt! mademoiselle.

Nous nous serrons la main; et, de son pas vif, elle s’éloigne. Fort à point! Car voici approcher maman, à qui sa présence, sûrement, eût été désagréable. Mais impossible, à l’avenir, de la lui éviter...

Stupéfaite de m’avoir aperçue causant avec une étrangère, elle me demande tout de suite:

—Avec qui donc étais-tu?

Elle continue à marcher, moi, près d’elle.

—Avec Christiane de Vologne.

—La fille du général?... Comment! Elle est ici!... Et Bernard qui, d’un jour à l’autre, va arriver!... Quel ennui! Tu savais qu’elle était à Carantec?... Pourquoi, alors, nous y avoir attirés!

Elle a ce ton fâché qui lui vient si vite quand les choses vont contre son gré. Je cherche à l’apaiser:

—Mère chérie, je ne savais rien du tout. Je ne suis pas en relations avec Mˡˡᵉ de Vologne. En tout cas, elle ne me semble nullement soucieuse de Bernard.

—Elle t’a parlé de lui?

—En réponse à la nouvelle que je lui donnais, incidemment, de sa blessure; et comme d’un agréable danseur...

—Soit!... Mais, avant la guerre, Bernard, lui, s’occupait beaucoup d’elle!

—Avant la guerre, vous le dites, maman. Depuis lors, les mentalités ont tellement changé!

—Si je pouvais l’espérer! Que fait-elle, ici, cette petite?... Avec qui est-elle? Car elle n’a pas de mère, et son père, le général, est à la bataille, dans votre abominable guerre...

«Votre!» Dans ses moments d’irritation, mère emploie volontiers ce possessif, comme si nous étions responsables des événements, nous autres, qu’ils passionnent.

—Elle est ici avec sa tante, la marquise de Kermadec, pour s’y remettre d’une infection gagnée en soignant les blessés. Elle est infirmière.

—Une fille si jeune! C’est déplorable! Je ne comprends pas que les docteurs des hôpitaux un peu sérieux acceptent ainsi de vraies enfants, dont la présence est tout à fait déplacée auprès de jeunes hommes à soigner. Qu’on prenne, pour cet emploi, des bonnes sœurs, des femmes mariées, des vieilles filles... Mais pas des créatures de vingt ans! J’ai toujours trouvé cela absurde et choquant! fait pour donner à ces gamines des connaissances malsaines!

—Oh! mère! ne puis-je m’empêcher de protester. Si vous veniez, comme moi, de causer avec Christiane de Vologne, vous ne seriez même pas effleurée par une idée qui est une injure pour elle et pour toutes celles qui lui ressemblent.

Maman est agacée. Du bout de son ombrelle, elle brise, au passage, les petites fleurs qui dressent, dans l’herbe, leurs têtes fragiles.

—Bon! Alors, toi aussi, tu es emballée et tu vas monter la tête de Bernard, au lieu de le calmer!

—Maman, ma chérie, vous oubliez qu’en ce moment Bernard ne peut guère songer à se marier. Ne vous tourmentez pas ainsi! Mais, après tout, si Christiane lui plaît, pourquoi, à propos d’une misérable question d’argent, vouloir l’empêcher d’être heureux à sa guise?... Quand le bonheur se présente, c’est tenter Dieu de ne pas le saisir! Il est si fugitif!...

—Ah! riposte maman impatiente, que le chagrin t’a donc rendue romanesque! ma pauvre enfant... Enfin, j’espère que Bernard, englobé dans ce malheureux état militaire, sera raisonnable bon gré mal gré.

Je ne réponds rien. Nous sommes devant ma villa dont maman a loué le rez-de-chaussée, de façon à avoir un salon pour recevoir plus agréablement qu’à l’hôtel.

Elle y entre. Et moi, je vais me réfugier auprès de ma petite France, le dernier trésor que m’ait donné Max...—qui dort, toute rose, pelotonnée dans son berceau.

28 juillet.

En remontant de la plage avec Jean, à l’heure du déjeuner, j’ai trouvé mère installée sur la terrasse de l’hôtel, toute souriante sous sa large capeline de paille, dans une robe de linon bis qui l’habille délicieusement. Elle parcourait le journal. A quelques pas d’elle, père causait avec Guisane. Aussi, allais-je passer sans m’arrêter, car je n’ai pas encore triomphé de l’impression pénible que me cause sa vue. Mais maman, qui refermait son journal, m’a aperçue et appelée:

—Mireille, tu n’as pas rencontré, en route, Mᵐᵉ de Carville? Elle te cherchait. Elle est venue t’inviter à son tennis et nous demander d’aller tantôt prendre le thé chez elle, où elle a des gens charmants, paraît-il, à me présenter.

Comment mère me fait-elle une pareille proposition! Elle sait bien que je ne vois que des amis intimes...

Je dissimule mon impression et dis seulement:

—Mᵐᵉ de Carville est bien aimable d’avoir pensé à moi. Mais vous m’excuserez auprès d’elle, maman. Vous lui expliquerez que je ne sors pas du tout.

Je vois à l’imperceptible pli entre les sourcils de mère que mon refus la contrarie, comme je le craignais.

La voix un peu impatiente, elle réplique:

—Oui, à Paris, tu ne sors pas, c’est entendu. Mais, en villégiature, la situation est différente. D’ailleurs, ma pauvre petite, il faudra bien, un jour ou l’autre, que tu te remettes à vivre comme tout le monde!

—Il me semble que c’est ce que je fais.

—Mais non! Tu te complais dans une claustration de nonne. Ton deuil n’est plus assez récent pour t’y obliger.

—Il l’est encore assez pour que je n’aie pas le courage de me distraire avec et comme ceux que la guerre n’atteint pas! Il faut le temps pour que je redevienne telle que vous le souhaitez. Ce n’est pas encore maintenant... Je ne puis pas... C’est au-dessus de mon courage.

Je m’arrête court, car j’ai perçu le tremblement de ma voix...

Et, à ma grande surprise, j’entends père, que je croyais tout occupé de sa causerie avec Guisane, prononcer d’un ton de reproche, bien rare chez lui quand il parle à maman:

—Gabrielle, laissez donc cette enfant agir à sa guise! Vous la tourmentez!

Maman proteste, indignée:

—Je la tourmente! C’est uniquement dans son intérêt que j’essaie de l’arracher à la solitude où elle se confine et qui lui est très mauvaise! Monsieur Guisane, ne trouvez-vous pas que j’ai raison? Dites-le à mon mari.

Maman le regarde avec un joli sourire qui a l’air de demander aide. Mais Guisane ne paraît pas s’en apercevoir. J’ai l’impression qu’il est très ennuyé d’être mêlé à ce vain débat. Et il se récuse, d’ailleurs.

—Madame, je suis fort mauvais juge en la question; d’autant plus, que j’ai pour inflexible principe que chacun doit être laissé libre de se conduire à sa guise. Me permettrez-vous d’ajouter... respectueusement... que je comprends trop bien le sentiment de Mᵐᵉ Noris, pour m’étonner de son désir.

Peut-être pour la première fois, depuis que je connais Guisane, j’ai un élan vers lui, tant je le devine sincère; et mes yeux cherchent les siens, avec un «merci» spontané. J’y trouve cette même expression, compréhensive de ma peine, que j’y ai vue luire à notre première rencontre.

Père conclut d’un ton de bonne humeur destiné à remettre les choses au point:

—Eh bien! maintenant, la discussion est close. Nous sommes tous de l’avis de Guisane sur la liberté individuelle. Et là-dessus, préparons-nous à déjeuner de notre mieux. Mireille, mon petit, si tu veux lire quelque chose de bien, de très bien!... je te passerai un bouquin de ce monsieur...

Il montre Guisane, qui cause avec maman,—peut-être pour l’apaiser,—et il continue:

—Incidemment, Guisane m’en avait dit le titre. Et tout de suite, je l’ai fait venir de Morlaix... Si tu ne redoutes pas les visions de guerre et d’hôpital, celles-ci sont saisissantes... Ce garçon est vraiment un merveilleux artiste, avec sa plume comme avecson pinceau, et un artiste doublé d’un brave homme qui est en même temps un homme brave. Je comprends l’enthousiaste admiration de Bernard pour lui!

—Père, quel emballement! ai-je dit, amusée de son ardeur à célébrer Guisane.

—Jeune madame, ne vous moquez pas de votre papa!... Quand vous aurez lu les pages dont je vous parle, vous me comprendrez... Je te donnerai le volume, tantôt.

Maman et Guisane, réconciliés, continuent à causer. Père a repris, baissant un peu la voix:

—Savais-tu qu’il s’est trouve à Verdun avec Max pendant... la dernière semaine? Il m’a parlé de lui...

J’ai un frisson d’angoisse contre lequel je me raidis.

—Au lieu de le fuir comme tu le fais, chérie, tu devrais causer avec lui, de Max...

Mon cœur s’est mis à battre très vite. Quel effort de volonté il me faut pour me dominer et répondre:

—Quand je m’en sentirai la force, je l’interrogerai.

Père toujours délicat et bon n’insiste pas; et je ne lui dis pas que j’ai peur d’entendre parler de Max d’une façon qui me serait douloureuse; ou, simplement, me froisserait...

1ᵉʳ août.

A mon journal seul, je le confesse, mais ce m’est un repos, presque une délivrance, de constater que mère se plaît ici dans la société très parisienne que nous avons eu la chance, pour elle, de retrouver; etqui est bien à son unisson, quant à goûter les quelques distractions que la guerre permet.

C’est qu’il y a encore des moments où ce m’est une telle fatigue de me montrer la compagne qu’il lui faut, toujours prête à faire ce qu’elle aime; de paraître m’intéresser aux détails de la vie mondaine, cette vie que je menais autrefois et qui m’est devenue étrangère...

Ma maman très chère, ce n’est pas de sa faute, ni de la mienne, si nous pensons et sentons si différemment...

Je m’applique de mon mieux à dissimuler mon impression. Mais je ne réussis pas toujours. Et, selon son humeur, ou bien elle a pitié de moi, ou bien elle montre une impatience qui me fait un peu mal...

Car Dieu sait que tout ce que je puis, je l’essaie pour n’importuner de ma peine, ni elle ni personne. Jamais je n’en parle; et je mène une vie extérieure presque pareille à celle des autres. Je vois des amies intimes chez moi et chez elles. Je cause comme tout le monde de tout et de rien. J’arrive à m’intéresser un peu à une foule de choses plus ou moins insignifiantes; par exemple, aux robes, aux chapeaux que je commande. Je recommence à pouvoir fixer mon attention sur les livres que je lis... Parfois même, je refais de la musique... Il faut bien occuper cette sombre journée, si longue, trop longue! qui est ma vie...

Aussi, n’était ma robe noire, les gens, même ceux qui m’aiment, oublieraient facilement que je porte au cœur une blessure inguérissable... Certes, nul, autour de moi surtout, n’a oublié Max. Mais sa disparition est un fait accepté. Il a été tué. C’estun grand malheur. C’est aussi le sort de tant d’autres.

Mère se souvient surtout, parce qu’elle est hantée par la terreur d’une pareille destinée pour Bernard. Ce qui lui fait appeler la paix à n’importe quel prix... Cette paix que moi, passionnément, je veux glorieuse, digne du sacrifice dont je la paye, pour mon humble part...

Parce que je ne me plains jamais, beaucoup, je m’en aperçois, me croient consolée. Consolée! Oh! non, je ne le suis pas!... Oh! non, je n’oublie pas... Mais les autres n’ont besoin d’en rien savoir. Le voile de mon deuil m’enveloppe, me séparant d’eux...

Je ne me révolte plus. Ce que Dieu a voulu, c’est ce qu’il jugeait sage... Mais pourquoi ne puis-je étouffer le regret de l’amour que je ne connaîtrai plus, ni l’intimité délicieuse de notre vie d’époux?... Nous étions enfermés dans un paradis d’où nous voyions les autres... comme ils me voient aujourd’hui, avec détachement.

Et cet éden, dévasté par la mort, j’en contemple les ruines, déchirée par une souffrance que rien ne peut guérir, puisque jamais elles ne pourront être relevées... Jamais plus, je ne connaîtrai le merveilleux bonheur que je trouvais, en donnant à Max ce qu’il réclamait de moi et qui nous enivrait tous deux...

Moi aussi, maintenant, j’ai tout perdu, comme lui... Mais son cœur est, du moins, endormi dans une paix glacée et ne souffre pas. Le mien, hélas! tressaille désespérément dans ma poitrine, de regrets, et aussi de désirs instinctifs que rien n’assouvira jamais... ne doit assouvir.

Aussi, il y a des moments où il me semble que je ne peux plus porter ma peine! Elle me broie si atrocement que je ne suis vraiment plus qu’une pauvre âme douloureuse qui crie sa souffrance.

Et cependant, je vis... Et cependant, quand je me mets face à face avec moi-même, je constate cette chose affreuse, que j’aurais crue impossible... Peu à peu, je m’habitue à l’absence éternelle de mon mari!...

Il devient le passé, même pour moi, sa fidèle... Ma révolte est vaine contre l’inexorable accoutumance. C’est dans les lois de la nature qu’il en soit ainsi. Elle nous permet d’abord d’exhaler notre douleur, parce que nous sommes ainsi faits que notre faiblesse l’exige. Et puis, elle nous livre à l’œuvre inflexible du temps qui dépose sur notre blessure un impalpable baume... C’est le voile de poussière qui, lentement, tombe sur toute chose et efface les couleurs, fait reculer les images dans l’ombre du souvenir...

Est-ce qu’il n’arrive pas que, par instants, jen’aperçoisplus bien Max vivant... La vision que j’ai de lui se fait confuse, un peu effacée, lointaine...

Oh! de quelle humilité cette constatation me pénètre!

Pauvre cœur, tu étaissûrde sentir toujours, intense, le mal que t’a fait le départ du bien-aimé... Pauvre femme, tu pensais ne plus pouvoir exister que les yeux clos à tout ce qui enchante les autres créatures... Quel orgueil et quelle illusion!

O Max, mon amour, vois-tu, il faut que, du monde infini où tu es entré le premier de nous deux, tu m’aides à accepter mon isolement qui m’écrase et dans lequel ma volonté demeure résolue à m’enfermer... Aide-moi à oublier que j’ai été une femme amoureuse et adorée... Que jamais plus je ne m’endormirai, la tête abandonnée sur ta poitrine, blottie entre tes bras... Que jamais plus tes lèvres...—des lèvres...—ne prendront jalousement les miennes... Que jamais plus je n’entendrai les mots qui enivrent... Aide-moi, mon Max, à étouffer ma nostalgie de ce bonheur humain dont la soif...—est-ce assez misérable! pour ma honte, je l’écris ici...—dont la soif crie encore sourdement en mon être esseulé...

Ah! que c’est long de devenir insensible! cloîtrée comme une nonne dans ma vie close!

Que le feu est lent à mourir sous la cendre!...

2 août.

Ce matin, le courrier m’avait apporté laRevue des Deux Mondes. Je l’ai prise au moment de m’en aller finir l’après-midi sur la falaise, bien en paix. Les enfants étaient sur la plage. Mère faisait un bridge chez les de Carville où il y avait brillante réunion. Tout à mon gré, je pouvais donc regarder le soleil descendre derrière Roscoff, une féerie dont je ne me lasse pas...

Aussi, assise sur une roche un peu en retrait, enveloppée par la brise chaude qui sent la mer et la terre brûlante, je ne me hâte pas d’ouvrir laRevueque, faute de loisirs, j’ai laissée de côté depuis le matin.

C’est d’un doigt distrait que je déchire la bande qui l’enferme. C’est d’un œil détaché que je cherche le sommaire... Et puis, brusquement, un choc me bouleverse. Sur la couverture claire, j’ai lu: «Verdun—1916»; et l’article est signé: «Patrice Guisane.»

Verdun! Là où Max est tombé, si bravement, pour s’être offert à remplir une périlleuse mission...

Est-ce que Guisane parle de lui?... Et comment?... Ou bien a-t-il laissé disparaître dans le silence cet épisode insignifiant de la gigantesque lutte?

Je coupe les feuillets avec des doigts qui tremblent si fort, que ma liseuse arrache le papier. Et frémissante, je commence à lire.

Il y a d’abord quelques lignes de la Direction expliquant que ces notes ont été prises, au jour le jour, par leur auteur qui a vécu l’héroïque épopée. Et puis, c’est lejournallui-même, sobre, coloré, écrit avec une simplicité puissante qui donne au récit une telle intensité de vie que, pas une seconde—alors...—je n’ai songé au rare talent de celui qui peut être un pareil évocateur. Ce sont les faits eux-mêmes qui parlent.

Et soudain, j’arrive à une note datée du jour où Max est parti pour porter le message nécessaire; volontairement, en pleine conscience du danger couru...

Mon Dieu! comme Guisane met en relief son dévouement si simple, dans la page émouvante et émue qu’il lui consacre!... Tout à coup, j’ai l’impression qu’ainsi, son souvenir est enchâssé dans une sorte de reliquaire; car les pages que je viens de lire resteront comme l’histoire même. Toutes les pensées qui s’y attacheront ne pourront, après avoir lu le récit de Guisane, oublier le pauvre petit lieutenant, bien ignoré de la foule belliqueuse, qui, adorant la vie où il possédait tout, a très simplement donné la sienne, pour aider au salut de ses compagnons de lutte.

Dans ma peine, quel orgueil j’éprouve que ce soit ainsi qu’il m’ait été enlevé! Et quelle reconnaissance pour celui qui lui rend, devant tous, cet éclatant hommage!

Insatiable, je lis, je relis cette page, où revit Max, à ce point que j’ai la sensation d’être près de lui...

Pourtant, d’instinct, je lève la tête vers le large ciel où nous cherchons nos bien-aimés, disparus...

Mon regard, lourd des visions qu’il vient, éperdument, de contempler, distingue alors, devant moi, sur le sentier qui grimpe de la plage, celui-là même qui a créé la chère et poignante résurrection...

Il observe le ciel en flammes.

Ai-je une exclamation inconsciente?... M’a-t-il aperçue, en montant?... Il se détourne, reprenant sa marche; et instinctivement, ce que, la veille, j’aurais juré impossible, j’ai vers lui un geste d’appel. Je suis tellement bouleversée que ma farouche réserve en est brisée. Il n’y a plus que mon âme, ma pauvre âme déchirée, qui existe en moi et lui crie, quand je le vois approcher, m’enveloppant d’un regard très bon:

—Merci!!... oh! merci!...

Et mes deux mains se jettent dans les siennes qu’il me tend. Il a vu, sur mes genoux, laRevue; et il a compris...

—Ne me remerciez pas, madame. J’ai rempli un strict devoir en proclamant, de mon mieux, la part de gloire que votre mari s’est acquise ce jour-là. Quand j’ai appris qu’il s’était offert pour cette mission, j’ai fait tout pour l’empêcher de partir, pensant à vous, madame. Mais il n’a jamais prétendu y renoncer...

Je ne sais pourquoi j’ai la pensée—une intuition—que Guisane a voulu prendre sa place et que Max a refusé. Mais cela, jamais il ne me le dira... Pas plus qu’il ne le laisse soupçonner dans son article, où il s’efface complètement.

Combien, tout à coup, il me paraît un ami, lui que j’ai tant détesté!

Il continue très doucement:

—Je ne vous ai pas fait trop de mal en vous rappelant des jours bien cruels pour vous?

—C’est un mal que je ne peux pas regretter!... Il me semble si bon que vous rendiez justice à Max. Seulement, les lignes que vous lui avez consacrées, c’est la résurrection, pour moi, des heures affreuses!...

Et, à bout de force, moi d’ordinaire jalousement close sur ma peine, je laisse jaillir les larmes que je n’ai plus la force de contenir. D’instinct, pour cacher mon visage, je dégage mes mains qu’il a encore dans les siennes.

J’ai tout oublié, sauf que j’ai perdu Max!... J’entends la voix de Guisane, resté debout devant moi, qui murmure, comme à une petite fille dont il voudrait bercer la peine:

—Pauvre, pauvre enfant!...

Heureusement, cette bonté compatissante agit sur mes nerfs en déroute et me rend la possession de moi-même. Je relève la tête, toute confuse; je passe la main sur mes joues humides. Dans mon désarroi, la notion du temps m’a échappé... Quelques minutes, seulement, j’espère. Que va penser de moi Guisane!... Mes yeux troublés montent vers lui et rencontrent les siens. Dans son regard, si facilement incisif, il y a une expression de pitié grave; et la crainte ne m’effleure même plus qu’il m’ait trouvée ridicule, ou simplement ennuyeuse.

J’essaie de sourire, tout en aspirant la brise qui sèche mes paupières:

—Vous devez trouver que je suis bien peu courageuse. En général, je le suis davantage... Mais votre article m’a été une surprise qui m’a atteinte en plein cœur...

—J’aurais dû vous prévenir, vous ou M. votre père, dit-il d’un ton d’excuse.

Tout bas, je murmure, et l’on dirait que c’est mon âme qui parle:

—Ne regrettez rien. Tout est bien ainsi!... Maintenant, je vais reprendre un peu de vaillance auprès de mes petits... Les derniers moments de Max ont été bien douloureux à revivre... Mais votre jugement sur lui me fait beaucoup de bien!...

—Tant mieux! madame. J’en suis infiniment heureux!... Alors, maintenant, vous voudrez bienme considérer pour ce que j’ai toujours été à votre égard, quoi que vous supposiez...

Je me sens un peu rougir.

—... Un ami... Il était d’ailleurs tout naturel que je le sois pour la petite sœur de Bernard!

Et comme un écho bien sincère, je réponds:

—Ah! maintenant, je ne pourrai plus vous voir autrement que comme un ami!... Au revoir, et merci, encore et toujours!

Il ne relève pas mes paroles. Simplement, il se penche sur mes deux mains, que d’un élan je lui ai données. Ses lèvres les effleurent. Et, sans un mot de plus, nous nous séparons, après que mes yeux, pleins de gratitude, se sont, une seconde, posés sur lui.

Toujours, il me semble, je le verrai ainsi, sa grande taille découpée sur l’admirable fond de la mer et du couchant qui flamboie derrière le Creitzker.

Ah! comme j’avais, à faux, jugé cet homme!

2 août, le soir.

J’ai retrouvé Guisane, un peu plus tard, comme j’allais à l’hôtel pour le dîner. J’étais avec mère que je venais de rencontrer. Lui aussi se dirigeait vers leKelenn. Il s’est arrêté à notre vue. Ni l’un ni l’autre, nous n’avons eu une allusion à la scène qui, une heure plus tôt, s’était passée entre nous. Mais je ne le voyais plus avec les mêmes yeux. Au lieu de mon désir maladif de le fuir, j’avais maintenant la soif de causer avec lui, de l’interrogersur la dernière semaine de Max qu’ils ont passée ensemble. Dans ses prunelles, je retrouvais ce même regard qui, soudain, m’a étrangement attirée là-bas, sur la falaise.

Mais il causait surtout avec maman. Puis père nous a rejoints et m’a fait tressaillir en le félicitant sur son article dont il avait déjà entendu parler à l’hôtel.

J’ai deviné que, tout de suite, l’attention de Guisane s’attachait à moi. Sans doute, il redoutait l’effet de telles paroles sur ma sensibilité frémissante. Mais je m’étais ressaisie; et si, tout bas, je sentais, aiguë, la souffrance de ma blessure, le masque était de nouveau bien attaché, qui cache ma détresse aux autres. Guisane est le seul qui, depuis des mois, m’a vue pleurer.

Mon hostilité contre lui est soudain tellement morte que je me surprends à me demander comment j’ai pu l’éprouver...

Un instant, comme père et maman s’étaient arrêtés pour causer avec des hôtes duKelenn, j’ai continué à marcher près de lui; et alors, je lui ai demandé, suppliante:

—Vous me raconterez tout ce que vous vous rappelez de Max?

—Hélas! madame, nous avons vécu peu de jours ensemble. Mais cela m’a suffi pour constater quel camarade charmant il était; quel soldat témérairement brave, avec une juvénile et si française insouciance du danger...

Oh! cet hommage rendu à mon aimé!... Je presse un peu le pas pour que Guisane puisse me dire, àmoi seule, les choses que je veux, en ce moment, être seule à entendre. Et je pense tout haut:

—Les lignes que vous lui avez consacrées me sont si précieuses que, toujours, je vous en demeurerai reconnaissante!

—Madame, je n’ai fait que dire ce qui était...

—Et vous l’avez dit de façon telle que tous ceux qui liront votre récit ne pourront plus l’oublier. Ainsi mon pauvre Max, dans la mort, demeurera vivant. Si souvent me revient cette pensée de Maeterlinck, «que les morts ne cessent vraiment d’exister que quand nul ne songe plus à eux...»

—Vous la trouvez bien vraie, n’est-ce pas, madame?

—Oh! oui!...

Nous nous taisons tous les deux; et, dans la paix du crépuscule, résonnent le gazouillis de Jean qui parle à son grand-père et le bruissement lointain de la mer. Et puis, avec un accent d’amicale conviction, j’entends Guisane reprendre:

—La paix est bien signée entre nous... Ne le pensez-vous pas, madame?

J’incline silencieusement la tête.

Nous sommes devant l’hôtel.

Pour la première fois, peut-être, depuis mon malheur, j’éprouve l’étrange douceur de savoir que je puis compter sur une protection d’homme... Pourtant j’avais père... Et Bernard...

3 août.

Maman m’a dit:

—Ah çà! tu as donc changé d’humeur pour Guisane? Tout à coup, tu as l’air de lui parler trèsvolontiers. Comme tu deviens capricieuse, ma pauvre petite.

J’ai simplement expliqué:

—Il a écrit sur Max des choses qui m’ont été très bienfaisantes... Alors, je lui en témoigne ma gratitude.

—Oui, ton père m’a dit avoir lu de lui un article remarquable. Il faut que je trouve un moment pour le voir, moi aussi.

Et elle n’a pas autrement insisté. Ma mondaine maman n’a guère de loisirs pour la lecture.

J’avais dit hier à Guisane:

—Venez me parler de Max chez moi... Je serai très raisonnable... Ne craignez pas de scène!... L’autre jour, je vous l’ai dit, c’était l’effet de la surprise...

Il m’a regardée d’un air de reproche:

—Ce n’est pas là parler en amie, madame. Et si je me froissais!... Et si je ne venais pas?

J’ai souri un peu:

—Je sais bien que vous n’auriez pas une telle méchanceté!... A demain, voulez-vous?... Dans la matinée?

Et il est venu. C’était un jour doucement tiède, trempé de pluie, qui faisait toute grise la mer, que je voyais frémir jusqu’à l’horizon, par delà les arbres du jardin...

Ah! quelle heure j’ai encore vécue là! Pour être sûre de demeurer bien maîtresse de moi-même, j’ai peu questionné, mais surtout écouté, les lèvres closes, mes deux mains serrées pour bien tendre ma volonté. Par moments, quand j’avais trop mal, jefermais les yeux afin deplusenfermer ma souffrance dans le secret de mon cœur.

Guisane m’a raconté tous les détails, les plus menus faits de ces quelques jours où le hasard les avait réunis, Max et lui... Et il a tellement le don de créer la vie même, par sa parole ou son style, qu’en l’écoutant, moi aussi, j’étais là-bas, à Verdun. Je voyais Max, trempé par sa rude existence, animé de cet entrain qu’il avait au moment où il s’est proposé pour la mission qui l’a tué.

Guisane a achevé, une vibration émue dans sa voix d’ordinaire si ferme:

—Votre mari, madame, me faisait vraiment l’effet d’un jeune frère. J’ai appris ce qu’il avait résolu, trop tard pour le retenir en lui rappelant qu’un père de famille ne s’expose pas ainsi sans l’obligation d’un devoir. Il faut laisser cela aux célibataires. Mais il n’a pas consenti à...

—A vous céder sa place... Car je suis bien certaine que vous le lui avez offert!

Il se dérobe à une réponse précise:

—C’eût été tellement mieux ainsi... Mais j’ai bien compris son refus. Comme lui, le danger m’attire et me grise!... Je l’ai quitté à la dernière minute, quand il est parti...

Guisane s’arrête une seconde; sa voix s’assourdit plus encore pour me raconter les derniers instants.

—... Il était très gai; confiant comme toujours en sa bonne étoile, le pauvre enfant... Quelques minutes avant de s’éloigner, il m’a dit...

—Quoi?... Que vous a-t-il dit?

—Il m’a encore une fois parlé de vous pour me demander de vous répéter, si... il ne revenait pas et si la destinée me rapprochait de vous... que pas une femme ne lui avait été chère comme vous, qui étiez son amour même...

Lourdement, de nouveau, mes paupières s’abaissent pour que je recueille mieux en moi cette affirmation suprême de mon mari. Est-ce la réponse à la mystérieuse question concernant Maud et lui, que mon cœur a vainement murmurée tant de fois?...

Oui, je le crois, j’en suissûre! il n’a aimé aucune autre, comme il m’aimait moi, l’amoureuse petite compagne de sa jeunesse... Mais... mais... puis-je être sûre que d’autres aussi ne l’ont pas... charmé... alors que j’étais sa femme?

J’ai le cœur si serré, que je ne pourrais même pas pleurer, tant ma volonté de rester maîtresse de moi a pétrifié ma sensibilité extérieure. C’est au fond de mon âme que les sanglots me brisent; et, dans mon calme glacé, je peux dire à Guisane, qui attache sur moi un regard affectueusement inquiet:

—Et puis?...

—Et puis, nous nous sommes serré la main. La lumière d’une lanterne éclairait son visage énergique et souriant. Dans ses yeux, je le voyais sans un atome d’appréhension, tout au plaisir de tenter une sorte d’escapade dont la difficulté l’attirait. Il m’a dit en riant:

—Et maintenant, à la grâce... Au revoir!

Je lui ai répété encore:

—Surtout, soyez prudent!

—Mais oui... mais oui! Au revoir, mon ami.

Et il s’est détourné... Je ne l’ai plus revu que quand on l’a ramené...

Guisane se tait.

Que demanderais-je de plus?... Le reste, je le sais... J’entends Guisane me dire, de cet accent grave et chaud, si différent de sa voix habituelle:

—Vous pouvez être fière de lui, madame.

J’incline la tête.

Oui, je suis fière du souvenir qu’il a laissé. Mais ce Max que Guisane vient ainsi de me révéler, je ne l’ai pas connu. Ce n’est pas mon mari amant. Ce n’est pas le beau cavalier flirt que le monde grisait, dont l’hommage rendait les femmes fières. Ce n’est pas le Max dont j’essayais, si douloureusement quelquefois, de capter la pensée ondoyante, attirée par toutes les féeries, le cœur que je voulais profond pour que le mien puisse s’y abîmer... Le Max que Guisane a vu en pleine guerre, c’est celui que ses lettres me faisaient pressentir... Celui qui ne voulait pas, à Paris, parler du danger dont il vivait désormais enveloppé; celui dont ses chefs et ses camarades m’ont raconté l’endurance, l’inaltérable bonne humeur, la bravoure audacieuse.

Quel viatique c’est pour moi de penser qu’il a été l’homme dont Guisane vient de dire:

—Vous pouvez être fière de lui, madame.

Guisane, maintenant, est, comme moi, silencieux; il devine combien ces souvenirs évoqués m’entourent, m’isolant tout à coup du reste du monde.

Une pluie chaude s’est mise à tomber. J’entends les gouttelettes ruisseler sur les branches... Et puis,c’est Kate qui appelle Jean, encore dans le jardin. La petite voix fraîche répond; la voix qui, bien autrement enfantine, lors de la dernière permission, commandait, joyeuse:

—Papa, venez jouer avec moi! s’il vous plaît.

J’ai un frisson, et je reprends, d’un accent de prière:

—Lorsque Jean sera un peu plus grand, il faudra lui raconter tout ce que vous savez de son père?... Et même maintenant, apprenez-lui déjà ce qu’il peut comprendre... Ensuite, je ne vous importunerai plus...

—M’importuner!... Madame, ne sentez-vous quelle douceur ce m’est de parler d’un ami, tel que votre mari l’était devenu pour moi pendant ces quelques jours où nous éprouvions les mêmes affres pour l’avenir denotreVerdun?

Toujours silencieuse,—je sais qu’un sanglot étoufferait ma voix si j’essayais de parler...—je lui tends ma main, et je me lève, entendant approcher Jean. Il est tout près. Il accourt, car Kate lui répète, impatiente:

—Quick, quick, darling. It rains!

Alors, sans réfléchir, j’appelle:

—Jean, viens ici! Dans le salon!...

Il bondit de plus belle; toujours, il voudrait être près de moi, le pauvret. La porte s’ouvre. Sa figure menue, bronzée déjà par la mer, apparaît toute rieuse.

—Maman, vous voulez bien que j’entre, dites?

Il n’en croit pas ses oreilles: un visiteur est là, et je l’invite à paraître!...

Il se précipite en tourbillon vers moi. Je l’attire dans mes bras et il s’y blottit ainsi qu’un oiselet dans son nid. Alors, ma main dans ses boucles, souples comme l’étaient les cheveux de Max, je commence, lui montrant Guisane:

—Vois-tu ce monsieur-là, c’était un ami de ton papa. Il te racontera comme papa était un brave soldat!

—Oui... Et moi aussi, je serai un brave soldat quand je serai grand!

J’ai un geste irraisonné pour retenir dans mes bras ce petit qui pense déjà à se battre. Comme si la destinée voulait me le prendre, lui aussi! Et puis, je me raidis contre ce vain élan et j’écarte Jean qui proteste:

—Donne la main à M. Guisane, et va retrouver Kate.

Avant de me laisser, il a vers moi un de ces mouvements tendres dont il est coutumier, et il jette un ardent baiser sur mes doigts qu’il attrape au passage. Alors seulement, il s’approche de Guisane qui le prend devant lui, debout entre ses jambes, et lui demande, gardant les deux menottes dans sa main d’homme:

—Je suis sûr que tu le connais très bien, ton papa?

Et Jean de répondre avec un éclat de rire, comme à une question tout à fait oiseuse:

—Bien sûr, je le connais!... Il est là...

Et sa tête bouclée se tourne vers le portrait que je l’ai habitué à regarder chaque jour.

Guisane continue:

—Tu sais ce qu’il a fait de beau?

—Oh! oui, maman a dit. Il a voulu faire partir les méchants Boches; et ils l’onttoué! Alors le bon Dieu l’a pris avec lui pour qu’ilsoyetrès heureux!

—Et pour le récompenser de n’avoir jamais eu peur... Tu as bien raison de vouloir être comme lui!

—Moi non plus, je n’ai jamais peur! affirme Jean, vivement. Je vais très bien dansle noir... et je ne crie jamais, quand la vague passe sur ma tête!

Ici, je veux interrompre le dialogue, ayant peur d’abuser de la bonne grâce de Guisane dont l’accent et l’attitude me rassurent cependant.

Il parle à Jean, de Verdun, de son père, se mettant à la portée de l’enfant d’une façon qui me stupéfie.

Quelle merveilleuse souplesse d’esprit il a reçue en partage! Comment ce célibataire sait-il ainsi la manière dont il faut s’adresser aux tout jeunes?...

J’écoute, d’ailleurs, aussi ardemment que Jean qui est tout à fait subjugué. Ses prunelles ne quittent pas Guisane; et il recueille, avec passion, ses «histoires», comme il dit, sur la guerre, sur Verdun, sur les Boches, sur son père! Il resterait ainsi des heures... Moi aussi!...

Pourtant, j’interviens:

—C’est assez faire parler M. Guisane pour aujourd’hui, Jean. Un autre jour, si tu es sage, il te racontera encore beaucoup de choses!... Maintenant, il ne pleut plus. Retourne dans le jardin.

Il est bien déçu par cet ordre, mon pauvre gosse;mais, avec moi, il est la docilité même; et si grand que soit son désir d’entendre encore Guisane, il lui tend la main, avec un correct geste d’adieu, et s’en va.

Guisane le suit des yeux. Quand la porte se referme, il me dit—et je suis certaine que c’est sa pensée même:

—Ce petit être est délicieux! Quelle consolation vous devez déjà trouver en lui, madame!

—Oui, de mon mieux, je me réchauffe à sa tendresse d’enfant... Mais pourvu que je sache bien l’élever, de telle façon qu’il donne tout ce qu’il peut donner... Car j’ai beaucoup d’ambition pour lui... Et hélas! si peu d’expérience... Le fils a tant besoin du père!... Pour France, je ne suis pas inquiète ainsi!

—Le fils a tout autant besoin de la mère, croyez-en mon expérience masculine. Je l’ai senti plus d’une fois, moi qui, tout jeune, ai été un gamin orphelin. Voyant des camarades moins dénués, je les enviais bien fort!... A ce point que, dans ma prime jeunesse, quand j’étais frôlé par la bonne intimité de certains, avec leur mère... leurmaman... je m’enfuyais... Ainsi qu’un pauvre qui ne peut supporter la vue de la richesse... Avec les années seulement, je me suis bronzé contre cette impression...

—Oui, je comprends...

Et je comprends aussi le pourquoi de son apparence froide, un peu hautaine et distante. La solitude morale l’a habitué à se replier sur lui-même. Maintenant, je devine un beau foyer, derrière la sévère muraille d’impassibilité et d’ironie.

Ce n’est ni un insensible, ni un égoïste qui achève avec un sourire fortifiant, parce qu’il a pitié de ma faiblesse:

—Madame, ne vous inquiétez pas pour l’éducation de votre fils. Ce sera beaucoup plus simple que vous ne le croyez. Vous respecterez l’individualité de votre enfant... Vous lui indiquerez ce qui doit toujours être fait, selon la droiture, la vérité... Vous lui apprendrez l’oubli de lui-même... Et tout ira très bien... Le résultat sera excellent.

Il parle avec tant de conviction que je me mets à rire:

—Le résultat sera excellent! Espérons-le. Vous êtes très encourageant!... Je vous en remercie et vous rends enfin votre liberté. Je suis confuse de vous avoir ainsi retenu! Vous n’avez pu peindre, je vous ai fait perdre toute votre matinée!

—Madame, comment osez-vous dire cela, puisque nous sommes des amis! Que vous le vouliez ou non, je me considère comme le vôtre, je vous l’ai avoué... Tant pis si vous le regrettez... Le mal est irréparable.

Certes oui, il est maintenant un ami pour moi!

6 août.

Quand j’arrive à l’hôtel, je trouve, arpentant la place de long en large, père qui fume auprès de Guisane et je suis accueillie par un double bon sourire de bienvenue. Je me mets aussi à arpenter; et père, tout à la conversation qui l’intéresse, me dit tout de suite:

—Savais-tu que Guisane allait avoir, à l’automne, une exposition de ses croquis de guerre?

Guisane explique de cet accent de badinage mordant qui lui est familier:

—Madame, j’ai pensé qu’il était prudent, avant de repartir au front, de montrer encore une fois au public ce dont j’étais capable; au cas où l’avenir me serait enlevé. Que sait-on?...

Je tressaille, et père a une exclamation de reproche:

—N’imaginez pas ainsi d’inutiles hypothèses, surtout quand elles sont aussi fâcheuses! Elles m’étonnent de vous, si brave!

Et les yeux de père se posent sur le filet de soie rouge qui barre, sur la poitrine, l’uniforme bleu clair.

Le visage de Guisane a soudain une étrange expression, et sa voix s’élève dure, railleuse aussi:

—Oui, je suis brave pour ce qui est de risquer ma peau! Mais il me faut bien reconnaître que je ne suis pas encore tout à fait maître de la seule crainte qui me tenaille,—si vivace, que je pourrais la tenir pour un pressentiment, pour peu que je sois superstitieux.

Incrédule, je répète:

—Vous, une crainte?...

—Oui, madame... C’est qu’un obus, une grenade, les gaz m’atteignent dans ma vue qui est mon bien le plus précieux! Vous allez me trouver lâche, madame, mais si pareil malheur m’atteignait, je crois bien que je n’aurais pas le courage d’accepter le supplice d’une nuit éternelle...

Père intervient:

—Guisane!... Guisane! Ne dites pas d’insanités! Voyez, vous bouleversez cette petite madame.

C’est vrai. Son accent était si convaincu que j’ai senti en moi la sourde angoisse qui hante son intrépidité. Je suis devenue tellement nerveuse...

Il me sourit, la mine contrite:

—Madame, vous me rendez tout à fait confus de vous avoir fait l’aveu de ma faiblesse à laquelle, je vous prie de croire, ma volonté met bon ordre. Mais vous l’excuseriez, si vous saviez quelle ivresse me donnent la forme, les lignes, les couleurs surtout!... J’adore la couleur! Écrire, certes, m’intéresse... Mais parce que c’est peindre aussi, ce que je vois... ce que je sens... Même au front, je suis harcelé par ce besoin de crayonner, tout au moins, ce qui attire mes yeux: types, paysages, scènes...

—Et vous avez pu le faire?

—Oh! madame, est-ce que l’on n’arrive pas toujours à réaliser ce que l’on souhaite impérieusement?...

Il s’arrête. Son regard m’enveloppe toute, l’expression changée. Un éclair de gaieté malicieuse y flambe et il finit:

—Aussi, je succombe à la tentation de vous confesser un désir très hardi que je nourris, en mon for intérieur, depuis que nous vivons en bonne intelligence...

Son accent m’amuse et j’interroge, intriguée:

—Et ce désir, c’est...?

—Ce serait, madame... je me risque car j’ai l’idée que je trouverai un allié dans M. Dabrovine,ce serait que vous me permettiez de faire de vous un rapide croquis... sur la falaise que vous aimez tant... Est-ce que vous consentiriez à m’accorder cette grâce?...

Comment refuser après le bien qu’il m’a fait pour Max? J’acquitte une dette.

—Je veux bien, puisque je puis vous être agréable ainsi... Ce ne sera pas une pose trop longue?

—Une heure, de deux ou trois de vos matinées. Et devant la mer que vous avez tant de plaisir à contempler... Et pendant cette heure, à votre gré, vous causerez ou vous vous tairez...

Père nous écoute avec une expression que je ne m’explique pas. Mais comme la cloche sonne bruyamment le repas, que maman approche, fraîche autant qu’une toute jeune femme, père conclut, mettant sa main sur l’épaule de Guisane:

—Eh bien! c’est chose convenue, mon ami. On vous confie le soin de représenter l’image de cette jeune dame. J’espère qu’elle posera bien. J’irai vous faire des visites pour m’en assurer. Et là-dessus, à table!

10 août.

Donc, j’ai posé avant-hier, hier et puis ce matin, pour finir; dans un adorable coin, un peu écarté, au milieu des roches, sur ce promontoire avancé de la falaise, d’où la vue m’est un enchantement.

J’ai posé sous l’égide de Jean, de Kate, voire même de Nounou qui berçait Bébé près de moi; mère ayant émis quelques réflexions qui m’avaient été un brin désagréables, sur le tête-à-tête auquelje me prêtais avec Guisane, dont leTout Carantecpouvait s’étonner. Misère et futilité!

Et ces quelques heures, durant lesquelles nous avons capricieusement causé et goûté aussi le charme des silences, riches de pensée, ces heures-là ont eu, pour moi, la douceur d’un baume.

L’imprévu d’une réflexion m’a amenée, ce matin, tandis que je posais pour la dernière fois, à trahir cette impression qu’il me donne de n’être plus le même homme...

Il avait interrompu son travail pour me permettre de me délasser de mon immobilité; et, adossé à une roche, il allumait sa cigarette, les yeux sur la mer, d’un bleu intense, où le soleil hérissait d’aigrettes d’argent les vagues nonchalantes.

Et pensif, il m’a répondu:

—Oui, vous avez raison, madame, j’ai changé... Mais comment pourrait-il en être autrement? La vie que j’ai menée depuis la guerre m’a fait voir les choses sous un angle tellement nouveau!... Je ne pourrai plus être, il me semble, le joueur de flûte que j’étais avec délices. La guerre a été pour moi...—et nous sommes légion ainsi!...—une éducatrice à qui je ne serai jamais assez reconnaissant pour tout ce qu’elle m’a appris. Si cette science n’était acquise à un prix qui est la souffrance, la mutilation, la mort de tant de pauvres êtres, je bénirais les années cruelles qui m’ont été, moralement, si bienfaisantes!

—Bienfaisantes?

—Oui... C’est très fortifiant de se mouvoir dans la fatigue, la boue, le froid, le danger, surtout l’incessante menace de la mort... Ceux qui n’ont pas passé par là ne peuvent savoir la saveur que donne à la vie la sensation, à tant d’instants éprouvée, qu’elle va nous échapper... Oui, je sortirai de la tempête... si j’en sors!... marqué d’une empreinte qui ne pourra s’effacer... Du moins, je l’espère!

S’il en sort!... Encore ce terrible inconnu qu’il évoque. C’est vrai, à l’automne, il repart. Et, sera-t-il plus heureux que Max!...

Maintenant, il m’apparaît tellement un ami, que je vais craindre pour lui, quand il sera retourné là-bas, dans la fournaise.

Que cette horrible vision de la guerre me paraît donc invraisemblable, telle un cauchemar, évoquée tout à coup, par cette éblouissante matinée. Autour de nous, tout est si paisible! La terre chaude sent bon les petites plantes qui ont poussé dru, sous le soleil, au souffle de la mer...

Près de nous, des promeneurs passent. Sur la plage, des enfants jouent. Des femmes en robe claire travaillent. La brise apporte les rires des baigneurs. A quelques pas de moi, résonne la voix joyeuse de Jean qui s’amuse avec Bébé.

Et cependant, les autres se battent, sont mutilés, meurent—comme Max est mort... Que ce contraste est atroce!

Guisane devine-t-il et partage-t-il mon impression?... Il est pensif. Devant moi, il est toujours debout, appuyé au contrefort rocheux. Il fume. Son œil de peintre erre autour de lui avec une avidité caressante. Songe-t-il à la crainte qui le hante, ne plus voir?...

Je ne le crois pas. Il est hors du feu pour un moment. Comme Max jadis, il vit dans le présent et jouit du bienfait de la halte. Il en a, combien! le droit. Il s’est largement donné et il est prêt à se donner de nouveau, autant qu’il lui sera demandé.

—Madame, à quoi réfléchissez-vous?... Il passe bien des choses dans vos yeux... Ne voulez-vous pas m’en confier quelques-unes?

J’ai presque un sursaut à ces paroles. Je croyais bien que Guisane avait tout à fait oublié ma présence... Et je pense tout haut:

—Je songeais qu’il est stupéfiant que vous ayez pu vous accommoder ainsi d’une existence à laquelle rien ne vous avait préparé!

Il jette sa cigarette, s’approche et, alerte, réplique:

—Madame, ne m’imaginez pas meilleur que je ne suis. Honnêtement, je dois vous avouer que la transposition qui s’est opérée dans ma vie matérielle m’a été très... pénible!... Ah! certes, si avec la vision précise de ce qui m’attendait j’avais eu le choix d’accepter ou non, je ne jurerais pas que j’aurais eu la vertu d’«accepter»... Oui, j’ai commencé par trouver abominablement désagréables, la pluie, la boue, la poussière, les marches... interminables, surtout la promiscuité des tranchées, le contact d’une foule d’êtres, de certains individus avec lesquels, en d’autres temps, jamais je n’aurais frayé... Et puis...

—Et puis?...

—Et puis, cette mesquine révolte de mandarin, ma crise de sybaritisme se sont évaporées, j’imagine,dans le grand souffle qui nous soulevait tous au-dessus de nous-mêmes... Bon gré mal gré... Et puis encore, vous le devinez, je suis d’esprit bien trop curieux pour n’avoir pas été vite intéressé par tout ce que j’étais amené à découvrir dans les âmes frustes...—celles-là surtout m’étaient moins familières—que me faisait frôler mon nouveau mode d’existence. Jamais, dans ma mentalité d’intellectuel et de peintre, doublé d’un clubman, je n’aurais imaginé qu’elles pussent, à ce point, enfermer des trésors de courage, d’endurance, de dévouement... Un sens imprévu et prodigieux du devoir tout simplement accompli...

Il s’arrête; et je devine qu’il se rappelle...

Il a parlé avec une conviction chaude que je sens née de tout ce qu’a vu son regard aigu d’observateur, de tout ce qu’a pénétré sa délicate compréhension des âmes. Je suis sûre qu’il était très bon pour ces humbles, devenus ses frères d’armes...

Brusquement, il finit, conscient de mon attention frémissante:

—Bien entendu, j’ai vu aussi de tristes sires! Mais vraiment, ils étaient l’exception. S’il y a eu l’ivraie, il y a eu surtout les bons épis qui font la riche moisson. Et je vous assure, madame, que si je me suis décidé à l’exposition dont vous a parlé votre père, c’est beaucoup pour faire connaître tous ces braves, leurs physionomies, des épisodes de leur vie de lutte, dignes de l’histoire, pour les faire connaître aux gens qui, depuis 1914, n’ont su de la guerre que ce qu’ils en lisaient dans leur journal.

J’incline la tête; mais avant que j’aie répondu,une voix s’exclame gaiement près de nous, celle de père:

—Eh bien?... eh bien? ce portrait?... Il me semble qu’on ne travaille guère!

Et il serre la main de Guisane, qui réplique:

—Cher monsieur, vous arrivez pendant le repos du modèle.

—J’imagine que vous n’avez pas l’intention de reprendre la séance? Mon ami, il est onze heures un quart et vous oubliez l’approche du déjeuner...

Si tard déjà?... Comme nous avons causé! Voici Kate qui vient chercher Jean, et Nounou qui emporte ma pouponne, après me l’avoir amenée toute fraîche, ses petits bras tendus vers moi. Tandis que je l’embrassais, père a poursuivi:

—Je t’apporte une bonne nouvelle, Mireille. Ta mère vient de recevoir une dépêche de ton frère. Il arrive demain matin.

Nous avons, Guisane et moi, la même exclamation de plaisir. Père achève:

—Je n’ai pas besoin de te dire que ta mère est exultante!

—Et vous aussi, père.

—Bien entendu, fillette. Voyons ce portrait, Guisane.

Tous, nous nous rapprochons du chevalet abandonné. Et père aussitôt a une exclamation enchantée:

—Mon ami, c’est une façon de chef-d’œuvre que vous avez fait là! Ne pensez pas, en votre for intérieur, que c’est un jugement d’amateur... Je suis bien certain que les critiques compétents seront demon avis. C’est notre Mireille elle-même qui vit là!... Et quel incomparable cadre vous lui avez donné, de lumière, de ciel... de mer... Et cette lande qui fuit dans le soleil... Ah! mon cher garçon, quel artiste vous êtes!

Père est si sincèrement ravi que Guisane ne pourrait, je crois, recevoir meilleur remerciement. Moi, je regarde cette jeune femme, toute mince dans sa robe noire, qui, les mains croisées sur ses genoux—d’un geste découragé...—contemple la mer, avec des prunelles tristement songeuses.

Et c’est moi, la rayonnante Mireille de jadis.

10 août, soir.

Le couchant était dans toute sa splendeur quand nous sommes sortis de l’hôtel; si beau que, mère voulant se reposer un peu dans sa chambre, j’ai entraîné père sur la falaise pour voir la merveilleuse fête flamboyer derrière Roscoff.

Nous avons retrouvé, parmi beaucoup de promeneurs, Guisane, qui, lui aussi, s’absorbait dans l’éblouissante vision de ce paysage de rêve, or et pourpre. La mer était une ondulante nappe de lumière et, sur le ciel incandescent, se découpaient, sombres, les silhouettes de Saint-Pol et de Roscoff.

Père, sans respect pour la contemplation de Guisane, est allé vers lui et lui a frappé sur l’épaule:

—C’est un spectacle digne de vous, monsieur l’artiste... Même un profane comme moi comprend qu’il vous paraisse admirable.

Ici, il est interrompu par le passage de son collègue et ami, le baron de Survières, qui le hèle; et tous deux se mettent à causer, en regardant la fantasmagorie de l’horizon.

Moi, silencieuse, comme Guisane, j’admire, et c’est inconsciemment que je murmure:

—Que c’est beau!... Mon Dieu, que c’est beau!

Avec une conviction enthousiaste, j’entends Guisane répéter:

—Oh! oui, c’est beau!... Beau à donner l’oubli de tout ce qui n’est pas cette beauté!

L’oubli!... Le mot m’est allé droit au cœur. Je ne veux pas que rien me fasse oublier. Ce serait si mal!... Je n’ai pas le droit d’oublier.

Et pourtant, Guisane a raison. Il y a un instant, en moi aussi, le souvenir s’est tu, tandis que je regardais... Et avec une humilité, trempée de combien de mélancolie! je songe tout haut:

—Que facilement nous nous évadons de ce qui nous fait souffrir!... De quoi donc sont-ils pétris nos cœurs, pour se laisser si aisément distraire!

Je sens aussitôt sur moi le regard de Guisane qui s’est détaché du ciel devenu de nacre rose, et je l’entends me répondre:


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