Chapter 2

— Un poème, Jacques! tu fais un poème, toi!

Pour toute réponse, Jacques tira de dessous sa veste un énorme cahier rouge qu’il avait cartonné lui-même, et en tête duquel il avait écrit de sa plus belle main: [20]

RELIGION! RELIGION!Poème en douze chantsPAR EYSSETTE (JACQUES).

RELIGION! RELIGION!Poème en douze chantsPAR EYSSETTE (JACQUES).

C’était si grand que j’en eus comme un vertige.

Ah! pauvre cher Eyssette (Jacques!), comme je vous aurais sauté au cou de bon cœur, si j’avais osé! Mais je n’osai pas.... Songez donc!...Religion! Religion!poème en douze chants!... Pourtant la vérité m’oblige à dire que ce poème en douze chants était loin d’être terminé.  Je crois même qu’il n’y avait encore de fait que les quatre premiers vers du premier chant; mais comme disait Eyssette (Jacques) avec beaucoup de raison: “Maintenant que j’ai mes quatre premiers vers, le reste n’est rien; ce n’est qu’une affaire de temps.”

Ce reste qui n’était rien qu’une affaire de temps, jamais Eyssette (Jacques) n’en put venir à bout.... Que voulez-vous? les poèmes ont leurs destinées; il parait que la destinée deReligion! Religion!poème en douze chants, était de ne pas être en douze chants du tout.  Le poète eut beau faire, il n’alla jamais plus loin que les quatre premiers vers.  C’était fatal.  A la fin, le malheureux garçon, impatienté, congédia la Muse (on disait encore la Muse en ce temps-là).  Et le cahier rouge?... Oh! le cahier rouge, il avait sa destinée aussi, celui-là.

Jacques me dit: “Je te le donne, mets-y ce que tu voudras.”  Savez-vous ce que j’y mis, moi?... Mes [21] poésies, parbleu! les poésies du petit Chose.  Jacques m’avait donné son mal.

Et maintenant, si le lecteur le veut bien, pendant que le petit Chose est en train de cueillir des rimes, nous allons d’une enjambée franchir quatre où cinq années de sa vie.  J’ai hâte d’arriver à un certain printemps de 18.., dont la maison Eyssette n’a pas encore aujourd’hui perdu le souvenir; on a comme cela des dates dans les familles.

Du reste, ce fragment de ma vie que je passe sous silence, le lecteur ne perdra rien à ne pas le connaître.  C’est toujours la même chanson, des larmes et de la misère! les affaires qui ne vont pas, des loyers en retard, des créanciers qui font des scènes, les diamants de la mère vendus, l’argenterie au mont-de-piété, les draps de lit qui ont des trous, les pantalons qui ont des pièces; des privations de toutes sortes, des humiliations de tous les jours, l’éternel “comment ferons-nous demain?” le coup de sonnette insolent des huissiers, le concierge qui sourit quand on passe, et puis les emprunts, et puis les protêts, et puis... et puis....

Nous voilà donc en 18..

Cette année-là, le petit Chose achevait sa philosophie.

C’était, si j’ai bonne mémoire; un jeune garçon très prétentieux, se prenant tout à fait au sérieux comme philosophe et aussi comme poète; du reste pas plus haut qu’une botte et sans un poil de barbe au menton.

Or, un matin que ce grand philosophe de petit Chose se disposait à aller en classe, M. Eyssette père l’appela dans le magasin, et, sitôt qu’il le vit entrer, lui fit de sa voix brutale:  [22]

— Daniel, jette tes livres, tu ne vas plus au collège.

Ayant dit cela, M. Eyssette père se mit à marcher à grands pas dans le magasin, sans parler.  Il paraissait très ému, et le petit Chose aussi, je vous assure.... Après un long moment de silence, M. Eyssette père reprit la parole:

— Mon garçon, dit-il, j’ai une mauvaise nouvelle à t’apprendre, oh! bien mauvaise... nous allons être obligés de nous séparer tous, voici pourquoi.

Ici, un grand sanglot, un sanglot déchirant retentit derrière la porte entre-bâillée.

— Jacques, tu es un âne! cria M. Eyssette sans se retourner, puis il continua:

— Quand nous sommes venus a Lyon, il y a huit ans, ruinés par les révolutionnaires, j’espérais, à force de travail, arriver à reconstruire notre fortune; mais le démon s’en mêle!  Je n’ai réussi qu’a nous enfoncer jusqu’au cou dans les dettes et dans la misère.... A présent, c’est fini, nous sommes embourbes.... Pour sortir de là, nous n’avons qu’un parti à prendre, maintenant que vous voilà grandis: vendre le peu qui nous reste et chercher notre vie chacun de notre côté.

Un nouveau sanglot de l’invisible Jacques vint interrompre M. Eyssette; mais il était tellement ému lui-même qu’il né se fâcha pas.  Il fit seulement signe à Daniel de fermer la porte, et, la porte fermée, il reprit:

— Voici donc ce que j’ai décidé: jusqu’à nouvel ordre, ta mère va s’en aller vivre dans le Midi, chez son frère, l’oncle Baptiste.  Jacques restera à Lyon; il a trouvé un petit emploi au mont-de-piété.  Moi, j’entre comme [23] commis-voyageur à la société vinicole.... Quant à toi, mon pauvre enfant, il va falloir aussi que tu gagnes ta vie.... Justement, je reçois une lettre du recteur qui te propose une place de maître d’étude; tiens, lis!

Le petit Chose prit la lettre.

— D’après ce que je vois, dit-il tout en lisant, je n’ai pas de temps à perdre.

— Il faudrait partir demain.

— C’est bien, je partirai.

Là-dessus le petit Chose replia la lettre et la rendit à son père d’une main qui né tremblait pas.  C’était un grand philosophe, comme vous voyez.

A ce moment, Mme Eyssette entra dans le magasin, puis Jacques timidement derrière elle.... Tous deux s’approchèrent du petit Chose et l’embrassèrent en silence; depuis la veille ils étaient au courant de ce qui se passait.

— Qu’on s’occupe de sa malle! fit brusquement M. Eyssette, il part demain matin par le bateau.

Mme Eyssette poussa un gros soupir, Jacques esquissa un sanglot, et tout fut dit.

On commençait à être fait au malheur dans cette maison-là.

Le lendemain de cette journée mémorable, toute la famille accompagna le petit Chose au bateau.  Par une coïncidence singulière, c’était le même bateau qui avait amené les Eyssettes à Lyon six ans auparavant.  Naturellement on se rappela le parapluie d’Annou, le perroquet de Robinson, et quelques autres épisodes du débarquement.  Ces souvenirs égayèrent un peu ce [24] triste départ, et amenèrent l’ombre d’un sourire sur les lèvres de Mme Eyssette.

Tout à coup la cloche sonna.  Il fallait partir.

Le petit Chose, s’arrachant aux étreintes de ses amis, franchit bravement la passerelle.

— Sois sérieux, lui cria son père.

— Ne sois pas malade, dit Mme Eyssette.

Jacques voulait parler, mais il ne put pas; il pleurait trop.

Le petit Chose ne pleurait pas, lui.  La joie de quitter Lyon, le mouvement du bateau, l’ivresse du voyage, l’orgueil de se sentir homme,—homme libre, homme fait, voyageant seul et gagnant sa vie,—tout cela l’empêchait de songer, comme il aurait dû, aux trois êtres chéris qui sanglotaient là-bas, debout sur les quais du Rhône....

Le premier soin du petit Chose, en arrivant dans sa ville natale, fut de se rendre à l’Académie, où logeait M. le recteur.

Ce recteur, ami d’Eyssette père, était un grand beau vieux, alerte et sec, n’ayant rien qui sentît le pédant, ni quoi que ce fût de semblable.  Il accueillit Eyssette fils avec une grande bienveillance.  Toutefois, quand on l’introduisit dans son cabinet, le brave homme ne put retenir un geste de surprise.

— Ah! mon Dieu! dit-il, comme il est petit!

Le fait est que le petit Chose était ridiculement petit; et puis l’air si jeune, si mauviette!

L’exclamation du recteur lui porta un coup terrible: “Ils ne vont pas vouloir de moi,” pensa-t-il.  Et tout son corps se mit à trembler.  [25]

Heureusement, comme s’il eût deviné ce qui se passait dans cette pauvre petite cervelle, le recteur reprit:

— Approche ici, mon garçon.... Nous allons donc faire de toi un maître d’étude.... A ton âge, avec cette taille et cette figure-là, le métier te sera plus dur qu’à un autre.... Mais enfin, puisqu’il le faut, puisqu’il faut que tu gagnes ta vie, mon cher enfant, nous arrangerons cela pour le mieux.... En commençant, on ne te mettra pas dans une grande baraque.... Je vais t’envoyer dans un collège communal, à quelques lieues d’ici, à Sarlande, en pleine montagne.... Là tu feras ton apprentissage d’homme, tu t’aguerriras au métier, tu grandiras, puis nous verrons!

Tout en parlant, M. le recteur écrivait au principal du collège de Sarlande pour lui présenter son protège.  La lettre terminée, il la remit au petit Chose et l’engagea à partir le jour même; là-dessus, il lui donna quelques sages conseils et le congédia d’une tape amicale sur la joue en lui promettant de ne pas le perdre de vue.

Voilà mon petit Chose bien content.  Quatre à quatre il dégringole l’escalier séculaire de l’Académie et s’en va d’une haleine retenir sa place pour Sarlande.

La diligence ne part que dans l’après-midi; encore quatre heures à attendre!  Le petit Chose en profite pour aller parader au soleil, sur l’esplanade, et se montrer à ses compatriotes.  Ce premier devoir accompli, il songe à prendre quelque nourriture et se met en quête d’un cabaret à portée de son escarcelle.... Juste en face les casernes, il en avise un propret, reluisant, avec une belle enseigne toute neuve.  [26]

Au Compagnon du tour de France.

Au Compagnon du tour de France.

— Voici mon affaire, se dit-il.  Et, après quelques minutes d’hésitation,—c’est la première fois que le petit Chose entre dans un restaurant,—il pousse résolument la porte.

Le cabaret est désert pour le moment.  Des murs peints à la chaux..., quelques tables de chêne.... Dans un coin de longues cannes de compagnons, à bouts de cuivre, ornées de rubans multicolores.... Au comptoir un gros homme qui ronfle, le nez dans un journal.

— Holà! quelqu’un! dit le petit Chose, en frappant de son poing fermé sur les tables, comme un vieux coureur de tavernes.

Le gros homme du comptoir ne se réveillé pas pour si peu; mais du fond de l’arrière-boutique la cabaretière accourt.... En voyant le nouveau client que l’ange Hasard lui amène, elle pousse un grand cri:

— Miséricorde! monsieur Daniel!

— Annou! ma vieille Annou! répond le petit Chose.  Et les voilà dans les bras l’un de l’autre.

Eh! mon Dieu, oui, c’est Annou, la vieille Annou, anciennement bonne des Eyssette, maintenant cabaretière, mère des compagnons, mariée à Jean Peyrol, ce gros qui ronfle là-bas dans le comptoir.... Et comme elle est heureuse, si vous saviez, cette brave Annou, comme elle est heureuse de revoir M. Daniel! comme elle l’embrasse! comme elle l’étreint! comme elle l’étouffe!  [27]

Au milieu de ces effusions, l’homme du comptoir se réveille.

Il s’étonne d’abord un peu du chaleureux accueil que sa femme est en train de faire à ce jeune inconnu; mais quand on lui apprend que ce jeune inconnu est M. Daniel Eyssette en personne, Jean Peyrol devient rouge de plaisir et s’empresse autour de son illustre visiteur.

— Avez-vous déjeuné, monsieur Daniel?

— Ma foi! non, mon bon Peyrol;... c’est précisément ce qui m’a fait entrer ici.

Justice divine!... M. Daniel n’a pas déjeuné!... La vieille Annou court à la cuisine; Jean Peyrol se précipite à la cave.

En un tour de main, le couvert est mis, la table est parée, le petit Chose n’a qu’à s’asseoir et à fonctionner.... A sa gauche Annou lui taille des mouillettes pour ses œufs, des œufs du matin, blancs, crémeux, duvetés.... A sa droite Jean Peyrol lui verse un vieux Château-Neuf-des-Papes, qui semble une poignée de rubis jetée au fond de son verre.... Le petit Chose est très heureux.

Il parle, il boit, il mange, il s’anime; ses yeux brillent, sa joue s’allume.  Holà! maître Peyrol, qu’on aille chercher des verres! le petit Chose va trinquer.... Jean Peyrol apporte les verres et on trinque... d’abord à Mme Eyssette, ensuite à M. Eyssette, puis à Jacques, à Daniel, à la vieille Annou, au mari d’Annou, à l’Université..., à quoi encore?...

Deux heures se passent ainsi en libations et en bavardages.  On cause du passé couleur de deuil, de [28] l’avenir couleur de rose.  On se rappelle la fabrique, Lyon, la rue Lanterne, ce pauvre abbé qu’on aimait tant....

Tout à coup le petit Chose se levé pour partir....

— Déjà! dit tristement la vieille Annou.

Le petit Chose s’excuse; il à quelqu’un de la ville à voir avant de s’en aller, une visite très importante.... Quel dommage! on était si bien!... On avait tant de choses à se raconter encore!... Enfin, puisqu’il le faut, puisque M. Daniel à quelqu’un de la ville à voir, ses amis duTour de Francene veulent pas le retenir plus longtemps.... “Bon voyage, monsieur Daniel! Dieu vous conduise, notre cher maître!”  Et jusqu’au milieu de la rue Jean Peyrol et sa femme l’accompagnent de leurs bénédictions.

Or, savez vous quel est ce quelqu’un de la ville que le petit Chose veut voir avant de partir?

C’est la fabrique, cette fabrique qu’il aimait tant et qu’il à tant pleurée!... c’est le jardin, les ateliers, les grands platanes, tous les amis de son enfance, toutes ses joies du premier jour.... Que voulez-vous?  Le cœur de l’homme a de ces faiblesses; il aime ce qu’il peut, même du bois, même des pierres, même une fabrique.... D’ailleurs l’histoire est là pour vous dire que le vieux Robinson, de retour en Angleterre, reprit la mer, et fit je ne sais combien de mille lieues pour revoir son île déserte.

Il n’est donc pas étonnant que, pour revoir la sienne, le petit Chose fasse quelques pas.

Déjà les grands platanes, dont la tête empanachée regarde par-dessus les maisons, ont reconnu leur ancien [29] ami qui vient vers eux à toutes jambes.  De loin ils lui font signe et se penchent les uns vers les autres, comme pour se dire: Voilà Daniel Eyssette! Daniel Eyssette est de retour!

Et lui se dépêche, se dépêche; mais arrivé devant la fabrique, il s’arrête stupéfait.

De grandes murailles grises sans un bout de laurier-rose ou de grenadier qui dépasse.... Plus de fenêtres, des lucarnes; plus d’ateliers, une chapelle.  Au-dessus de la porte une grosse croix de grès rouge avec un peu de latin autour!...

Ô douleur! la fabrique n’est plus la fabrique; c’est un couvent de Carmélites, où les hommes n’entrent jamais.

Sarlande est une petite ville des Cévennes, bâtie au fond d’une étroite vallée que la montagne enserre de partout comme un grand mur.  Quand le soleil y donne, c’est une fournaise; quand la tramontane souffle, une glacière....

Le soir de mon Arrivée, la tramontane faisait rage depuis le matin; et quoiqu’on fût au printemps, le petit Chose, perché sur le haut de la diligence, sentit, en entrant dans la ville, le froid le saisir jusqu’au cœur.

Les rues étaient noires et désertes.... Sur la place d’armes quelques personnes attendaient la voiture, [30] en se promenant de long en large devant le bureau mal éclaire.

A peine descendu de mon impériale, je me fis conduire au collège, sans perdre une minute.  J’avais hâte d’entrer en fonctions.

Le collège n’était pas loin de la place; après m’avoir fait traverser deux ou trois larges rues silencieuses, l’homme qui portait ma malle s’arrêta devant une grande maison, où tout semblait mort depuis des années.

— C’est ici, dit-il, en soulevant l’énorme marteau de la porte....

Le marteau retomba lourdement, lourdement.... La porte s’ouvrit d’elle-même.... Nous entrâmes.

J’attendis un moment sous le porche, dans l’ombre.  L’homme posa sa malle par terre, je le payai, et il s’en alla bien vite.... Derrière lui l’énorme porte se referma lourdement, lourdement.... Bientôt après, un portier somnolent, tenant à la main une grosse lanterne, s’approcha de moi.

— Vous êtes sans doute un nouveau? me dit-il d’un air endormi.

Il me prenait pour un élevé....

— Je ne suis pas un élève du tout, je viens ici comme maître d’étude; conduisez-moi chez le principal....

Le portier parut surpris; il souleva sa casquette et m’engagea à entrer une minute dans sa loge.  Pour le quart d’heure M. le principal était à l’église avec les enfants.  On me mènerait chez lui dès que la prière du soir serait terminée.  [31]

Dans la loge on achevait de souper.  Un grand beau gaillard à moustaches blondes dégustait un verre d’eau-de-vie aux côtés d’une petite femme maigre, souffreteuse, jaune comme un coing et emmitouflée jusqu’aux oreilles dans un châle fane.

— Qu’est-ce donc, monsieur Cassage? demanda l’homme aux moustaches.

— C’est le nouveau maître d’étude, répondit le concierge en me désignant.... Monsieur est si petit que je l’avais d’abord pris pour un élève.

— Le fait est, dit l’homme aux moustaches en me regardant par-dessus son verre, que nous avons ici des élèves plus grands et même plus âgés que monsieur.... Veillon l’aîné, par exemple.

— Et Crouzat, ajouta le concierge.

— Et Soubeyrol..., fit la femme.

Là-dessus, ils se mirent à parler entre eux à voix basse, le nez dans leur vilaine eau-de-vie et me dévisageant du coin de l’œil.... Au-dehors, on entendait la tramontane qui ronflait et les voix criardes des élèves récitant les litanies à la chapelle.

Tout à coup une cloche sonna; un grand bruit de pas se fit dans les vestibules.

— La prière est finie, me dit M. Cassage en se levant; montons chez le principal.

Il prit sa lanterne, et je le suivis.

Le collège me sembla immense.... D’interminables corridors, de grands porches, de larges escaliers avec des rampes de fer ouvragé..., tout cela vieux, noir, enfumé.... Le portier m’apprit qu’avant 89 la maison était une école de marine, et qu’elle avait compté [32] jusqu’à huit cents élèves, tous de la plus grande noblesse.

Comme il achevait de me donner ces précieux renseignements, nous arrivions devant le cabinet du principal.... M. Cassage poussa doucement une double porte matelassée, et frappa deux fois contre la boiserie.  Une voix répondit:  “Entrez!”  Nous entrâmes.

C’était un cabinet de travail très vaste, à tapisserie verte.  Tout au fond, devant une longue table, le principal écrivait à la lueur pâle d’une lampe dont l’abat-jour était complètement baissé.

— Monsieur le principal, dit le portier en me poussant devant lui, voici le nouveau maître qui vient pour remplacer M. Serrières.

— C’est bien, fit le principal sans se déranger.

Le portier s’inclina et sortit.  Je restai debout au milieu de la pièce, en tortillant mon chapeau entre mes doigts.

Quand il eut fini d’écrire, le principal se tourna vers moi, et je pus examiner à mon aise sa petite face pâlotte et sèche, éclairée par deux yeux froids, sans couleur.  Lui, de son côté, releva, pour mieux me voir, l’abat-jour de la lampe et accrocha un lorgnon à son nez.

— Mais c’est un enfant! s’écria-t-il en bondissant sur son fauteuil.  Que veut-on que je fasse d’un enfant?

Pour le coup le petit Chose eut une peur terrible; il se voyait déjà dans la rue, sans ressources.... Il eut à peine la force de balbutier deux où trois mots et de remettre au principal la lettre d’introduction qu’il avait pour lui.  [33]

Le principal prit la lettre, la lut, la relut, la plia, la déplia, la relut encore, puis il finit par me dire que, grâce à la recommandation toute particulière du recteur et à l’honorabilité de ma famille, il consentait à me prendre chez lui, bien que ma grande jeunesse lui fit peur.  Il entama ensuite de longues déclamations sur la gravité de mes nouveaux devoirs; mais je ne l’écoutais plus.  Pour moi, l’essentiel était qu’on ne me renvoyât pas.... On ne me renvoyât pas; j’étais heureux, follement heureux.  J’aurais voulu que M. le principal eût mille mains et les lui embrasser toutes.

Un formidable bruit de ferraille m’arrêta dans mes effusions.  Je me retournai vivement et me trouvai en face d’un long personnage, à favoris rouges, qui venait d’entrer dans le cabinet sans qu’on l’eût entendu: c’était le surveillant général.

Sa tête penchée sur l’épaule, il me regardait avec le plus doux des sourires, en secouant un trousseau de clefs de toutes dimensions, suspendu à son index.  Le sourire m’aurait prévenu en sa faveur, mais les clefs grinçaient avec un bruit terrible—frinc! frinc! frinc!—qui me fit peur.

— Monsieur Viot, dit le principal, voici le remplaçant de M. Serrières qui nous arrive.

M. Viot s’inclina et me sourit le plus doucement du monde.  Ses clefs, au contraire, s’agitèrent d’un air ironique et méchant comme pour dire: “Ce petit homme-là remplacer M. Serrières! allons donc! allons donc!”

Le principal comprit aussi bien que moi ce que les clefs venaient de dire, et ajouta avec un soupir: “Je [34] sais qu’en perdant M. Serrières nous faisons une perte presque irréparable (ici les clefs poussèrent un véritable sanglot...); mais je suis sûr que si M. Viot veut bien prendre le nouveau maître sous sa tutelle spéciale, et lui inculquer ses précieuses idées sur l’enseignement, l’ordre et la discipline de la maison n’auront pas trop à souffrir du départ de M. Serrières.”

Toujours souriant et doux, M. Viot répondit que sa bienveillance m’était acquise et qu’il m’aiderait volontiers de ses conseils, mais les clefs n’étaient pas bienveillantes, elles.  Il fallait les entendre s’agiter et grincer avec frénésie: “Si tu bouges, petit drôle, gare à toi.”

— Monsieur Eyssette, conclut le principal, vous pouvez vous retirer.  Pour ce soir encore, il faudra que vous couchiez à l’hôtel.... Soyez ici demain à huit heures.... Allez....

Et il me congédia d’un geste digne.

M. Viot, plus souriant et plus doux que jamais, m’accompagna jusqu’à la porte; mais, avant de me quitter, il me glissa dans la main un petit cahier.

— C’est le règlement de la maison, me dit-il.  Lisez et méditez....

Puis il ouvrit la porte et la referma sur moi, en agitant ses clefs d’une façon... frinc! frinc! frinc!

Ces messieurs avaient oublié de m’éclairer.... J’errai un moment parmi les grands corridors tout noirs, tâtant les murs pour essayer de retrouver mon chemin.  De loin en loin, un peu de lune entrait par le grillage d’une fenêtre haute et m’aidait à m’orienter.  Tout à coup, dans la nuit des galeries, un point lumineux brilla, venant à ma rencontre.... Je fis encore quelques pas; [35] la lumière grandit, s’approcha de moi, passa à mes côtés, s’éloigna, disparut.  Ce fut comme une vision; mais, si rapide qu’elle eût été, je pus en saisir les moindres détails.

Figurez-vous deux femmes, non, deux ombres.... L’une vieille, ridée, ratatinée, pliée en deux, avec d’énormes lunettes qui lui cachaient la moitié du visage; l’autre, jeune, svelte, un peu grêle comme tous les fantômes, mais ayant,—ce que les fantômes n’ont pas en général, —une paire d’yeux noirs, très grands, et si noirs, si noirs.... La vieille tenait à la main une petite lampe de cuivre; les yeux noirs, eux, ne portaient rien.... Les deux ombres passèrent près de moi, rapides, silencieuses, sans me voir, et depuis longtemps elles avaient disparu que j’étais encore debout, à la même place, sous une double impression de charme et de terreur.

Je repris ma route à tâtons, mais le cœur me battait bien fort, et j’avais toujours devant moi, dans l’ombre, l’horrible fée aux lunettes marchant à côté des yeux noirs....

Il s’agissait cependant de découvrir un gîte pour la nuit; ce n’était pas une mince affaire.  Heureusement l’homme aux moustaches, que je trouvai fumant sa pipe devant la loge du portier, se mit tout de suite à ma disposition et me proposa de me conduire dans un bon petit hôtel point trop cher, où je serais servi comme un prince.  Vous pensez si j’acceptai de bon cœur.

Cet homme à moustaches avait l’air très bon enfant; chemin faisant, j’appris qu’il s’appelait Roger, qu’il était professeur de danse, d’équitation, d’escrime et de [36] gymnase au collège de Sarlande, et qu’il avait servi longtemps dans les chasseurs d’Afrique.  Ceci acheva de me le rendre sympathique.  Les enfants sont toujours portés à aimer les soldats.  Nous nous séparâmes à la porte de l’hôtel avec force poignées de main, et la promesse formelle de devenir une paire d’amis.

Et maintenant, lecteur, un aveu me reste à te faire.

Quand le petit Chose se trouva seul dans cette chambre froide, devant ce lit d’auberge inconnu et banal, loin de ceux qu’il aimait, son cœur éclata, et ce grand philosophe pleura comme un enfant.  La vie l’épouvantait à présent; il se sentait faible et désarmé devant elle, et il pleurait, il pleurait.... Tout à coup, au milieu de ses larmes, l’image des siens passa devant ses yeux; il vit la maison déserte, la famille dispersée, la mère ici, le père là-bas.... Plus de toit! plus de foyer! et alors, oubliant sa propre détresse pour ne songer qu’a la misère commune, le petit Chose prit une grande et belle résolution: celle de reconstituer la maison Eyssette et de reconstruire le foyer à lui tout seul.  Puis, fier d’avoir trouvé ce noble but à sa vie, il essuya ces larmes indignes d’un homme, d’un reconstructeur de foyer, et sans perdre une minute entama la lecture du règlement de M. Viot, pour se mettre au courant de ses nouveaux devoirs.

Ce règlement, recopié avec amour de la propre main de M. Viot, son auteur, était un véritable traité, divisé méthodiquement en trois parties:

1°  Devoirs du maître d’étude envers ses supérieurs;

2° Devoirs du maître d’étude envers ses collèges; [37]

3° Devoirs du maître d’étude envers les élèves.

Tous les cas y étaient prévus, depuis le carreau brisé jusqu’aux deux mains qui se lèvent en même temps à l’étude; tous les détails de la vie des maîtres y étaient consignés, depuis le chiffre de leurs appointements jusqu’à la demi-bouteille de vin à laquelle ils avaient droit à chaque repas.

Le règlement se terminait par une belle pièce d’éloquence, un discours sur l’utilité du règlement lui-même; mais, malgré son respect pour l’œuvre de M. Viot, le petit Chose n’eut pas la force d’aller jusqu’au bout, et,—juste au plus beau passage du discours,—il s’endormit....

Cette nuit-là, je dormis mal.  Mille rêves fantastiques troublèrent mon sommeil.... Tantôt c’était les terribles clefs de M. Viot que je croyais entendre, frinc! frinc! frinc! ou bien la fée aux lunettes qui venait s’asseoir à mon chevet et qui me réveillait en sursaut; d’autrefois aussi les yeux noirs,—oh! comme ils étaient noirs!—s’installaient au pied de mon lit, me regardant avec une étrange obstination....

Le lendemain, à huit heures, j’arrivai au collège.  M. Viot, debout sur la porte, son trousseau de clefs à la main, surveillait l’entrée des externes.  Il m’accueillit avec son plus doux sourire.

— Attendez sous le porche, me dit-il, quand les élèves seront rentrés, je vous présenterai à vos collèges.

J’attendis sous le porche, me promenant de long en large, saluant jusqu’à terre MM. les professeurs qui [38] accouraient essoufflés.  Un seul de ces messieurs me rendit mon salut; c’était un prêtre, le professeur de philosophie, “un original” me dit M. Viot.... Je l’aimai tout de suite, cet original-là.

La cloche sonna.  Les classes se remplirent.... Quatre ou cinq grands garçons de vingt-cinq à trente ans, mal vêtus, figures communes, arrivèrent en gambadant et s’arrêtèrent interdits à l’aspect de M. Viot.

— Messieurs, leur dit le surveillant général en me désignant, voici M. Daniel Eyssette, votre nouveau collègue.

Ayant dit, il fit une longue révérence et se retira, toujours souriant, toujours la tête sur l’épaule, et toujours agitant les horribles clefs.

Mes collèges et moi nous nous regardâmes un moment en silence.

Le plus grand et le plus gros d’entre eux prit le premier la parole; c’était M. Serrières, le fameux Serrières, que j’allais remplacer.

— Parbleu! s’écria-t-il d’un ton joyeux, c’est bien le cas de dire que les maîtres se suivent, mais ne se ressemblent pas.

Ceci était une allusion à la prodigieuse différence de taille qui existait entre nous.  On en rit beaucoup, beaucoup, moi le premier; mais je vous assure qu’à ce moment-là le petit Chose aurait volontiers vendu son âme au diable pour avoir seulement quelques pouces de plus.

— Ça ne fait rien, ajouta le gros Serrières en me tendant la main; quoiqu’on ne soit pas bâti pour [39] passer sous la même toise, on peut tout de même vider quelques flacons ensemble.  Venez avec nous, collègue..., je paye un punch d’adieu au café Barbette; je veux que vous en soyez...: on fera connaissance en trinquant.

Sans me laisser le temps de répondre, il prit mon bras sous le sien et m’entraîna dehors.

Le café Barbette, où mes nouveaux collèges me menèrent, était situé sur la place d’armes.  Les sous-officiers de la garnison le fréquentaient, et ce qui frappait en y entrant, c’était la quantité de shakos et de ceinturons pendus aux patères....

Ce jour-là, le départ de Serrières et son punch d’adieu avaient attiré le ban et l’arrière-ban des habitués.... Les sous-officiers, auxquels Serrières me présenta en arrivant, m’accueillirent avec beaucoup de cordialité.  A dire vrai, pourtant, l’arrivée du petit Chose ne fit pas grande sensation, et je fus bien vite oublié, dans le coin de la salle où je m’étais réfugié timidement.... Pendant que les verres se remplissaient, le gros Serrières vint s’asseoir à côté de moi; il avait quitté sa redingote et tenait aux dents une longue pipe de terre sur laquelle son nom était en lettres de porcelaine.  Tous les maîtres d’étude avaient, au café Barbette, une pipe comme cela.

— Eh bien! collègue, me dit le gros Serrières, vous voyez qu’il y a encore de bons moments dans le métier.... En somme, vous êtes bien tombé en venant à Sarlande pour votre début.  D’abord l’absinthe du café Barbette est excellente, et puis, là-bas, à la boîte, vous ne serez pas trop mal.  [40]

La boîte, c’était le collège.

— Vous allez avoir l’étude des petits, des gamins qu’on mène à la baguette.  Il faut voir comme je les ai dressés!  Le principal n’est pas méchant; les collèges sont de bons garçons:  il n’y à que la vieille et le père Viot....

— Quelle vieille? demandai-je en tressaillant.

— Oh! vous la connaîtrez bientôt.  A toute heure du jour et de la nuit, on la rencontre rôdant par le collège, avec une énorme paire de lunettes.... C’est une tante du principal, et elle remplit ici les fonctions d’économe.  Ah! la coquine! si nous ne mourons pas de faim, ce n’est pas de sa faute.

Au signalement que me donnait Serrières, j’avais reconnu la fée aux lunettes et malgré moi je me sentais rougir.  Dix fois je fus sur le point d’interrompre mon collègue et de lui demander: “Et les yeux noirs?” Mais je n’osai pas.  Parler des yeux noirs au café Barbette!...

En attendant, le punch circulait, les verres vides s’emplissaient, les verres remplis se vidaient; c’était des toasts, des oh! oh! des ah! ah! des queues de billard en l’air, des bousculades, de gros rires, des calembours, des confidences....

Peu à peu, le petit Chose se sentit moins timide.  Il avait quitté son encoignure et se promenait par le café, parlant haut, le verre à la main.

A cette heure les sous-officiers étaient ses amis; il raconta effrontément à l’un d’eux qu’il appartenait à une famille très riche et qu’à la suite de quelques folies de jeune homme on l’avait chassé de la maison [41] paternelle; il s’était fait maître d’étude pour vivre, mais il ne pensait pas rester au collège longtemps.... Vous comprenez, avec une famille tellement riche!....

Ah! si ceux de Lyon avaient pu l’entendre à ce moment-là!

Ce que c’est que de nous, pourtant!  Quand on sut au café Barbette que j’étais un fils de famille en rupture de ban, un polisson, un mauvais drôle, et non point, comme on aurait pu le croire, un pauvre garçon condamné par la misère à la pédagogie, tout le monde me regarda d’un meilleur œil.  Les plus anciens sous-officiers ne dédaignèrent pas de m’adresser la parole; on alla même plus loin: au moment de partir, Roger, le maître d’armes, mon ami de la veille, se leva et porta un toast à Daniel Eyssette.  Vous pensez si le petit Chose fut fier!

Le toast à Daniel Eyssette donna le signal du départ.

Il était dix heures moins le quart, c’est-à-dire l’heure de retourner au collège.

L’homme aux clefs nous attendait sur la porte.

— Monsieur Serrières, dit-il à mon gros collègue, vous allez, pour la dernière fois, conduire vos élèves à l’étude; dès qu’ils seront entres, M. le principal et moi nous viendrons installer le nouveau maître.

En effet, quelques minutes après, le principal, M. Viot et le nouveau maître faisaient leur entrée solennelle à l’étude.

Tout le monde se leva.

Le principal me présenta aux élèves en un discours un peu long, mais plein de dignité; puis il se retira, suivi du gros Serrières.  [42]

M. Viot resta le dernier.  Il ne prononça pas de discours, mais ses clefs, frinc! frinc! frinc! parlèrent pour lui d’une façon si terrible, frinc! frinc! frinc! si menaçante, que toutes les têtes se cachèrent sous les couvercles des pupitres et que le nouveau maître lui-même n’était pas rassuré.

Aussitôt que les terribles clefs furent dehors, un tas de figures malicieuses sortirent de derrière les pupitres; toutes les barbes de plumes se portèrent aux lèvres, tous ces petits yeux, brillants, moqueurs, effarés, se fixèrent sur moi, tandis qu’un long chuchotement courait de table en table.

Un peu troublé, je gravis lentement les degrés de ma chaise; j’essayai de promener un regard féroce autour de moi, puis, enflant ma voix, je criai entre deux grands coups secs frappés sur la table:

— Travaillons, messieurs, travaillons!

C’est ainsi que le petit Chose commença sa première étude.

Ceux-là n’étaient pas méchants; c’étaient les autres.  Ceux-là ne me firent jamais de mal, et moi je les aimais bien, parce qu’ils ne sentaient pas encore le collège et qu’on lisait toute leur âme dans leurs yeux.

Je ne les punissais jamais.  A quoi bon?  Est-ce qu’on punit les oiseaux?... Quand ils pépiaient trop [43] haut, je n’avais qu’à crier: “Silence!”  Aussitôt ma volière se taisait,—au moins pour cinq minutes.

Le plus âgé de l’étude avait onze ans.  Onze ans, je vous demande!  Et le gros Serrières qui se vantait de les mener à la baguette!...

Moi, je ne les menai pas à la baguette.  J’essayai d’être toujours bon, voilà tout.

Quelquefois, quand ils avaient été bien sages, je leur racontais une histoire.... Une histoire!... Quel bonheur!  Vite, vite, on pliait les cahiers, on fermait les livres; encriers, règles, porte-plume, on jetait tout pêle-mêle au fond des pupitres; puis, les bras croisés sur la table, on ouvrait de grands yeux et on écoutait.  J’avais compose à leur intention cinq ou six petits contes fantastiques:Les Débuts d’une cigale,Les Infortunes de Jean Lapin, etc.  Cela amusait beaucoup mes petits, et moi aussi cela m’amusait beaucoup.  Malheureusement M. Viot n’entendait pas qu’on s’amusât de la sorte.

Trois ou quatre fois par semaine, le terrible homme aux clefs faisait une tournée d’inspection dans le collège, pour voir si tout s’y passait selon le règlement.... Or, un de ces jours-là, il arriva dans notre étude juste au moment le plus pathétique de l’histoire de Jean Lapin.  En voyant entrer M. Viot, toute l’étude tressauta.  Les petits, effarés, se regardèrent.  Le narrateur s’arrêta court.  Jean Lapin, interdit, resta une patte en l’air, en dressant de frayeur ses grandes oreilles.

Debout devant ma chaire, le souriant M. Viot promenait un long regard d’étonnement sur les pupitres dégarnis.  Il ne parlait pas, mais ses clefs s’agitaient [44] d’un air féroce: “Frinc! frinc! frinc! tas de drôles, on ne travaille donc plus ici!”

J’essayai, tout tremblant, d’apaiser les terribles clefs.

— Ces messieurs ont beaucoup travaillé ces jours-ci, balbutiai-je.... J’ai voulu les récompenser en leur racontant une petite histoire.

M. Viot ne me répondit pas.  Il s’inclina en souriant, fit gronder ses clefs une dernière fois et sortit.

Le soir, à la récréation de quatre heures, il vint vers moi, et me remit, toujours souriant, toujours muet, le cahier du règlement ouvert à la page 12:Devoirs du maître envers les élèves.

Je compris qu’il ne fallait plus raconter d’histoires, et je n’en racontai plus jamais.

Pendant quelques jours mes petits furent inconsolables.  Jean Lapin leur manquait, et cela me crevait le cœur de ne pouvoir le leur rendre.... Le collège était divisé en trois quartiers très distincts: les grands, les moyens, les petits; chaque quartier avait sa cour, son dortoir, son étude.  Mes petits étaient donc à moi, bien à moi.  Il me semblait que j’avais trente-cinq enfants.

A part Ceux-là, pas un ami.  M. Viot avait beau me sourire, me prendre par le bras aux récréations, me donner des conseils au sujet du règlement, je ne l’aimais pas, je ne pouvais pas l’aimer; ses clefs me faisaient trop peur.  Le principal, je ne le voyais jamais.  Les professeurs méprisaient le petit Chose et le regardaient du haut de leur toque.  Quant à mes collèges, la sympathie que l’homme aux clefs paraissait me témoigner me les avait aliénés; d’ailleurs, depuis ma présentation [45] aux sous-officiers, je n’étais plus retourné au café Barbette, et ces braves gens ne me le pardonnaient pas.  Le maître d’armes surtout semblait m’en vouloir terriblement.

Devant cette antipathie universelle j’avais pris bravement mon parti.  Le maître des moyens partageait avec moi une petite chambre, au troisième étage, sous les combles: c’est là que je me réfugiais pendant les heures de classe.  Comme mon collègue passait tout son temps au café Barbette, la chambre m’appartenait; c’était ma chambre, mon chez moi.

A peine rentré, je m’enfermais à double tour, je traînais ma malle,—il n’y avait pas de chaise dans ma chambre,—devant un vieux bureau criblé de taches d’encre et d’inscriptions au canif, j’étalais dessus tous mes livres!... et à ’ouvrage!...

L’important pour le quart d’heure était de faire beaucoup de thèmes grecs, de passer licencié, d’être nommé professeur, et de reconstruire au plus vite un beau foyer tout neuf pour la famille Eyssette.  Cette pensée que je travaillais pour la famille me donnait un grand courage et me rendait la vie plus douce.

Si j’avais quelques bonnes heures, j’en avais de mauvaises aussi.  Deux fois par semaine, le dimanche et le jeudi, il fallait mener les enfants en promenade.  Cette promenade était un supplice pour moi.

D’habitude nous allions à laPrairie, une grande pelouse qui s’étend comme un tapis au pied de la montagne, à une demi-lieue de la ville.... Les trois études s’y rendaient séparément; une fois là, on les réunissait sous la surveillance d’un seul maître qui était [46] toujours moi.  J’avais tout le collège sur les bras.  C’était terrible....

Mais le plus terrible encore, ce n’était pas de surveiller les élèves à la Prairie, c’était de traverser la ville avec ma division, la division des petits.  Les autres divisions emboîtaient le pas à merveille.  Mes petits, eux, n’allaient pas en rang, ils se tenaient par la main et jacassaient le long de la route.  J’avais beau leur crier: “Gardez vos distances!” ils ne me comprenaient pas et marchaient tout de travers.

J’étais assez content de ma tête de colonne.  J’y mettais les plus grands, les plus sérieux, ceux qui portaient la tunique, mais à la queue, quel désordre! Une marmaille folle, des cheveux ébouriffés, des mains sales, des culottes en lambeaux!  Je n’osais pas les regarder.

Parmi tous ces diablotins ébouriffés que je promenais deux fois par semaine dans la ville, il y en avait un surtout, un demi-pensionnaire, qui me désespérait par sa laideur et sa mauvaise tenue.

Imaginez un horrible petit avorton, si petit que c’en était ridicule; avec cela disgracieux, sale, mal peigné, mal vêtu, sentant le ruisseau, et, pour que rien ne lui manquât, affreusement bancal.

Bamban,—nous l’avions surnommé Bamban à cause de sa démarche plus qu’irrégulière,—Bamban était loin d’appartenir à une famille aristocratique.  Cela se voyait sans peine à ses manières, à ses façons de dire et surtout aux belles relations qu’il avait dans le pays.


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