XI

A mi-chemin de Papéuriri, dans le district de Maraa, Rarahu eut un moment de surprise et d'admiration...

Nous avons rencontré une grande grotte qui s'ouvrait sur le flanc de la montagne comme une porte d'église, et qui était toute pleine de petits oiseaux. -- Une colonie de petites hirondelles grises avait, à l'intérieur, tapissé de leurs nids les parois du rocher; elles voltigeaient par centaines un peu surprises de notre visite, et s'excitant les unes les autres à crier et à chanter.

Pour les Tahitiens d'autrefois ces petites créatures étaient desvarué, des esprits, des âmes de trépassés; pour Rarahu ce n'était plus qu'une famille nombreuse d'oiseaux; pour elle qui n'en avait jamais tant vu, c'était encore quelque chose de nouveau et de charmant, et volontiers elle fût restée là, en extase, à les entendre, à les imiter.

Un pays idéal à son avis eût été un pays rempli d'oiseaux où tout le jour, dans les branches, on les eût entendus chanter.

Un peu avant d'arriver sur les terres du district de Papéuriri, nous nous arrêtâmes dans un village bizarre construit par des sauvages arrivés de la Mélanésie; puis nous trouvâmes sur le chemin Téharo et Tiahoui qui venaient au-devant de nous. Leur joie de nous rencontrer fut extrême et bruyante; les grandes manifestations entre amis qui se retrouvent sont tout à fait dans le caractère tahitien.

Ces deux braves petits sauvages étaient encore dans le premier quartier de leur lune de miel, chose fort douce en Océanie comme ailleurs; bien gentils tous deux, -- et hospitaliers dans la plus cordiale acception du terme.

Leur case était propre et soignée, classique d'ailleurs, dans ses moindres détails. -- Nous y trouvâmes un grand lit qui nous était préparé, recouvert de nattes blanches, et entouré de rideaux indigènes faits de l'écorce distendue et assouplie du mûrier à papier.

On nous fit grande fête à Papéuriri, et nous y passâmes quelques journées délicieuses. Le soir par exemple c'était triste, et dans l'obscurité je sentais, quoi qu'on fît pour nous égayer, la solitude et la sauvagerie de ce recoin de la terre. La nuit, quand on entendait au loin le son plaintif des flûtes de roseau, ou le bruit lugubre des trompes en coquillage, j'avais conscience de l'effroyable distance de la patrie, et un sentiment inconnu me serrait le coeur.

Il y eut chez Tiahoui des repas magnifiques en notre honneur, auxquels tout le village était convié: des menus très particuliers, des petits cochons rôtis tout entiers sous l'herbe, -- des fruits exquis au dessert, et puis des danses, et de charmants choeurs d'himéné.

J'avais fait le voyage en costume tahitien, pieds et jambes nus, vêtu simplement de la chemise blanche et du pareo national. Rien n'empêchait qu'à certains moments je ne me prisse pour un indigène, et je me surprenais à souhaiter parfois en être réellement un; j'enviais le tranquille bonheur de nos amis, Tiahoui et Téharo; dans ce milieu qui était le sien, Rarahu se retrouvait plus elle-même, plus naturelle et plus charmante; -- la petite fille gaie et rieuse du ruisseau d'Apiré reparaissait avec toute sa naïveté délicieuse, et pour la première fois je songeais qu'il pourrait y avoir un charme souverain à aller vivre avec elle comme avec une petite épouse, dans quelque district bien perdu, dans quelqu'une des îles les plus lointaines et les plus ignorées des domaines de Pomaré; -- à être oublié de tous et mort pour le monde; -- à la conserver là telle que je l'aimais, singulière et sauvage, avec tout ce qu'il y avait en elle de fraîcheur et d'ignorance.

Ce fut une des belles époques de Papeete que l'année 1872. Jamais on n'y vit tant de fêtes, de danses et d'amuramas.

Chaque soir, c'était comme un vertige. -- Quand la nuit tombait les Tahitiennes se paraient de fleurs éclatantes; les coups précipités du tambour les appelaient à la upa-upa, -- toutes accouraient, les cheveux dénoués, le torse à peine couvert d'un tunique de mousseline, -- et les danses, affolées et lascives, duraient souvent jusqu'au matin.

Pomaré se prêtait à ces saturnales du passé, que certain gouverneur essaya inutilement d'interdire: elles amusaient la petite princesse qui s'en allait de jour en jour, quoi qu'on fit pour enrayer son mal, et tous les expédients étaient bons pour la distraire.

C'était le plus souvent devant la terrasse du palais qu'avaient lieu ces fêtes, auxquelles se pressaient toutes les femmes de Papeete. -- La reine et les princesses sortaient de leur demeure, et venaient au clair de la lune, en spectatrices nonchalantes, s'étendre sur des nattes.

Les Tahitiennes battaient des mains, et accompagnaient le tam-tam d'un chant en choeur, rapide et frénétique; -- chacune d'elles à son tour exécutait une figure; le pas et la musique, lents au début, s'accéléraient bientôt jusqu'au délire, et, quand la danseuse épuisée s'arrêtait brusquement sur un grand coup de tambour, une autre s'élançait à sa place, qui la surpassait en impudeur et en frénésie.

Les filles des Pomotous formaient d'autres groupes plus sauvages, et rivalisaient avec celles de Tahiti. Coiffées d'extravagantes couronnes de datura, ébouriffées comme des folles, elles dansaient sur un rythme plus saccadé et plus bizarre, -- mais d'une manière si charmante aussi, qu'entre les deux on ne savait ce que l'on préférait.

Rarahu aimait passionnément ces spectacles qui lui brûlaient le sang, mais elle ne dansait jamais. Elle se parait comme les autres jeunes femmes, laissant tomber sur ses épaules les masses lourdes de ses cheveux, et se couronnait de fleurs rares, et puis, pendant des heures, elle restait assise auprès de moi sur les marches du palais, captivée et silencieuse.

Nous partions la tête en feu; nous rentrions dans notre case, comme grisés de ce mouvement et de ce bruit, et accessibles à toutes sortes de sensations étranges.

Ces soirs-là, il semblait que Rarahu fût une autre créature. La upa-upa réveillait au fond de son âme inculte le volupté fiévreuse et la sauvagerie.

Rarahu portait le costume du pays, les tuniques libres et sans taille appeléestapa. -- Les siennes, qui étaient longues et traînantes, avaient une élégance presque européenne.

Elle savait déjà distinguer certaines coupes nouvelles de manches ou de corsage, certaines façons laides ou gracieuses. Elle était déjà une petite personne civilisée et coquette.

Dans le jour, elle se coiffait d'un large chapeau en paille blanche et fine de Tahiti, qu'elle mettait tout en avant sur ses yeux; sur le fond, plat comme le fond d'un chapeau de marin, elle posait une couronne de feuilles naturelles ou de fleurs.

Elle était devenue plus pâle, à l'ombre, en vivant de la vie citadine. Sans le léger tatouage de son front, sur lequel les autres la raillaient et que moi j'aimais, on eût dit une jeune fille blanche. -- Et cependant, sous certains jours, il y avait sur sa peau des reflets fauves, des teintes exotiques de cuivre rose, -- qui rappelaient encore la race maorie, soeur des races peau rouge de l'Amérique.

Dans le monde de Papeete, elle se posait et s'affirmait de plus en plus comme la sage et indiscutable petite femme de Loti; et aux soirées du gouvernement, la reine me disait en me tendant la main:

-- Loti, comment va Rarahu?

Dans la rue, on la remarquait quand elle passait; les nouveaux venus de la colonie s'informaient de son nom; à première vue même, on était captivé par ce regard si expressif, par ce fin profil et ces admirables cheveux.

Elle était plus femme aussi, sa taille parfaite était plus formée et plus arrondie. -- Mais ses yeux se cernaient par instants d'un cercle bleuâtre, et une toute petite toux sèche, comme celle des enfants de la reine, soulevait de temps en temps sa poitrine.

Au moral, une grande et rapide transformation s'accomplissait en elle, et j'avais peine à suivre l'évolution de son intelligence. -- Elle était assez civilisée déjà pour aimer quand je l'appelais "petite sauvage", -- pour comprendre que cela me charmait, et qu'elle ne gagnerait rien à copier la manière des femmes blanches.

Elle lisait beaucoup dans sa Bible, et les promesses radieuses de l'Évangile lui causaient des extases; elle avait des heures de foi ardente et mystique; son coeur était rempli de contradictions, on y trouvait les sentiments les plus opposés, confondus et pêle-mêle; elle n'était jamais deux jours de suite la même créature.

Elle avait quinze ans à peine; ses notions sur toutes choses étaient fausses et enfantines; son extrême jeunesse donnait un grand charme à toute cette incohérence de ses idées et de ses conceptions.

Dieu sait que, dans les limites de ma faible foi, je la dirigeais avec amour vers tout ce qui me semblait bon et honnête. Dieu sait que jamais un mot ni un doute de ma part ne venaient ébranler sa confiance naïve dans l'éternité et la rédemption, et bien qu'elle ne fût que ma maîtresse, je la traitais un peu comme si elle eût été ma femme.

Mon frère John passait une partie de ses journées auprès de nous; quelques amis européens, duRendeerou du personnel colonial français, nous visitaient souvent aussi, dans notre case paisible: on se trouvait bien chez nous... La plupart d'entre eux n'entendaient pas le tahitien; mais la petite voix douce et le frais sourire de Rarahu charmaient ceux qui ne savaient pas comprendre son langage; tous l'aimaient et la distinguaient comme une personnalité à part, ayant droit aux mêmes égards qu'une femme blanche.

Depuis longtemps je pouvais couramment parler letahitien de la plagequi est au tahitien pur ce que lepetit-nègreest au français; --mais je commençais aussi à m'exprimer sans embarras au moyen des mots corrects et des tournures bizarres d'autrefois, et Pomaré consentait à tenir de longues conversations avec moi. J'avais deux personnes à m'aider dans l'étude de cette langue qui bientôt ne se parlera plus: Rarahu et la reine.

La reine, pendant nos longues parties d'écarté, me reprenait avec intérêt, charmée de me voir étudier et aimer cette langue destinée à disparaître.

Je trouvais plaisir à l'interroger sur les légendes, les coutumes et les traditions du passé... Elle parlait lentement, d'une voix basse et rauque; je recueillais de sa bouche d'étranges récits sur les temps anciens, sur ces temps mystérieux et oubliés que les Maoris appellent:la nuit.

Le motpo, en tahitien, désigne en même temps la nuit, l'obscurité et les époques légendaires dont les vieillards ne se souviennent plus.

(Racontée par la reine Pomaré.)

"Les îlesPomotous(îles de la nuit ou îles soumises), nom que nous avons changé aujourd'hui sur la demande de leurs chefs en celui deTuamotous(îles éloignées), renferment encore aujourd'hui, tu le sais, de pauvres cannibales.

"Elles furent peuplées les dernières de toutes les îles de nos archipels. Des génies de l'eau les gardaient jadis, et battaient si fort la mer de leurs grandes ailes d'albatros que personne n'en pouvait approcher. A une époque for reculée, ils furent battus et détruits par le dieu Taaroa.

"C'est depuis leur défaite que les premiers Maoris ont pu venir habiter les Pomotous."

"La légende océanienne rapporte que jadis cinq lunes étaient au ciel, au-dessus du Grand Océan. Elles avaient des visages humains, plus accusés que la lune actuelle, et jetaient des maléfices sur les premiers hommes qui habitaient Tahiti; ceux qui levaient la tête pour les fixer étaient pris de folies étranges. -- Le grand dieu Taaroa se mit à les conjurer. Alors elles s'agitèrent; -- on les entendit chanter ensemble dans l'immensité, avec de grandes voix lointaines et terribles; elles chantaient des chants magiques en s'éloignant de la terre; mais sous la puissance de Taaroa, elles commencèrent à trembler, furent prises de vertige, et tombèrent avec un bruit de tonnerre sur l'océan qui s'ouvrit en bouillonnant pour les recevoir.

"Ces cinq lunes en tombant formèrent les îles de Bora-Bora, Emeo, Huahine, Raïatéa et Toubouai-Manou."

Le prince Tamatoa était assis près de moi sous la véranda du palais. C'était un peu avant les scènes atroces qui le firent enfermer de nouveau dans la prison de Taravao. Il tenait sur ses genoux sa pâle petite fille, Pomaré V, qu'il caressait doucement dans ses larges mains terribles. Et la vieille reine les considérait tous deux, avec une expression de tendresse infinie et d'inexprimable tristesse.

La petite princesse était fort triste aussi; elle tenait à la main un oiseau mort, et contemplait une cage vide avec des yeux pleins de larmes.

C'était un oiseau chanteur, bête peu connue à Tahiti, rareté qu'on lui avait rapportée d'Amérique, et dont la possession lui avait causé une joie très grande.

-- Loti, dit-elle,l'amiral à cheveux blancsnous a prévenus que ton navire irait bientôt à la terre de Californie (i te fenua California).

Quand tu reviendras de là-bas, je veux que tu m'apportes une très grande quantité d'oiseaux, une cage entièrement pleine: et je les ferai s'envoler dans les bois de Fataoua afin qu'il y ait, quand je serai grande, dans notre pays comme dans les autres, des oiseaux qui chantent...

Dans l'île de Tahiti, la vie est localisée au bord de la mer, les villages sont tous disséminés le long des plages, et le centre est désert.

Les zones intérieures sont inhabitées et couvertes de forêts profondes. Ce sont des régions sauvages, coupées par des remparts d'inaccessibles montagnes et où règne un éternel silence. Dans les vallées étrangement encaissées du centre, la nature est sombre et imposante; de grands mornes surplombent les forêts, et des pics aigus se dressent dans l'air; on est là comme au pied de cathédrales fantastiques, dont les flèches accrochent les nuages au passage; tous les petits nuages errants que le vent alizé promène sur la grande mer sont arrêtés au vol; ils viennent s'amonceler contre les parois de basalte, pour redescendre en rosée, ou retomber en ruisseaux et en cascades. Les pluies, les brumes épaisses et tièdes entretiennent dans les gorges une verdure d'une inaltérable fraîcheur, des mousses inconnues et d'étonnantes fougères.

En sens inverse des cascades du bois de Boulogne et de Hyde-Park, la cascade de Fataoua tombe là-bas, en dessous du vieux monde, troublant de son grand bruit monotone cette nature si profondément calme et silencieuse.

A environ mille mètres plus haut que la case abandonnée de Huamahine et Tahaapaïru, en remontant le cours du ruisseau, dans les bois et les rochers, on arrive à cette cascade célèbre en Océanie, que Tiahoui et Rarahu m'avaient autrefois souvent fait visiter.

Nous n'y étions pas revenus depuis notre installation à Papeete, et nous y fîmes, en septembre, une excursion qui marqua dans nos souvenirs.

En passant, Rarahu voulut revoir d'abord la case de ses vieux parents morts; elle entra, en me tenant par la main, sous le chaume déjà effondré de son ancienne demeure et regarda en silence les objets familiers que le temps et les hommes avaient encore laissés à leur place. Rien n'avait été dérangé dans cette case ouverte, depuis le jour où en était parti le corps de Tahaapaïru. Les coffres de bois étaient encore là, avec les banquettes grossières, les nattes et la lampe indigène pendue au mur; Rarahu n'avait emporté avec elle que la grosse Bible des deux vieillards.

Nous continuâmes notre route, nous enfonçant dans la vallée par des sentiers touffus et ombreux, vrais sentiers de forêt vierge encaissés dans les rochers.

Au bout d'une heure de marche, nous entendîmes près de nous le bruit sourd et puissant de la chute. Nous arrivions au fond de la gorge obscure où le ruisseau de Fataoua, comme une grande gerbe argentée, se précipite de trois cents mètres de haut dans le vide.

Au fond de ce gouffre, c'était un vrai enchantement:

Des végétations extravagantes s'enchevêtraient à l'ombre, ruisselantes, trempées par un déluge perpétuel; le long des parois verticales et noires, s'accrochaient des lianes, des fougères arborescentes, des mousses et des capillaires exquises. L'eau de la cascade, émiettée, pulvérisée par sa chute, arrivait en pluie torrentielle, en masse échevelée et furieuse.

Elle se réunissait ensuite en bouillonnant dans les bassins de roc vif, qu'elle avait mis des siècles à creuser et à polir; et puis se reformait en ruisseau, et continuait son chemin sous la verdure.

Une fine poussière d'eau était répandue comme un voile sur toute cette nature; tout en haut apparaissaient le ciel, comme entrevu du fond d'un puits, et la tête des grands mornes à moitié perdus dans des nuages sombres.

Ce qui frappait surtout Rarahu, c'était cette agitation éternelle, au milieu de cette solitude tranquille: un grand bruit, et rien de vivant; -- rien que la matière inerte suivant depuis des âges incalculables l'impulsion donnée au commencement du monde.

Nous prîmes à gauche par des sentiers de chèvre qui montaient en serpentant sur la montagne.

Nous marchions sous une épaisse voûte de feuillage; des arbres séculaires dressaient autour de nous leurs troncs humides, verdâtres, polis comme d'énormes piliers de marbre. -- Les lianes s'enroulaient partout, et les fougères arborescentes étendaient leurs larges parasols, découpés comme de fines dentelles. En montant encore, nous trouvâmes des buissons de rosiers, des fouillis de rosiers en fleurs. -- Les roses du Bengale de toutes les nuances s'épanouissaient là-haut avec une singulière profusion, et, à terre dans la mousse, c'étaient des tapis odorants de petites fraises des bois; -- on eût dit des jardins enchantés.

Rarahu n'était jamais allée si loin; elle éprouvait une terreur vague en s'enfonçant dans ces bois. Les paresseuses Tahitiennes ne s'aventurent guère dans l'intérieur de leur île, qui leur est aussi inconnu que les contrées les plus lointaines; c'est à peine si les hommes visitent quelquefois ces solitudes, pour y cueillir des bananes sauvages, ou y couper des bois précieux.

C'était si beau cependant qu'elle était ravie.

-- Elle s'était fait une couronne de roses, et déchirait gaîment sa robe à toutes les branches du chemin.

Ce qui nous charmait le plus tout le long de notre route, c'étaient ces fougères toujours, qui étalaient leurs immenses feuilles avec un luxe de découpure et une fraîcheur de nuances incomparables.

Et nous continuâmes tout le jour à monter, vers des régions solitaires que ne traversait plus aucun sentier humain; devant nous s'ouvraient de temps à autre des vallées profondes, des déchirures noires et tourmentées; l'air devenait de plus en plus vif, et nous rencontrions de gros nuages, aux contours nets et accusés, qui semblaient dormir appuyés contre les mornes, les unes au-dessus de nos têtes, les autres sous nos pieds.

Le soir nous étions presque arrivés à la zone centrale de l'île tahitienne: au-dessous de nous se dessinaient dans la transparence de l'air tous les effondrements volcaniques, tous les reliefs des montagnes; -- de formidables arêtes de basalte partaient du cratère central, et s'en allaient en rayonnant mourir sur les plages. -- Autour de tout cela l'immense océan bleu; l'horizon monté si haut, que par une commune illusion d'optique, toute cette masse d'eau produisait à nos yeux un effet concave. La ligne des mers passait au-dessus des plus hauts sommets; l'Oroena, le géant des montagnes tahitiennes, la dominait seul de sa majestueuse tête sombre. -- Tout autour de l'île, une ceinture blanche et vaporeuse se dessinait sur la nappe bleue du Pacifique: l'anneau des récifs, la ligne des éternels brisants de corail.

Tout au loin apparaissaient l'îlot de Toubouaimanou et l'île de Moorea; sur leurs pics bleuâtres, planaient de petits nuages colorés de teintes invraisemblables, qui étaient comme suspendus dans l'immensité sans bornes.

De si haut, nous observions, comme n'appartenant plus à la terre, tous ces aspects grandioses de la nature océanienne. -- C'était si admirablement beau que nous restions tous deux en extase et sans rien nous dire, assis l'un près de l'autre sur les pierres.

-- Loti, demanda Rarahu après un long silence, quelles sont tes pensées? (E loti, e aho ta oé manao iti?)

-- Beaucoup de choses, répondis-je, que toi tu ne peux pas comprendre. Je pense, ô ma petite amie, que sur ces mers lointaines sont disséminés des archipels perdus; que ces archipels sont habités par une race mystérieuse bientôt destinée à disparaître; que tu es une enfant de cette race primitive; -- que tout en haut d'une de ces îles, loin des créatures humaines, dans une complète solitude, moi, enfant du vieux monde, né sur l'autre face de la terre, je suis là auprès de toi, et que je t'aime.

"Vois-tu, Rarahu, à une époque bien reculée, avant que les premiers hommes fussent nés, la main terrible d'Atua fit jaillir de la mer ces montagnes; l'île de Tahiti, aussi brûlante que du fer rougi au feu, s'éleva comme une tempête, au milieu des flammes et de la fumée.

"Les premières pluies qui vinrent rafraîchir la terre après ces épouvantes, tracèrent ce chemin que le ruisseau de Fataoua suit encore aujourd'hui dans les bois. -- Tous ces grands aspects que tu vois sont éternels; ils seront les mêmes encore dans des centaines de siècles, quand la race des Maoris aura depuis longtemps disparu, et ne sera plus qu'un souvenir lointain conservé dans les livres du passé.

-- Une chose me fait peur, dit-elle, ô Loti, mon aimé (e Loti, ta u here); comment les premiers Maoris sont-ils venus ici, puisque aujourd'hui même ils n'ont pas de navires assez forts pour communiquer avec les îles situées en dehors de leurs archipels; comment ont-ils pu venir de ce pays si éloigné où, d'après la Bible, fut créé le premier homme? Notre race diffère tellement de la tienne que j'ai peur, quoi que nous disent les missionnaires, que votre Dieu sauveur ne soit pas venu pour nous et ne nous reconnaisse point.... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le soleil, qui allait bientôt se lever sur l'Europe pour une matinée d'automne, s'abaissait rapidement dans notre ciel; il jetait sur ces tableaux gigantesques ses dernières lueurs dorées. -- Les gros nuages qui dormaient sous nos pieds dans les gorges de basalte prenaient d'extraordinaires teintes de cuivre;

-- à l'horizon, l'île de Moorea s'épanouissait comme une braise, avec ses grands pics rougis, -- éblouissants de lumière.

Et puis tout cet incendie s'éteignit par la base, et la nuit descendit, rapide et sans crépuscule, et la Croix-du-Sud et toutes les étoiles australes s'allumèrent dans le ciel profond.

-- Loti, dit Rarahu, -- ton pays, à quelle hauteur faudrait-il monter pour l'apercevoir?...

... Quand l'obscurité fut venue, Rarahu eut peur, cela va sans dire...

Le silence de cette nuit ne ressemblait à rien de connu. Les brisants, bien loin sous nos pieds, ne s'entendaient plus; pas même un léger craquement de branches, pas même un bruissement de feuilles; l'atmosphère était immobile. -- On ne peut trouver de silence semblable que dans ces régions désertes, où les oiseaux mêmes n'habitent pas...

Il y avait toujours autour de nous des silhouettes d'arbres et de fougères, tout comme si nous eussions été en bas, dans des bois bien connus de Fataoua; -- mais on apercevait par échappées, à la lueur pâle qui tombait des étoiles, la vertigineuse concavité bleuâtre de l'Océan, et on était comme en proie au sublime de l'isolement et de l'immensité.

Tahiti est un des rares pays où l'on puisse impunément s'endormir dans les bois, sur un lit de feuilles mortes et de fougères, avec un pareo pour couverture. -- C'est là ce que nous fîmes bientôt tous deux, -- après avoir toutefois choisi un lieu découvert, où aucune surprise ne fût à redouter de la part des Toupapahous... Encore, ces sombres rôdeurs de la nuit qui hantent de préférence les lieux où des êtres humains ont vécu, ne montent-ils guère aussi haut, dans les régions presque vierges où nous étions couchés...

Longtemps, je restai en contemplation du ciel. Des étoiles et des étoiles... Des myriades d'étoiles brillantes, dans l'étonnante profondeur bleue; toutes les constellations invisibles à l'Europe, tournant lentement autour de la Croix-du-Sud...

... Rarahu contemplait, elle aussi, les yeux grands ouverts et sans rien dire; tour à tour elle me regardait en souriant ou regardait en l'air... -- Les grandes nébuleuses de l'hémisphère austral scintillaient comme des taches de phosphore, laissant entre elles des espaces vides, de grandes trouées noires, où l'on n'apercevait plus aucune poussière cosmique, -- et qui donnaient à l'imagination une notion apocalyptique et terrifiante de l'immensité vide...

Tout à coup, nous vîmes une terrible masse noire qui descendait de l'Oroena et se dirigeait lentement vers nous... -- Elle avait des formes extraordinaires, des aspects de cataclysme. -- En un instant elle nous enveloppa d'une obscurité si profonde, que nous cessâmes de nous voir. Une rafale passa dans l'air, nous couvrant de feuilles et de branches mortes, -- en même temps qu'une pluie torrentielle nous inondait d'eau glacée...

A tâtons, nous rencontrâmes le tronc d'un gros arbre contre lequel nous nous mîmes à l'abri, bien serrés l'un contre l'autre, -- tremblant de froid tous deux, -- et elle, de frayeur aussi un peu...

Quand cette grande ondée fut passée, le jour se leva, chassant devant lui les nuages et les fantômes. -- En riant nous fîmes sécher nos vêtements au beau soleil, et, après un très grand frugal repas tahitien, nous commençâmes à redescendre...

... Le soir, harassés de fatigue, et très affamés aussi, nous arrivions au bas de Fataoua sans incident nouveau...

Là se trouvaient deux jeunes hommes inconnus, qui revenaient des forêts; ils étaient vêtus du pareo national noué autour des reins; en passant dans la zone des rosiers, ils s'étaient fait de larges couronnes semblables à celle de Rarahu, et portaient au bout de longs bâtons leur récolte sur leurs épaules nues: de beaux fruits de l'arbre-à-pain, et des bananes sauvages, rouges et vermeilles.

Nous fîmes halte avec eux dans un bas-fond délicieux, sous une voûte odorante de citronniers en fleurs.

La flamme jaillit bientôt entre leurs mains, du frottement de deux branches sèches; un grand feu fut allumé, et les fruits cuits sous l'herbe nous constituèrent un repas excellent dont les deux jeunes hommes inconnus nous offrirent joyeusement la moitié, comme c'est là-bas la coutume...

Rarahu avait rapporté de cette expédition autant d'étonnements et d'émotions que d'un voyage en pays lointain.

Son intelligence d'enfant s'était ouverte à une foule de conceptions nouvelles, -- sur l'immensité et sur la formation des races humaines, sur le mystère de leurs destinées...

... Elles étaient à Papeete deux élégantes personnes, Rarahu et son amie Téourahi, -- qui donnaient le ton aux jeunes femmes pour certaines couleurs nouvelles d'étoffes, certaines fleurs ou certaines coiffures.

Elles allaient généralement pieds nus, les pauvres petites, et leur luxe, qui consistait surtout en couronnes de roses naturelles, était un luxe bien modeste. Mais le charme et la jeunesse de leurs figures, la perfection et la grâce antique de leurs tailles, leur permettaient encore, avec de si simples moyens, d'avoir l'air parées et d'être ravissantes.

Elles couraient souvent en mer, sur une mince pirogue à balancier qu'elles menaient elles-mêmes, et aimaient à venir en riant passer à poupe duRendeer.

Quand elles naviguaient à la voile, leur frêle embarcation, couchée par le vent alizé, prenait des vitesses surprenantes, -- et alors, debout toutes deux, le regard animé, les cheveux flottants, elles glissaient sur l'eau comme des visions. -- Elles savaient, par des flexions habiles de leur corps, maintenir l'équilibre de cette flèche qui les emportait si vite, en laissant derrière elles une longue traînée d'écume blanche...

Tahiti la délicieuse, cette reine polynésienne, cette île d'Europe au milieu de l'Océan sauvage, -- la perle et le diamant du cinquième monde.(Dumont D'Urville.)

La scène se passait chez la reine Pomaré, en novembre 1872.

La cour, qui est le plus souvent pieds nus, étendue sur l'herbe fraîche ou sur les nattes de pandanus, était en fête ce soir-là, et en habits de luxe.

J'étais assis au piano, et la partition de l'Africaineétait ouverte devant moi. Ce piano, arrivé le matin, était une innovation à la cour de Tahiti; c'était un instrument de prix qui avait des sons doux et profonds, -- comme des sons d'orgue ou de cloches lointaines, -- et la musique de Meyerbeer allait pour la première fois être entendue chez Pomaré.

Debout près de moi, il y avait mon camarade Randle, qui laissa plus tard le métier de marin pour celui de premier ténor dans les théâtres d'Amérique, et eut un instant de célébrité sous le nom de Randetti, jusqu'au moment où, s'étant mis à boire, il mourut dans la misère.

Il était alors dans toute la plénitude de sa voix et de son talent, et je n'ai entendu nulle part de voix d'homme plus vibrante et plus délicieuse. Nous avons charmé à nous deux bien des oreilles tahitiennes, dans ce pays où la musique est si merveilleusement comprise par tous, même par les plus sauvages.

Au fond du salon -- sous un portrait en pied d'elle-même, où un artiste de talent l'a peinte il y a quelque trente ans, belle et poétisée -- était assise la vieille reine, sur son trône doré, capitonné de brocart rouge. Elle tenait dans ses bras sa petite fille mourante, la petite Pomaré V, qui fixait sur moi ses grands yeux noirs, agrandis par la fièvre.

La vieille femme occupait toute la largeur de son siège par la masse disgracieuse de sa personne. Elle était vêtue d'une tunique de velours cramoisi; un bas de jambe nue s'emprisonnait tant bien que mal dans une bottine de satin.

A côté du trône, était un plateau rempli de cigarettes de pandanus.

Un interprète en habit noir se tenait debout près de cette femme, qui entendait le français comme une Parisienne, et qui n'a jamais consenti à en prononcer seulement un mot.

L'amiral, le gouverneur et les consuls étaient assis près de la reine.

Dans cette vieille figure ridée, brune, carrée, dure, il y avait encore de la grandeur; il y avait surtout une immense tristesse, -- tristesse de voir la mort lui prendre l'un après l'autre tous ses enfants frappés du même mal incurable, -- tristesse de voir son royaume, envahi par la civilisation, s'en aller à la débandade, -- et son beau pays dégénérer en lieu de prostitution...

Des fenêtres ouvertes donnaient sur les jardins; -- on voyait par là s'agiter plusieurs têtes couronnées de fleurs, qui s'approchaient pour écouter: toutes les suivantes de la cour, Faïmana, coiffée comme une naïade, de feuilles et de roseaux; -- Téhamana, couronnée de fleurs de datura; Téria, Raouréa, Tapou, Eréré, Taïréa, -- Tiahoui et Rarahu.

La partie du salon qui me faisait face était entièrement ouverte; la muraille absente, remplacée par une colonnade de bois des îles, à travers laquelle la campagne tahitienne apparaissait par une nuit étoilée.

Au pied de ces colonnes, sur ce fond obscur et lointain, se détachait une banquette chargée de toutes les femmes de la cour, cheffesses ou princesses. Quatre torchères dorées, d'un style pompadour, qui s'étonnaient de se trouver en pareil lieu, les mettaient en pleine lumière, et faisaient briller leurs toilettes, vraiment élégantes et belles. Leurs pieds, naturellement petits, étaient chaussés ce soir dans d'irréprochables bottines de satin.

C'était d'abord la splendide Ariinoore, en tunique de satin cerise, couronnée de péia, -- Ariinoore, qui refusa la main du lieutenant de vaisseau français M.., qui s'était ruiné pour la corbeille de mariage, -- et la main de Kaméhaméha V, roi des îles Sandwich.

A côté d'elle, Paüra, son inséparable amie, type charmant de la sauvagesse, avec son étrange laideur ou son étrange beauté, -- tête à manger du poisson cru et de la chair humaine, -- singulière fille qui vit au milieu des bois dans un district lointain, -- qui possède l'éducation d'une miss anglaise, et valse comme une Espagnole...

Titaüa, qui charma le prince Alfred d'Angleterre, type unique de la Tahitienne restée belle dans l'âge mûr; constellée de perles fines, la tête surchargée de reva-reva flottants.

Ses deux filles, récemment débarquées d'une pension de Londres, déjà belles comme leur mère; des toilettes de bal européennes, à demi dissimulées, par condescendance pour les désirs de la reine, sous des tapas tahitiennes en gaze blanche.

La princesse Ariitéa, belle-fille de Pomaré, avec sa douce figure, rêveuse et naïve, fidèle à sa coiffure de roses du Bengale naturelles, piquées dans ses cheveux dénoués.

La reine de Bora-Bora, autre vieille sauvagesse aux dents aiguës, en robe de velours.

La reine Moé (Moé: sommeil ou mystère), en robe sombre, d'une beauté régulière et mystique, ses yeux étranges à demi fermés, avec une expression de regard en dedans, comme les portraits d'autrefois.

Derrière ces groupes en pleine lumière, dans le profondeur transparente des nuits d'Océanie, les cimes des montagnes se découpant sur le ciel étoilé; une touffe de bananiers dessinant leurs silhouettes pittoresques, leurs immenses feuilles, leurs grappes de fruits semblables à des girandoles terminées par des fleurs noires. Derrière ces arbres, les grandes nébuleuses du ciel austral faisaient un amas de lumière bleue, et la Croix-du-Sud brillait au milieu. Rien de plus idéalement tropical que ce décor profond.

Dans l'air, ce parfum exquis de gardénias et d'orangers, qui se condense le soir sous le feuillage épais; un grand silence, mêlé de bruissements d'insectes sous les herbes; et cette sonorité particulière aux nuits tahitiennes, qui prédispose à subir la puissance enchanteresse de la musique.

Le morceau choisi était celui où Vasco, enivré, se promène seul dans l'île qu'il vient de découvrir, et admire cette nature inconnue; -- morceau où le maître a si parfaitement peint ce qu'il savait d'intuition, les splendeurs lointaines de ces pays de verdure et de lumière. -- Et Randle, promenant ses yeux autour de lui, commença de sa voix délicieuse:

Pays merveilleux,Jardins fortunés.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .Oh! paradis... sorti de l'onde.... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pays merveilleux,Jardins fortunés.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Oh! paradis... sorti de l'onde.... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L'ombre de Meyerbeer dut cette nuit-là frémir de plaisir en entendant ainsi, à l'autre bout du monde, interpréter sa musique.

Vers la fin de l'année, une grande fête fut annoncée dans l'île de Moorea, à l'occasion de la consécration du temple d'Afareahitu.

La reine Pomaré manifesta à l'amiral à cheveux blancsl'intention de s'y rendre avec toute sa suite, le conviant lui-même à la cérémonie et au grand banquet qui devait s'ensuivre.

L'amiral mit sa frégate à la disposition de la reine, et il fut convenu que leRendeerappareillerait pour transporter là-bas toute la cour.

La suite de Pomaré était nombreuse, bruyante, pittoresque; elle s'était augmentée pour la circonstance de deux ou trois cents jeunes femmes, qui avaient fait de folles dépenses dereva-revaet de fleurs.

Un beau matin pur de décembre, leRendeerayant déjà largué ses grandes voiles blanches, se vit pris d'assaut par toute cette foule joyeuse.

J'avais eu mission d'aller, en grande tenue, chercher la reine au palais.

Celle-ci, qui désirait s'embarquer sans mise en scène, avait expédié en avant toutes ses femmes, -- et, en petit cortège intime, nous nous acheminâmes ensemble vers la plage, aux premiers rayons du soleil levant.

La vieille reine en robe rouge ouvrait la marche en tenant par la main sa petite-fille si chérie, -- et nous suivions à deux pas, la princesse Ariitéa, la reine Moé, la reine de Bora-Bora et moi.

C'est là un tableau que je retrouve souvent dans mes souvenirs... Les femmes ont leurs heures de rayonnement, -- et cette image d'Ariitéa marchant auprès de moi sous les arbres exotiques, dans la grande lumière matinale, -- est celle que je revois encore, quand, à travers les distances et les années, je pense à elle...

Lorsque le canot d'honneur qui portait la reine et les princesses accosta leRendeer, les matelots de la frégate, rangés sur les vergues suivant le cérémonial d'usage, poussèrent trois fois le cri de: "Vive Pomaré!" et vingt et un coups de canon firent retenir les tranquilles plages de Tahiti.

Puis la reine et la cour entrèrent dans les appartements de l'amiral, où les attendait un lunch à leur goût composé de bonbons et de fruits, -- le tout arrosé de vieux champagne rose.

Cependant les suivantes de toutes les classes s'étaient répandues dans les différentes parties du navire, où elles menaient grand et joyeux tapage, en lançant aux marins des oranges, des bananes et des fleurs.

Et Rarahu était là aussi, embarquée comme une petite personne de la suite royale; Rarahu pensive et sérieuse, au milieu de ce débordement de gaîté bruyante. -- Pomaré avait emmené avec elle les plus remarquables choeurs d'himénéde ses districts, et Rarahu étant un des premiers sujets du choeur d'Apiré avait été à ce titre conviée à la fête.

Ici une digression est nécessaire au sujet dutiaré miri, -- objet qui n'a point d'équivalent dans les accessoires de toilette des femmes européennes.

Cetiaréest une sorte de dahlia vert que les femmes d'Océanie se plantent dans les cheveux, un peu au-dessus de l'oreille, les jours de gala. -- En examinant de près cette fleur bizarre, on s'aperçoit qu'elle est factice; elle est montée sur une tige de jonc, et composée des feuilles d'une toute petite plante parasite très odorante, sorte de lycopode rare qui pousse sur les branches de certains arbres des forêts.

Les Chinois excellent dans l'art de monter destiaréstrès artistiques, qu'ils vendent fort cher aux femmes de Papeete.

Letiaréest particulièrement l'ornement des fêtes, des festins et des danses; lorsqu'il est offert par une Tahitienne à un jeune homme, il a le même sens à peu près que le mouchoir jeté par le sultan à son odalisque préférée.

Toutes les Tahitiennes avaient ce jour-là destiarédans les cheveux.

J'avais été mandé par Ariitéa pour lui faire société pendant ce lunch officiel, -- et la pauvre petite Rarahu, qui n'était venue que pour moi, m'attendit longtemps sur le pont, pleurant en silence de se voir ainsi abandonnée. Punition bien sévère que je lui avais infligée là, pour un caprice d'enfant qui durait depuis la veille et lui avait déjà fait verser des larmes.

La traversée durait depuis deux heures, nous approchions de l'île de Morea.

On faisait grand bruit au carré duRendeer; une dizaine de jeune femmes, choisies parmi les plus connues et les plus jolies, avaient été conviées à une collation que leur offraient les officiers.

Rarahu en mon absence avait accepté d'y prendre part. -- Elle était là, en compagnie de Téourahi et de quelques autres de ses amies; elle avait essuyé ses pleurs et riait aux éclats.

Elle ne parlait point français, comme la plupart des autres; -- mais, par signes et par monosyllabes, elle entretenait une conversation très animée avec ses voisins qui la trouvaient charmante.

Enfin, -- ce qui était le comble de la perfidie et de l'horreur, -- au dessert, elle avait avec mille grâces offert sontiaréà Plumkett.

Elle était assez intelligente, il est vrai, pour savoir qu'elle tombait bien, et que Plumkett ne voudrait pas comprendre.

Comment peindre ce site enchanteur, la baie d'Afareahitu!

De grands mornes noirs aux aspects fantastiques; des forêts épaisses, de mystérieux rideaux de cocotiers se penchant sur l'eau tranquille; -- et, sous les grands arbres, quelques cases éparses, parmi les orangers et les lauriers-roses.

Au premier abord on eût dit qu'il n'y avait personne dans ce pays ombreux; -- et pourtant toute la population de Moorea nous attendait là silencieusement, à demi cachée sous les voûtes de verdure.

On respirait dans ces bois une fraîcheur humide, une étrange senteur de mousse et de plantes exotiques; tous les choeurs d'himénéde Moorea étaient là, assis en ordre, au milieu des troncs énormes des arbres; tous les chanteurs d'un même district étaient vêtus d'une même couleur, -- les uns de blanc, les autres de vert ou de rose; toutes les femmes étaient couronnées de fleurs, -- tous les hommes, de feuilles et de roseaux. Quelques groupes, plus timides ou plus sauvages, étaient restés dans la profondeur du bois, et nous regardaient de loin venir, à moitié cachés derrière les arbres.

La reine quitta leRendeeravec le même cérémonial qu'à l'arrivée et le bruit du canon se répercuta au loin dans les montagnes.

Elle mit pied à terre, et s'avança conduite par l'amiral. -- Nous n'étions déjà plus au temps où les indigènes l'enlevaient dans leurs bras, de peur que son pied ne touchait leur sol; la vieille coutume qui voulait que tout territoire foulé par le pied de la reine devint propriété de la couronne, est depuis longtemps oubliée en Océanie.

Une vingtaine de lanciers à cheval, composant toute la garde d'honneur de Pomaré, étaient rangés sur la plage pour nous recevoir.

Quand la reine parut, tous les choeurs d'himénéentonnèrent ensemble le traditionnel:Ia ora na oe, Pomare vahine!(Salut à toi, reine Pomaré!) Et les bois retentirent d'une bruyante clameur.

On eût cru mettre le pied dans quelque île enchantée, qui se serait éveillée soudain sous le coup d'une baguette magique.

Ce fut une longue cérémonie que la consécration du temple d'Afareahitu. Les missionnaires firent en tahitien de grands discours, et leshiménéchantèrent de joyeux cantiques à l'Éternel.

Le temple était bâti en corail; le toit, en feuilles de pandanus, était soutenu par des pièces de bois des îles, que reliaient entre elles des amarrages de différentes couleurs, réguliers et compliqués; c'était le vieux style des constructions maories.

Je vois encore ce tableau original: les portes du fond grandes ouvertes sur la campagne, sur un décor admirable de montagnes et de hauts palmiers; auprès de la chaire du missionnaire, la reine en robe noire, triste et recueillie, priantpour sa petite fille, avec sa vieille amie la cheffesse de Papara. Les femmes de sa suite, groupées autour d'elles en robes blanches. Le temple tout rempli de têtes couvertes de fleurs, -- et Rarahu, que j'avais laissée partir duRendeercomme une inconnue, mêlée à cette foule...

Un grand silence se fit quand l'himénéd'Apiré, qui avait été réservé pour la fin, entonna ses cantiques -- et je distinguai derrière moi la voix fraîche de ma petite amie, qui dominait le choeur. -- Sous l'influence d'une exaltation religieuse ou passionnée, elle exécutait avec frénésie ses variations les plus fantastiques; sa voix vibrait comme un son de cristal dans le silence de ce temple où elle captivait l'attention de tous.

Après la cérémonie, nous passâmes dans la salle du banquet. C'était en plein air, au milieu des cocotiers, que les tables étaient dressées sous des tendelets de verdure.

Les tables pouvaient contenir cinq ou six cents personnes; les nappes étaient couvertes de feuilles découpées et de fleurs d'amarantes. Il y avait une grande quantité depièces montées, composées par des Chinois au moyen de troncs de bananiers et de diverses plantes extraordinaires. A côté des mets européens, se trouvaient en grande abondance les mets tahitiens: les pâtes de fruits, les petits cochons rôtis tout entiers sous l'herbe, et les plats de chevrettes fermentées dans du lait. On puisait différentes sauces dans de grandes pirogues qui en étaient remplies et que des porteurs avaient grand'peine à promener à la ronde. Les chefs et les cheffesses venaient à tour de rôle haranguer la reine à tue-tête, avec des voix si retentissantes et une telle volubilité qu'on les eût crus possédés. Ceux qui n'avaient point trouvé de place à table mangeaient debout, sur l'épaule de ceux qui avaient pu s'asseoir; c'était un vacarme et une confusion indescriptibles...

Assis à la table des princesses, j'avais affecté de ne point prendre garde à Rarahu, qui était perdue fort loin de moi, parmi les gens d'Apiré.

Quand la nuit descendit sur les bois d'Afareahitu, la reine rejoignit leFarehaüdu district où un logement lui était préparé. L'amiral à cheveux blancsregagna la frégate, et laupa-upacommença.

Toute pensée religieuse, tout sentiment chrétien, s'étaient envolés avec le jour; l'obscurité tiède et voluptueuse redescendait sur l'île sauvage; comme au temps où les premiers navigateurs l'avaient nommée la nouvelle Cythère, tout était redevenu séduction, trouble sensuel et désirs effrénés.

Et j'avais suivi l'amiral à cheveux blancs, abandonnant Rarahu dans la foule affolée.

A bord, quand je fus seul, je montai tristement sur le pont duRendeer. La frégate, le matin si animée, était vide et silencieuse; les mâts et les vergues découpaient leurs grandes lignes sur le ciel de la nuit; les étoiles étaient voilées, l'air calme et lourd, la mer inerte.

Les mornes de Moorea dessinaient en noir sur l'eau leurs silhouettes renversées; on voyait de loin les feux qui à terre éclairaient leupa-upa; des chants rauques et lubriques arrivaient en murmure confus, accompagnés à contre-temps par des coups de tam-tam.

J'éprouvais un remords profond de l'avoir abandonnée au milieu de cette saturnale; une tristesse inquiète me retenait là, les yeux fixés sur ces feux de la plage; ces bruits qui venaient de terre me serraient le coeur.

L'une après l'autre, toutes les heures de la nuit sonnèrent à bord duRendeer, sans que le sommeil vînt mettre fin à mon étrange rêverie. Je l'aimais bien, la pauvre petite; les Tahitiens disaient d'elle: "C'est la petite femme de Loti." C'était bien ma petite femme en effet; par le coeur, par les sens, je l'aimais bien. Et, entre nous deux, il y avait des abîmes pourtant, de terribles barrières, à jamais fermées; elle était une petite sauvage; entre nous qui étions une même chair, restait la différence radicale des races, la divergence des notions premières de toutes choses; si mes idées et mes conceptions étaient souvent impénétrables pour elle, les siennes aussi l'étaient pour moi; mon enfance, ma patrie, ma famille et mon foyer, tout cela resterait toujours pour elle l'incompréhensible et l'inconnu. Je me souvenais de cette phrase qu'elle m'avait dite un jour: "J'ai peur que ce ne soit pas le même Dieu qui nous ait crées." En effet, nous étions enfants de deux natures bien séparées et bien différentes, et l'union de nos âmes ne pouvait être que passagère, incomplète et tourmentée.

Pauvre petite Rarahu, bientôt, quand nous serons si loin l'un de l'autre, tu vas redevenir et rester une petite fille maorie, ignorante et sauvage, tu mourras dans l'île lointaine, seule et oubliée, -- et Loti peut-être ne le saura même pas...

A l'horizon une ligne à peine visible commençait à se dessiner du côté du large: c'était l'île de Tahiti. Le ciel blanchissait à l'Orient; les feux s'éteignaient à terre, et les chants ne s'entendaient plus.

Je songeais que, à cette heure particulièrement voluptueuse du matin, Rarahu était là, énervée par la danse, et livrée à elle-même. Et cette pensée me brûlait comme un fer rouge.

Dans l'après-midi, la reine et les princesses s'embarquèrent de nouveau pour retourner à Papeete. Quand elles eurent été reçues avec les honneurs d'usage, je restai les yeux fixés sur les canots nombreux, pirogues et baleinières qui ramenaient leur suite; la foule s'était augmentée encore d'une quantité de jeunes femmes de Moorea qui voulaient prolonger la fête à Tahiti.

Enfin, je vis Rarahu; elle était là, elle revenait aussi. Elle avait changé sa tapa blanche pour une tapa rose, et mis des fleurs fraîches dans ses cheveux; on voyait plus nettement son tatouage sur son front décoloré, et les cercles bleuâtres s'étaient accentués sous ses yeux.

Sans doute elle était restée à la upa-upa jusqu'au matin, mais elle était là, elle revenait, et c'était pour le moment tout ce que je désirais d'elle.

La traversée s'était effectuée par un beau temps calme.

C'était le soir, le soleil venait de disparaître; le frégate glissait sans bruit, en laissant derrière elles des ondulations lentes et molles qui s'en allaient mourir au loin sur une mer unie comme un miroir. De grands nuages sombres étaient plaqués çà et là dans le ciel, et tranchaient violemment sur la teinte jaune pâle du soir, dans une étonnante transparence de l'atmosphère.

A l'arrière duRendeer, un groupe de jeunes femmes se détachait gracieusement sur la mer et sur les paysages océaniens. C'était une groupe dont la vue me causa un étonnement extrême: Ariitéa et Rarahu, causant ensemble comme des amies; auprès d'elles, Maramo, Faïmana et deux autres suivantes de la cour.

Il était question d'unhiménécomposé par Rarahu, et qu'elles allaient chanter ensemble.

En effet, elles entonnaient un chant nouveau en trois parties, Ariitéa, Rarahu et Maramo.

La voix de Rarahu, qui dominait vibrante, disait nettement ces paroles, dont aucune ne fut perdue pour moi:

-- "Heahaa noa iho (e)! te tara no Paia (e)

-- "Humble simplement même le sommet duPaia(le grand morne de Bora-Bora).

i tou nei tai ia oe, tau hoa (e)! ehaha!...

auprès de ma ici douleur pour toi, ô mon amant! hélas!...

-- "Ua iriti hoi au (e)! i te tumu no te tiare,

-- "Ai arraché aussi moi les racines dutiaré(la fleur des fêtes, c'est-à-dire: il n'y aura plus pour moi ni joie ni fête),

ei faaite i tau tai ai oe, tau hoa (e)! ehahe!...

pour faire connaître ma douleur pour toi, ô mon amant! hélas!

-- "Un taa tau hoa (e)! ei Farani te fenua,

-- "Tu es parti, mon amant, pour de France la terre,

e neva oe to mata, aita e hio hoi au (e)! ehahe!..."

-- tourneras en haut tes yeux, pas verrai de nouveau moi! hélas!..."

Traduction grossière:

-- "Ma douleur pour toi et plus haute que le sommet du Paia, ô mon amant! hélas!...

-- "J'ai arraché les racines dutiarépour marquer ma douleur pour toi, ô mon amant! hélas!...

-- "Tu es parti, mon bien-aimé, vers la terre de France; tu lèveras tes yeux vers moi, mais je ne te verrai plus! hélas!..."

Ce chant qui vibrait tristement le soir sur l'immensité du Grand Océan, répété avec un rythme étrange par trois voix de femmes, est resté à jamais gravé dans ma mémoire comme l'un des plus poignants souvenirs que m'ait laissés la Polynésie...

Il était nuit close quand le cortège bruyant fit son entrée dans Papeete, au milieu d'un grand concours de peuple.

Au bout d'un instant nous nous retrouvâmes marchant côte à côte, Rarahu et moi, dans le sentier qui menait à notre demeure. Un même sentiment nous avait ramenés tous deux sur cette route, où nous avancions sans nous parler, comme deux enfants boudeurs qui ne savent plus comment revenir l'un à l'autre.

Nous ouvrîmes notre porte, et quand nous fûmes entrés nous nous regardâmes...

J'attendais une scène, des reproches et des larmes. Au lieu de tout cela, elle sourit en détournant la tête, avec un imperceptible mouvement d'épaules, une expression inattendue de désenchantement, d'amère tristesse et d'ironie.

Ce sourire et ce mouvement en disaient autant qu'un bien long discours; ils disaient d'une manière concise et frappante à peu près ceci:

Je le savais bien, va, que je n'étais qu'une petite créature inférieure, jouet de hasard que tu t'es donné. Pour vous autres, hommes blancs, c'est tout ce que nous pouvons être. Mais que gagnerais-je à me fâcher? Je suis seule au monde; à toi ou à un autre, qu'importe? J'étais ta maîtresse; ici était notre demeure: je sais que tu me désires encore. Mon Dieu, je reste et me voilà!...

La petite fille naïve avait fait de terribles progrès dans la science des choses de la vie; l'enfant sauvage était devenue plus forte que son maître et le dominait.

Je la regardais en silence, avec surprise et tristesse; j'en avais une immense pitié. Et ce fut moi qui demandai grâce et pardon, pleurant presque et la couvrant de baisers.

Elle m'aimait encore, elle, comme on aimerait un être surnaturel, que l'on pourrait à peine saisir et comprendre.

Des jours doux et paisibles d'amour succédèrent encore à cette aventure d'Afareahitu; l'incident fut oublié, et le temps reprit son cours énervant...

Tiahoui, qui était en visite à Papeete, était descendue chez nous avec deux autres jeunes femmes de sesfetii, de Papéuriri.

Elle me prit à part un soir avec l'air grave qui précède les entretiens solennels, et nous allâmes nous asseoir dans le jardin sous les lauriers-roses.

Tiahoui était une petite femme sage, plus sérieuse que ne le sont d'ordinaire les Tahitiennes; dans son district éloigné, elle avait suivi avec admiration les instructions d'un missionnaire indigène: elle avait la foi ardente d'une néophyte. Dans le coeur de Rarahu, où elle savait lire comme dans un livre ouvert, elle avait vu d'étranges choses:

-- Loti, dit-elle, Rarahu se perd à Papeete. Quand tu seras parti, que va-t-elle devenir?

En effet, l'avenir de Rarahu tourmentait mon coeur; avec la différence si complète de nos natures, je ne savais qu'imparfaitement saisir tout ce qu'il y avait en elle de contradictions et d'égarements. Je comprenais pourtant qu'elle était perdue, perdue de corps et d'âme. C'était peut-être pour moi un charme de plus, le charme de ceux qui vont mourir, et plus que jamais je me sentais l'aimer...

Personne n'avait l'air plus doux ni plus paisible cependant, que ma petite amie Rarahu; silencieuse presque toujours, calme et soumise, elle n'avait plus jamais de ses colères d'enfant d'autrefois. Elle était gracieuse et prévenante pour tous. Quand on arrivait chez nous, et qu'on la voyait là, assise à l'ombre de notre véranda, dans une pose heureuse et nonchalante, souriant à tous du sourire mystique des Maoris, on eût dit que notre case et nos grands arbres abritaient tout un poème de bonheur paisible et inaltérable.

Elle avait pour moi des instants de tendresse infinie; il semblait alors qu'elle eût besoin de se serrer contre son unique ami et soutien dans ce monde; dans ces moments, la pensée de mon départ lui faisait verser des larmes silencieuses, et je songeais encore à ce projet insensé que j'avais fait jadis, de rester pour toujours auprès d'elle.

Parfois elle prenait la vieille Bible qu'elle avait apportée d'Apiré; elle priait avec extase, et la foi ardente et naïve rayonnait dans ses yeux.

Mais souvent aussi elle s'isolait de moi et je retrouvais sur ses lèvres ce même sourire de doute et de scepticisme qui avait paru pour la première fois le soir de notre retour d'Afareahitu. Elle semblait regarder au loin, dans le vague, des choses mystérieuses; des idées étranges lui revenaient de sa petite enfance sauvage; ses questions inattendues sur des sujets singulièrement profonds dénotaient le dérèglement de son imagination, le cours tourmenté de ses idées.

Son sang maori lui brûlait les veines; elle avait des jours de fièvre et de trouble profond, pendant lesquels il semblait qu'elle ne fût plus elle-même. Elle m'était absolument fidèle, dans le sens que les femmes de Papeete donnent à ce mot, c'est-à-dire qu'elle était sage et réservée vis-à-vis des jeunes gens européens; mais je crus savoir qu'elle avait de jeunes amants tahitiens. Je pardonnai, et feignis de ne pas voir; elle n'était pas tout à fait responsable, la pauvre petite, de sa nature étrangement ardente et passionnée.

Physiquement elle n'avait encore aucun des signes qui en Europe distinguent les jeunes filles malades de la poitrine: sa taille et sa gorge étaient arrondies et correctes comme celles des belles statues de la Grèce antique. Et cependant, la petite toux caractéristique, pareille à celle des enfants de la reine, devenait chez elle plus fréquente, et le cercle bleuâtre s'accentuait sous ses grands yeux.

Elle était une petite personnification touchante et triste de la race polynésienne, qui s'éteint au contact de notre civilisation et de nos vices, et ne sera plus bientôt qu'un souvenir dans l'histoire d'Océanie...

Cependant le moment du départ était arrivé, leRendeer, s'en allait en Californie,i te fenua California, comme disait la petite-fille de la reine.

Ce n'était pas le départ définitif, il est vrai; au retour nous devions nous arrêter encore àl'île délicieuseun mois ou deux, en passant. Sans cette certitude de revenir, il est probable qu'à ce moment-là je ne serais pas parti: la laisser pour toujours eût été au-dessus de mes forces, et m'eût brisé le coeur.

A l'approche du départ, j'étais étrangement obsédé par la pensée de cette Taïmaha, qui avait été la femme de mon frère Rouéri. Il m'était extrêmement pénible, je ne sais pourquoi, de partir sans la connaître, et je m'en ouvris à la reine, en la priant de se charger de nous ménager une entrevue.

Pomaré parut prendre grand intérêt à ma demande:

-- Comment, Loti, dit-elle, tu veux la voir? Il t'en avait parlé, Rouéri? Il ne l'avait donc point oubliée?

Et la vieille reine sembla se recueillir dans de tristes souvenirs du passé, retrouvant peut-être dans sa mémoire l'oubli de quelques-uns, qu'elle avait aimés, et qui étaient partis pour ne plus revenir.

C'était le dernier soir duRendeer...

Il résultait des renseignements pris à la hâte par la reine que Taïmaha était depuis la veille à Tahiti; -- et le chef desmutoïdu palais avait été chargé de lui porter l'ordre de se trouver à l'heure du coucher du soleil sur la plage, en face duRendeer.

A l'heure du rendez-vous, nous y fûmes, Rarahu et moi.

Longtemps nous attendîmes, et Taïmaha ne vint pas; -- je l'avais prévu.

Avec un singulier serrement de coeur, je voyais s'envoler ces derniers moments de notre dernière soirée. -- J'attendais avec une inexplicable anxiété; j'aurais donné cher à cet instant pour voir cette créature, dont j'avais rêvé dans mon enfance, et qui était liée au lointain et poétique souvenir de Rouéri; et j'avais le pressentiment qu'elle ne paraîtrait point...

Nous avions demandé des renseignements à des vieilles femmes qui passaient:

-- Elle est dans la grande rue, nous dirent-elles; emmenez avec vous notre petite fille que voici, qui la connaît et vous l'indiquera. Quand vous l'aurez trouvée, vous direz à notre enfant de rentrer au logis.

La rue bruyante était bordée de magasins chinois; des marchands, qui avaient de petits yeux en amande et de longues queues, vendaient à la foule du thé, des fruits et des gâteaux. -- Il y avait sous les vérandas des étalages de couronnes de fleurs, de couronnes de pandanus et detiaréqui embaumaient; les Tahitiennes circulaient en chantant; quantité de petites lanternes à la mode du Céleste Empire éclairaient les échoppes, ou bien pendaient aux branches touffues des arbres.

C'était un des beaux soirs de Papeete; tout cela était gai et surtout original. -- On sentait dans l'air un bizarre mélange d'odeurs chinoises de santal et de monoï, et de parfums suaves de gardénias ou d'orangers.

La soirée s'avançait, et nous ne trouvions rien. -- La petite Téhamana, notre guide, avait beau regarder toutes les femmes, elle n'en reconnaissait aucune. -- Le nom de Taïmaha même était inconnu à toutes celles que nous interrogions; nous passions et repassions au milieu de tous ces groupes qui nous regardaient comme des gens ayant perdu l'esprit. -- Je me heurtais contre l'impossibilité de rencontrer un mythe, -- et chaque minute qui s'écoulait augmentait ma tristesse impatiente.

Après une heure de cette course, dans un endroit obscur, sous de grands manguiers noirs, -- la petite Téhamana s'arrêta tout à coup devant une femme qui était assise à terre, la tête dans ses mains et semblait dormir.

--Téra! cria-t-elle. (C'est celle-ci!)

Alors je m'approchai d'elle et me penchai curieusement pour la voir:

-- Es-tu Taïmaha?... demandai-je, -- en tremblant qu'elle me répondit non!

-- Oui! répondit-elle immobile.

-- Tu es Taïmaha, la femme de Rouéri?

-- Oui, dit-elle encore, en levant la tête avec nonchalance, -- c'est moi, Taïmaha, la femme de Rouéri, le marindont les yeux sommeillent (mata moé), c'est-à-dire: qui n'est plus...

-- Et moi, je suis Loti, le frère de Rouéri! -- Suis-moi dans un lieu plus écarté où nous puissions causer ensemble.

-- Toi?... son frère? dit-elle simplement, avec un peu de surprise, -- mais avec tant d'indifférence que j'en restai confondu.

Et je regrettais déjà d'être venu remuer cette cendre, pour n'y trouver que banalité et désenchantement.

Pourtant elle s'était levée pour me suivre. -- Je les pris par la main l'une et l'autre, Rarahu et Taïmaha, et m'éloignai avec elles de cette foule tahitienne où personne ne m'intéressait plus...


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