XXXIII

... Rarahu, qui suivait avec moi une des avenues ombragées de Papeete, adressa un bonjour moitié amical, moitié railleur, -- un peu terrifié aussi, -- à une créature baroque qui passait.

La grande femme sèche, qui n'avait de la Tahitienne que le costume, y répondit avec une raideur pleine de dignité, et se retourna pour nous regarder.

Rarahu vexée lui tira la langue, -- après quoi elle me conta en riant que cette vieille fille,demi-blanche, métis efflanquée d'Anglais et de Maorie, -- était son ancien professeur, à l'école de Papeete.

Un jour, la métis avait déclaré à son élève qu'elle fondait sur elle les plus hautes espérances pour lui succéder dans ce pontificat, en raison de la grande facilité avec laquelle apprenait l'enfant.

Rarahu, saisie de terreur à la pensée de cet avenir, avait tout d'une traite pris sa course jusqu'à Apiré, quittant du coup lahaapiiraa(la maison d'école) pour n'y plus revenir...

... Je rentrai un matin à bord duRendeer, rapportant cette nouvelle à sensation que j'avais couché en compagnie de Tamatoa...

Tamatoa, fils aîné de la reine Pomaré, mari de la reine Moé de l'île Raîatéa, -- père de la délicieuse petite malade, Pomaré V, -- était un homme que l'on gardait enfermé depuis quelques années entre quatre solides murailles, et qui était encore l'effroi légendaire du pays.

Dans son état normal, Tamatoa, disait-on, n'était pas plus méchant qu'un autre, -- mais il buvait, -- et, quand il avait bu, ilvoyait rouge, il lui fallait du sang.

C'était un homme de trente ans, d'une taille prodigieuse et d'une force herculéenne; plusieurs hommes ensemble étaient incapables de lui tenir tête quand il était déchaîné; il égorgeait sans motif, et les atrocités commises par lui dépassaient toute imagination...

Pomaré adorait pourtant ce fils colossal. - Le bruit courait même dans le palais que depuis quelque temps elle ouvrait la porte, et qu'on l'avait vu la nuit rôder dans les jardins. - Sa présence causait parmi les filles de la cour la même terreur que celle d'une bête fauve, dont on saurait, la nuit, la cage mal fermée.

Il y avait chez Pomaré une salle consacrée aux étrangers, nuit et jour ouverte; on y trouvait par terre des matelas recouverts de nattes blanches et propres, qui servaient aux Tahitiens de passage, aux chefs attardés des districts, et quelquefois à moi-même...

... Dans les jardins et dans les palais, tout le monde était endormi quand j'entrai dans la salle de refuge.

Je n'y trouvai qu'un seul personnage assis, accoudé sur une table où brûlait une lampe d'huile de cocotier... C'était un inconnu, d'une taille et d'une envergure plus qu'humaines; une seule de ses mains eût broyé un homme comme du verre. -- Il avait d'épaisses mâchoires carrées de cannibale; sa tête énorme était dure et sauvage, ses yeux à demi fermés avaient une expression de tristesse égarée...

-- "La ora na, Loti!" dit l'homme. (Je te salue, Loti!).

Je m'étais arrêté à la porte...

Alors commença en tahitien, entre l'inconnu et moi, le dialogue suivant:

-- ... Comment sais-tu mon nom?

-- Je sais que tu es Loti, le petit porte-aiguillettes de l'amiral à cheveux blancs. Je t'ai souvent vu passer près de moi la nuit."Tu viens pour dormir?...

-- Et toi? tu es un chef, de quelque île?...

-- Oui, je suis un grand chef. -- Couche-toi dans le coin là-bas; tu y trouveras la meilleure natte...

Quand je fus étendu et roulé dans mon pareo je fermai les yeux, -- juste assez pour observer l'étrange personnage qui s'était levé avec précaution et se dirigeait vers moi.

En même temps qu'il s'approchait, un léger bruit m'avait fait tourner la tête du côté opposé, du côté de la porte où la vieille reine venait d'apparaître; elle marchait cependant avec des précautions infinies, sur la pointe de ses pieds nus, mais les nattes criaient sous le poids de son gros corps.

... Quand l'homme fut près de moi, il prit une moustiquaire de mousseline qu'il étendit avec soin au-dessus de ma tête, après quoi il plaça une feuille de bananier devant sa lampe pour m'en cacher la lumière, et retourna s'asseoir, la tête appuyée sur ses deux mains.

Pomaré qui nous avait observés anxieusement tous deux, cachée dans l'embrasure sombre, sembla satisfaite de son examen et disparut...

La reine ne venait jamais dans ces quartiers de sa demeure, et son apparition, m'ayant confirmé dans cette idée que mon compagnon était inquiétant, m'ôta toute envie de dormir.

Cependant l'inconnu ne bougeait plus; son regard était redevenu vague et atone; il avait oublié ma présence... On entendait dans le lointain, des femmes de la reine qui chantaient à deux parties unhiménédes îles Pomotous. -- Et puis la grosse voix du vieil Ariifaité, le prince époux, cria: "Mamou! -- (silence!) -- Te hora a horou ma piti!" (Silence! Il est minuit!)... Et le silence se fit comme par enchantement...

Une heure après, l'ombre de la vieille reine apparut encore dans l'embrasure de la porte. -- La lampe s'éteignait, et l'homme venait de s'endormir...

J'en fit autant bientôt, d'un sommeil léger toutefois, et quand, au petit jour, je me levai pour partir, je vis qu'il n'avait pas changé de place; sa tête seule s'était affaissée, et reposait sur la table...

Je fis ma toilette au fond du jardin sous les mimosas, dans un ruisseau d'eau fraîche; -- après quoi j'allai sous la véranda saluer la reine et la remercier de son hospitalité.

-- "Haere mai, Loti, dit elle du plus loin qu'elle me vit, haere mai paraparaü!" (Viens ici, Loti, et causons un peu!) Eh bien! t'a-t-il bien reçu?...

-- Oui, dis-je.

Et je vis sa vieille figure s'épanouir de plaisir quand je lui exprimai ma reconnaissance pour les soins qu'il avait pris de moi...

-- Sais-tu qui c'était, dit-elle mystérieusement, -- oh! ne le répète pas, mon petit Loti... c'était Tamatoa!...

Quelques jours plus tard, Tamatoa fut officiellement relâché, -- à la condition qu'il ne sortirait point du palais; j'eus plusieurs fois l'occasion de lui parler et de lui donner des poignées de main...

Cela dura jusqu'au moment où, s'étant évadé, il assassina une femme et deux enfants dans le jardin du missionnaire protestant, et commit dans une même journée une série d'horreurs sanguinaires qui ne pourraient s'écrire, même en latin...

... Qui peut dire où réside le charme d'un pays?... Qui trouvera ce quelque chose d'intime et d'insaisissable que rien n'exprime dans les langues humaines?

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Il y a dans le charme tahitien beaucoup de cette tristesse étrange qui pèse sur toutes ces îles d'Océanie, - l'isolement dans l'immensité du Pacifique, -- le vent de la mer, -- le bruit des brisants, - l'ombre épaisse, -- la voix rauque et triste des Maoris qui circulent en chantant au milieu des tiges des cocotiers, étonnamment hautes, blanches et grêles...

On s'épuise à chercher, à saisir, à exprimer...effort inutile, -- ce quelque chose s'échappe, et reste incompris...

J'ai écrit sur Tahiti de longues pages; il y a là dedans des détails jusque sur l'aspect des moindres petites plantes -- jusque sur la physionomie des mousses...

Qu'on lise tout cela avec la meilleure volonté du monde, -- eh bien, après, a-t-on compris?... Non assurément...

Après cela, a-t-on entendu, la nuit, sur ces plages de Polynésie toutes blanches de corail, -- a-t-on entendu, la nuit, partir du fond des bois le son plaintif d'unvivo?... (flûte de roseau) ou le beuglement lointain des trompes en coquillage?

..."La chair des hommes blancs a goût de banane mûre..."

Ce renseignement me vient du vieux chef maori Hoatoaru, de l'île Routoumah, dont la compétence en cette matière est indiscutable...

... Rarahu, dans un accès d'indignation, m'avait appelé:long lézard sans pattes, -- et je n'avais pas très bien compris tout d'abord...

Le serpent étant un animal tout à fait inconnu en Polynésie, la métis qui avait éduqué Rarahu, pour lui expliquer sous quelle forme le diable avait tenté la première femme, avait eu recours à cette périphrase.

Rarahu s'était donc habituée à considérer cette variété de "long lézard sans pattes" comme le plus méchante et la plus dangereuse de toutes les créatures terrestres; -- c'était pour cela qu'elle m'avait lancé cette insulte...

Elle était jalouse encore, la pauvre petite Rarahu: elle souffrait de ce que Loti ne voulait pas exclusivement lui appartenir.

Ces soirées de Papeete, ces plaisirs des autres jeunes femmes, auxquels ses vieux parents lui défendaient de se mêler, faisaient travailler son imagination d'enfant. -- Il y avait surtout ces thés qui se donnaient chez les Chinois, et dont Tétouara lui rapportait des descriptions fantastiques, thés auxquels Téria, Faïmana et quelques autres folles filles de la suite de la reine, buvaient et s'enivraient. -- Loti assistait, y présidait même quelquefois, et cela confondait les idées de Rarahu, qui ne comprenait plus.

...Quand elle m'eut bien injurié, elle pleura, -- argument beaucoup meilleur...

A partir de ce jour, on ne me vit guère plus aux soirées de Papeete. -- Je demeurais plus tard dans les bois d'Apiré, partageant même quelquefois le fruit de l'arbre-à-pain avec le vieux Tahaapaïru. -- La tombée de la nuit était triste, par exemple, dans cette solitude; -- mais cette tristesse avait son grand charme, et la voix de Rarahu avait un son délicieux le soir, sous la haute et sombre voûte des arbres... -- Je restais jusqu'à l'heure où les vieillards faisaient leur prière, -- prière dite dans une langue bizarre et sauvage, mais qui était celle-là même que dans mon enfance on m'avait apprise. -- "Notre père qui es aux cieux...", l'éternelle et sublime prière du Christ, résonnait d'une manière étrangement mystérieuse, là, aux antipodes du vieux monde, dans l'obscurité de ces bois, dans le silence de ces nuits, dite par la voix lente et grave de ce vieillard fantôme...

...Il y avait quelque chose que Rarahu commençait à sentir déjà, et qu'elle devait sentir amèrement plus tard, -- quelque chose qu'elle était incapable de formuler dans son esprit d'une manière précise, -- et surtout d'exprimer avec les mots de sa langue primitive. -- Elle comprenait vaguement qu'il devait y avoir des abîmes dans le domaine intellectuel, entre Loti et elle-même, des mondes entiers d'idées et de connaissances inconnues. -- Elle saisissait déjà la différence radicale de nos races, de nos conceptions, de nos moindres sentiments: les notions même des choses les plus élémentaires de la vie différaient entre nous deux. -- Loti qui s'habillait comme un Tahitien et parlait son langage, demeurait pour elle unpaoupa, -- c'est-à-dire un de ces hommes venus des pays fantastiques de par delà les grandes mers, -- un de ces hommes qui depuis quelques années apportaient dans l'immobile Polynésie tant de changements inouïs, et de nouveautés imprévues...

Elle savait aussi que Loti repartirait bientôt pour ne plus revenir, retournant dans sa patrie lointaine... Elle n'avait aucune idée de ces distances vertigineuses, -- et Tahaapaïru les comparait à celles qui séparaient Fataoua de la lune ou des étoiles...

Elle pensait ne représenter aux yeux de Loti, -- enfant de guinze ans qu'elle était, -- qu'une petite créature curieuse, jouet de passage qui serait vite oublié...

Elle se trompait pourtant. -- Loti commençait à s'apercevoir lui aussi qu'il éprouvait pour elle un sentiment qui n'était plus banal. -- Déjà il l'aimait un peu par le coeur...

Il se souvenait de son frère Georges, -- de celui que les Tahitiens appelaient Rouéri, qui avait emporté de ce pays d'ineffaçables souvenirs, -- et il sentait qu'il en serait ainsi de lui-même. -- Il semblait très possible à Loti que cette aventure, commencée au hasard par un caprice de Tétouara, laissât des traces profondes et durables sur sa vie tout entière...

Très jeune encore, Loti avait été lancé dans les agitations de l'existence européenne; de très bonne heure il avait soulevé le voile qui cache aux enfants la scène du monde; -- lancé brusquement, à seize ans, dans le tourbillon de Londres et de Paris, il avait souffert à un âge où d'ordinaire on commence à penser...

Loti était revenu très fatigué de cette campagne faite si matin dans la vie, -- et se croyait déjà fort blasé. Il avait été profondément écoeuré et déçu, -- parce que, avant de devenir un garçon semblable aux autres jeunes hommes, il avait commencé par être un petit enfant pur et rêveur, élevé dans la douce paix de la famille; lui aussi avait été un petit sauvage, sur le coeur duquel s'inscrivaient dans l'isolement une foule d'idées fraîches et d'illusions radieuses. -- Avant d'aller rêver dans les bois d'Océanie, tout enfant il avait longtemps rêvé seul dans les bois du Yorkshire...

Il y avait une foule d'affinités mystérieuses entre Loti et Rarahu, nés aux deux extrémités du monde. -- Tous deux avaient l'habitude de l'isolement et de la contemplation, l'habitude des bois et des solitudes de la nature; tous deux s'arrangeaient de passer de longues heures en silence, étendus sur l'herbe et la mousse; tous deux aimaient passionnément la rêverie, la musique, -- les beaux fruits, les fleurs et l'eau fraîche...

...Il n'y avait pour le moment aucun nuage à notre horizon...

Encore cinq grands mois à passer ensemble... Il était bien inutile de se préoccuper de l'avenir...

On était charmé quand Rarahu chantait...

Quand elle chantait seule, elle avait dans la voix des notes si fraîches et si douces, que les oiseaux seuls ou les petits enfants en peuvent produire de semblables.

Quand elle chantait en parties, elle brodait, par-dessus le chant des autres, des variations extravagantes, prises dans les notes les plus élevées de la gamme, -- très compliquées toujours et admirablement justes...

Il y avait à Apiré, comme dans tous les districts tahitiens, un choeur appeléhiméné, lequel fonctionnait régulièrement sous la conduite d'un chef, et se faisait entendre dans toutes les fêtes indigènes. -- Rarahu en était un des principaux sujets, et le dominait tout entier de sa voix pure; -- le choeur qui l'accompagnait était rauque et sombre; les hommes surtout y mêlaient des sons bas et métalliques, sortes de rugissements qui marquaient lesdominanteset semblaient plutôt les sons de quelque instrument sauvage que ceux de la voix humaine. -- L'ensemble avait une précision à dépiter les choristes du Conservatoire, et produisait le soir dans les bois des impressions qui ne se peuvent décrire...

...C'était l'heure de la tombée du jour; j'étais seul au bord de la mer, sur une plage du district d'Apiré. -- Dans ce lieu isolé, j'attendais Taïmaha, -- et j'éprouvais un sentiment singulier à l'idée que cette femme allait venir...

Une femme parut bientôt, qui m'aperçut sous les cocotiers et s'avança vers moi... C'était déjà la nuit; quand elle fut tout près, je distinguai une horrible figure qui me regardait en riant, d'un rire de sauvagesse:

-- Tu es Taïmaha? lui dis-je...

-- Taïmaha?... Non. -- Je m'appelle Tevaruefaipotuaiahutu, du district de Papetoaï; je viens de pêcher des porcelaines sur le récif, et du corail rose. -- Veux-tu m'en acheter?...

J'attendis encore là jusqu'à minuit. -- Je sus le lendemain qu'au petit jour la vraie Taïmaha était repartie pour son île; ma commission n'avait pas été faite; elle s'en était allée sans se douter que pendant plusieurs heures elle avait été attendue sur la plage par le frère de Rouéri...

Taravao, 1872.

"Mon bon frère John,

"Le messager qui te portera cette lettre est chargé en même temps de te remettre une foule de présents que je t'envoie. -- C'est d'abord un plumet, en queues de phaétons rouges, objet très précieux, don de mon hôte le chef de Tehaupoo; ensuite un collier à trois rangs de petites coquilles blanches, don de la cheffesse, -- et enfin deux touffes de reva-reva, -- qu'une grande dame du district de Papéouriri avait mises hier sur ma tête à la fête de Taravao.

"Je resterai quelques jours encore ici, chez le chef, qui était un ami de mon frère; j'userai jusqu'au bout de la permission de l'amiral.

"Il ne me manque que ta présence, frère, pour être absolument charmé de mon séjour à Taravao. Les environs de Papeete ne peuvent te donner une idée de cette région ignorée qui s'appelle la presqu'île de Taravao: un coin paisible, ombreux, enchanteur, -- des bois d'orangers gigantesques, dont les fruits et les fleurs jonchent un sol délicieux, tapissé d'herbes fines et de pervenches roses...

"Là-dessous sont disséminées quelques cases en bois de citronnier, où vivent immobiles des Maoris d'autrefois; là-dessous on trouve la vieille hospitalité indigène: des repas de fruits, sous des tendelets de verdure tressée et de fleurs; de la musique, des unissons plaintifs devivode roseaux, des choeurs d'himiné, des chants et des danses.

"J'habite seul une case isolée, bâtie sur pilotis, au-dessus de la mer et des coraux. De mon lit de nattes blanches, en me penchant un peu, je vois s'agiter au-dessous de moi tout ce petit monde à part qui est le monde du corail. Au milieu des rameaux blancs ou roses, dans les branchages compliqués des madrépores, circulent des milliers de petits poissons dont les couleurs ne peuvent se comparer qu'à celles des pierres précieuses ou des colibris; des rouges de géranium, des verts chinois, des bleus qu'on ne saurait peindre, -- et une foule de petits êtres bariolés de toutes les nuances de l'arc-en-ciel, -- ayant forme de tout excepté forme de poisson... Le jour, aux heures tranquilles de la sieste, absorbé dans mes contemplations, j'admire tout cela qui est presque inconnu, même aux naturalistes et aux observateurs.

"La nuit, mon coeur se serre un peu dans cet isolement de Robinson. -- Quand le vent siffle au dehors, quand la mer fait entendre dans l'obscurité sa grande voix sinistre, alors j'éprouve comme une sorte d'angoisse de la solitude, là, à la pointe la plus australe et la plus perdue de cette île lointaine, -- devant cette immensité du Pacifique, -- immensité des immensités de la terre, qui s'en va tout droit jusqu'aux rives mystérieuses du continent polaire.

"Dans une excursion de deux jours, en compagnie du chef de Tehaupoo, j'ai vu ce lac de Vaïria qui inspire aux indigènes une superstitieuse frayeur. -- Une nuit nous avons campé sur ses bords. C'est un site étrange que peu de gens ont contemplé; de loin en loin quelques Européens y viennent par curiosité; la route est longue et difficile, les abords sauvages et déserts. -- Figure-toi, à mille mètres de haut, une mer morte, perdue dans les montagnes du centre; -- tout autour, des mornes hauts et sévères découpant leurs silhouettes aiguës dans le ciel clair du soir. -- Une eau froide et profonde, que rien n'anime, ni un souffle de vent, ni un bruit, ni un être vivant, ni seulement un poisson... -- "Autrefois, dit le chef de Tehaupoo, des Toupapahous d'une race particulière descendaient la nuit des montagnes, etbattaient l'eau de leurs grandes ailes d'albatros."

"...Si tu vas chez le gouverneur, à la soirée du mercredi, tu y verras la princesse Ariitéa; dis-lui que je ne l'oublie point dans ma solitude, et que j'espère la semaine prochaine danser avec elle au bal de la reine. -- Si, dans les jardins, tu rencontrais Faïmana ou Téria, tu pourrais de ma part leur dire tout ce qui te passerait par la tête...

"Cher petit frère, fais-moi le plaisir d'aller au ruisseau de Fataoua, donner de mes nouvelles à la petite Rarahu, d'Apiré... Fais cela pour moi, je t'en prie; tu es trop bon pour ne pas nous pardonner à tous deux... Vrai, la pauvre petite, je te jure que je l'aime de tout mon coeur..."

... Rarahu ne connaissait pas du tout le dieuTaaroa, non plus que les nombreuses déesses de sa suite; elle n'avait même jamais entendu parler d'aucun de ces personnages de la mythologie polynésienne. La reine Pomaré seule, par respect pour les traditions de son pays, avait appris les noms de ces divinités d'autrefois et conservait dans sa mémoire les étranges légendes des anciens temps...

... Mais tous ces mots bizarres de la langue polynésienne qui m'avaient frappé, tous ces mots au sens vague ou mystique, sans équivalents dans nos langues d'Europe, étaient familiers à Rarahu qui les employait ou me les expliquait avec une rare et singulière poésie.

-- Si tu restais plus souvent à Apiré la nuit, me disait-elle, tu apprendrais avec moi beaucoup plus vite une foule de mots que ces filles qui vivent à Papeete ne savent pas... Quand nousaurons eu peur ensemble, je t'enseignerai, en ce qui concerne les Toupapahous, des choses très effrayantes que tu ignores...

En effet, il est dans la langue maorie beaucoup de mots et d'images qui ne deviennent intelligibles qu'à la longue, quand on a vécu avec les indigènes, la nuit dans les bois, écoutant gémir le vent et la mer, l'oreille tendue à tous les bruits mystérieux de la nature.

...On n'entend aucun chant d'oiseaux dans les bois tahitiens; les oreilles des Maoris ignorent cette musique naïve qui, dans d'autres climats, remplit les bois de gaîté et de vie.

Sous cette ombre épaisse, dans les lianes et les grandes fougères, rien ne vole, rien ne bouge, c'est toujours le même silence étrange qui semble régner aussi dans l'imagination mélancolique des naturels.

On voit seulement planer dans les gorges, à d'effrayantes hauteurs, le phaéton, un petit oiseau blanc qui porte à la queue une longue plume blanche ou rose.

Les chefs attachaient autrefois à leur coiffure une touffe de ces plumes; aussi leur fallait-il beaucoup de temps et de persévérance pour composer cet ornement aristocratique...

... Il est certaines nécessités de notre triste nature humaine qui semblent faites tout exprès pour nous rappeler combien nous sommes imparfaits et matériels -- nécessités auxquelles sont soumises les reines comme les bergères, -- "la garde qui veille aux barrières du Louvre, etc..."

Lorsque la reine Pomaré est aux prises avec ces situations pénibles, trois femmes entrent à sa suite dans certain réduit mystérieux dissimulé sous les bananiers...

La première de ces initiées a mission de soutenir pendant l'opération la lourde personne royale. La deuxième tient à la main des feuilles debourao, choisies soigneusement parmi les plus fraîches et les plus tendres... La troisième, qui commence son office lorsque les deux premières ont achevé le leur, -- porte une fiole d'huile de cocotier parfumée au santal (monoï), dont elle est chargée d'oindre les parties que le frottement des feuilles de bourao aurait pu momentanément irriter ou endolorir...

La séance levée, -- le cortège rentre gravement au palais...

... Rarahu et Tiahoui s'étaient invectivées d'une manière extrêmement violente. -- De leurs bouches fraîches étaient sorties pendant plusieurs minutes, sans interruption ni embarras, les injures les plus enfantines et les plus saugrenues, -- les plus inconvenantes aussi (le tahitien comme le latin "dans les mots bravant l'honnêteté").

C'était la première dispute entre les deux petites, et cela amusait beaucoup la galerie; toutes les jeunes femmes étendues au bord du ruisseau du Fataoua riaient à gorge déployée et les excitaient:

-- Tu es heureux, Loti, disait Tétouara, c'est pour toi qu'on se dispute!...

Le fait est que c'était pour moi en effet; Rarahu avait eu un mouvement de jalousie contre Tiahoui, et là était l'origine de la discussion.

Comme deux chattes qui vont se rouler et s'égratigner, les deux petites se regardaient blêmes, immobiles, tremblantes de colère:

--Tinito oufa!cria Tiahoui, à bout d'arguments, en faisant une allusion sanglante à la belle robe de gaze verte (mignonne de Chinois)!

--Oviri, Amutaata!(sauvagesse, cannibale)! riposta Rarahu qui savait que son amie était venue toute petite d'une des plus lointaines îles Pomotous, -- et que si Tiahoui elle-même n'était point cannibale, assurément on l'avait été dans sa famille.

Des deux côtés l'injure avait porté, et les deux petites, se prenant aux cheveux, s'égratignèrent et de mordirent.

On les sépara; elles se mirent à pleurer, et puis, Rarahu s'étant jetée dans les bras de Tiahoui, toutes deux, qui s'adoraient, finirent par s'embrasser de tout leur coeur...

Tiahoui, dans son effusion, avait embrassé Rarahu avec le nez, -- suivant une vieille habitude oubliée de la race maorie, -- habitude qui lui était revenue de son enfance et de son île barbare; elle avait embrassé son amie en posant son petit nez sur la joue ronde de Rarahu, et en aspirant très fort.

C'est ainsi, en reniflant, que s'embrassaient jadis les Maoris, - et le baiser des lèvres leur est venu d'Europe...

Et Rarahu, malgré ses larmes, eut encore en me regardant un sourire d'intelligence comique, qui voulait dire à peu près ceci:

-- Vois-tu cette petite sauvage!... que j'avais bien raison, Loti, de l'appeler ainsi!... mais je l'aime bien tout de même!...

Et de toutes leurs forces les deux petites s'embrassaient, et, l'instant d'après, tout était oublié.

En suivant sous les minces cocotiers les blanches plages tahitiennes, -- sur quelque pointe solitaire regardant l'immensité bleue, en quelque lieu choisi avec un goût mélancolique par des hommes des générations passées, -- de loin en loin on rencontre les monticules funèbres, les grands tumulus de corail... Ce sont lesmaraé, les sépultures des chefs d'autrefois; et l'histoire de ces morts qui dorment là-dessous se perd dans le passé fabuleux et inconnu qui précéda la découverte des archipels de la Polynésie.

-- Dans toutes les îles habitées par les Maoris, lesmaraése retrouvent sur les plages. Les insulaires mystérieux de Rapa-Nui ornaient ces tombeaux de statues gigantesques au masque horrible; les Tahitiens y plantaient seulement des bouquets d'arbres de fer. L'arbre de fer est le cyprès de là-bas, son feuillage est triste; le vent de la mer a un sifflement particulier en passant dans ses branches rigides... Ces tumulus restés blancs, malgré les années, de la blancheur du corail, et surmontés de grands arbres noirs, évoquent les souvenirs de la terrible religion du passé; c'étaient aussi les autels où les victimes humaines étaient immolées à la mémoire des morts.

-- Tahiti, disait Pomaré, était la seule île où, même dans les plus anciens temps, les victimes n'étaient pas mangées après le sacrifice; on faisait seulement le simulacre du repas macabre; les yeux, enlevés de leurs orbites, étaient mis ensemble sur un plat et servis à la reine, -- horrible prérogative de la souveraineté. (Recueilli de la bouche de Pomaré.)

Tahaapaïru, le père adoptif de Rarahu, exerçait une industrie tellement originale que dans notre Europe, si féconde en inventions de tous genres, on n'a certes encore rien imaginé de semblable.

Il était fort vieux, ce qui en Océanie n'est pas chose commune; de plus il avait de la barbe et de la barbe blanche, objet des plus rares là-bas. Aux îles Marquises la barbe blanche est une denrée presque introuvable qui sert à fabriquer des ornements précieux pour la coiffure et les oreilles de certains chefs, -- et quelques vieillards y sont soigneusement entretenus et conservés pour l'exploitation en coupes réglées de cette partie de leur personne.

Deux fois par an, le vieux Tahaapaïru coupait la sienne, et l'expédiait à Hivaoa, la plus barbare des îles Marquises, où elle se vendait au prix de l'or.

...Rarahu examinait avec beaucoup d'attention et de terreur une tête de mort que je tenais sur mes genoux.

Nous étions assis tout en haut d'un tumulus de corail, au pied des grands bois de fer. C'était le soir, dans le district perdu de Papenoo; le soleil plongeait lentement dans le grand Océan vert, au milieu d'un étonnant silence de la nature.

Ce soir-là, je regardais Rarahu avec plus de tendresse; c'était la veille d'un départ; leRendeerallait s'éloigner pour un temps, et visiter au nord l'archipel des Marquises.

Rarahu, sérieuse et recueillie, était plongée dans une de ses rêveries d'enfant que je ne savais jamais qu'imparfaitement pénétrer. Un moment elle avait été illuminée de lumière dorée, et puis, le radieux soleil s'étant abîmé dans la mer, elle se profilait maintenant en silhouette svelte et gracieuse sur le ciel du couchant...

Rarahu n'avait jamais regardé d'aussi près cet objet lugubre qui était posé là sur mes genoux et qui, pour elle comme pour tous les Polynésiens, était un horrible épouvantail.

On voyait que cette chose sinistre éveillait dans son esprit inculte une foule d'idées nouvelles, -- sans qu'elle pût leur donner une forme précise...

Cette tête devait être fort ancienne; elle était presque fossile, -- et teinte de cette nuance rouge que la terre de ce pays donne aux pierres et aux ossements... La mort a perdu de son horreur quand elle remonte aussi loin...

-- Riaria! disait Rarahu... Riaria, mot tahitien qui ne se traduit qu'imparfaitement par le motépouvantable, -- parce qu'il désigne là-bas cette terreur particulièrement sombre qui vient des spectres ou des morts...

-- Qu'est-ce qui peut tant t'effrayer dans ce pauvre crâne? demandai-je à Rarahu...

Elle répondit en montrant du doigt la bouche édentée:

-- C'est son rire, Loti; c'est son rire de Toupapahou...

... Il était une heure très avancée de la nuit quand nous fûmes de retour à Apiré, et Rarahu avait éprouvé tout le long du chemin des frayeurs très grandes... Dans ce pays où l'on n'a absolument rien à redouter, ni des plantes, ni des bêtes, ni de hommes; où l'on peut n'importe où s'endormir en plein air, seul et sans une arme, les indigènes ont peur de la nuit, et tremblent devant les fantômes...

Dans les lieux découverts, sur les plages, cela allait encore; Rarahu tenait ma main serrée dans la sienne, et chantait deshiménépour se donner du courage...

Mais il y eut un certain grand bois de cocotiers qui fut très pénible à traverser...

Rarahu y marchait devant moi, en me donnant les deux mains par derrière, -- procédé peu commode pour aller vite, -- elle se sentait plus protégée ainsi, et plus sûre de n'être point traîtreusement saisie aux cheveux par la tête de mort couleur brique...

Il faisait une complète obscurité dans ce bois, et on y sentait une bonne odeur répandue par les plantes tahitiennes. Le sol était jonché de grandes palmes desséchées qui craquaient sous nos pas. On entendait en l'air ce bruit particulier aux bois de cocotiers, le son métallique des feuilles qui se froissent; on entendait derrière les arbres des rires de Toupapahous; et à terre, c'était un grouillement repoussant et horrible: la fuite précipitée de toute une population de crabes bleus, qui à notre approche se hâtaient de rentrer dans leurs demeures souterraines...

...Le lendemain fut une journée d'adieux fort agitée...

Le soir je comptais voir enfin Taïmaha; elle était revenue à Tahiti, m'avait-on dit, et je lui avais fait donner rendez-vous par l'intermédiaire d'une des suivantes de la reine, sur la plage de Fareüte à la tombée de la nuit...

Quand, à l'heure fixée, j'arrivai dans ce lieu isolé, j'aperçu une femme immobile qui semblait attendre, la tête couverte d'un épais voile blanc...

Je m'approchai et j'appelai: Taïmaha! -- La femme voilée me laissa plusieurs fois répéter ce nom sans répondre; elle détournait la tête, et riait sous les plis de la mousseline...

J'écartai le voile et découvris la figure connue de Faïmana, qui se sauva en éclatant de rire...

Faïmana ne me dit point quelle aventure amoureuse l'avait amenée dans cet endroit où elle était vexée de m'avoir rencontré; elle n'avait jamais entendu parler de Taïmaha, et ne put me donner sur elle aucun renseignement...

Force me fut de remettre à mon retour une tentative nouvelle pour la voir; il semblait que cette femme fût un mythe, ou qu'une puissance mystérieuse prit plaisir à nous éloigner l'un de l'autre, nous réservant pour plus tard une entrevue plus saisissante...

Nous partîmes le lendemain matin un peu avant le jour; Tiahoui et Rarahu vinrent à l'heure des dernières étoiles m'accompagner jusqu'à la plage...

Rarahu pleura abondamment, -- bien que la durée du voyage duRendeerne dût pas dépasser un mois; elle avait le pressentiment peut-être que le temps délicieux que nous venions de passer tous deux ne se retrouverait plus...

L'idylle était finie... Contre nos prévisions humaines, ces heures de paix et de frais bonheur écoulées au bord du ruisseau de Fataoua, s'en étaient allées pour ne plus revenir...

(Qu'on peut se dispenser de lire, mais qui n'est pas très long.)

Le nom seul de Nuka-Hiva entraîne avec lui l'idée de pénitencier et de déportation, -- bien que rien ne justifie plus aujourd'hui cette idée fâcheuse. Depuis longues années, les condamnés ont quitté ce beau pays, et l'inutile ruine.

Libre et sauvage jusqu'en 1842, cette île appartient depuis cette époque à la France; entraînée dans la chute de Tahiti, des îles de la Société et des Pomotous, elle a perdu son indépendance en même temps que ces archipels abandonnaient volontairement la leur.

Taïohaé, capitale de l'île, renferme une douzaine d'Européens, le gouverneur, le pilote, l'évêque-missionnaire, -- les frères, -- quatre soeurs qui tiennent une école de petites filles, -- et enfin quatre gendarmes.

Au milieu de tout ce monde, la reine dépossédée, dépouillée de son autorité, reçoit du gouvernement une pension de six cents francs, plus la ration des soldats pour elle et sa famille.

Les bâtiments baleiniers affectionnaient autrefois Taïohaé comme point de relâche, et ce pays était exposé à leurs vexations; des matelots indisciplinés se répandaient dans les cases indigènes et y faisaient un grand tapage.

Aujourd'hui, grâce à la présence imposante des quatre gendarmes, ils préfèrent s'ébattre dans les îles voisines.

Les insulaires de Nuka-Hiva étaient nombreux autrefois, mais de récentes épidémies d'importation européenne les ont plus que décimés.

La beauté de leurs formes est célèbre, et la race des îles Marquises est réputée une des plus belles du monde.

Il faut quelque temps néanmoins pour s'habituer à ces visages singuliers et leur trouver du charme. Ces femmes, dont la taille est si gracieuse et si parfaite, ont les traits durs, comme taillés à coups de hache, et leur genre de beauté est en dehors de toutes les règles.

Elles ont adopté à Taïohaé les longues tuniques de mousseline en usage à Tahiti; elles portent les cheveux à moitié courts, ébouriffés, crêpés, -- et se parfument au santal.

Mais dans l'intérieur du pays, ces costumes féminins sont extrêmement simplifiés...

Les hommes se contentent partout d'une mince ceinture, le tatouage leur paraissant un vêtement tout à fait convenable.

Aussi sont-ils tatoués avec un soin et un art infinis; -- mais, par une fantaisie bizarre, ces dessins sont localisés sur une seule moitié du corps, droite ou gauche, -- tandis que l'autre moitié reste blanche, ou peu s'en faut.

Des bandes d'un bleu sombre, qui traversent leur visage, leur donnent un grand air de sauvagerie, en faisant étrangement ressortir le blanc des yeux et l'émail poli des dents.

Dans les îles voisines, rarement en contact avec les Européens, toutes les excentricités des coiffures en plumes sont encore en usage, ainsi que les dents enfilées en longs colliers et les touffes de laine noire attachées aux oreilles.

Taïohaé occupe le centre d'une baie profonde, encaissée dans de hautes et abruptes montagnes aux formes capricieusement tourmentées. -- Une épaisse verdure est jetée sur tout ce pays comme un manteau splendide; c'est dans toute l'île un même fouillis d'arbres, d'essences utiles ou précieuses; et des milliers de cocotiers, haut perchés sur leurs tiges flexibles, balancent perpétuellement leurs têtes au-dessus de ces forêts.

Les cases, peu nombreuses dans la capitale, sont passablement disséminées le long de l'avenue ombragée qui suit les contours de la plage.

Derrière cette route charmante, mais unique, quelques sentiers boisés conduisent à la montagne. L'intérieur de l'île, cependant, est tellement enchevêtré de forêts et de rochers, que rarement on va voir ce qui s'y passe, -- et les communications entre les différentes baies se font par mer, dans les embarcations des indigènes.

C'est dans la montagne que sont perchés les vieux cimetières maoris, objet d'effroi pour tous et résidence des terribles Toupapahous...

Il y a peu de passants dans la rue de Taïohaé, les agitations incessantes de notre existence européenne sont tout à fait inconnues à Nuka-Hiva. Les indigènes passent la plus grande partie du jour accroupis devant leurs cases, dans une immobilité de sphinx. Comme les Tahitiens, ils se nourrissent des fruits de leurs forêts, et tout travail leur est inutile... Si, de temps à autre, quelques-uns s'en vont encore pêcher par gourmandise, la plupart préfèrent ne pas de donner cette peine.

Lepopoï, un de leurs mets raffinés, est un barbare mélange de fruits, de poissons et de crabes fermentés en terre. Le fumet de cet aliment est inqualifiable.

L'anthropophagie, qui règne encore dans une île voisine, Hivaoa (ou la Dominique), est oubliée à Nuka-Hiva depuis plusieurs années. Les efforts des missionnaires ont amené cette heureuse modification des coutumes nationales; à tout autre point de vue cependant, le christianisme superficiel des indigènes est resté sans action sur leur manière de vivre, et la dissolution de leurs moeurs dépasse toute idée...

On trouve encore entre les mains des indigènes plusieurs images de leur dieu.

C'est un personnage à figure hideuse, semblable à un embryon humain.

La reine a quatre de ces horreurs, sculptées sur le manche de son éventail.

(Apportée aux Marquises par un bâtiment baleinier.)

Apiré, le 10 mai 1872

O Loti, mon grand ami, O mon petit époux chéri, je te salue par le vrai Dieu.

Mon coeur est très triste de ce que tu es parti au loin, de ce que je ne te vois plus.

Je te prie maintenant, ô mon petit ami chéri, quand cette lettre te parviendra, de m'écrire, pour me faire connaître tes pensées, afin que je sois contente. Il est arrivé peut-être que ta pensée s'est détournée de moi, comme il arrive ici aux hommes, quand ils ont laissé leurs femmes.

Il n'y a rien de neuf à Apiré pour le moment, si ce n'est pourtant que Turiri, mon petit chat très aimé, est fort malade, et sera peut-être absolument mort quand tu reviendras.

J'ai fini mon petit discours.

Je te salue,

RARAHU.

... En suivant vers la gauche la rue de Taïohaé, on arrive, près d'un ruisseau limpide, aux quartiers de la reine. -- Un figuier des Banians, développé dans des proportions gigantesques, étend son ombre triste sur la case royale. -- Dans les replis de ses racines, contournées comme des reptiles, on trouve des femmes assises, vêtues le plus souvent de tuniques d'une couleur jaune d'or qui donne à leur teint l'aspect du cuivre. Leur figure est d'une dureté farouche; elles vous regardent venir avec une expression de sauvage ironie.

Tout le jour assises dans un demi-sommeil, elles demeurent immobiles et silencieuses comme des idoles...

C'est la cour de Nuka-Hiva, la reine Vaékéhu et ses suivantes.

Sous cette apparence peu engageante, ces femmes sont douces et hospitalières; elles sont charmées si un étranger prend place près d'elles, et lui offrent toujours des cocos et des oranges.

Élisabeth et Atéria, deux suivantes qui parlent français, vous adressent alors, de la part de la reine, quelques questions saugrenues au sujet de la dernière guerre d'Allemagne. Elles parlent fort, mais lentement, et accentuent chaque mot d'une manière originale. Les batailles où plus de milles hommes sont engagés excitent leur sourire incrédule; la grandeur de nos armées dépasse leurs conceptions...

L'entretien pourtant languit bientôt; quelques phrases échangées leur suffisent, leur curiosité est satisfaite, et la réception terminée, la cour se modifie de nouveau, et, quoi que vous fassiez pour réveiller l'attention, on ne prend plus garde à vous...

La demeure royale, élevée par les soins du gouvernement français, est située dans un recoin solitaire, entourée de cocotiers et de tamaris.

Mais au bord de la mer, à côté de cette habitation modeste, une autre case, case d'apparat, construite avec tout le luxe indigène, révèle encore l'élégance de cette architecture primitive.

Sur une estrade en larges galets noirs, de lourdes pièces de magnifique bois des îles soutiennent la charpente. La voûte et les murailles de l'édifice sont formées de branches de citronnier choisies entre mille, droites et polies comme des joncs; tous ces bois sont liés entre eux par des amarrages de cordes de diverses couleurs, disposés de manière à former des dessins réguliers et compliqués.

Là encore, la Cour, la reine et ses fils passent de longues heures d'immobilité et de repos, en regardant sécher leurs filets à l'ardeur du soleil.

Les pensées qui contractent le visage étrange de la reine restent un mystère pour tous, et le secret de ses éternelles rêveries est impénétrable. Est-ce tristesse ou abrutissement? Songe-t-elle à quelque chose, ou bien à rien? Regrette-t-elle son indépendance et la sauvagerie qui s'en va, et son peuple qui dégénère et lui échappe?...

Atéria, qui est son ombre et son chien, serait en position de la savoir: peut-être cette inévitable fille nous l'apprendrait-elle, mais tout porte à croire qu'elle ignore; il se peut même qu'elle n'y ait jamais songé...

Vaékéhu consentit avec une bonne grâce parfaite à poser pour plusieurs éditions de son portrait; jamais modèle plus calme ne se laissa examiner plus à loisir.

Cette reine déchue, avec ses grands cheveux en crinière et son fier silence, conserve encore une certaine grandeur...

Un soir, au clair de la lune, comme je passais seul dans un sentier boisé qui mène à la montagne, les suivantes m'appelèrent.

Depuis longtemps malade, leur souveraine, disaient-elles, s'en allait mourir.

Elle avait reçu l'extrême-onction de l'évêque missionnaire.

Vaékéhu -- étendue à terre -- tordait ses bras tatoués avec toutes les marques de la plus vive souffrance; ses femmes, accroupies autour d'elle, avec leurs grands cheveux ébouriffés, poussaient des gémissements et menaient deuil (suivant l'expression biblique qui exprime parfaitement leur façon particulière de se lamenter).

On voit rarement dans notre monde civilisé des scènes aussi saisissantes; dans cette case nue, ignorante de tout l'appareil lugubre qui ajoute en Europe aux horreurs de la mort, l'agonie de cette femme révélait une poésie inconnue pleine d'une amère tristesse...

Le lendemain de grand matin, je quittais Nuka-Hiva pour n'y plus revenir, et sans savoir si la souveraine était allée rejoindre les vieux rois tatoués ses ancêtres.

Vaékéhu est la dernière des reines de Nuka-Hiva; autrefois païenne et quelque peu cannibale, elle s'était convertie au christianisme, et l'approche de la mort ne lui causait aucune terreur...

Notre absence avait duré juste un mois, le mois de mai 1872.

Il était nuit close, lorsque leRendeerrevint mouiller sur rade de Papeete, le 1er juin, à huit heures du soir.

Quand je mis pied à terre dans l'île délicieuse, une jeune femme qui semblait m'attendre, sous l'ombre noire des bouraos, s'avança et dit:

-- Loti, c'est toi?... Ne t'inquiète pas de Rarahu; elle t'attend à Apiré où elle m'a chargée de te ramener près d'elle. Sa mère Huamahine est morte la semaine passée; son père Tahaapaïru est mort ce matin, et elle est restée auprès de lui avec les femmes d'Apiré pour la veillée funèbre.

"Nous t'attendions tous les jours, continua Tiahoui, et nous avions souvent les yeux fixés sur l'horizon de la mer. Ce soir, au coucher du soleil, dès qu'une voile blanche a paru au large, nous avons reconnu leRendeer; nous l'avons ensuite vu entrer par la passe de Tanoa, et c'est alors que je suis venue ici pour t'attendre.

Nous suivîmes la plage pour gagner la campagne. Nous marchions vite, par des chemins détrempés; il était tombé tout le jour une des dernières grandes pluies de l'hivernage, et le vent chassait encore d'épais nuages noirs.

Tiahoui m'apprit en route qu'elle s'était mariée depuis quinze jours avec un jeune Tahitien nommé Téharo; elle avait quitté le district d'Apiré pour habiter avec son mari celui de Papéuriri, situé à deux jours de marche dans le sud-ouest. Tiahoui n'était plus la petite fille rieuse et légère que j'avais connue. Elle causait gravement, on la sentait plus femme et plus posée.

Nous fûmes bientôt dans les bois. Le ruisseau de Fataoua, grossi comme un torrent, grondait sur les pierres; le vent secouait les branches mouillées sur nos têtes, et nous couvrait de larges gouttes d'eau.

Une lumière apparut de loin, brillant sous bois, dans la case qui renfermait la cadavre de Tahaapaïru.

Cette case, qui avait abrité l'enfance de ma petite amie, était ovale, basse comme toutes les cases tahitiennes, et bâtie sur une estrade en gros galets noirs. Les murailles en étaient faites de branches minces de bourao, placées verticalement et laissant des vides entre elles, comme les barreaux d'une cage. A travers, on distinguait des formes humaines immobiles, dont la lampe agitée par le vent déplaçait les ombres fantastiques.

Au moment où je franchissais le seuil funèbre, Tiahoui me repoussa brusquement à droite; -- je n'avais pas vu les deux grands pieds du mort qui débordaient à gauche sur la porte; -- j'avais failli les heurter, -- un frisson me parcourut le corps, et je détournai la tête pour ne les point voir.

Cinq ou six femmes étaient là, assises en rang le long du mur -- et, au milieu d'elles, Rarahu fixant sur la porte un regard anxieux et sombre...

Rarahu m'avait reconnu au seul bruit de mon pas; elle courut à moi et m'entraîna dehors...

Nous nous étions embrassés longuement, en nous serrant dans nos bras enlacés, et puis nous nous étions assis tous deux sur la mousse humide, près de la case où dormait ce cadavre. Elle ne songeait plus à avoir peur, et nous causions tout bas, comme dans le voisinage des morts.

Rarahu était seule au monde, bien seule. Elle avait décidé de quitter le lendemain le toit de pandanus où ses vieux parents venaient de mourir.

-- Loti, disait-elle, si bas que sa petite voix douce était comme un souffle à mon oreille, Loti, veux-tu que nous habitions ensemble une case dans Papeete? Nous vivrons comme vivaient ton frère Rouéri et Taïmaha, comme vivent plusieurs autres qui se trouvent très heureux, et auxquels la reine ni le gouverneur ne trouvent rien à redire. Je n'ai plus que toi au monde et tu ne peux pas m'abandonner... Tu sais même qu'il y a des hommes de ton pays qui se sont trouvés si bien de cette existence, qu'ils se sont faits Tahitiens pour ne plus partir...

Je savais cela fort bien; j'avais parfaitement conscience de ce charme tout-puissant de volupté et de nonchalance; et c'est pour cela que je le redoutais un peu...

Cependant, une à une, les femmes de la veillée funèbre étaient sorties sans bruit et s'en étaient allées par le sentier d'Apiré. Il se faisait fort tard...

-- Maintenant, rentrons, dit-elle...

Les longs pieds nus se voyaient du dehors; nous passâmes devant, tous deux, avec un même frisson de frayeur. Il n'y avait plus auprès du mort qu'une vieille femme accroupie, une parente, qui causait à demi-voix avec elle-même. Elle me souhaita le bonsoir à voix basse et me dit:

-- "A parahi oé!" (Assieds-toi!)

Alors je regardai ce vieillard, sur lequel tremblait la lueur indécise d'une lampe indigène. -- Ses yeux et sa bouche étaient à demi ouverts; sa barbe blanche avait dû pousser depuis la mort, on eût dit un lichen sur de la pierre brune; ses longs bras tatoués de bleu, qui avaient depuis longtemps la rigidité de la momie, étaient tendus droits de chaque côté de son corps; -- ce qui surtout était saillant dans cette tête morte, c'étaient les traits caractéristiques de la race polynésienne, l'étrangeté maorie. -- Tout le personnage était le type idéal du Toupapahou...

Rarahu ayant suivi mon regard, ses yeux tombèrent sur le mort; elle frissonna et détourna la tête. -- La pauvre petite se raidissait contre la terreur; elle voulait rester quand même auprès de celui qui avait entouré de quelques soins son enfance. -- Elle avait sincèrement pleuré la vieille Huamahine, mais ce vieillard glacé n'avait guère fait pour elle que lalaisser croître; elle ne lui était attachée que par un sentiment de respect et de devoir; son corps effrayant qui était là ne lui inspirait plus qu'une immense horreur...

... La vieille parente de Tahaapaïru s'était endormie. -- La pluie tombait, torrentielle, sur les arbres, sur le chaume du toit, avec des bruits singuliers, des fracas de branches, des craquements lugubres. -- Les Toupapahous étaient là dans le bois, se pressant autour de nous, pour regarder par toutes les fentes de la muraille ce nouveau personnage, qui depuis le matin était des leurs. On s'attendait à toute minute à voir entre les barreaux passer leurs mains blêmes...

-- Reste, ô mon Loti, disait Rarahu... Si tu partais, demain je serais morte de frayeur...

... Et je restai toute la nuit auprès d'elle, tenant sa main dans les miennes; je restai auprès d'elle jusqu'au moment où les premières lueurs du jour se mirent à filtrer à travers les barreaux de sa demeure. -- Elle avait fini par s'endormir, sa petite tête délicieuse, amaigrie et triste, appuyée sur mon épaule. -- Je l'étendis tout doucement sur des nattes, et m'en allai sans bruit...

Je savais que le matin les Toupapahous s'évanouissent, et qu'à cette heure je pouvais sans danger la quitter...

... Non loin du palais, derrière les jardins de la reine, dans une des avenues les plus vertes et les plus paisibles de Papeete, était une petite case fraîche et isolée. -- Elle était bâtie au pied d'une touffe de cocotiers si hauts, qu'on eût dit là-dessous une habitation lilliputienne. -- Elle avait sur la rue une véranda que garnissaient des guirlandes de vanille. -- Derrière était un enclos, fouillis de mimosas, de lauriers-roses et d'hibiscus. -- Des pervenches roses croissaient tout alentour, fleurissaient sur les fenêtres et jusque dans les appartements. -- Tout le jour on était à l'ombre dans ce recoin, et le calme n'y était jamais troublé.

Là, huit jours après la mort de son père adoptif, Rarahu vint s'établir avec moi.

C'était son rêve accompli.

Un beau soir de l'hiver austral, -- le 12 juin 1872, -- il y eut grande réception chez nous: c'était lemuo-faré(la consécration du logis). -- Nous donnions un grandamurama, un souper et un thé. -- Les convives étaient nombreux, et deux Chinois avaient été enrôlés pour la circonstance, gens habiles à composer des pâtisseries fines, au gingembre, -- et à construire des pièces montées d'un aspect fantastique.

Au nombre des invités étaient d'abord John, mon frère John, qui passait au milieu des fêtes de là-bas comme une belle figure mystique, inexplicable pour les Tahitiennes qui jamais ne trouvaient le chemin de son coeur, ni le côté vulnérable de sa pureté de néophyte.

Il y avait encore Plumket, dit Remuna, -- le prince Touinvira, le plus jeune fils de Pomaré, -- et deux autres initiés duRendeer. -- Et puis toute la bande de voluptueuse des suivantes de la cour, Faïmana, Téria, Maramo, Raouéra, Tarahu, Eréré, Taouna, jusqu'à la noire Tétouara.

Rarahu avait oublié sa rancune de petite fille contre toutes ces femmes, maintenant qu'elle allait en maîtresse leur faire les honneurs du logis; -- absolument comme Louis XII, roi de France, oublia les injures du duc d'Orléans.

Aucun des invités ne manqua au rendez-vous, et le soir, à onze heures, la case fut remplie de jeunes femmes en tunique de mousseline, couronnées de fleurs, buvant gaîment du thé, des sirops, de la bière, croquant du sucre et des gâteaux, et chantant deshiméné.

Dans le courant de la soirée, il se produisit un incident bien regrettable, au point de vue du décorum anglais. Le grand chat de Rarahu, apporté le matin même d'Apiré et qu'on avait par prudence enfermé dans une armoire, fit une brusque apparition sur la table, effaré, poussant des cris de désespoir, chavirant les tasses et sautant aux vitres.

Sa petite maîtresse l'embrassa tendrement et le réintégra dans son armoire. -- L'incident fut clos de cette manière et, quelques jours plus tard, ce même Turiri, complètement apprivoisé, devint un chat citadin, des mieux éduqués et des plus sociables.

A ce souper sardanapalesque, Rarahu était déjà méconnaissable; elle portait une toilette nouvelle, une belle tapa de mousseline blanche à traîne qui lui donnait fort grand air; elle faisait les honneurs de chez elle avec aisance et grâce, -- s'embrouillant un peu par instants, et rougissant après, mais toujours charmante. -- On me complimentait sur ma maîtresse; les femmes elles-mêmes, Faïmana la première, disaient: "Merahi menehenehé!" (Qu'elle est jolie!) John était un peu sérieux, et lui souriait tout de même avec bienveillance. -- Elle rayonnait de bonheur; c'était son entrée dans le monde des jeunes femmes de Papeete, entrée brillante qui dépassait tout ce que son imagination d'enfant avait pu concevoir et désirer.

C'est ainsi que joyeusement elle franchit le pas fatal. Pauvre petite plante sauvage, poussée dans les bois, elle venait de tomber comme bien d'autres dans l'atmosphère malsaine et factice où elle allait languir et se faner.

Nos jours s'écoulaient très doucement, au pied des énormes cocotiers qui ombrageaient notre demeure.

Se lever chaque matin, un peu après le soleil; franchir la barrière du jardin de la reine; et là, dans le ruisseau du palais, sous les mimosas, prendre un bain fort long, -- qui avait un charme particulier, dans la fraîcheur de ces matinées si pures de Tahiti.

Ce bain se prolongeait d'ordinaire en causeries nonchalantes avec les filles de la cour, et nous menait jusqu'à l'heure du repas de midi. -- Le dîner de Rarahu était toujours très frugal; comme autrefois à Apiré, elle se contentait des fruits cuits de l'arbre-à-pain, et de quelques gâteaux sucrés que les Chinois venaient chaque matin nous vendre.

Le sommeil occupait ensuite la plus grande partie de nos journées. -- Ceux-là qui ont habité sous les tropiques connaissent ce bien-être énervant du sommeil de midi. -- Sous la véranda de notre demeure, nous tendions des hamacs d'aloès, et là nous passions de longues heures à rêver ou à dormir, au bruit assoupissant des cigales.

Dans l'après-midi, c'était généralement l'amie Téourahi que l'on voyait arriver, pour jouer aux cartes avec Rarahu. -- Rarahu, qui s'était fait initier aux mystères de l'écarté, aimait passionnément, comme toutes les Tahitiennes, ce jeu importé d'Europe; et les deux jeunes femmes, assises l'une devant l'autre sur une natte, passaient des heures, attentives et sérieuses, absolument captivées par les trente-deux petites figures peintes qui glissaient entre leurs doigts.

Nous avions aussi la pêche au corail sur le récif. -- Rarahu m'accompagnait souvent en pirogue dans ces excursions, où nous fouillions l'eau tiède et bleue, à la recherche de madrépores rares ou de porcelaines. -- Il y avait toujours dans notre jardin inculte, sous les broussailles d'orangers et de gardénias, des coquilles qui séchaient, des coraux qui blanchissaient au soleil, mêlant leur ramure compliquée aux herbes et aux pervenches roses...

C'était là cette vie exotique, tranquille et ensoleillée, cette vie tahitienne telle que jadis l'avait menée mon frère Rouéri, telle que je l'avais entrevue et désirée, dans ces étranges rêves de mon enfance qui me ramenaient sans cesse vers ces lointains pays du soleil. -- Le temps s'écoulait, et tout doucement se tissaient autour de moi ces mille petits fils inextricables, faits de tous les charmes de l'Océanie, qui forment à la longue des réseaux dangereux, des voiles sur le passé, la patrie et la famille, -- et finissent par si bien vous envelopper qu'on ne s'échappe plus...

... Rarahu chantait beaucoup toujours. Elle se faisait différentes petites voix d'oiseau, tantôt stridentes, tantôt douces comme des voix de fauvettes, et qui montaient jusqu'aux plus extrêmes de la gamme. -- Elle était restée un des premiers sujets du choeur d'himénéd'Apiré...

De son enfance passée dans les bois, elle avait conservé le sentiment d'une poésie contemplative et rêveuse; elle traduisait ses conceptions originales par des chants; elle composait deshiménédont le sens vague et sauvage resterait inintelligible pour des Européens auxquels on chercherait à les traduire. -- Mais je trouvais à ces chants bizarres un singulier charme de tristesse, -- surtout quand ils s'élevaient doucement dans le grand silence des midis d'Océanie...

Quand venait le soir, Rarahu s'occupait généralement de préparer ses couronnes de fleurs pour la nuit. -- Mais rarement elle les composait elle-même; il y avait certains Chinois en renom qui savaient en fabriquer de très extraordinaires; avec des corolles et des feuilles de vraies fleurs combinées ensemble, ils arrivaient à produire des fleurs nouvelles et fantastiques, -- vraies fleurs de potiches, empreintes d'une grâce artificielle et chinoise...

Les fleurs de gardénia blanc, à l'odeur ambrée, étaient toujours employées à profusion dans ces grandes couronnes singulières, qui étaient le principal luxe de Rarahu.

Un autre objet de parure, plushabilléque la simple couronne de fleurs, était la couronne depiia, faite d'une paille fine et blanche comme la paille de riz, et tressée par les mains des Tahitiennes avec une délicatesse et un art infinis. Sur la couronne de piia, se posait lereva-reva(dereva-reva,flotter) qui complétait cette coiffure des fêtes, et s'éployait comme un nuage, au moindre souffle du vent...

Les reva-reva sont de grosses touffes de rubans transparents et impalpables, d'une nuance d'or vert, que les Tahitiennes retirent du coeur des cocotiers.

La nuit venue, quand Rarahu était parée, et que ses grands cheveux étaient dénoués, nous partions ensemble pour la promenade. Nous allions circuler avec la foule devant les échoppes illuminées des marchands chinois, dans la grande rue de Papeete, ou bien faire cercle au clair de lune, autour des danseuses deupa-upa.

De bonne heure nous rentrions au logis, et Rarahu, qui se mêlait rarement aux plaisirs des autres jeunes femmes, était réputée partout pour une petite fille très sage...

C'était encore pour nous deux une époque de tranquille bonheur, et cependant ce n'étaient plus nos jours de paix profonde, d'insouciante gaîté des bois de Fataoua...

C'était quelque chose de plus troublé et de plus triste. -- Je l'aimais davantage, parce qu'elle était seule au monde, parce que pour le peuple de Papeete elle était ma femme. -- Les habitudes douces de la vie à deux nous unissaient plus étroitement chaque jour, et cependant cette vie qui nous charmait n'avait point de lendemain possible, elle allait se dénouer bientôt par le départ et la séparation...

... Séparation des séparations, qui mettrait entre nous les continents et les mers, et l'épaisseur effroyable du monde...

...Il avait été décidé que nous irions ensemble rendre une visite à Tiahoui, dans son district lointain, et Rarahu depuis longtemps s'était promis une grande joie de ce voyage.

Un beau matin, par la route de Faaa, nous partîmes à pied tous deux, emportant sur l'épaule notre léger bagage de Tahitiens: une chemise blanche pour moi, deux pareos, et une tapa de mousseline rose pour Rarahu...

On voyage dans cet heureux pays comme on eût voyagé aux temps de l'âge d'or, si les voyages eussent été inventés à cette époque reculée...

Il n'est besoin d'emporter avec soi ni armes, ni provisions, ni argent; l'hospitalité vous est offerte partout, cordiale et gratuite, et dans toute l'île il n'existe d'autres animaux dangereux que quelques colons européens; encore sont-ils fort rares, et à peu près localisés dans la ville de Papeete...

Notre première étape fut à Papara, où nous arrivâmes au coucher du soleil, après une journée de marche; c'était l'heure où les pêcheurs indigènes revenaient du large dans leurs minces pirogues à balancier; les femmes du district les attendaient groupées sur la plage, et nous n'eûmes que l'embarras de choisir pour accepter un gîte. L'une après l'autre, les pirogues effilées abordaient sous les cocotiers; les rameurs nus battaient l'eau tranquille à grands coups de pagayes, et sonnaient bruyamment de leurs trompes en coquillage, comme des tritons antiques; cela était vivant et original, simple et primitif comme une scène des premiers âges du monde...

Dès l'aube, le lendemain, nous nous remîmes en route...

Le pays autour de nous devenait plus grandiose et plus sauvage. -- Nous suivions sur le flanc de la montagne un sentier unique, d'où la vue dominait toute l'immensité de la mer; -- çà et là des îlots bas, couverts d'une végétation invraisemblable; des pandanus à la physionomie antédiluvienne; des bois qu'on eût dit échappés de la période éteinte du Lias. -- Un ciel lourd et plombé comme celui des âges détruits; un soleil à demi voilé, promenant sur le Grand Océan morne de pâles traînées d'argent...

De loin en loin nous rencontrions, les huttes ovales aux toits de chaume, et les graves Tahitiens, accroupis, occupés à suivre dans un demi-sommeil leurs rêveries éternelles; des vieillards tatoués, au regard de sphinx, à l'immobilité de statue; je ne sais quoi d'étrange et de sauvage qui jetait l'imagination dans des régions inconnues..

Destinée mystérieuse que celle de ces peuplades polynésiennes, qui semblent les restes oubliés des races primitives; qui vivent là-bas d'immobilité et de contemplation, qui s'éteignent tout doucement au contact des races civilisées, et qu'un siècle prochain trouvera probablement disparues.


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