XXXIX

Dans un sentier solitaire où s'entendait encore le bruit lointain de la foule, -- sous l'ombre épaisse des arbres, dans la nuit noire, -- Taïmaha s'arrêta et s'assit.

-- Je suis fatiguée, dit-elle avec une grande lassitude; Rarahu, dis-lui de me parler ici, je n'irai pas plus loin; -- c'est son frère, lui?...

A ce moment, une idée que je n'avais jamais eue me traversa l'esprit:

-- N'as-tu pas d'enfants de Rouéri?... lui demandai-je.

-- Si, répondit-elle, après une minute d'hésitation, mais d'une voix assurée pourtant; -- si, deux!...

Il y eut un long silence, après cette révélation inattendue. Une foule de sentiments s'éveillaient en moi, sentiments d'un genre inconnu, impressions tristes et intraduisibles.

Il est de ces situations dont on ne peut rendre par des mots l'étrangeté saisissante. -- Le charme du lieu, les influences mystérieuses de la nature, avivent ou transforment les émotions ressenties, et on ne sait plus, même imparfaitement, les exprimer.

Une heure après, Taïmaha et moi nous quittions Papeete, qui déjà s'était endormi; cette dernière soirée duRendeerétait terminée, et quantité de marins du bord étaient entrés dans les cases tahitiennes, entourés de bandes joyeuses de jeunes femmes. Un souffle plein de séduction et de trouble sensuel passait sur ce pays, comme après les soirs de grandes fêtes.

Mais j'étais sous l'empire d'émotions profondes, et j'avais pour l'instant oublié jusqu'à Rarahu...

Elle était rentrée seule, elle, et m'attendait en pleurant dans notre chère petite case, où je devais, dans la nuit, revenir pour la dernière fois.

Nous marchions côte à côte, Taïmaha et moi; nous suivions d'un pas rapide la plage océanienne. La pluie tombait, la pluie tiède des tropiques; Taïmaha insouciante et silencieuse laissait tremper la longue tapa de mousseline blanche qui traînait derrière elle sur le sable.

On n'entendait dans ce calme de minuit que le bruit monotone de la mer, qui brisait au large sur le corail.

Sur nos têtes, de grands palmiers penchaient leurs tiges flexibles; à l'horizon les pics de l'île de Moorea se dessinaient légèrement au-dessus de la nappe bleue du Pacifique, à la lueur indécise et embrumée de la lune.

Je regardais Taïmaha, et je l'admirais; elle était restée, malgré ses trente ans, un type accompli de la beauté maorie. Ses cheveux noirs tombaient en longues tresses sur sa robe blanche; sa couronne de roses et de feuilles de pandanus lui donnait la nuit un air de reine ou de déesse.

Exprès, j'avais fait passer cette femme devant une case déjà ancienne, à moitié enfouie sous la verdure et les plantes grimpantes, celle qu'elle avait dû jadis habiter avec mon frère.

-- Connais-tu cette case, Taïmaha? lui demandai-je...

-- Oui! répondit-elle en s'animant pour la première fois; oui, c'était celle-ci la case de Rouéri!...

Nous nous dirigions tous deux, à cette heure déjà avancée de la nuit, vers le district de Faaa, où Taïmaha allait me montrer son plus jeune fils Atario.

Avec une condescendance légèrement railleuse, elle s'était prêtée à cette fantaisie de ma part, fantaisie qu'avec ses idées tahitiennes elle s'expliquait à peine.

Dans ce pays où la misère est inconnue et le travail inutile, où chacun a sa place au soleil et à l'ombre, sa place dans l'eau et sa nourriture dans les bois, -- les enfants croissent comme les plantes, libres et sans culture, là où le caprice de leurs parents les a placés. La famille n'a pas cette cohésion que lui donne en Europe, à défaut d'autre cause, le besoin de lutter pour vivre.

Atario, l'enfant né depuis le départ de Rouéri, habitait le district de Faaa; par suite de cet usage général d'adoption, il avait été confié aux soins defetii(de parents) éloignés de sa mère...

Et Tamaari, le fils aîné, celui qui, disait-elle, avait le front et les grands yeux de Rouéri (te rae, te mata rahi), habitait avec la vieille mère de Taïmaha, dans cette île de Moorea qui découpait là-bas à notre horizon sa silhouette lointaine.

A mi-chemin de Faaa, nous vîmes briller un feu dans un bois de cocotiers. Taïmaha me prit par la main, et m'emmena sous bois dans cette direction, par un sentier connu d'elle.

Quand nous eûmes marché quelques minutes dans l'obscurité, sous la voûte des grandes palmes mouillées de pluie, nous trouvâmes un abri de chaume, où deux vieilles femmes étaient accroupies devant un feu de branches. Sur quelques mots inintelligibles prononcés par Taïmaha, les deux vieilles se dressèrent sur leurs pieds pour mieux me regarder, et Taïmaha elle-même, approchant de mon visage un brandon enflammé, se mit à m'examiner avec une extrême attention. C'était la première fois que nous nous voyions tous deux en pleine lumière.

Quand elle eut terminé son examen, elle sourit tristement. Sans doute elle avait retrouvé en moi les traits déjà connus de Rouéri, -- les ressemblances des frères sont frappantes pour les étrangers, -- même lorsqu'elles sont vagues et incomplètes.

Moi, j'avais admiré ses grands yeux, son beau profil régulier, et ses dents brillantes, rendues plus blanches encore par la nuance de cuivre de son teint...

Nous continuâmes notre route en silence, et bientôt nous aperçûmes les cases d'un district, mêlées aux masses noires des arbres.

--Tera Faaa!(voici Faaa), dit-elle avec un sourire...

Taïmaha me conduisit à la porte d'une case en bourao enfouie sous des arbres-pain, des manguiers et des tamaris.

Tout le monde semblait profondément endormi à l'intérieur, et, à travers les claies de la muraille, elle appela doucement pour se faire ouvrir.

Une lampe s'alluma et un vieillard au torse nu apparut sur la porte en nous faisant signe d'entrer.

La case était grande; c'était une sorte de dortoir où étaient couchés des vieillards. La lampe indigène, à l'huile de cocotier, ne jetait qu'un filet de lumière dans ce logis, et dessinait à peine toutes ces formes humaines sur lesquelles passait le vent de la mer.

Taïmaha se dirigea vers un lit de nattes, où elle prit un enfant qu'elle m'apporta...

-- ... Mais non! dit-elle, quand elle fut près de la lampe, je me trompe, ce n'est pas lui!...

Elle le recoucha sur sa couchette, et elle se mit à examiner d'autres lits où elle ne trouva point l'enfant qu'elle cherchait. Elle promenait au bout d'une longue tige sa lampe fumeuse, et n'éclairait que de vieilles femmes peaux-rouges immobiles et rigides, roulées dans despareod'un bleu sombre à grandes raies blanches; on les eût prises pour des momies roulées dans des draps mortuaires...

Un éclair d'inquiétude passa dans les yeux veloutés de Taïmaha:

-- Vieille Huahara, dit-elle, où donc est mon fils Atario?...

La vieille Huahara se souleva sur son coude décharné, et fixa sur nous son regard effaré par le réveil:

-- Ton fils n'est plus avec nous, Taïmaha, dit-elle; il a été adopté par ma soeur Tiatiara-honui (Araignée), qui habite à cinq cents pas d'ici, au bout du bois de cocotiers...

Nous traversâmes encore ce bois dans la nuit noire.

A la case de Tiatiara-honui, même scène, même cérémonie de réveil, semblable à une évocation de fantômes.

On éveilla un enfant qu'on m'apporta. Le pauvre petit tombait de sommeil; il était nu. Je pris sa tête dans mes mains et l'approchai de la lampe que tenait la vieilleAraignée, soeur de Huahara. L'enfant, ébloui, fermait les yeux.

-- Oui! celui-ci est bien Atario, dit de loin Taïmaha qui était restée à la porte.

-- C'est le fils de mon frère?... lui demandai-je d'une façon qui dut la remuer jusqu'au fond du coeur.

-- Oui, dit-elle, comprenant que la réponse était solennelle, oui, c'est le fils de ton frère Rouéri!...

La vieille Tiatiara-honui apporta une robe rose pour l'habiller, mais l'enfant s'était rendormi entre mes mains; je l'embrassai doucement et le recouchai sur na natte. Puis je fis signe à Taïmaha de me suivre, et nous reprîmes le chemin de Papeete.

Tout cela s'était passé comme dans un rêve. J'avais à peine pris le temps de le regarder, et cependant ses traits d'enfant s'étaient gravés dans ma mémoire, de même que, la nuit, une image très vive, qu'on a perçue un instant, persiste et reparaît encore, après qu'on a fermé les yeux.

J'étais singulièrement troublé, et mes idées étaient bouleversées; j'avais perdu toute conscience du temps et de l'heure qu'il pouvait bien être. Je tremblais de voir se lever le jour et d'arriver juste à temps pour le départ duRendeersans pouvoir retourner dans ma chère petite case, ni même embrasser Rarahu que peut-être je ne reverrais plus...

Quand nous fûmes dehors, Taïmaha me demanda:

-- Tu reviendras demain?

-- Non, dis-je, je pars de grand matin pour la terre de Californie.

Un moment après, elle demanda avec timidité:

-- Rouéri t'avait parlé de Taïmaha?

Peu à peu Taïmaha s'animait en parlant; peu à peu son coeur semblait s'éveiller d'un long sommeil. -- Elle n'était plus la même créature, insouciante et silencieuse; elle me questionnait d'une voix émue, sur celui qu'elle appelaitRouéri, et m'apparaissait enfin telle que je l'avais désirée, conservant, avec un grand amour et une tristesse profonde, le souvenir de mon frère...

Elle avait retenu sur ma famille et mon pays de minutieux détails que Rouéri lui avait appris; elle savait encore jusqu'au nom d'enfant qu'on me donnait jadis dans mon foyer chéri; elle me le redit en souriant, et me rappela en même temps une histoire oubliée de ma petite enfance. Je ne puis décrire l'effet que me produisirent ce nom et ces souvenirs, conservés dans la mémoire de cette femme, et répétés là par elle, en langue polynésienne...

Le ciel s'était dégagé; nous revenions par une nuit magnifique, et les paysages tahitiens, éclairés par la lune, au coeur de la nuit, dans le grand silence de deux heures du matin, avaient un charme plein d'enchantement et de mystère.

Je reconduisis Taïmaha jusqu'à la porte de la case qu'elle habitait à Papeete. -- Sa résidence habituelle était la case de sa vieille mère Hapoto, au district de Téaroa, dans l'île de Moorea.

En la quittant, je lui parlai de l'époque probable de mon retour, et voulus lui faire promettre de se trouver alors à Papeete, avec ses deux fils. -- Taïmaha promit par serment, mais, au nom de ses enfants, elle était redevenue sombre et bizarre; ses dernières réponses étaient incohérentes ou moqueuses, son coeur s'était refermé; en lui disant adieu, je la vis telle que je devais la retrouver plus tard, incompréhensible et sauvage...

Il était environ trois heures quand je rejoignis l'avenue tranquille où Rarahu m'attendait; on sentait déjà dans l'air la fraîcheur humide du matin. -- Rarahu, qui était restée assise dans l'obscurité, jeta ses bras autour de moi quand j'entrai.

Je lui contai cette nuit étrange, en la priant de garder pour elle ces confidences, pour que cette histoire depuis longtemps oubliée ne redevint pas la fable des femmes de Papeete.

C'était notre dernière nuit... et les incertitudes du retour, et les distances énormes qui allaient nous séparer, jetaient sur toutes choses un voile d'indicible tristesse... A cet instant des adieux, Rarahu se montrait sous un jour suave et délicieux; elle était bien la petite épouse de Loti; elle était doucement touchante dans ses transports d'amour et de larmes. Tout ce que l'affection pure et désolée, la tendresse infinie, peuvent inspirer au coeur d'une petite fille passionnée de quinze ans, elle le disait dans sa langue maorie, avec des expressions sauvages et des images étranges.

Les premières lueurs indécises du jour vinrent m'éveiller après quelques moments de sommeil.

Dans cette confusion, dans cette angoisse inexpliquée, qui est particulière au réveil, je retrouvai mêlées ces idées: le départ, quitter l'île délicieuse, abandonner pour toujours ma case sous les grands arbres, et ma pauvre petite amie sauvage, -- et puis, Taïmaha et ses fils, -- ces nouveaux personnages à peine entrevus la nuit, et qui venaient encore, à la dernière heure, m'attacher à ce pays par des liens nouveaux...

La triste lueur blanche du matin filtrait par mes fenêtres ouvertes... Je contemplai un instant Rarahu endormie, et puis je l'éveillai en l'embrassant:

-- ... Ah! oui, Loti, dit-elle... c'est le jour, tu me réveilles, et il faut partir.

Rarahu fit sa toilette en pleurant; elle passa sa plus belle tunique; elle mit sur sa tête sa couronne fanée et sontiaréde la veille, en faisant le serment que jusqu'à mon retour elle n'en aurait pas d'autres.

J'entr'ouvris la porte du jardin; je jetai un coup d'oeil d'adieu à nos arbres, à nos fouillis de plantes; j'arrachai une branche de mimosas, une touffe de pervenches roses, -- et le chat nous suivit en miaulant, comme jadis il nous suivait au ruisseau d'Apiré...

Au jour naissant, ma petite épouse sauvage et moi, en nous donnant la main, nous descendîmes tristement à la plage, pour la dernière fois.

Là, il y avait déjà assistance nombreuse et silencieuse; toutes les filles de la reine, toutes les jeunes femmes de Papeete, auxquelles leRendeerenlevait des amis ou des amants, étaient assises à terre; quelques-unes pleuraient; les autres, immobiles, nous regardaient venir.

Rarahu s'assit au milieu d'elles sans verser une larme, -- et le dernier canot duRendeerm'emporta à bord...

Vers huit heures, leRendeerleva l'ancre au son du fifre.

Alors je vis Taïmaha, qui, elle aussi, descendait à la plage pour me voir partir, comme, douze ans auparavant, elle était venue, à dix-sept ans, voir partir Rouéri qui ne revint plus.

Elle aperçut Rarahu et s'assit près d'elle.

C'était une belle matinée d'Océanie, tiède et tranquille; il n'y avait pas un souffle dans l'atmosphère; cependant des nuages lourds s'amoncelaient tout en haut dans les montagnes; ils formaient un grand dôme d'obscurité, au-dessous duquel le soleil du matin éclairait en plein la plage d'Océanie, les cocotiers verts et les jeunes femmes en robes blanches.

L'heure du départ apportait son charme de tristesse à ce grand tableau qui allait disparaître.

Quand le groupe des Tahitiennes ne fut plus qu'une masse confuse, la case abandonnée de mon frère Rouéri fut encore longtemps visible au bord de la mer, et mes yeux restèrent fixés sur ce point perdu dans les arbres.

Les nuages qui couvraient les montagnes descendaient rapidement sur Tahiti; ils s'abaissèrent comme un rideau immense, sous lequel l'île entière fut bientôt enveloppée. -- La pointe aiguë du morne de Fataoua parut encore dans une déchirure du ciel, et puis tout se perdit dans les épaisses masses sombres; un grand vent alizé se leva sur la mer, qui devint verte et houleuse, et la pluie d'orage commença à tomber.

Alors je descendis tout au fond duRendeer, dans ma cabine obscure; je me jetai sur ma couchette de marin, en me couvrant du pareo bleu, déchiré par les épines des bois, que Rarahu portait autrefois pour vêtement dans son district d'Apiré... Et tout le jour, je restai là étendu, à ce bruit monotone d'un navire qui roule et qui marche, à ce bruit triste des lames qui venaient l'une après l'autre battre la muraille sourde duRendeer-... Tout le jour, plongé dans cette sorte de méditation triste, qui n'est ni la veille ni le sommeil, et où venaient se confondre des tableaux d'Océanie et des souvenirs lointains de mon enfance.

Dans le demi-jour verdâtre qui filtrait de la mer, à travers la lentille épaisse de mon sabord, se dessinaient les objets singuliers épars dans ma chambre, -- les coiffures de chefs océaniens, les images embryonnaires du dieu des Maoris, les idoles grimaçantes, les branches de palmier, les branches de corail, les branches quelconques arrachées, à la dernière heure, aux arbres de notre jardin, des couronnes flétries et encore embaumées, de Rarahu ou d'Ariitéa, -- et le dernier bouquet de pervenches roses, coupé à la porte de notre demeure.

Un peu après le coucher du soleil, je devais prendre le quart, et je montai sur la passerelle. Le grand air vif, la brise qui me fouettait le visage, me ramenèrent aux notions précises de la vie réelle, au sentiment complet du départ.

Celui que je remplaçais pour le service de nuit, c'était John B..., mon cher frère John, dont l'affection douce et profonde était depuis longtemps mon grand recours dans les douleurs de la vie:

-- Deux terres en vue, Harry, me dit John, en merendant le quart; elles sont là-bas derrière nous; et je n'ai pas besoin de te les nommer, tu les connais...

Deux silhouettes lointaines, deux nuages à peine visibles à l'horizon: l'île de Tahiti, et l'île de Moorea...

John resta près de moi jusqu'à une heure avancée de la soirée; je lui contai ma soirée de la veille, il savait seulement que j'avais fait la nuit une longue course, que je lui cachais quelque chose de triste et d'inattendu. J'avais perdu l'habitude des larmes, mais depuis la veille j'avais besoin de pleurer; dans l'obscurité du banc de quart, personne ne le vit que mon frère John: auprès de lui je pleurai là comme un enfant.

La mer était grosse, et le vent nous poussait rudement dans la nuit noire. C'était comme un réveil, un retour au dur métier des marins, après une année d'un rêve énervant et délicieux, dans l'île la plus voluptueuse de la terre...

...Deux silhouettes lointaines, deux nuages à peine visibles à l'horizon: l'île de Tahiti et l'île de Moorea...

L'île de Tahiti, où Rarahu veille à cette heure en pleurant dans ma case déserte, -- dans ma chère petite case que battent la pluie et le vent de la nuit, -- et l'île de Moorea qu'habite Taamari, l'enfant qui a "le front et les yeux de mon frère..."

Cet enfant qui est le fils aîné de la famille, qui ressemble à mon frère Georges, quelque chose étrange! c'est un petit sauvage, il s'appelle Taamari; le foyer de la patrie lui sera toujours inconnu, et ma vieille mère ne le verra jamais. Pourtant cette pensée me cause une tristesse douce, presque une impression consolante. Au moins, tout ce qui était Georges n'est pas fini, n'est pas mort avec lui...

Moi aussi, qui serai bientôt peut-être fauché par la mort dans quelque pays lointain, jeté dans le néant ou l'éternité, moi aussi, j'aimerais revivre à Tahiti, revivre dans un enfant qui serait encore moi-même, qui serait mon sang mêlé à celui de Rarahu; je trouverais une joie étrange dans l'existence de ce lien suprême et mystérieux entre elle et moi, dans l'existence d'un enfant maori, qui serait nous deux fondus dans une même créature...

Je ne croyais pas tant l'aimer, la pauvre petite. Je lui suis attaché d'une manière irrésistible et pour toujours; c'est maintenant surtout que j'en ai conscience. Mon Dieu, que j'aimais ce pays d'Océanie! J'ai deux patries maintenant, bien éloignées l'une de l'autre, il est vrai; -- mais je reviendrai dans celle-ci que je viens de quitter, et peut-être y finirai-je ma vie...

Vingt jours plus tard, leRendeerfit à Honolulu, capitale des îles Sandwich, une relâche fort gaie qui dura deux mois.

Là, c'était la race maorie arrivée déjà à un degré de civilisation relative plus avancé qu'à Tahiti.

Toute une cour très luxueuse; un roi lépreux et doré; des fêtes à l'européenne, des ministres et des généraux empanachés et légèrement grotesques; tout un personnel drôle, repoussoir multiple sur lequel se détachait la figure gracieuse de la reine Emma. Des dames de la suite très élégantes et parées. Des jeunes filles du même sang que Rarahu transformées enmisses; des jeunes filles qui avaient son type, son air un peu sauvage et ses grands cheveux, -- mais qui faisaient venir de France, par la voie des paquebots du Japon, leurs gants à plusieurs boutons et leurs toilettes parisiennes.

Honolulu, une grande ville avec des tramways, un bizarre mélange de population; des Hawaïens tatoués dans les rues, des commerçants américains et des marchands chinois.

Un beau pays, une belle nature; une belle végétation, rappelant de loin celle de Tahiti, mais moins fraîche et moins puissante pourtant que celle de l'île aux vallées profondes et aux grandes fougères.

Encore la langue maorie, ou plutôt un idiome dur, issu de la même origine; quelques mots cependant étaient les mêmes, et les indigènes me comprenaient encore. Je me sentis là moins loin de l'île chérie, que plus tard, lorsque je fus sur la côte d'Amérique.

A San-Francisco de Californie, notre seconde relâche, où nous arrivâmes après un mois de traversée, je trouvai cette première lettre de Rarahu qui m'attendait. (Elle avait été remise au consulat d'Angleterre par un bâtiment américain chargé de nacre, qui avait quitté Tahiti quelques jours après notre départ.)

A Loti, homme porte-aiguillettes de l'amiral anglais du navire à vapeurRendeer.

O mon cher petit ami!O ma fleur parfumée du soir! mon mal est grand dans mon coeur de ne plus te voir...

O mon étoile du matin! mes yeux se fondent dans les pleurs de ce que tu ne reviens plus!...

. . . . . . . . . . .

Je te salue par le vrai Dieu, dans la foi chrétienne.

Ta petite amie,

RARAHU.

Je répondis à Rarahu par une longue lettre, écrite dans un tahitien correct et classique, -- qu'un bâtiment baleinier fut chargé de lui faire parvenir, par l'intermédiaire de la reine Pomaré.

Je lui donnais l'assurance de mon retour pour les derniers mois de l'année, et la priais d'en informer Taïmaha, en lui rappelant les serments.

Un souvenir saugrenu, qui n'a rien de commun avec ce qui précède, encore moins avec ce qui va suivre, -- qui n'a avec cette histoire qu'un simple lien chronologique, un rapport de dates:

La scène se passait à minuit, -- en mai 1873, -- dans un théâtre du quartier chinois de San-Francisco de Californie.

Vêtus de costumes de circonstance, William et moi, nous avions gravement pris place au parterre. Acteurs, spectateurs, machinistes, -- tout le monde était chinois, excepté nous.

On était à un moment pathétique d'un grand drame lyrique que nous ne comprenions point. Les dames des galeries cachaient derrière leurs éventails leurs tout petits yeux retroussés en amande, et minaudaient sous le coup de leur émotion comme des figurines de potiches. Les artistes, revêtus de costumes de l'époque des dynasties éteintes, poussaient des hurlements surprenants, inimaginables, avec des voix de chats de gouttières; -- l'orchestre, composé de gongs et de guitares, faisait entendre des sons extravagants, des accords inouïs.

Effet de nuit. Les lumières étaient baissées. -- Devant nous, le public du parterre, -- un alignement de têtes rasées, ornées d'impayables queues que terminaient des tresses de soie.

Il nous vint une idée satanique, -- dont l'exécution rapide fut favorisée par la disposition des sièges, l'obscurité, la tension des esprits: attacher les queues deux à deux, et déguerpir...

O Confucius!...

... La Californie, Quadra et Vancouver, l'Amérique russe... Six mois d'expéditions et d'aventures qui ne tiennent en rien à cette histoire.

Dans ces pays, on se sentait plus près de l'Europe et déjà bien loin de l'Océanie.

Tout ce passé tahitien semblait un rêve, un rêve auprès duquel la réalité présente n'intéressait plus.

En septembre il fut fortement question de rentrer en Europe par l'Australie et le Japon; "l'amiral à cheveux blancs" voulait traverser l'océan Pacifique dans l'hémisphère nord, en laissant à d'effroyables distances dans le sudl'île délicieuse.

Je ne pouvais rien contre ce projet, qui me mettait l'angoisse au coeur... Rarahu avait dû m'écrire plusieurs lettres, mais la vie errante que nous menions sur les côtes d'Amérique les empêchait de me parvenir, et je ne recevais plus rien d'elle...

... Dix mois ont passé.

LeRendeer, parti le 1er novembre de San-Francisco, se dirige à toute vitesse vers le sud. Il s'est engagé depuis deux jours dans cette zone qui sépare les régions tempérées des régions chaudes, et qui s'appelle:zone des calmes tropicaux.

Hier, c'était un calme morne, avec un ciel gris qui rappelait encore les régions tempérées; l'air était froid, un rideau de nuages immobiles et tout d'une pièce nous voilait le soleil.

Ce matin nous avons passé le tropique, et la mise en scène a brusquement changé; c'est bien ce ciel étonnamment pur, cet air vif, tiède, délicieux, de la région des alizés, et cette mer si bleue, asile des poissons volants et des dorades.

Les plans sont changés, nous revenons en Europe par le sud de l'Amérique, le cap Horn et l'océan Atlantique; Tahiti est sur notre route dans le Pacifique, et l'amiral a décidé qu'il s'y arrêterait en passant. Ce sera peu, rien qu'une relâche de quelques jours, quand après, tout sera fini pour jamais; mais quel bonheur d'arriver, surtout après avoir craint de ne pas revenir!...

... J'étais accoudé sur les bastingages, regardant la mer. Le vieux docteur duRendeers'approcha de moi, en me frappant doucement sur l'épaule:

-- Eh bien, Loti, dit-il, je sais bien à quoi vous rêvez: nous y serons bientôt, dans votre île, et même nous allons si vite que ce sont, je pense, vos amies tahitiennes qui nous tirent à elles...!

-- Il est incontestable, docteur, répondis-je, que si elles s'y mettaient toutes...

26 novembre 1873.

En mer. -- Nous avons passé hier par un grand vent au milieu des îles Pomotous.

La brise tropicale souffle avec force, le ciel est nuageux.

A midi, la terre (Tahiti) par bâbord devant.

C'est John qui l'a vue le premier; une forme indécise au milieu des nuages: la pointe de Faaa.

Quelques minutes plus tard, les pics de Moorea se dessinent par tribord, au-dessus d'une panne transparente.

Les poissons volants se lèvent par centaines.

L'île délicieuseest là tout près... Impression singulière, qui ne peut se traduire...

Cependant la brise apporte déjà les parfums tahitiens, des bouffées d'orangers et de gardénias en fleurs.

Une masse énorme de nuages pèse sur toute l'île. On commence à distinguer sous ce rideau sombre la verdure et les cocotiers. Les montagnes défilent rapidement: Papenoo, le grand morne de Mahéna, Fataoua, et puis la pointe Vénus, Fare-Ute, et la baie de Papeete.

J'avais peur d'une désillusion, mais l'aspect de Papeete est enchanteur. Toute cette verdure dorée fait de loin un effet magique au soleil du soir.

Il est sept heures quand nous arrivons au mouillage: personne sur la plage, à nous regarder arriver. Quand je mets pied à terre il fait nuit...

On est comme enivré de ce parfum tahitien qui se condense le soir sous le feuillage épais... Cette ombre est enchanteresse. C'est un bonheur étrange de se retrouver dans ce pays...

... Je prends l'avenue qui mène au palais. Ce soir elle est déserte. Les bouaros l'ont jonchée de leurs grandes fleurs jaune pâle et de leurs feuilles mortes. Il fait sous ces arbres une obscurité profonde. Une tristesse inquiète, sans cause connue, me pénètre peu à peu au milieu de ce silence inattendu; on dirait que ce pays est mort...

J'approche de l'habitation de Pomaré... Les filles de la reine sont là, assises et silencieuses. Quel caprice bizarre a retenu là ces créatures indolentes, qui en d'autres temps fussent venues joyeusement au-devant de nous... Cependant elles se sont parées; elles ont mis de longues tuniques blanches, et des fleurs dans leurs cheveux; elles attendent.

Une jeune femme qui se tient debout à l'écart, une forme plus svelte que les autres, attire mon regard, et instinctivement je me dirige vers elle.

--Aue! Loti!... dit-elle en me serrant de toutes ses forces dans ses bras...

Et je rencontre dans l'obscurité les joues douces et les lèvres fraîches de Rarahu...

Rarahu et moi, nous passâmes la soirée à errer sans but dans les avenues de Papeete ou dans les jardins de la reine; tantôt nous marchions au hasard dans les allées qui se présentaient à nous; tantôt nous nous étendions sur l'herbe odorante, dans les fouillis épais des plantes... Il est de ces heures d'ivresse qui passent et qu'on se rappelle ensuite toute une vie; -- ivresses du coeur, ivresses des sens sur lesquelles la nature d'Océanie jetait son charme indéfinissable, et son étrange prestige.

Et pourtant nous étions tristes, tous deux, au milieu de ce bonheur de nous revoir; tous deux nous sentions que c'était la fin, que bientôt nos destinées seraient séparées pour jamais...

Rarahu avait changé; dans l'obscurité, je la sentais plus frêle, et la petite toux si redoutée sortait souvent de sa poitrine. Le lendemain, au jour, je vis sa figure plus pâle et plus accentuée; elle avait près de seize ans; elle était toujours adorablement jeune et enfant; seulement elle avait pris plus que jamais ce quelque chose qu'en Europe on est convenu d'appelerdistinction, elle avait dans sa petite physionomie sauvage une distinction fine et suprême. Il semblait que son visage eût pris ce charme ultra-terrestre de ceux qui vont mourir...

Par une fantaisie bien inattendue, elle s'était fait admettre au nombre des suivantes du palais; elle avait précisément demandé d'être au service d'Ariitéa, à laquelle elle appartenait en ce moment, et qui s'était prise à beaucoup l'aimer. Dans ce milieu, elle avait puisé certaines notions de la vie des femmes européennes; elle avait appris, surtout à mon intention, l'anglais qu'elle commençait presque à savoir; elle le parlait avec un petit accent singulier, enfantin et naïf; sa voix semblait plus douce encore dans ces mots inusités, dont elle ne pouvait pas prononcer les syllabes dures.

C'était bizarre d'entendre ces phrases de la langue anglaise sortir de la bouche de Rarahu; je l'écoutais avec étonnement, il semblait que ce fût une autre femme...

Nous passâmes tous deux, en nous donnant la main comme autrefois, dans la grande rue qui jadis était pleine de mouvement et d'animation.

Mais, ce soir, plus de chants, plus de couronnes étalées sous les vérandas. Là même tout était désert. Je ne sais quel vent de tristesse, depuis notre départ, avait soufflé sur Tahiti...

C'était jour de réception chez le gouverneur français; nous nous approchâmes de sa demeure. Par les fenêtres ouvertes, on plongeait dans les salons éclairés; il y avait là tous mes camarades duRendeer, et toutes les femmes de la cour; la reine Pomaré, la reine Moé, et la princesse Ariitéa. On se demanda plus d'une fois sans doute: "Où donc est Harry Grant?..." Et Ariitéa put répondre avec son sourire tranquille:

-- Il est certainement avec Rarahu, qui est maintenant ma suivante pour rire, et qui l'attendait depuis le coucher du soleil devant le jardin de la reine.

Le fait est que Loti était avec Rarahu, et que pour l'instant le reste n'existait plus pour lui...

Une petite créature qu'on tenait sur les genoux dans le coin le plus tranquille du salon, m'avait seule aperçu et reconnu; sa voix d'enfant, déjà bien affaiblie et presque mourante, cria:

--Ia ora na, Loti!(Je te salue, Loti!)

C'était la petite princesse Pomaré V, la fille adorée de la vieille reine.

J'embrassai par la fenêtre sa petite main qu'elle me tendait, et l'incident passa inaperçu du public...

Nous continuâmes à errer tous deux; nous n'avions plus de gîte où nous retirer ensemble; Rarahu était influencée comme moi par la tristesse des choses, le silence et la nuit.

A minuit elle voulut rentrer au palais, pour faire son service auprès de la reine et d'Ariitéa. Nous ouvrîmes sans bruit la barrière du jardin et nous avançâmes avec précaution pour examiner les lieux. C'est qu'il fallait éviter les regards du vieil Ariifaité, le mari de la reine, qui rôde souvent le soir sous les vérandas de ses domaines.

Le palais s'élevait isolé, au fond du vaste enclos; sa masse blanche se dessinait clairement à la faible clarté des étoiles; on n'entendait nulle part aucun bruit. Au milieu de ce silence, le palais de Pomaré prenait ce même aspect qu'il avait autrefois, quand je le voyais dans mes rêves d'enfance. Tout était endormi à l'entour; Rarahu, rassurée, monta par le grand perron, en me disant adieu.

Je descendis à la plage, prendre mon canot pour rentrer à bord; tout ce pays me semblait ce soir-là d'une tristesse désolée.

Pourtant c'était une belle nuit tahitienne, et les étoiles australes resplendissaient...

Le lendemain Rarahu quitta le service d'Ariitéa qui ne s'y opposa point.

Notre case sous les grands cocotiers, qui était restée déserte en mon absence, se rouvrit pour nous. Le jardin était plus fouillis que jamais, et tout envahi par les herbes folles et les goyaviers; les pervenches roses avaient poussé et fleuri jusque dans notre chambre... Nous reprîmes possession du logis abandonné avec une joie triste. Rarahu y rapporta son vieux chat fidèle, qui était demeuré son meilleur ami et qui s'y retrouva en pays connu.... Et tout fut encore comme aux anciens jours...

Les oiseaux commandés par la petite princesse m'avaient donné la plus grande peine en route, la plus grande peine que des oiseaux puissent donner. -- Une vingtaine survivaient, sur trente qu'ils avaient été d'abord, encore se trouvaient-ils très fatigués de leur traversée, -- une vingtaine de petits êtres dépeignés, gluants, piteux, qui avaient été autrefois des pinsons, des linottes et des chardonnerets. -- Cependant ils furent agréés par l'enfant malade, dont les grands yeux noirs s'éclairèrent à leur vue d'une joie très vive.

--Mea maitai!(C'est bien, dit-elle, c'est bien, Loti!)

Les oiseaux avaient conservé un de leurs plus grands charmes; -- déplumés, souffreteux, ils chantaient tout de même, -- et la petite reine les écoutait avec ravissement.

Papeete, 28 novembre 1873.

A sept heures du matin, -- heure délicieuse entre toutes dans les pays du soleil, -- j'attendais, dans le jardin de la reine, Taïmaha, à qui j'avais fait donner rendez-vous.

De l'avis même de Rarahu, Taïmaha était une incompréhensible créature qu'elle avait à peine pu voir depuis mon départ et qui ne lui avait jamais donné que des réponses vagues ou incohérentes au sujet des enfants de Rouéri.

A l'heure dite, Taïmaha parut en souriant, et vint s'asseoir près de moi. Pour la première fois je voyais en plein jour cette femme qui, l'année précédente, m'était apparue d'une manière à moitié fantastique, la nuit, et à l'instant du départ.

-- Me voici, Loti, dit-elle, -- en allant au-devant de mes premières questions, -- mais mon fils Taamari n'est pas avec moi; deux fois j'avais chargé le chef de son district de l'amener ici; mais il a peur de la mer, et il a refusé de venir. Atario, lui, n'est plus à Tahiti; la vieille Huahara l'a fait partir pour l'île de Raiatéa, où une de ses soeurs désirait un fils.

Je me heurtais encore contre l'impossible, -- contre l'inertie et les inexplicables bizarreries du caractère maori.

Taïmaha souriait. -- Je sentais qu'aucun reproche, aucune supplication ne la toucheraient plus. Je savais que ni prières, ni menaces, ni intervention de la reine ne pourraient obtenir que dans des délais si courts on me fît venir de si loin cet enfant que je voulais connaître. Et je ne pouvais prendre mon parti de m'éloigner pour toujours sans l'avoir vu.

-- Taïmaha, dis-je après un moment de réflexion silencieuse, nous allons partir ensemble pour l'île de Moorea. Tu ne peux pas refuser au frère de Rouéri de l'accompagner dans son voyage chez ta vieille mère, pour lui montrer ton fils.

Et pourtant j'étais bien avare de ces quelques jours derniers passés à Papeete, bien jaloux de ces dernières heures d'amour et d'étrange bonheur...

Papeete, 29 novembre.

Encore le chant rapide, et le bruit et la frénésie de laupa-upa; encore la foule des Tahitiennes devant le palais de Pomaré; une dernière grande fête au clair des étoiles comme autrefois.

Assis sous la véranda de la reine, je tenais dans ma main la main amaigrie de Rarahu, qui portait dans ses cheveux une profusion inusitée de fleurs et de feuillage. Près de nous était assise Taïmaha, qui nous contait sa vie d'autrefois, sa vie avec Rouéri. Elle avait ses heures de souvenir et de douce sensibilité; elle avait versé des larmes vraies, en reconnaissant certain pareo bleu, -- pauvre relique du passé que mon frère avait jadis rapportée au foyer, et que moi j'avais trouvé plaisir à ramener en Océanie.

Notre voyage à Moorea était décidé en principe; il n'y avait plus que les difficultés matérielles qui en retardaient l'exécution.

1er décembre 1873.

Le départ pour Moorea s'organisa de grand matin sur la plage.

Le chef Tatari, qui rejoignait son île, donnait passage à Taïmaha et à moi sur la recommandation de la reine. -- Il emmenait aussi deux jeunes hommes de son district, et deux petites filles qui tenaient des chats en laisse. Ce fut en face même de la case abandonnée de Rouéri que nous vînmes nous embarquer; le hasard avait amené ce rapprochement.

Ce n'était pas sans grand'peine que ce voyage avait pu s'arranger, l'amiral ne comprenait point quelle nouvelle fantaisie me prenait d'aller courir dans cette île de Moorea, et, en raison du peu de temps que leRendeerdevait passer à Papeete, il m'avait pendant deux jours refusé l'autorisation de partir. De plus, les vents régnants rendaient les communications difficiles entre les deux pays, et la date de mon retour à Tahiti restait problématique.

On mettait à l'eau la baleinière de Tatari; les passagers apportaient leur léger bagage et prenaient gaîment congé de leurs amis; nous allions partir.

A la dernière minute, Taïmaha, changeant brusquement d'idée, refusa de me suivre; elle alla s'appuyer contre la case de Rouéri, et, cachant sa tête dans ses mains, elle se mit à pleurer.

Ni mes prières, ni les conseils de Tatari ne purent rien contre la décision inattendue de cette femme, et force nous fut de nous éloigner sans elle.

La traversée dura près de quatre heures; au large, le vent était fort et la mer grosse, la baleinière se remplit d'eau.

Les deux chats passagers, fatigués de crier, s'étaient couchés tout mouillés auprès des deux petites filles, qui ne donnaient plus signe de vie.

Tout trempés, nous abordâmes loin du point que nous voulions atteindre, dans une baie voisine du district de Papetoaï, -- pays sauvage et enchanteur, où nous tirâmes la baleinière au sec sur le corail.

Il y avait très loin, de ce lieu au district de Mataveri qu'habitaient les parents de Taïmaha et le fils de mon frère.

Le chef Tauïro me donna pour guide son fils Tatari, et nous partîmes tous deux par un sentier à peine visible, sous une voûte admirable de palmiers et de pandanus.

De loin en loin nous traversions des villages bâtis sous bois, où les indigènes assis à l'ombre, immobiles et rêveurs comme toujours, nous regardaient passer. -- Des jeunes filles se détachaient des groupes, et venaient en riant nous offrir des cocos ouverts et de l'eau fraîche.

A mi-chemin, nous fîmes halte chez le vieux chef Taïrapa, du district de Téharosa. C'était un grave vieillard à cheveux blancs, qui vint au-devant de nous appuyé sur l'épaule d'une petite fille délicieusement jolie.

Jadis il avait vu l'Europe et la cour du roi Louis-Philippe. Il nous conta ses impressions d'alors et ses étonnements; on eût cru entendre le vieux Chactas contant aux Natchez sa visite au Roi-Soleil.

Vers trois heures de l'après-midi, je fis mes adieux au chef Taïrapa, et continuai ma route.

Nous marchâmes encore une heure environ, dans des sentiers sablonneux, sur des terrains que Tatari me dit appartenir à la reine Pomaré.

Puis nous arrivâmes à une baie admirable, où des milliers de cocotiers balançaient leur tête au vent de la mer.

On se sentait sous ces grands arbres aussi écrasés, aussi infime, qu'un insecte microscopique circulant sous de grands roseaux. -- Toutes ces hautes tiges grêles étaient, comme le sol, d'une monotone couleur de cendre; et, de loin en loin, un pandanus ou un laurier-rose chargé de fleurs jetait une nuance éclatante sous cette immense colonnade grise. -- La terre nue était semée de débris de madrépores, de palmes desséchées, de feuilles mortes. -- La mer, d'un bleu foncé, déferlait sur une plage de coraux brisés d'une blancheur de neige; à l'horizon apparaissait Tahiti, à demi perdu dans la vapeur, baigné dans la grande lumière tropicale.

Le vent sifflait tristement là-dessous, comme parmi des tuyaux d'orgues gigantesques; ma tête s'emplissait de pensées sombres, d'impressions étranges, -- et ces souvenirs de mon frère, que j'étais venu là invoquer, revivaient comme ceux de mon enfance, à travers la nuit du passé...

-- Voici, dit Tatari, les personnes de la famille de Taïmaha; l'enfant que tu cherches doit être là, ainsi que sa vieille grand'mère Hapoto.

Nous apercevions en effet devant nous un groupe d'indigènes assis à l'ombre; c'étaient des enfants et des femmes dont les silhouettes obscures se profilaient sur la mer étincelante.

Mon coeur battait fort en approchant d'eux, à la pensée que j'allais voir cet enfant inconnu, déjà aimé, - pauvre petit sauvage, lié à moi-même par les puissants liens du sang.

-- Celui-ci est Loti, le frère de Rouéri, -- celle-ci est Hapoto, la mère de Taïmaha, dit Tatari en me montrant une vieille femme qui me tendit sa main tatouée.

-- Et voici Taamari, continua-t-il, en désignant un enfant qui était assis à mes pieds.

J'avais pris dans mes bras avec amour cet enfant de mon frère; -- je le regardais, cherchant à reconnaître en lui les traits déjà lointains de Rouéri. C'était un délicieux enfant, mais je retrouvais dans sa figure ronde les traits seuls de sa mère, le regard noir et velouté de Taïmaha.

Il me semblait bien jeune aussi: dans ce pays, où les hommes et les plantes poussent si vite, j'attendais un grand garçon de treize ans, au regard profond comme celui de Georges, et pour la première fois un doute amèrement triste me traversa l'esprit...

Vérifier l'époque de la naissance de Taamari était chose difficile, -- et j'interrogeai inutilement les femmes. Là-bas où les saisons passent inaperçues, dans un éternel été, la notion des dates est incomplète, -- et les années se comptent à peine.

-- Cependant, dit Hapoto, on avait remis au chef des écrits qui étaient comme les actes de naissance de tous les enfants de la famille, -- et ces papiers étaient conservés dans lefarehaudu district.

Une jeune fille, à ma prière, partit pour les chercher, au village de Tehapeu, en demandant deux heures pour aller et revenir.

Ce site où nous étions avait quelque chose de magnifique et de terrible; rien dans les pays d'Europe ne peut faire concevoir l'idée de ces paysages de la Polynésie; ces splendeurs et cette tristesse ont été créées pour d'autres imaginations que les nôtres.

Derrière nous, les grands pics s'élançaient dans le ciel clair et profond. Dans toute l'étendue de cette baie, déployée en cercle immense, les cocotiers s'agitaient sur leurs grandes tiges; la puissante lumière tropicale étincelait partout. -- Le vent du large soufflait avec violence, les feuilles mortes voltigeaient en tourbillons; la mer et le corail faisaient grand bruit...

J'examinai ces gens qui m'entouraient; ils me semblaient différents de ceux de Tahiti; leurs figures graves avaient une expression plus sauvage.

L'esprit s'endort avec l'habitude des voyages; on se fait à tout, -- aux sites exotiques les plus singuliers, comme aux visages les plus extra-ordinaires. A certaines heures pourtant, quand l'esprit s'éveille et se retrouve lui-même, on est frappé tout à coup de l'étrangeté de ce qui vous entoure.

Je regardais ces indigènes comme des inconnus, -- pénétré pour la première fois des différences radicales de nos races, de nos idées et de nos impressions; bien que je fusse vêtu comme eux, et que je comprisse leur langage, j'étais isolé au milieu d'eux tous, autant que dans l'île du monde la plus déserte.

Je sentais lourdement l'effroyable distance qui me séparait de ce petit coin de la terre qui est le mien, l'immensité de la mer, et ma profonde solitude...

Je regardai Taamari et l'appelai près de moi: il appuya familièrement sur mes genoux sa petite tête brune. Et je pensai à mon frère Georges qui dormait à cette heure, du sommeil éternel, couché dans les profondeurs de la mer, là-bas, sur la côte lointaine du Bengale. -- Cet enfant était son fils, et une famille issue de notre sang se perpétuerait dans ces îles perdues...

-- Loti, dit en se levant la vieille Hapoto, viens te reposer dans ma case, qui est à cinq cents pas d'ici sur l'autre plage. Tu y trouveras de quoi manger et dormir; tu y verras mon fils Téharo, et vous conviendrez ensemble des moyens de retourner à Tahiti, avec cet enfant que tu veux emmener.

La case de la vieille Hapoto était à quelques pas de la mer; c'était la classique case maorie, avec les vieux pavés de galets noirs, la muraille à jours, et le toit de pandanus, repaire des scorpions et des cents-pieds. -- Des pièces de bois massives soutenaient de grands lits d'une forme antique, dont les rideaux étaient faits de l'écorce distendue et assouplie du mûrier à papier. -- Une table grossière composait, avec ces lits primitifs, tout l'ameublement du logis; mais sur cette table était posée une Bible tahitienne, qui venait rappeler au visiteur que la religion du Christ était en honneur dans cette chaumière perdue.

Téharo, le frère de Taïmaha, était un homme de vingt-cinq ans, à la figure intelligente et douce; il avait conservé de mon frère un souvenir mêlé de respect et d'affection, et me reçut avec joie.

Il avait à sa disposition la baleinière du chef du district, et nous convînmes de repartir pour Tahiti dès que le vent et l'état de la mer nous le permettraient.

J'avais dit que j'étais habitué à la nourriture indigène, et que je me contenterais comme le reste de la famille des fruits de l'arbre-à-pain. Mais la vieille Hapoto avait ordonné de grands préparatifs pour mon repas du soir, qui devait être un festin. On poursuivit plusieurs poules pour les étrangler, et on alluma sur l'herbe un grand feu, destiné à cuire pour moi lefeiiet les fruits de l'arbre-à-pain.

Cependant le temps s'écoulait lentement. Il fallait plus d'une heure encore avant que la jeune fille qui était allée chercher les actes de naissance des enfants de Taïmaha pût revenir.

En l'attendant, je fis au bord de la mer, avec mes nouveaux amis, une promenade qui m'a laissé un souvenir fantastique comme celui d'un rêve.

Depuis cet endroit jusqu'au district d'Afareahitu vers lequel nous nous dirigions, le pays n'est plus qu'une étroite bande de terrain, longue et sinueuse, resserrée entre la mer et les mornes à pic, -- au flanc desquels sont accrochées d'impénétrables forêts.

Autour de moi, tout semblait de plus en plus s'assombrir. Le soir, l'isolement, la tristesse inquiète qui me pénétrait, prêtaient à ces paysages quelque chose de désolé.

C'étaient toujours des cocotiers, des lauriers-roses en fleurs et des pandanus, tout cela étonnamment haut et frêle, et courbé par le vent. Les longues tiges des palmiers, penchées en tous sens, portaient çà et là des touffes de lichen qui pendaient comme des chevelures grises. -- Et puis, sous nos pieds, toujours cette même terre nue et cendrée, criblée de trous de crabes.

Le sentier que nous suivions semblait abandonné: les crabes bleus avaient tout envahi; ils fuyaient devant nous, avec ce bruit particulier qu'ils font le soir. -- La montagne était déjà pleine d'ombres.

Le grand Téharo marchait près de moi, rêveur et silencieux comme un Maori, et je tenais par la main l'enfant de mon frère.

De temps à autre, la voix douce de Taamari s'élevait au milieu de tous les grands bruits monotones de la nature; ses questions d'enfant étaient incohérentes et singulières. -- J'entendais cependant sans difficulté le langage de ce petit être, que bien des gens qui parlent à Tahiti ledialecte de la plagen'eussent pas compris; il parlait la vieille langue maorie à peu près pure.

Nous vîmes poindre sur la mer une pirogue voilée, qui revenait imprudemment de Tahiti; elle entra bientôt dans les bassins intérieurs du récif, presque couchée sous ce grand vent alizé.

Il en sortit quelques indigènes, deux jeunes filles qui se mirent à courir toutes mouillées, jetant au vent triste la note inattendue de leurs éclats de rire.

Il en sortit aussi un vieux Chinois en robe noire, qui s'arrêta pour caresser le petit Taamari, et tira de son sac des gâteaux qu'il lui donna.

Cette prévenance de ce vieux pour cet enfant, et son regard, me donnèrent une idée horrible...

Le jour baissait, les cocotiers s'agitaient au-dessus de nos têtes, secouant sur nous leurs cent-pieds et leurs scorpions. -- Il passait des rafales qui courbaient ces grands arbres comme un champ de roseaux; les feuilles mortes voltigeaient follement sur la terre nue...

Je fis cette réflexion naturelle, qu'il faudrait sans doute rester plusieurs jours dans cette île avant qu'il fût possible à une pirogue de prendre la mer; cela arrive fréquemment entre Tahiti et Moorea. -- Le départ duRendeerétait fixé aux premiers jours de la semaine suivante; mon absence ne le retarderait pas d'une heure, -- et les derniers moments que j'aurais pu passer avec Rarahu, -- les derniers de la vie, s'envoleraient ainsi loin d'elle.

Quand nous revînmes, la nuit tombait tout à fait. -- Je n'avais prévu cette nuit, ni l'impression sinistre que me causait son approche.

Je commençais à sentir aussi l'engourdissement et la soif de la fièvre; -- les impressions si vives de cette journée l'avaient déterminée sans doute, en même temps qu'un grand excès de fatigue.

Nous nous assîmes devant la case de la vieille Hapoto.

Il y avait là plusieurs jeunes filles couronnées de fleurs, qui étaient venues des cases voisines pour voir lepaoupa(l'étranger) -- car il en vient rarement dans ce district.

-- Tiens! dit l'une d'elles, en s'approchant de moi, -- c'est toi, Mata-reva!...

Depuis longtemps je n'avais pas entendu prononcer ce nom que Rarahu m'avait donné jadis et contre lequel avait prévalu celui de Loti.

Elle avait appris ce nom dans le district d'Apiré, au bord du ruisseau de Fataoua, où l'année précédente elle m'avait vu.

La nature et toutes choses prenaient pour moi des aspects étranges et imprévus, sous l'influence de la fièvre et de la nuit. -- On entendait dans les bois de la montagne le son plaintif et monotone des flûtes de roseau.

A quelques pas de là, sous un toit de chaume soutenu par des pieux de bourao, on faisait la cuisine à mon intention. -- Le vent balayait terriblement cette cuisine; des hommes nus, avec de grands cheveux ébouriffés, étaient accroupis là, comme des gnomes, autour d'une épaisse fumée. -- Le mot "Toupapahou!", prononcé près de moi, résonnait étrangement à mes oreilles...

Cependant la jeune fille qui avait été envoyée chez le chef du district arriva, -- et je pus encore lire à cette dernière lueur du jour les quelques phrases tahitiennes qui rétablissaient la vérité par des dates:

Ua fanau o Taamari i te Taïmaha,Est né le Taamari de la Taïmaha,I te mahana pae no Tiurai 1864...le jour cinq de juillet 1864...Ua fanau o Atario i te Taïmaha.Est né le Atario de la Taïmaha,I te mahana piti no Aote 1865...le jour deux de août 1865...

Ua fanau o Taamari i te Taïmaha,Est né le Taamari de la Taïmaha,I te mahana pae no Tiurai 1864...le jour cinq de juillet 1864...Ua fanau o Atario i te Taïmaha.Est né le Atario de la Taïmaha,I te mahana piti no Aote 1865...le jour deux de août 1865...

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Un grand effondrement venait de se faire, un grand vide dans mon coeur, -- et je ne voulais pas voir, je ne voulais pas croire. -- Chose étrange, je m'étais attaché à l'idée de cette famille tahitienne, -- et ce vide qui se faisait là me causait une douleur mystérieuse et profonde; c'était quelque chose comme si mon frère perdu eût été plongé plus avant et pour jamais dans le néant; tout ce qui était lui s'enfonçait dans la nuit, c'était comme s'il fût mort une seconde fois. -- Et il semblait que ces îles fussent devenues subitement désertes, -- que tout le charme de l'Océanie fût mort du même coup, et que rien ne m'attachât plus à ce pays.

-- Es-tu bien sûr, disait d'une voix tremblante la mère de Taïmaha, -- pauvre vieille femme à moitié sauvage, -- es-tu bien sûr, Loti, des choses que tu viens nous dire?...

Je leur affirmai à tous ce mensonge. -- Taïmaha avait fait ce que fait plus d'une incompréhensible Tahitienne; après le départ de Rouéri, elle avait pris un autre amant européen; on ne voyage guère, entre le district de Matavéri et Papeete; elle avait pu tromper sa mère, son frère et ses soeurs, en leur cachant pendant deux ans le départ de celui auquel ilsl'avaient confiée, -- après quoi elle était venue le pleurer à Moorea. -- Elle l'avait réellement pleuré pourtant, et peut-être n'avait-elle aimé que lui.

Le petit Taamari était encore près de moi, la tête appuyée sur mes genoux. -- La vieille Hapoto le tira rudement par le bras. -- Elle se cacha la figure dans ses mains ridées et couvertes de tatouages; un peu après, je l'entendis pleurer...

Je restai là longtemps assis, tenant toujours en main les papiers du chef, et cherchant à rassembler mes idées embrouillées par la fièvre.

Je m'étais laissé abuser comme un enfant naïf par la parole de cette femme; je maudissais cette créature, qui m'avait poussé dans cette île désolée, tandis qu'à Tahiti Rarahu m'attendait, et que le temps irréparable s'envolait pour nous deux.

Les jeunes filles étaient toujours là assises, avec leurs couronnes de gardénias qui répandaient leur parfum du soir; tous étaient immobiles, la tête tournée vers la forêt, groupés, comme pour s'unir contre l'obscurité envahissante, contre la solitude et le voisinage des bois.

Le vent gémissait plus fort, il faisait froid et il faisait nuit...

Je fis peu d'honneur au souper qui m'était offert, et, Téharo m'ayant abandonné son lit, je m'étendis sur les nattes blanches, essayant du sommeil pour calmer ma tête troublée.

Lui, Téharo, s'engageait à veiller jusqu'au jour, afin que rien ne retardât notre départ pour Tahiti, si, vers le matin, le vent venait à s'apaiser.

La famille prit son repas du soir, -- et tous s'étendirent silencieusement sur leurs lits de chaume, roulés comme des momies d'Égypte dans leurs pareos sombres, -- la nuque reposant à l'antique sur des supports en bois de bambou.

La lampe d'huile de cocotier, tourmentée par le vent, ne tarda pas à mourir, et l'obscurité devint profonde.

Alors commença une nuit étrange, toute remplie de visions fantastiques et d'épouvante.

Les draperies d'écorce de mûrier voltigeaient autour de moi avec des frôlements d'ailes de chauves-souris, le terrible vent de la mer passait sur ma tête. Je tremblais de froid sous mon pareo. -- Je sentais toutes les terreurs, toutes les angoisses des enfants abandonnés...

Où trouver en français des mots qui traduisent quelque chose de cette nuit polynésienne, de ces bruits désolés de la nature, -- de ces grands bois sonores, de cette solitude dans l'immensité de cet océan, -- de ces forêts remplies de sifflements et de rumeurs étranges, peuplées de fantômes; -- les Toupapahous de la légende océanienne, courant dans les bois avec des cris lamentables, -- des visages bleus, -- des dents aiguës et de grandes chevelures...

Vers minuit, j'entendis au dehors un bruit distinct de voix humaines qui me fit du bien; et puis une main prit doucement la mienne:

C'était Téharo qui venait voir si j'avais encore la fièvre.

Je lui dis que j'avais aussi le délire par instants, et d'étranges visions, -- et le priai de rester près de moi. Ces choses sont familières aux Maoris, et ne les étonnent jamais.

Il garda ma main dans la sienne, et sa présence apporta du calme à mon imagination.

Il arriva aussi que, la fièvre suivant son cours, j'eus moins froid, -- et finis par m'endormir.

A trois heures du matin, Téharo m'éveilla. -- A ce moment je me crus là-bas, à Brightbury, couché dans ma chambre d'enfant, sous le toit béni de la vieille maison paternelle; je crus entendre les vieux tilleuls de la cour remuer sous ma fenêtre leurs branches moussues, -- et le bruit familier du ruisseau sous les peupliers...

Mais c'étaient les grandes palmes des cocotiers qui se froissaient au dehors, -- et la mer qui rendait sa plainte éternelle sur les récifs de corail.

Téharo m'éveillait pour partir; le temps s'était calmé, et on apprêtait la pirogue.

Quand je fus dehors, j'en éprouvai du bien; mais j'avais la fièvre encore, et la tête me tournait un peu.

Les Maoris allaient et venaient sur la plage, apportant dans l'obscurité les mâts, les voiles et les pagayes.

Je m'étendis, épuisé, dans l'embarcation, et nous partîmes.

C'était une nuit sans lune. -- Cependant à la lueur diffuse des étoiles on distinguait nettement les forêts suspendues au-dessus de nos têtes, -- et les tiges blanches des grands cocotiers penchés.

Nous avions pris sous l'impulsion du vent une vitesse imprudente, au moment de passer en pleine nuit la ceinture des récifs; les Maoris exprimaient tout bas leur frayeur, de courir ainsi par mauvais temps dans l'obscurité.

La pirogue, en effet, toucha plusieurs fois sur le corail. Les redoutables rameaux blancs écorchèrent sa quille avec un bruit sourd, mais ils se brisèrent, et nous passâmes.

Au large, la brise tomba; -- subitement le calme se fit. Ballottés par une houle énorme, dans une nuit profonde, nous n'avancions plus; il fallut pagayer.

Cependant la fièvre était passée; j'avais pu me lever, et prendre en main le gouvernail. -- Je vis alors qu'une vieille femme était étendue au fond de la pirogue; c'était Hapoto, qui nous avait suivis pour aller parler à Taïmaha.

Quand la mer se fut calmée comme le vent, le jour était près de paraître.

Nous aperçûmes bientôt les premières lueurs de l'aube; -- et les hauts pics de Moorea, qui déjà s'éloignaient, prirent une légère teinte rose.

La vieille femme étendue à mes pieds était immobile et semblait évanouie; mais les Maoris respectaient ce sommeil voisin de la mort, que lui avaient donné la fatigue et l'excès de la frayeur; ils parlaient bas pour ne point la troubler.

Chacun de nous procéda sans bruit à sa toilette, en se plongeant dans l'eau de la mer. -- Après quoi nous fîmes des cigarettes de pandanus en attendant le soleil.

Le lever du jour fut calme et splendide; tous les fantômes de la nuit s'étaient envolés; je m'éveillais de ces rêves sinistres avec une intime sensation de bien-être physique.

Et bientôt, quand j'aperçus Tahiti, Papeete, la case de la reine, celle de mon frère, au beau soleil du matin; -- Moorea, non plus sombre et fantastique, mais baignée de lumière, je vis combien j'aimais encore ce pays, malgré ce vide qui venait de se faire pour moi, et ces liens du sang qui n'existaient plus; -- et je pris en courant le chemin de la chère petite case où Rarahu m'attendait...

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