1: Cette prodigieuse acquisition de linge dont tous les fabricants peuvent témoigner fait supposer aussi quelque acquisition de meubles et objets de ménage. Il ne faut pas s'étonner si les caisses d'épargne reçoivent moins de l'ouvrier que du domestique. Celui-ci n'achète point de meubles, et peu de nippes; il trouve bien moyen de se faire nipper par ses maîtres. Il ne faut pas mesurer, comme on fait, le progrès de l'économie à celui des caisses d'épargne, ni croire que tout ce qui n'y va pas se boit, se mange au cabaret. Il semble que la famille, je parle surtout de la femme, ait voulu avant tout rendre propre, attachant, agréable, le petit intérieur qui dispense d'y aller. De là aussi le goût des fleurs qui descend aujourd'hui dans des classes voisines de la pauvreté.2: Philosophes, socialistes, politiques, tous semblent d'accord aujourd'hui pour amoindrir dans l'esprit du peuple l'idée de la France. Grand danger! Songez donc que ce peuple plus qu'aucun autre est, dans toute l'excellence et la force du terme, unevraie société. Isolez-le de son idée sociale, il redevient très faible. La France de la Révolution, qui fut sa gloire, sa foi, tous les gouvernements lui disent, depuis cinquante ans, qu'elle fut un désordre, un non-sens, une pure négation. La Révolution, d'autre part, avait biffé l'ancienne France, dit au peuple que rien, dans son passé, ne méritait un souvenir. L'ancienne a disparu de sa mémoire, la nouvelle a pâli. Il n'a pas tenu aux politiques que le peuple ne devînt table rase, ne s'oubliât lui-même.Comment ne serait-il pas faible dans ce moment? Il s'ignore; on fait tout pour qu'il perde le sens de la belle unité qui fut sa vie; on lui ôte son âme. Son âme fut le sens de la France, comme grande fraternité d'hommes vivants, comme société glorieuse avec nos Français des vieux âges. Il les contient ces âges, il les porte, les sent obscurément qui se meuvent, et il ne peut les reconnaître; on ne lui dit pas ce que c'est que cette grande voix basse qui souvent, comme un sourd retentissement d'orgue dans une cathédrale, se fait entendre en lui.Hommes de réflexion et d'études, artistes, écrivains, nous avons un devoir saint et sacré envers le peuple. C'est de laisser là nos tristes paradoxes, nos jeux d'esprit, qui n'ont pas peu aidé les politiques à lui cacher la France, à lui en obscurcir l'idée, lui faire mépriser sa patrie.3: Je dus beaucoup aux encouragements de mes illustres professeurs, MM. Villemain et Leclerc. Je me rappellerai toujours que M. Villemain, après la lecture d'un devoir qui lui avait plu, descendit de sa chaire, et vint avec un mouvement de sensibilité charmante s'asseoir sur mon banc d'élève, à côté de moi.4: Je l'ai quittée à regret en 1837, lorsque l'influence éclectique y fut dominante. En 1838, l'Institut et le Collège de France m'ayant également élu pour leur candidat, j'obtins la chaire que j'occupe.5: Je n'ai jamais vu dans l'histoire une paix de trente années.—Les banquiers qui n'ont prévu aucune révolution (pas même celle de Juillet que plusieurs d'entre eux travaillaient), répondent que rien ne bougera en Europe. La première raison qu'ils en donnent, c'est quela paix profite au monde. Au monde, oui, et peu à nous; les autres courent et nous marchons; nous serons dans peu à la queue. Deuxièmement, disent-ils,la guerre ne peut commencer qu'avec un emprunt, et nous ne l'accorderons pas. Mais, si on la commence avec un trésor, comme la Russie en fait un, si la guerre nourrit la guerre, comme au temps de Napoléon, etc., etc.6: Prenez un Allemand, un Anglais au hasard, le plus libéral, parlez-lui de liberté, il répondra liberté. Et puis tâchez un peu de voir comment ils l'entendent. Vous vous apercevrez alors que ce mot a autant de sens qu'il y a de nations, que le démocrate allemand, anglais, sont aristocrates au cœur, que la barrière des nationalités que vous croyez effacée, reste presque entière. Tous ces gens que vous croyez si près, sont à cinq cents lieues de vous.7: Et sur ces trente-deux mille, douze mille sont des corporations de main-morte.—Si l'on oppose à ceci qu'en Angleterre près de trois millions de personnes participent à la propriété foncière, c'est que ce nom outre les terres, désigne les maisons, et les petits terrains, cours, jardins d'agrément, qui sont joints aux maisons, surtout dans les localités industrielles.8: Nos Anglais de France disent lepayspour éviter de dire la patrie. Voy. une page spirituelle et chaleureuse de M. Génin,Des Variations du langage français, p. 417.9: C'est un des caractères spiritualistes de notre Révolution. L'homme et le travail de l'homme lui ont paru d'un prix inestimable et qu'on ne pouvait mettre en balance avec celui du fonds; l'homme a emporté la terre. Et en Angleterre la terre a emporté l'homme. Dans les pays même qui ne sont nullement féodaux, mais organisés sur le principe du clan celtique, les légistes anglais ont appliqué la loi féodale dans la plus extrême rigueur, décidant que le seigneur n'était pas seulement suzerain, mais propriétaire. Ainsi Mmela duchesse de Sutherland s'est fait adjuger un comté d'Écosse plus grand que le département du Haut-Rhin, et en a chassé (de 1811 à 1820) trois mille familles, qui l'occupaient depuis qu'il y a une Écosse. La duchesse leur a fait donner une indemnité légère, que beaucoup n'ont pas acceptée. Lire le récit de cette belle opération, que nous devons à l'agent de la duchesse: James Loch,Compte rendu des bonifications faites au domaine du marquis de Stafford, in-8o, 1820. M. de Sismondi en donne l'analyse dans sesÉtudes d'économie politique, 1837.10:Saint-Pierre, t. X. p. 251 (Rotterdam). L'autorité de cet auteur peu grave, est grave ici, parce qu'il écrivait sur les renseignements qu'il avait demandés à plusieurs intendants.11: Voir Froumenteau:Le secret des finances de France(1581),Preuves, surtout p. 397-398.12: Grand citoyen, éloquent écrivain, esprit positif, qu'il ne faut pas confondre avec les utopistes de l'époque. On lui a attribué à tort l'idée de laDîme royale.—Quoi de plus hardi que le commencement de sonFactum, et en même temps, quoi de plus douloureux? C'est le profond soupir de l'agonie de la France. Boisguilbert le publia en mars 1707, lorsque Vauban venait d'être condamné en février pour un livre bien moins hardi. Comment cet homme héroïque n'a-t-il pas encore une statue à Rouen, qui le reçut en triomphe au retour de son exil?... (Réimprimé récemment dans laCollection des économistes.)13: Ajoutez qu'au Moyen-âge, dans la division de tant de provinces, de seigneuries, de fiefs, qui forment comme autant d'États,la frontière est partout. Dans des temps même plus récents, la frontière anglaise était au centre de la France, en Poitou jusqu'au treizième siècle, en Limousin jusqu'au quatorzième siècle, etc.14: Je sentis tout cela lorsque au mois de mai 1814, allant de Nîmes au Puy, je traversais l'Ardèche, cette contrée si âpre où l'homme a créé tout. La nature l'avait faite affreuse; grâce à lui, la voilà charmante; charmante en mai, et même alors toujours un peu sévère, mais d'un charme moral d'autant plus touchant. Là on ne dira pas que le seigneur a donné la terre au vilain: il n'y avait pas de terre. Aussi, combien mon cœur était blessé de voir encore, sur les hauteurs, ces affreux donjons noirs qui ont levé tribut si longtemps sur un peuple si pauvre, si méritant, qui ne doit rien qu'à lui. Mes monuments à moi, ceux qui me reposaient les yeux, c'étaient dans la vallée les humbles maisons de pierre sèche, de cailloux entassés, où vit le paysan. Ces maisons sont font sérieuses, tristes même avec leur petit jardin mal arrosé, indigent et maigret; mais les arcades qui les portent, l'escalier à grandes marches, le perron spacieux sous les arcades, leur donnent beaucoup de style. Justement, c'était la grande récolte; à ce beau moment de l'année, on travaillait la soie, le pauvre pays semblait riche; chaque maison, sous la sombre arcade, montrait une jeune dévideuse, qui, tout en piétinant sur la pédale du dévidoir, souriait de ses jolies dents blanches et filait de l'or.15: Léon Faucher,La colonie des Savoyards à Paris. (Revue des Deux Mondes, nov. 1837, IV, 343.)16: Voir plus bas, p. 48,note 2.17: Je parlerai plus loin de l'association. Quant aux avantages et inconvénients économiques de la petite propriété, qui sont étrangers à mon sujet, voy. Gasparin, Passy, Dureau-Delamalle, etc.18: Le paysan n'est pas quitte. Voici venir, après le prêtre, l'artiste pour le calomnier, l'artiste néo-catholique, cette race impuissante de pleureurs du Moyen-âge, qui ne sait autre chose que pleurer et copier... Pleurer les pierres, car pour les hommes, qu'ils meurent de faim s'ils veulent. Comme si le mérite de ces pierres n'était pas de rappeler l'homme et d'en porter l'empreinte. Le paysan, pour ce monde-là, n'est qu'un démolisseur. Tout vieux mur qu'il abat, toute pierre qu'a remuée la charrue, était une incomparable ruine.19: La population urbaine qui ne fait qu'un cinquième de la nation fournit les deux cinquièmes des accusés.20: Elle s'arrête, ou même recule. M. Hipp. Passy assure (Mém. Acad. polit., II, 301) que de 1815 à 1835, le nombre des propriétaires, comparé a celui du reste de la population,a diminuéde 2½ pour 100 oud'un quarantième.—Il part du recensement de 1815. Mais ce recensement est-il exact? est-il plus sérieux que celui de 1826, que les tableaux du mouvement de la population au temps de l'Empire, etc.? Voy. Villermé,Journal des Économistes, no42, mai 1845.21: Et qui lui vendent à si haut prix son unique vache et ses bœufs de labour.—Les éleveurs disent: Point d'agriculteurs sans engrais, ni d'engrais sans bestiaux.—Ils ont raison, mais contre eux-mêmes. Ne changeant rien et n'améliorant rien (sauf pour la production de luxe et les succès de gloriole), maintenant les prix élevés pour les qualités inférieures, ils empêchent tous les pays pauvres d'acheter les petits bestiaux qui leur conviennent, d'obtenir les engrais qui leur sont nécessaires; l'homme et la terre, ne pouvant réparer leurs forces, languissent d'épuisement.22: On se rappelle le calcul de Paul-Louis Courier, qui trouvait qu'au total l'arpent de vigne rapportait 150 francs au vigneron et 1,300 francs au fisc. Cela est exagéré. Mais, en récompense, il faut ajouter que cet arpent est aujourd'hui bien plus endetté qu'en 1820.—Point de métier plus pénible cependant ni qui mérite mieux son salaire. Traversez la Bourgogne au printemps ou à l'automne; vous faites quarante lieues à travers un pays deux fois par an remué, bouleversé, déplanté, replanté d'échalas. Quel travail!... Et pour qu'à Bercy, à Rouen, ce produit qui a tant coûté, soit falsifié et déshonoré; un art infâme calomnie la nature et la bonne liqueur; le vin est aussi maltraité que le vigneron.23: C'est ce qu'un Alsacien disait en propres termes à un de mes amis (septembre 1845).—Nos Alsaciens qui émigrent ainsi, vendent le peu qu'ils ont au départ; le juif est là à point pour acheter. Les Allemands tâchent d'emporter leurs meubles; ils voyagent en chariots, comme les Barbares qui émigrèrent dans l'Empire romain. Je me rappelle qu'en Souabe, dans un jour très chaud, très poudreux, je rencontrai un de ces chariots d'émigrants, plein de coffres, de meubles, d'effets entassés. Derrière, un tout petit chariot, attaché au grand, traînait un enfant de deux ans, d'aimable et douce figure. Il allait ainsi pleurant, sous la garde d'une petite sœur qui marchait auprès, sans pouvoir l'apaiser. Quelques femmes reprochant aux parents de laisser leur enfant derrière, le père fit descendre sa femme pour le reprendre. Ces gens me paraissaient tous deux abattus, presque insensibles, morts d'avance de misère? ou de regrets? Pourraient-ils arriver jamais? cela n'était guère probable. Et l'enfant? sa frêle voiture durerait-elle dans ce long voyage? Je n'osais me le demander... Un seul membre de la famille me paraissait vivant, et me promettait de durer; c'était un garçon de quatorze ans, qui, à ce moment même, enrayait pour une descente. Ce garçon à cheveux noirs, d'un sérieux passionné, semblait plein de force morale, d'ardeur: du moins, je le jugeai ainsi. Il se sentait déjà comme le chef de la famille, sa providence et chargé de sa sûreté. La vraie mère était la sœur, elle en remplissait le rôle. Le petit, pleurant dans son berceau, avait son rôle aussi et ce n'était pas le moins important: il était l'unité de la famille, le lien du frère et de la sœur, leur nourrisson commun; en son petit chariot d'osier, il emportait le foyer et la patrie; là devait toujours, s'il durait, jusque dans un monde inconnu, se retrouver la Souabe... Ah! que de choses ils auront, ces enfants, à faire et à souffrir! En regardant l'aîné, sa belle tête sérieuse, je le bénis de cœur, et le douai, autant qu'il était possible en moi.24: On méprise trop ces remplaçants. M. Vivien qui, comme membre d'une commission de la Chambre, a fait une enquête à ce sujet, m'a fait l'honneur de me dire que leurs motifs étaient souvent très louables, venir en aide à la famille, acquérir une petite propriété, etc.25: Aucun peintre de mœurs, romancier, socialiste, que je sache, n'a daigné nous parler de la nourrice. Il y a pourtant là une triste histoire qu'on ne connaît pas assez. On ne sait pas combien ces pauvres femmes sont exploitées et malmenées, d'abord par les voitures qui les transportent (souvent à peine accouchées), et ensuite par les bureaux qui les reçoivent. Prises comme nourricessur lieu, il faut qu'elles renvoient leur enfant, qui souvent en meurt. Elles n'ont aucun traité avec la famille qui les loue, et peuvent être renvoyées au premier caprice de la mère, de la garde, du médecin; si le changement d'air et de vie leur tarit le lait, elles sont renvoyées sans indemnité. Si elles restent, elles prennent ici les habitudes de l'aisance et souffrent infiniment quand il leur faut rentrer dans leur vie pauvre; plusieurs se font domestiques pour ne plus quitter la ville, elles ne rejoignent plus leur mari, et la famille est rompue.26: Distinction posée fort nettement dans l'ouvrage de l'estimable (et regrettable!) M. Buret:De la misère, etc., 1840. Il a peut-être dans cet ouvrage accueilli trop facilement les exagérations des enquêtes anglaises.27: Ceux qui étendent ce chiffre y comprennent des ouvriers occupés, il est vrai, dans les manufactures qui emploient des machines, mais nullement asservis aux machines. Ceux-ci sont et seront toujours une exception.—L'extension dumachinisme(pour désigner ce système d'un mot) est-elle à craindre? La machine doit-elle tout envahir? La France deviendra-t-elle sous ce rapport une Angleterre?—À ces questions graves, je réponds sans hésiter: Non. Il ne faut pas juger de l'extension de ce système par l'époque de la grande guerre européenne où il a été surexcité par des primes monstrueuses que le commerce ordinaire n'offre point. Éminemment propre à abaisser le prix des objets qui doivent descendre dans toutes les classes, il a répondu à un besoin immense, celui des classes inférieures, qui, dans un moment d'ascension rapide, ont voulu tout d'abord avoir le confortable, le brillant même, mais en se contentant d'un brillant médiocre, souvent vulgaire, et, comme on dit,de fabrique. Quoique, par un effort admirable, la manufacture se soit élevée à des produits très beaux qu'on ne pouvait attendre, ces produits fabriqués en gros et par des moyens uniformes, sont irrémédiablement marqués d'un caractère monotone. Le progrès du goût rend sensible cette monotonie, et la fait parfois trouver ennuyeuse. Telle œuvre irrégulière des arts non mécaniques charme l'œil et l'esprit plus que ces irréprochables chefs-d'œuvre industriels qui rappellent tristement par l'absence de vie le métal qui fut leur père, et leur mère, la vapeur.Ajoutez que chaque homme maintenant ne veut plus êtretelle classe, maistel homme: il veut être lui-même; par suite, il doit souvent faire moins de cas des produits fabriquéspar classes, sans individualité qui réponde à la sienne. Le monde avance dans cette route; chacun veut, tout en comprenant mieux le général, caractériser sonindividualité. Il est très vraisemblable que, toute chose égale d'ailleurs, on préférera aux fabrications uniformes des machines les produits variés sans cesse qui portent l'empreinte de la personnalité humaine, qui pour aller à l'homme, et changer comme il change, partent de l'homme immédiatement.—Là est le véritable avenir de la France industrielle, bien plus que dans la fabrication mécanique où elle reste inférieure.—Au reste, les deux systèmes se prêtent un mutuel appui. Plus les premiers besoins seront satisfaits à bas prix par les machines, plus le goût s'élèvera au-dessus des produits du machinisme, et recherchera les produits d'un art tout personnel.28: Le testament des tisserands de Rouen est le remarquable petit livre qu'écrivit l'un d'eux. (Noiret,Mémoires d'un ouvrier rouennais, 1836.) Il déclare qu'ils ne font plus d'apprentis.29: J'ai plusieurs fois, dans mes cours et mes livres (surtout au tome V de l'Histoire de France) esquissé l'histoire de l'industrie. Pour la comprendre cependant, il faudrait remonter plus haut, ne pas l'envisager d'abord, comme on fait, dans ces grandes et puissantes corporations qui dominent la cité même. Il faudrait prendre d'abord le travailleur dans son humble origine, méprisé comme il fut à son principe, lorsque le primitif habitant de la ville, propriétaire de la banlieue, le marchand même qui y avait halle, cloche et justice, s'accordaient pour mépriser l'ouvrier, l'ongle bleu, comme ils l'appelaient, lorsque le bourgeois le recevait a peine hors la ville à l'ombre des murs, entre deux enceintes (pfahlburg), lorsqu'il était défendu de lui faire justice s'il ne pouvait payer impôt, lorsqu'on lui fixait avec un arbitraire bizarre le prix auquel il pouvait vendre, tant aux riches, tant aux pauvres, etc.30: Villermé,Tableau de l'état physique et moral des ouvriersdes manufactures de coton, etc. (1840). On les a vus, en nov. 1839, dans un chômage qui obligeait le manufacturier à ne garder que les plus anciens ouvriers, demander à partager entre tous le travail et le salaire, pour que personne ne fût renvoyé, t. II, p. 71. Voir aussi I, 89, 366-369, et II, 89, 113.—Beaucoup d'entre eux, à qui l'on reproche le concubinage, se marieraient, s'ils avaient l'argent et les papiers nécessaires, I, 54, et II, 283 (cf. Frégier, II, 160.)—À l'assertion de ceux qui prétendent que les ouvriers des manufactures gagneraient assez s'ils faisaient un bon usage de leurs salaires, opposons l'observation judicieuse de M. Villermé (II, 14). Pour qu'ils gagnent assez, il faut, selon lui, quatre choses: Qu'ils se portent toujours bien, qu'ils soient employés toujours, que chaque ménage n'ait que deux enfants au plus, enfin qu'ils n'aient aucun vice... Voilà quatre conditions qui se trouveront rarement.31: M. Léon Faucher a marqué admirablement ces différences dans son mémoire sur leTravail des enfants à Paris. (Revue des Deux Mondes, 15 nov. 1844.) Voir aussi, sur l'apprentissage dans l'industrie parcellaire, le tome II de sesÉtudes sur l'Angleterre; l'excellent économiste qui s'est montré là très grand écrivain, nous y révèle, par delà l'enfer des manufactures, un autre enfer qu'on ne soupçonnait pas.32: Nous avons parlé plus haut (p.66) du salaire des ouvriers des manufactures. Si nous voulons étudier le salaire en général, nous trouverons que cette question tant controversée se réduit a ceci:Les salaires ont augmenté, disent les uns. Et ils ont raison, parce qu'ils partent de 1789, ou des temps antérieurs.—Les salaires n'ont pas augmenté, disent les autres. Et ils ont raison, parce qu'ils partent de 1824; depuis ce temps, les ouvriers de manufactures gagnent moins, et les autres n'ont qu'une augmentation illusoire; le prix de l'argent ayant changé, celui qui gagne ce qu'il gagnait alors reçoit dans la réalité un tiers de moins; celui qui gagnait et qui gagne encore trois francs, ne reçoit guère qu'une valeur de deux francs; ajoutez que les besoins étant devenus plus nombreux avec les idées, il souffre de n'avoir pas mille choses qui alors lui étaient indifférentes.—Les salaires sont très élevés en France, en comparaison de la Suisse et de l'Allemagne; mais ici les besoins sont bien plus vivement sentis.—La moyenne dessalaires de Paris, que MM. L. Faucher et L. Blanc fixent également a trois francs cinquante centimes, est suffisante pour le célibataire, très insuffisante pour l'homme marié qui a des enfants.—Je donne ici la moyenne générale des salaires que plusieurs auteurs ont essayé de fixerpour la France, depuis Louis XIV; mais je ne sais s'il est possible d'établir une moyenne pour des éléments si variés:1698 (Vauban.)12sous.1738 (Saint-Pierre.)161788 (A. Young.)191819 (Chaptal.)251832 (Morogues)301840 (Villermé)40Ceci pour l'industrie des villes. Les salaires ont très peu augmenté pour la campagne.33: Le pain! le propriétaire! deux pensées de la femme, qui ne la quittent pas. Ce qu'il faut souvent d'adresse, de vertu et de force d'âme pour sauver, amasser l'argent d'un terme! qui le saura jamais?34: C'est ce que M. Percier disait un jour au directeur de l'École gratuite de dessin, M. Belloc. Le spirituel artiste saisit ce mot, et le plaça dans un de ses excellents discours (pleins de vues neuves et d'aperçus féconds), et M. Percier, reconnaissant de cet hommage rendu à ses convictions les plus chères, fonda une rente pour l'École, un mois avant sa mort.35: Je refusais de croire ce qu'on me racontait des fraudes infâmes que certains fabricants commettent, à l'égard du consommateur sur la qualité, à l'égard de l'ouvrier sur la quantité du travail. J'ai dû me rendre. Les mêmes choses m'ont été confirmées par les amis des fabricants qui en parlaient avec douleur et humiliation, par des notables négociants, et banquiers. Les prud'hommes n'ont nullement l'autorité pour réprimer ces crimes; le malheureux d'ailleurs n'ose se plaindre. Une telle enquête regarde le procureur du Roi.36: Cet endurcissement graduel, cette habileté que l'on prend peu à peu pour étouffer en soi la voix de l'humanité, est très finement analysé par M. Emmery, dans sa brochure surl'Amélioration du sort des ouvriers dans les travaux publics(1837). Il parle spécialement des ouvriers blessés dans les travaux dangereux que les entrepreneurs font pour le gouvernement.«Un entrepreneur qui aura le cœur bien placé, pourra, une première fois, peut-être même plusieurs fois d'abord, secourir des ouvriers blessés; mais quand cela se renouvelle, quand les secours s'accumulent, ils deviennent trop pesants; l'entrepreneur compose alors avec lui-même: il se défend de ses premiers mouvements de générosité, il en restreint insensiblement les applications, et il diminue d'une manière plus notable le chiffre de chaque secours. Il remarque que dans ses ateliers les plus dangereux, lui entrepreneur ne reçoit aucune plus-value à ce titre, et qu'au contraire il est obligé de payer à ses ouvriers une plus forte journée. Or, cette plus forte journée lui semble bientôt le prix des accidents à craindre. Ces secours additionnels lui paraissent au-dessus de ses moyens. L'ouvrier blessé n'est d'ailleurs pas assez ancien dans le chantier; l'ouvrier malade n'est pas des plus adroits, des plus utiles, etc. C'est-à-dire que le cœur s'endurcit par l'habitude, souvent par la nécessité, que toute charité s'éteint bientôt, que le peu de secours accordé n'est même plus réparti suivant une rigoureuse justice pour tous, et que le seul résultat de toutes les émotions généreuses que devraient faire naître d'aussi tristes tableaux, se réduit à quelques gratifications accordées arbitrairement et calculées, non sur les besoins réels des familles écrasées, mais dans l'intérêt à venir du chantier ou des travaux de l'entrepreneur.»37: La différence entre le père et le fils, c'est que celui-ci, qui n'a pas été ouvrier, connaissant moins la fabrication, sachant moins les limites du possible et de l'impossible, est quelquefois plus dur par ignorance.38: Je me rappellerai toujours une chose touchante, pleine de grâce et de charme, dont j'ai été témoin. Le maître d'une fabrique ayant eu l'obligeance de me conduire lui-même pour me montrer ses ateliers, sa jeune femme voulut être de la partie. Surpris d'abord de la voir, avec sa blanche robe, tenter ce voyage à travers l'humide et le sec (tout n'est pas beau ni propre, dans la fabrication des plus brillants objets), je compris mieux ensuite pourquoi elle affrontait ce purgatoire. Où son mari me faisait voir des choses, elle voyait des hommes, des âmes, et souvent bien blessées. Sans qu'elle m'expliquât rien, je compris que, tout en glissant à travers cette foule, elle avait un sentiment délicat, pénétrant, de toutes les pensées, je ne dis pas haineuses, mais soucieuses, envieuses peut-être, qui fermentaient là-dedans. Sur sa route, elle jetait des paroles justes et fines, parfois presque tendres, par exemple à une jeune fille souffrante; maladive elle-même, la jeune dame avait bonne grâce à cela. Plusieurs étaient touchés; un vieil ouvrier, qui la crut fatiguée, lui présenta un siège avec une vivacité charmante. Les jeunes étaient plus sombres; elle, qui voyait tout, disait un mot, et chassait le nuage.39: Nous parlons ici du commerce individuel, comme il est généralement en France, non du commerce en commandite qui n'existe encore que dans quelques grandes villes.40: Ce sont de nouvelles classes qui arrivent, comme l'explique très bien M. Leclaire (Peinture en bâtiment). Ils ne savent nullement le prix réel des objets. Ils veulent du brillant, en détrempe, n'importe.41: Il a été constatéjuridiquementque beaucoup de ces substances n'étaient nullement innocentes. Voy. leJournal de chimie médicale, lesAnnales d'Hygiène, et MM. Garnier et Harel,Falsifications des substances alimentaires, 1844.42: Lire la pièce si touchante de Savinien Lapointe.43: On a parlé de l'ouvrière en soie et du commis qui se faisait payer sa connivence au vol. On a parlé de l'ouvrière en coton, je crois, à tort; le fabricant est très peu en rapport avec ses ouvriers et ouvrières. On a dit enfin que l'usurier de campagne mettait souvent les délais à un prix immoral. Pourquoi n'a-t-on pas parlé de la marchande, si exposée, obligée de plaire à l'acheteur, de causer longuement avec lui, et qui s'en trouve ordinairement si mal?44: Comme si la justice et l'ordre civil, la défense du pays, l'instruction, n'étaient pas aussi desproductions, et les premières de toutes!45: Ils se sont améliorés dans tous les autres États de l'Europe. Ici, ils ont augmenté pour un très petit nombre de places, baissé pour d'autres, par exemple pour les commis de préfectures et sous-préfectures.—Sur le caractère général et les divisions de cette grande armée des fonctionnaires, lire l'important ouvrage de M. Vivien:Études administratives, 1845.46: Je veux dire en général l'ouvrier de salaire moyen, sans chômage d'hiver. Voy. plus haut, p. 70,note.47: Trois mois après, le 9 thermidor (27 brumaire an III), sur le rapport de Lakanal. Voir l'Exposé sommaire des travaux de Lakanal, p. 133.48: M. Lorain, dans sonTableau de l'instruction primaire, ouvrage officiel de la plus haute importance, où il résume les rapports des 490 inspecteurs qui visitèrent en 1833 toutes les écoles, n'a pas d'expressions assez fortes pour dire l'état de misère et d'abjection où se trouvent nos instituteurs. Il déclare (p. 60) qu'il y en a qui gagnenten tout100 francs, 60 francs, 50! Encore attendent-ils longtemps le payement, qui souvent ne vient pas! On ne paye pas en argent; chaque famille met de côté ce qu'elle a de plus mauvais dans sa récolte pour le maître d'école,quand il vient le dimanche mendier à chaque porte, la besace sur le dos; il n'est pas bien venu à réclamer son petit lot de pommes de terre,on trouve qu'il fait tort aux pourceaux, etc. Depuis ces rapports officiels, on a créé de nouvelles écoles; mais le sort des anciens maîtres n'a pas été amélioré. Espérons que la Chambre des députés accordera cette année l'augmentation de cent francs qui a été demandée en vain l'année dernière.49: S'il y a eu des actes atroces, ils ont été commandés. Qu'ils retombent sur ceux qui ont donné de tels ordres!—Remarquons, en passant, que trop souvent nos journaux accueillent dans un intérêt de parti les inventions calomnieuses des Anglais.50: Le passage se faisait, comme on sait, par la noblesse de robe. Mais ce qu'on ne sait pas, c'est la facilité avec laquelle cette noblesse devenait militaire aux quatorzième et quinzième siècles.51: L'ancienne France eut trois classes. La nouvelle n'en a plus que deux, le peuple et la bourgeoisie.52: Si vous observez avec attention comment le peuple emploie ce mot, vous trouverez que pour lui il désigne moins la richesse qu'une certaine mesure d'indépendance et de loisir, l'absence d'inquiétude pour la nourriture quotidienne. Tel ouvrier qui gagne cinq francs par jour appelle sans difficultéMon bourgeoisle rentier famélique de trois cents francs de rente, qui se promène en habit noir au plein cœur de janvier.—Si la sécurité est l'essence du bourgeois, faudra-t-il y comprendre ceux qui ne savent jamais s'ils sont riches ou pauvres, les commerçants, d'autres encore qui semblent mieux assis, mais qui, pour des achats de charge, ou autrement, sont les serfs du capitaliste? S'ils ne sont pas vraiment bourgeois, ils se rattachent néanmoins à la même classe par l'intérêt, la peur, l'idée fixe de la paix à tout prix.53: La France n'a pas l'âme marchande, sauf ses moments anglais (comme celui de Law et celui-ci), qui sont des accès rares. Cela se voit surtout à la facilité avec laquelle les hommes qui d'abord semblent les plus âpres s'arrêtent généralement de bonne heure sur le chemin de la fortune. Le Français qui a gagné dans le commerce ou autrement quelques mille livres de rente se croit riche et ne fait plus rien. L'Anglais, tout au contraire, voit dans la richesse acquise un moyen de s'enrichir; il persévère jusqu'à la mort dans le travail. Il reste rivé à sa chaîne, définitivement spécialisé dans son affaire; seulement il poursuit cette spécialité sur une plus grande échelle. Il n'éprouve pas le besoin du loisir, qui lui permettrait d'arranger sa vie librement.Aussi il y a fort peu de riches en France, si vous mettez à part nos capitalistes étrangers. Ce peu de riches seraient presque tous des pauvres en Angleterre. De nos riches, déduisez nombre de gens qui font bonne figure et dont la fortune est ou engagée ou incertaine encore, hypothétique.54: Je connais, près de Paris, une ville assez considérable, où l'on compte quelques centaines de propriétaires ou rentiers de 4,000, 6,000 livres de rente ou un peu plus, qui ne songent nullement à aller au delà, qui ne font rien, ne lisent rien, ni livres, ni journaux (presque), ne s'intéressent à rien, ne se voient point, ne se réunissent jamais, se connaissent à peine. L'entraînement de la Bourse ne se fait sentir là aucunement, mais malheureusement plus bas, parmi les pauvres économes des villes, et jusque dans les campagnes, où le paysan n'a pas même un journal qui puisse l'éclairer sur le guet-apens.55: Mais je dois l'aider d'avance et le préparer, ce jeune homme. Voilà pourquoi je continue monHistoire. Un livre est un moyen de faire un meilleur livre.56: Ces glaciers n'ont pas l'impartiale indifférence de ceux des Alpes, qui n'accumulent les eaux fécondes que pour les verser indistinctement aux nations. Les Juifs, quoi qu'on dise, ont une patrie, la Bourse de Londres; ils agissent partout, mais leur racine est au pays de l'or. Aujourd'hui que la paix armée, cette guerre immobile qui ronge l'Europe, leur a mis les fonds de tous les États entre les mains, que peuvent-ils aimer? le pays dustatu quo, l'Angleterre. Que peuvent-ils haïr? le pays du mouvement, la France... Ils ont cru dernièrement l'amortir en achetant une vingtaine d'hommes que la France renie. Autre faute: par vanité, par un sentiment exagéré de sécurité, ils ont mis des rois dans leur bande, se sont mêlés à l'aristocratie, et par là, se sont associés aux hasards politiques. Voilà ce que leurs pères, les Juifs du Moyen-âge, n'auraient jamais fait. Quelle décadence dans la sagesse juive!57: Je ne songe nullement à contester ces avantages (Voy. plus haut, p.54). Qui voudrait revenir aux temps d'impuissance, où l'homme n'avait point de machines?58: Et sur ce sixième, l'ouvrier des manufactures fait une partie minime.59: C'est une merveille du caractère national, que cet enfant abandonné, provoqué au mal et surexcité de toute façon, conserve quelques qualités, l'esprit, le courage.60: Voici l'inscription tout entière, comme je la lus ou crus la lire, car elle était presque effacée sous cette mousse de trois siècles:W. Harter. Legibus fidus, non regibus. Januar 1588.61: Pour citer un exemple, ils n'ont pas voulu voir que la question pénitentiaire était une dépendance de celle de l'instruction publique. Qu'il s'agisse de former l'homme ou de le réformer, de l'élever ou de le relever, ce n'est pas le maçon, c'est l'instituteur que doit appeler l'État; l'instituteur religieux, moral, national, qui parlera au nom de Dieuet au nom de la France. J'ai vu telle misérable créature qu'on croyait désespérée, où le sentiment moral et religieux n'aurait eu aucune prise, garder encore celui de la patrie.62: Ceux qui connaissent mon livre desOrigines du droitcomprendront bien ceci.63: L'horreur de la fatale énigme, le sceau qui ferme la bouche au moment où l'on sait le mot, tout cela a été saisi une fois dans une œuvre sublime que j'ai découverte dans une partie fermée du Père-Lachaise, au cimetière des Juifs. C'est un buste de Préault, ou plutôt une tête, prise et serrée dans son linceul, le doigt pressé sur les lèvres. Œuvre vraiment terrible, dont le cœur soutient à peine l'impression, et qui a l'air d'avoir été taillée du grand ciseau de la mort.64: «L'aïeul reçoit l'enfant lorsqu'il sort du sang maternel... Te voilà donc renée, ô mon âme, pour dormir de nouveau dans un corps.» (Lois indiennes, citées dans mesOrigines du droit).—Sans admettre l'hypothèse de la transmission des âmes (encore moins celle de la transmission du péché), on est bien tenté de croire que nos premiers instincts sont la pensée des ancêtres que le jeune voyageur apporte comme provision de voyage. Il y ajoute beaucoup. Si j'écarte les théories, si je ferme les livres pour regarder la nature, je vois la pensée naître en nous comme instinct obscur, poindre dans un demi-jour, s'éclairer et se diviser au jour de la réflexion; puis, formulée, et de plus en plus acceptée comme formule, passer dans nos habitudes, dans les choses qui nous sont propres, que nous n'examinons plus, et alors, obscurcie de nouveau, faire partie de nos instincts.65: Je ne parle point de l'accablement du travail, ni des punitions innombrables, excessives, que nous infligeons à leur mobilité, voulue par la nature même, mais de l'inepte dureté qui nous fait plonger brusquement, sans précaution, dans les froides abstractions, un être jeune, sorti à peine du sang et du lait maternels, tiède encore et qui ne demande qu'à s'épanouir en fleurs.66: Ce chapitre, que les esprits inattentifs croiront étranger au sujet, en est le fond même. Voy. p.201.67: L'infidélité de la femme est le sujet propre au Moyen-âge. Les autres temps l'ont peu connu. Ce texte éternel de plaisanteries, cesjoyeuseshistoires, ne peuvent qu'attrister celui qui sait et qui comprend. Elles font trop sentir le prodigieux ennui de ce temps, le vide des âmes sans aliment approprié à leur faiblesse, la prostration morale, le désespoir du bien, l'abandon de soi-même et de son salut.68: Si l'on répond que les esprits non cultivés (ce qui, pour ce temps-là, veut dire tout le monde, ou à peu près) étaient dispensés de comprendre, il faudra avouer qu'une si terrible énigme imposait, sous peine de damnation, l'abdication générale de l'intelligence humaine entre les mains de quelques doctes qui croyaient en savoir le mot. Voyez aussi le résultat. L'énigme une fois posée, une fois entourée de ses commentaires, non moins obscurs, le genre humain se tait; il reste en face, muet et stérile. Dans une période immense, aussi longue que toute la période brillante de l'Antiquité, du cinquième au onzième siècle, il hasarde à peine quelques prières, quelques légendes enfantines, et encore ce mouvement est-il arrêté par la défense expresse des conciles carlovingiens.69: Non seulement il avait dit, mais il avait voulu sincèrement. Cette touchante aspiration à l'amour est ce qui a fait le génie du Moyen-âge et ce qui lui assure notre sympathie éternelle. Je n'efface pas un mot de ce que j'en ai dit au deuxième volume de l'Histoire de France. Seulement, j'ai donné là son élan, son idéal; aujourd'hui, dans un livre d'intérêt pratique, je ne puis donner que le réel, les résultats.—J'ai exprimé (à la fin du même volume, imprimé en 1833) l'impuissance de ce système et l'espoir qu'il échappera à sa ruine et parviendra à se transformer.—Combien il est déjà éloigné de nous, on l'a vu le 11 mai 1844, lorsqu'à la Chambre un magistrat, sincèrement et courageusement orthodoxe, a déduit une théorie pénale du Péché originel et de la Chute; les catholiques mêmes en ont reculé.70: L'embarras de la théologie vint surtout des progrès de la jurisprudence. Tant que la jurisprudence soutint dans leur rigueur les lois de lèse-majesté, qui, par la confiscation, etc., étendaient les peines à l'héritier, la théologie put défendre sa loi de lèse-majesté divine qui damnait les enfants pour le péché du père. Mais lorsque le droit devint plus clément, il fut de plus en plus difficile de maintenir dans la théologie, qui est le monde de l'amour et de la grâce, cette horrible doctrine de l'hérédité du crime, abandonnée de la justice humaine. Les scolastiques, saint Bonaventure, Innocent III, saint Thomas, ne trouvèrent d'autre adoucissement que d'exempter les enfants du feu éternel,en les laissant du resteDANS LA DAMNATION. Bossuet a fort bien établi (contre Sfondrata) que cette doctrine n'est point particulière aux jansénistes, comme on faisait semblant de le croire, qu'elle était celle même de l'Église, celle des Pères (sauf Grégoire de Nazianze), celle des conciles, des papes; en effet, si l'on exempte les enfants de la damnation, on abandonne le Péché originel et l'hérédité du crime, qui est la base de tout le système.71: «Faisons aujourd'hui, si nous voulons, les fiers, les rois de la création. Mais n'oublions pas notre éducation sous la discipline de la nature. Les plantes, les animaux, voilà nos premiers précepteurs. Tous ces êtres que nous dirigeons, ils nous conduisaient alors mieux que nous n'aurions fait nous-mêmes. Ils guidaient notre jeune raison par un instinct plus sûr; ils nous conseillaient, ces petits, que nous méprisons maintenant. Nous profitions à contempler ces irréprochables enfants de Dieu. Calmes et purs, ils avaient l'air, dans leur silencieuse existence, de garder les secrets d'en haut. L'arbre qui a vu tous les temps, l'oiseau qui parcourt tous les lieux, n'ont-ils donc rien à nous apprendre? L'aigle ne lit-il pas dans le soleil, et le hibou dans les ténèbres? Ces grands bœufs eux-mêmes, si graves sous le chêne sombre, n'est-il aucune pensée dans leurs longues rêveries?» (Origines du droit.)72: Dans un autre chant, le plus achevé peut-être, un chant qu'il consacre à son ami le plus cher, au consul, au poète Gallus, il ne craint pas de lui donner pour frères et consolateurs les plus humbles fils de la nature, des animaux innocents. Après avoir amené tous les dieux champêtres pour adoucir la blessure du poète malade d'amour: «Ses brebis aussi se tenaient autour de lui» (puis, par un mouvement charmant, craignant de blesser l'orgueil de Gallus):Nostri nec pœnitet illas; nec te pœniteat pecoris, divine poeta.73: Voir le petit sermon aux abeilles fugitives, dans mesOrigines du droit.74: Conservé longtemps à Rouen. Ducange, verboFestum.75: Le génie populaire fit plus pour son protégé. Sans s'arrêter aux résistances de l'Église, il créa à l'animal une position légale, le traita comme une personne, le fit ester en droit, et jusque dans l'acte le plus grave, le jugement criminel; il y figura comme témoin, quelquefois comme coupable. Nul doute que cette importance attribuée à l'animal n'ait puissamment contribué à sa conservation, à sa durée, et, par suite, à la fécondité de la terre, qui dépend généralement des ménagements qu'il trouve en l'homme. C'est peut-être la vraie cause pour laquelle le Moyen-âge se relevait toujours après tant d'affreuses ruines.76: Le Jésuite Bougeant objecta que les bêtes devaient avoir une âme,puisqu'elles étaient des diables.77: Si glorieusement continué par son ami et son fils, MM. Serres et Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire. Je vois avec bonheur une jeunesse pleine d'avenir entrer dans cette voie scientifique, qui est la voie de la vie.78: Notre âge machiniste, qui partout veut des machines, devait s'apercevoir, ce semble, que si l'on veut que les animaux ne soient rien de plus, ce sont à coup sûr les premières de toutes, donnant, outre une telle quantité de force positive, une autre force infinie, qu'on ne peut apprécier et qui résulte (si l'on ne veut dire de l'âme) de l'animation de la vie. Il semblait donc qu'on dût reprendre l'étude et la domestication des animaux. Voir le bel articleDomestication, de M. Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire, dans l'Encyclopédie nouvelle, de MM. Leroux et Reynaud.79: Le génie, je le sais, a mille formes. Celle que je donne ici est certainement celle des génies les plus originaux, les plus féconds, celle qui caractérise le plus souvent les grands inventeurs. La Fontaine et Corneille, Newton et Lagrange, Ampère et Geoffroy-Saint-Hilaire ont été en même temps les plus simples et les plus subtils des hommes.80: Combien il est regrettable que les hommes de génie effacent la trace successive de leur propre création! Rarement ils gardent la série des ébauches qui l'ont préparée. Vous en trouvez quelque chose, incomplet et à grand'peine, dans la série progressive des tableaux de quelques grands peintres qui, sans cesse, ont peint leur pensée et en ont fixé chaque moment par des œuvres immortelles. Il n'est pas impossible de suivre ainsi la génération d'une idée dans Raphaël, Titien, Rubens, Rembrandt. Pour ne parler que de ce dernier, leBon Samaritain, leChrist d'Emmaüs, leLazare, enfin leChrist consolant le peuple(gravure aux cent florins), indiquent les degrés successifs par lesquels le grand artiste, ému du spectacle nouveau des profondes misères modernes, couva et enfanta son idée. Dans la dernière expression qu'il lui donne, si forte et si populaire, l'œuvre et l'ouvrier ont atteint un degré inouï d'attendrissement.81: Ceci n'est pas une simple comparaison comme celle que donne Platon au livre IV dela République. Non, c'est la chose elle-même, prise en soi, dans son plus intime, dans sa naissance et sa nature. À mesure qu'on s'habituera à regarder le monde social dans le monde moral, on verra que celui-ci est l'origine, la mère, la matrice de l'autre, ou plutôt qu'ils ne font qu'un.Le combat de l'âme avec l'âme, le progrès et l'éducation qui en résultent, les traités que font entre elles ses puissances intérieures, l'amour qu'elle a pour elle-même, les mariages, les adoptions accomplis dans cette enceinte étroite et si variée révéleront à la philosophie le secret de la politique, de l'éducation, de l'initiation sociale. Que l'artiste élève son œuvre, que l'homme élève l'enfant de son choix, que la cité élève les classes qui sont encore enfants, ce sont trois choses analogues; il arrivera du moins, par les progrès de la science et de l'amour, qu'elles le seront de plus en plus.Cette science est à créer. La philosophie, qui, depuis des siècles, tourne sur les mêmes idées, n'y a pas touché encore. Les mystiques, qui ont tant regardé dans l'âme humaine, s'aveuglaient à y chercher Dieu, qui y est sans nul doute, mais qu'on y distingue bien mieux quand on l'y voit en son image qu'il y déposa, la Cité humaine et divine.82: Étendez ceci à la grande société du genre humain. Telles nations sont relativement à l'état instinctif, telles à l'état de réflexion. Lorsqu'elles entrent en contact, les nations cultivées doivent, au nom de l'humanité, au nom de leur intérêt, se faire un art, une langue pour s'entendre avec celles qui n'ont que l'instinct barbare.83: La patrie n'était encore que dans la commune. On disait l'amitiéde Lille, l'amitiéd'Aire, etc. (Voir Michelet,Histoire de France, V.)84: Le patronage antique et féodal ne reviendra pas, ne doit point revenir. Nous nous sentons égaux. Le caractère d'ailleurs perdait infiniment, et l'originalité, dans ses rapports de dépendance étroite où l'homme avait toujours les yeux sur l'homme, devenait son ombre, sa triste copie. La longue table commune où le baron siégeait au feu, et qui, du chapelain, du sénéchal et des autres vassaux, allait se prolongeant jusqu'à la porte, où mangeait, en servant debout, le petit valet de cuisine, cette table était une école où l'imitation allait descendant; chacun étudiait, copiait son voisin du rang supérieur. Les sentiments n'étaient pas toujours serviles, mais les esprits l'étaient. Cette servilité d'imitation est sans nul doute une des causes qui retardèrent le Moyen-âge et le stérilisèrent longtemps.85: On sait que Bonaparte s'était rendu suspect en agissant comme maître et arbitre de l'Italie, accordant ou refusant, sans consulter personne, des armistices qui décidaient de la paix ou de la guerre, envoyant directement des fonds à l'armée du Rhin sans prendre l'intermédiaire de la trésorerie, etc. On faisait courir le bruit qu'il allait être arrêté au milieu de son armée.—Hoche écrivit, pour le justifier, au ministre de la police, une lettre qui fut rendue publique. Il y renvoie aux royalistes les bruits calomnieux qu'on faisait courir: «Pourquoi Bonaparte se trouve-t-il l'objet des fureurs de ces messieurs? Est-ce parce qu'il les a battus en vendémiaire? Est-ce parce qu'il dissout les armées des rois et qu'il fournit à la République les moyens de terminer glorieusement cette guerre?... Ah! brave jeune homme, quel est le militaire républicain qui ne brûle de t'imiter? Courage, Bonaparte, conduis à Naples, à Vienne, nos armées victorieuses; réponds à tes ennemis personnels en humiliant les rois, en donnant à nos armes un lustre nouveau et laisse-nous le soin de ta gloire!»86: Comme M. de Maistre le leur dit si bien dans sesConsidérations sur la Révolution.87: Observation de Pierre Leroux, aussi judicieux ici qu'il est ailleurs ingénieux et profond. Que de choses il faudrait ajouter! Quel côté triste de nos mœurs! Je m'afflige surtout de voir la famille, la mère! pousser le jeune homme a la trahison. Et n'est-ce pas de cette mère que la jeune fille trompée devrait espérer quelque protection? Une femme pieuse ne devrait-elle pas avoir des entrailles, un cœur infini pour cette pauvre enfant qui, après tout (qu'importe devant Dieu que l'orgueil du monde en murmure), est devenue la sienne? Quels égards les femmes attendront-elles de nous, si elles ne se protègent pas entre elles? Elles ont en commun un mystère qui devrait les lier bien plus que les hommes ne peuvent l'être, le mystère de l'enfantement, de la maternité, qui est celui de la vie et de la mort, celui qui leur fait atteindre l'extrême limite dans la souffrance et dans la jouissance. La participation à ce mystère terrible, que l'homme ne connaît pas, les rend toutes égales, toutes sœurs; il n'y a d'inégalité qu'entre les hommes. C'est à la mère, c'est à la sœur à réclamer du fils ou du frère pour la fille trompée, et, si le mariage est impossible, à la couvrir de leur protection. À leur défaut, celle même qu'il épouse, la jeune femme vertueuse doit expier les torts, couvrir tout de sa bonté, ouvrir ses bras et son cœur aux enfants du premier amour. Qu'elle se rappelle la tendresse de Valentine de Milan pour Dunois, et cet embrassement pathétique: «Ah! tu m'as été dérobé!...» (Voir dans monHistoirela mort de Louis d'Orléans.)88: Souvent citées par Fourier. Je suis l'homme de l'histoire et de la tradition; donc je n'ai rien à dire à celui qui se vante de procéder par voie d'écart absolu. Ce livre duPeuple, particulièrement fondé sur l'idée de la patrie, c'est-à-dire du dévouement, du sacrifice, n'a rien à voir avec la doctrine de l'attraction passionnelle. Je saisis néanmoins cette occasion pour exprimer mon admiration pour tant de vues de détail ingénieuses, profondes, quelquefois très applicables, ma tendre admiration pour un génie méconnu, pour une vie occupée tout entière du bonheur du genre humain. J'en parlerai un jour, selon mon cœur.—Singulier contraste d'une telle ostentation de matérialisme et d'une vie spiritualiste, abstinente, désintéressée! Ce contraste s'est reproduit tout récemment, à la gloire de ses disciples. Tandis que les amis de la vertu et de la religion, leurs défenseurs obligés, les conservateurs nés de la morale publique s'enrôlaient sous main dans la bande de ceux qui jouent à coup sûr, les disciples de Fourier, qui ne parlent que d'intérêt, d'argent et de jouissances, ont mis l'intérêt sous leurs pieds et frappé courageusement le Baal de la Bourse... le Baal! non, le Moloch, l'idole qui dévorait des hommes.89: Inertie maritime; mais les maçons ne manquent point, pas plus qu'ailleurs. Un ingénieur met une louable activité à terminer la digue.90: Mais vraisemblablement elles gênaient trop les deux sentiments qui caractérisent notre époque, l'amour de la propriété personnelle et celui de la famille. Lire une très curieuse brochure de M. Dupin aîné:Excursion dans la Nièvre. 1840. Voy. aussi mesOrigines du droit, sur lacollaboratio, lesparsonniers, lechanteau,vivre à un pain et un pot, etc.91: La nécessité seule, de ses chaînes d'airain, avait lié les anciennes associations barbares (Voy., dans mesOrigines, les formes terribles du sang bu ou versé sous la terre, etc.), la nécessité, dis-je, et la certitude de périr, si l'on restait désuni. Dans les associations monacales, l'amitié est sévèrement défendue, comme un vol qu'on fait à Dieu (Voy.Hist. de Fr., t. V).—La barbarie du compagnonnage et sa tentative même pour se réformer (Voy. A. Perdiguier) nous fait assez connaître ce qu'étaient les associations industrielles du Moyen-âge. La confrérie, née du danger et de la prière (si naturelle à l'homme en danger), haïssait certainement l'étranger plus qu'elle ne s'aimait elle-même. La bannière du saint patron la ralliait, et de la procession elle la menait au combat. C'était bien moins fraternité que ligue et force défensive, souvent offensive aussi, dans les haines et jalousies de métiers.92: L'effort du monde et son salut sera de recouvrer l'accord de ces deux idées. Fraternité, paternité, ces mots inconciliables dans la famille ne le sont nullement dans la société civile. Elle trouve, je l'ai déjà dit, le modèle qui les accorde dans la société morale que chaque homme porte en lui. Voir la fin de la seconde partie.93: Dans l'association, la forme est importante sans doute, mais elle ne vient qu'en seconde ligne. Rétablir les anciennes formes, lescorporations, les tyrannies industrielles, reprendre les entraves pour mieux marcher, défaire l'œuvre de la Révolution, détruire à la légère ce qu'on a demandé pendant tant de siècles, cela me paraît insensé.—D'autre part, imaginer que l'État, qui fait si peu ce qui est de son ressort naturel, pourrait remplir la fonction de fabricant, de marchand universel, qu'est-ce autre chose quese remettre de toute chose au fonctionnaire? Ce fonctionnaire est-ce un ange? Investi de cet étrange pouvoir, sera-t-il moins corrompu que le fabricant ou le marchand? Ce qui est sûr, c'est qu'il n'aura nullement leur activité.—Quant à lacommunauté, trois mots suffisent. La communauténaturelleest un état très antique, très barbare, très improductif. La communautévolontaireest un élan passager, un mouvement héroïque qui signale une foi nouvelle et qui retombe bientôt. La communautéforcée, imposée par la violence, est une chose impossible à une époque où la propriété est infiniment divisée, nulle part plus impossible qu'en France.—Pour revenir aux formes possibles d'association, je crois qu'elles doiventdifférer selon les différentes professions, qui, plus ou moins compliquées, exigent plus ou moins l'unité de direction;—etdifférer aussi selon les différents pays, selon la diversité des génies nationaux. Cette observation essentielle que je développerai un jour pourrait être appuyée sur un nombre immense de faits.94: Nulle époque n'en a montré de tels exemples. Dans quel siècle a-t-on vu de si grandes armées, tant de millions d'hommes, souffrir, mourir, sans révolte, avec douceur, en silence?95: La patrie (lamatrie, comme disaient si bien les Doriens) est l'amour des amours. Elle nous apparaît dans nos songes comme une jeune mère adorée ou comme une puissante nourrice qui nous allaite par millions... Faible image! non seulement elle nous allaite, mais nous contient en soi:In ea movemur et sumus.96: Tout concourt à cette éducation. Nul objet d'art, nulle industrie, même de luxe, nulle forme de culture élevée n'est sans action sur la masse, sans influence sur les derniers, sur les plus pauvres. Dans ce grand corps d'une nation, la circulation spirituelle se fait, insensible, descend, monte, va au plus haut, au plus bas. Telle idée entre par les yeux (modes, boutiques, musées, etc.), telle autre par la conversation, par la langue, qui est le grand dépôt du progrès commun. Tous reçoivent la pensée de tous, sans l'analyser peut-être, mais enfin ils la reçoivent.97: À mesure qu'une nation entre en possession de son génie propre, qu'elle le révèle et le constate par des œuvres, elle a de moins en moins besoin de l'opposer par la guerre à celui des autres peuples. Son originalité, chaque jour mieux assurée, éclate dans la production plus que dans l'opposition. La diversité des nations qui se manifestait violemment par la guerre, elle se marque mieux encore lorsque chacune d'elles fait entendre distinctement sa grande voix; toutes criaient sur la même note, chacune fait maintenant sa partie; il y a peu à peu concert, harmonie, le monde devient une lyre. Mais cette harmonie, à quel prix? au prix de la diversité.98: Souffrante, et maintenant muette au Collège de France, dans la voix qui lui restait, notre cher et grand Mickiewicz!99: Les produits matériels de la France, les résultats durables de son travail, ne sont rien en comparaison de ses produits invisibles. Ceux-ci furent le plus souvent des actes, des mouvements, des paroles et des pensées. Sa littérature écrite (la première pourtant, selon moi) est loin, bien loin au-dessous de sa parole, de sa conversation brillante et féconde. Sa fabrication en tout genre n'est rien près de son action. Pour machines, elle eut des hommes héroïques; pour systèmes, des hommes inspirés. «Cette parole, cette action, ne sont-ce pas choses improductives?» Et c'est là précisément ce qui place la France très haut. Elle a excellé dans les choses du mouvement et de la grâce, dans celles qui ne servent à rien. Au-dessus de tout ce qui est matériel, tangible, commencent les impondérables, les insaisissables, les invisibles. Ne la classez donc jamais par les choses de la matière, par ce qu'on touche et qu'on voit. Ne la jugez pas, comme une autre, sur ce que vous remarquez de la misère extérieure. C'est le pays de l'esprit et celui par conséquent qui donne le moins de prise à l'action matérielle du monde.100: J'écris ici, en l'affaiblissant, une pensée qui m'assaillit les premières fois que je passai la frontière. Une fois notamment que j'entrais en Suisse, j'en fus blessé au cœur.—Voir nos pauvres paysans de la Franche-Comté si misérables, et tout à coup, en passant un ruisseau, les gens de Neufchâtel, si aisés, si bien vêtus, visiblement heureux!—Les deux charges principales qui écrasent la France, la dette et l'armée, qu'est-ce au fond? deux sacrifices qu'elle fait au monde autant qu'à elle-même. La dette, c'est l'argent qu'elle lui paye pour lui avoir donné son principe de salut, la loi de liberté qu'il copie en la calomniant. Et l'armée de la France? c'est la défense du monde, la réserve qu'il lui garde le jour où les Barbares arriveront, où l'Allemagne, cherchant toujours son unité qu'elle cherche depuis Charlemagne, sera bien obligée ou de nous mettre devant elle, ou de se faire contre la liberté l'avant-garde de la Russie.101: Non, ce n'est pas le machinisme industriel de l'Angleterre, ce n'est pas le machinisme scolastique de l'Allemagne qui fait la vie du monde; c'est le souffle de la France, dans quelque état qu'elle soit, la chaleur latente de sa Révolution que l'Europe porte toujours en elle.102: Pour parler d'abord du grand peuple qui semble le plus riche en légendes, de l'Allemagne, celles de Siegfrid l'invulnérable, de Frédéric-Barberousse, de Goetz à la main de fer sont des rêves poétiques qui tournent la vie dans le passé, dans l'impossible et les vains regrets. Luther, rejeté, conspué de la moitié de l'Allemagne, n'a pu laisser une légende. Frédéric, personnage peu Allemand, mais Prussien (ce qui est tout autre), Français de plus et philosophe, a laissé la trace d'une force, mais rien au cœur, rien comme poésie, comme foi nationale.Les légendes historiques de l'Angleterre, la victoire d'Édouard III et celle d'Élisabeth donnent un fait glorieux plutôt qu'un modèle moral. Un type, grâce à Shakespeare, est resté très puissant dans l'esprit anglais, et il n'a que trop influé: c'est celui de Richard III.—Il est curieux d'observer combien leur tradition s'est brisée facilement; il semble par trois fois qu'on y voit surgir trois peuples. Les ballades de Robin Hood et autres, dont se berçait le Moyen-âge, finissent avec Shakespeare; Shakespeare est tué par la Bible, par Cromwell et par Milton, lesquels s'effacent devant l'industrialisme et les demi-grands hommes des derniers temps... Où est leur homme complet où puisse se fonder la légende?
1: Cette prodigieuse acquisition de linge dont tous les fabricants peuvent témoigner fait supposer aussi quelque acquisition de meubles et objets de ménage. Il ne faut pas s'étonner si les caisses d'épargne reçoivent moins de l'ouvrier que du domestique. Celui-ci n'achète point de meubles, et peu de nippes; il trouve bien moyen de se faire nipper par ses maîtres. Il ne faut pas mesurer, comme on fait, le progrès de l'économie à celui des caisses d'épargne, ni croire que tout ce qui n'y va pas se boit, se mange au cabaret. Il semble que la famille, je parle surtout de la femme, ait voulu avant tout rendre propre, attachant, agréable, le petit intérieur qui dispense d'y aller. De là aussi le goût des fleurs qui descend aujourd'hui dans des classes voisines de la pauvreté.
2: Philosophes, socialistes, politiques, tous semblent d'accord aujourd'hui pour amoindrir dans l'esprit du peuple l'idée de la France. Grand danger! Songez donc que ce peuple plus qu'aucun autre est, dans toute l'excellence et la force du terme, unevraie société. Isolez-le de son idée sociale, il redevient très faible. La France de la Révolution, qui fut sa gloire, sa foi, tous les gouvernements lui disent, depuis cinquante ans, qu'elle fut un désordre, un non-sens, une pure négation. La Révolution, d'autre part, avait biffé l'ancienne France, dit au peuple que rien, dans son passé, ne méritait un souvenir. L'ancienne a disparu de sa mémoire, la nouvelle a pâli. Il n'a pas tenu aux politiques que le peuple ne devînt table rase, ne s'oubliât lui-même.
Comment ne serait-il pas faible dans ce moment? Il s'ignore; on fait tout pour qu'il perde le sens de la belle unité qui fut sa vie; on lui ôte son âme. Son âme fut le sens de la France, comme grande fraternité d'hommes vivants, comme société glorieuse avec nos Français des vieux âges. Il les contient ces âges, il les porte, les sent obscurément qui se meuvent, et il ne peut les reconnaître; on ne lui dit pas ce que c'est que cette grande voix basse qui souvent, comme un sourd retentissement d'orgue dans une cathédrale, se fait entendre en lui.
Hommes de réflexion et d'études, artistes, écrivains, nous avons un devoir saint et sacré envers le peuple. C'est de laisser là nos tristes paradoxes, nos jeux d'esprit, qui n'ont pas peu aidé les politiques à lui cacher la France, à lui en obscurcir l'idée, lui faire mépriser sa patrie.
3: Je dus beaucoup aux encouragements de mes illustres professeurs, MM. Villemain et Leclerc. Je me rappellerai toujours que M. Villemain, après la lecture d'un devoir qui lui avait plu, descendit de sa chaire, et vint avec un mouvement de sensibilité charmante s'asseoir sur mon banc d'élève, à côté de moi.
4: Je l'ai quittée à regret en 1837, lorsque l'influence éclectique y fut dominante. En 1838, l'Institut et le Collège de France m'ayant également élu pour leur candidat, j'obtins la chaire que j'occupe.
5: Je n'ai jamais vu dans l'histoire une paix de trente années.—Les banquiers qui n'ont prévu aucune révolution (pas même celle de Juillet que plusieurs d'entre eux travaillaient), répondent que rien ne bougera en Europe. La première raison qu'ils en donnent, c'est quela paix profite au monde. Au monde, oui, et peu à nous; les autres courent et nous marchons; nous serons dans peu à la queue. Deuxièmement, disent-ils,la guerre ne peut commencer qu'avec un emprunt, et nous ne l'accorderons pas. Mais, si on la commence avec un trésor, comme la Russie en fait un, si la guerre nourrit la guerre, comme au temps de Napoléon, etc., etc.
6: Prenez un Allemand, un Anglais au hasard, le plus libéral, parlez-lui de liberté, il répondra liberté. Et puis tâchez un peu de voir comment ils l'entendent. Vous vous apercevrez alors que ce mot a autant de sens qu'il y a de nations, que le démocrate allemand, anglais, sont aristocrates au cœur, que la barrière des nationalités que vous croyez effacée, reste presque entière. Tous ces gens que vous croyez si près, sont à cinq cents lieues de vous.
7: Et sur ces trente-deux mille, douze mille sont des corporations de main-morte.—Si l'on oppose à ceci qu'en Angleterre près de trois millions de personnes participent à la propriété foncière, c'est que ce nom outre les terres, désigne les maisons, et les petits terrains, cours, jardins d'agrément, qui sont joints aux maisons, surtout dans les localités industrielles.
8: Nos Anglais de France disent lepayspour éviter de dire la patrie. Voy. une page spirituelle et chaleureuse de M. Génin,Des Variations du langage français, p. 417.
9: C'est un des caractères spiritualistes de notre Révolution. L'homme et le travail de l'homme lui ont paru d'un prix inestimable et qu'on ne pouvait mettre en balance avec celui du fonds; l'homme a emporté la terre. Et en Angleterre la terre a emporté l'homme. Dans les pays même qui ne sont nullement féodaux, mais organisés sur le principe du clan celtique, les légistes anglais ont appliqué la loi féodale dans la plus extrême rigueur, décidant que le seigneur n'était pas seulement suzerain, mais propriétaire. Ainsi Mmela duchesse de Sutherland s'est fait adjuger un comté d'Écosse plus grand que le département du Haut-Rhin, et en a chassé (de 1811 à 1820) trois mille familles, qui l'occupaient depuis qu'il y a une Écosse. La duchesse leur a fait donner une indemnité légère, que beaucoup n'ont pas acceptée. Lire le récit de cette belle opération, que nous devons à l'agent de la duchesse: James Loch,Compte rendu des bonifications faites au domaine du marquis de Stafford, in-8o, 1820. M. de Sismondi en donne l'analyse dans sesÉtudes d'économie politique, 1837.
10:Saint-Pierre, t. X. p. 251 (Rotterdam). L'autorité de cet auteur peu grave, est grave ici, parce qu'il écrivait sur les renseignements qu'il avait demandés à plusieurs intendants.
11: Voir Froumenteau:Le secret des finances de France(1581),Preuves, surtout p. 397-398.
12: Grand citoyen, éloquent écrivain, esprit positif, qu'il ne faut pas confondre avec les utopistes de l'époque. On lui a attribué à tort l'idée de laDîme royale.—Quoi de plus hardi que le commencement de sonFactum, et en même temps, quoi de plus douloureux? C'est le profond soupir de l'agonie de la France. Boisguilbert le publia en mars 1707, lorsque Vauban venait d'être condamné en février pour un livre bien moins hardi. Comment cet homme héroïque n'a-t-il pas encore une statue à Rouen, qui le reçut en triomphe au retour de son exil?... (Réimprimé récemment dans laCollection des économistes.)
13: Ajoutez qu'au Moyen-âge, dans la division de tant de provinces, de seigneuries, de fiefs, qui forment comme autant d'États,la frontière est partout. Dans des temps même plus récents, la frontière anglaise était au centre de la France, en Poitou jusqu'au treizième siècle, en Limousin jusqu'au quatorzième siècle, etc.
14: Je sentis tout cela lorsque au mois de mai 1814, allant de Nîmes au Puy, je traversais l'Ardèche, cette contrée si âpre où l'homme a créé tout. La nature l'avait faite affreuse; grâce à lui, la voilà charmante; charmante en mai, et même alors toujours un peu sévère, mais d'un charme moral d'autant plus touchant. Là on ne dira pas que le seigneur a donné la terre au vilain: il n'y avait pas de terre. Aussi, combien mon cœur était blessé de voir encore, sur les hauteurs, ces affreux donjons noirs qui ont levé tribut si longtemps sur un peuple si pauvre, si méritant, qui ne doit rien qu'à lui. Mes monuments à moi, ceux qui me reposaient les yeux, c'étaient dans la vallée les humbles maisons de pierre sèche, de cailloux entassés, où vit le paysan. Ces maisons sont font sérieuses, tristes même avec leur petit jardin mal arrosé, indigent et maigret; mais les arcades qui les portent, l'escalier à grandes marches, le perron spacieux sous les arcades, leur donnent beaucoup de style. Justement, c'était la grande récolte; à ce beau moment de l'année, on travaillait la soie, le pauvre pays semblait riche; chaque maison, sous la sombre arcade, montrait une jeune dévideuse, qui, tout en piétinant sur la pédale du dévidoir, souriait de ses jolies dents blanches et filait de l'or.
15: Léon Faucher,La colonie des Savoyards à Paris. (Revue des Deux Mondes, nov. 1837, IV, 343.)
16: Voir plus bas, p. 48,note 2.
17: Je parlerai plus loin de l'association. Quant aux avantages et inconvénients économiques de la petite propriété, qui sont étrangers à mon sujet, voy. Gasparin, Passy, Dureau-Delamalle, etc.
18: Le paysan n'est pas quitte. Voici venir, après le prêtre, l'artiste pour le calomnier, l'artiste néo-catholique, cette race impuissante de pleureurs du Moyen-âge, qui ne sait autre chose que pleurer et copier... Pleurer les pierres, car pour les hommes, qu'ils meurent de faim s'ils veulent. Comme si le mérite de ces pierres n'était pas de rappeler l'homme et d'en porter l'empreinte. Le paysan, pour ce monde-là, n'est qu'un démolisseur. Tout vieux mur qu'il abat, toute pierre qu'a remuée la charrue, était une incomparable ruine.
19: La population urbaine qui ne fait qu'un cinquième de la nation fournit les deux cinquièmes des accusés.
20: Elle s'arrête, ou même recule. M. Hipp. Passy assure (Mém. Acad. polit., II, 301) que de 1815 à 1835, le nombre des propriétaires, comparé a celui du reste de la population,a diminuéde 2½ pour 100 oud'un quarantième.—Il part du recensement de 1815. Mais ce recensement est-il exact? est-il plus sérieux que celui de 1826, que les tableaux du mouvement de la population au temps de l'Empire, etc.? Voy. Villermé,Journal des Économistes, no42, mai 1845.
21: Et qui lui vendent à si haut prix son unique vache et ses bœufs de labour.—Les éleveurs disent: Point d'agriculteurs sans engrais, ni d'engrais sans bestiaux.—Ils ont raison, mais contre eux-mêmes. Ne changeant rien et n'améliorant rien (sauf pour la production de luxe et les succès de gloriole), maintenant les prix élevés pour les qualités inférieures, ils empêchent tous les pays pauvres d'acheter les petits bestiaux qui leur conviennent, d'obtenir les engrais qui leur sont nécessaires; l'homme et la terre, ne pouvant réparer leurs forces, languissent d'épuisement.
22: On se rappelle le calcul de Paul-Louis Courier, qui trouvait qu'au total l'arpent de vigne rapportait 150 francs au vigneron et 1,300 francs au fisc. Cela est exagéré. Mais, en récompense, il faut ajouter que cet arpent est aujourd'hui bien plus endetté qu'en 1820.—Point de métier plus pénible cependant ni qui mérite mieux son salaire. Traversez la Bourgogne au printemps ou à l'automne; vous faites quarante lieues à travers un pays deux fois par an remué, bouleversé, déplanté, replanté d'échalas. Quel travail!... Et pour qu'à Bercy, à Rouen, ce produit qui a tant coûté, soit falsifié et déshonoré; un art infâme calomnie la nature et la bonne liqueur; le vin est aussi maltraité que le vigneron.
23: C'est ce qu'un Alsacien disait en propres termes à un de mes amis (septembre 1845).—Nos Alsaciens qui émigrent ainsi, vendent le peu qu'ils ont au départ; le juif est là à point pour acheter. Les Allemands tâchent d'emporter leurs meubles; ils voyagent en chariots, comme les Barbares qui émigrèrent dans l'Empire romain. Je me rappelle qu'en Souabe, dans un jour très chaud, très poudreux, je rencontrai un de ces chariots d'émigrants, plein de coffres, de meubles, d'effets entassés. Derrière, un tout petit chariot, attaché au grand, traînait un enfant de deux ans, d'aimable et douce figure. Il allait ainsi pleurant, sous la garde d'une petite sœur qui marchait auprès, sans pouvoir l'apaiser. Quelques femmes reprochant aux parents de laisser leur enfant derrière, le père fit descendre sa femme pour le reprendre. Ces gens me paraissaient tous deux abattus, presque insensibles, morts d'avance de misère? ou de regrets? Pourraient-ils arriver jamais? cela n'était guère probable. Et l'enfant? sa frêle voiture durerait-elle dans ce long voyage? Je n'osais me le demander... Un seul membre de la famille me paraissait vivant, et me promettait de durer; c'était un garçon de quatorze ans, qui, à ce moment même, enrayait pour une descente. Ce garçon à cheveux noirs, d'un sérieux passionné, semblait plein de force morale, d'ardeur: du moins, je le jugeai ainsi. Il se sentait déjà comme le chef de la famille, sa providence et chargé de sa sûreté. La vraie mère était la sœur, elle en remplissait le rôle. Le petit, pleurant dans son berceau, avait son rôle aussi et ce n'était pas le moins important: il était l'unité de la famille, le lien du frère et de la sœur, leur nourrisson commun; en son petit chariot d'osier, il emportait le foyer et la patrie; là devait toujours, s'il durait, jusque dans un monde inconnu, se retrouver la Souabe... Ah! que de choses ils auront, ces enfants, à faire et à souffrir! En regardant l'aîné, sa belle tête sérieuse, je le bénis de cœur, et le douai, autant qu'il était possible en moi.
24: On méprise trop ces remplaçants. M. Vivien qui, comme membre d'une commission de la Chambre, a fait une enquête à ce sujet, m'a fait l'honneur de me dire que leurs motifs étaient souvent très louables, venir en aide à la famille, acquérir une petite propriété, etc.
25: Aucun peintre de mœurs, romancier, socialiste, que je sache, n'a daigné nous parler de la nourrice. Il y a pourtant là une triste histoire qu'on ne connaît pas assez. On ne sait pas combien ces pauvres femmes sont exploitées et malmenées, d'abord par les voitures qui les transportent (souvent à peine accouchées), et ensuite par les bureaux qui les reçoivent. Prises comme nourricessur lieu, il faut qu'elles renvoient leur enfant, qui souvent en meurt. Elles n'ont aucun traité avec la famille qui les loue, et peuvent être renvoyées au premier caprice de la mère, de la garde, du médecin; si le changement d'air et de vie leur tarit le lait, elles sont renvoyées sans indemnité. Si elles restent, elles prennent ici les habitudes de l'aisance et souffrent infiniment quand il leur faut rentrer dans leur vie pauvre; plusieurs se font domestiques pour ne plus quitter la ville, elles ne rejoignent plus leur mari, et la famille est rompue.
26: Distinction posée fort nettement dans l'ouvrage de l'estimable (et regrettable!) M. Buret:De la misère, etc., 1840. Il a peut-être dans cet ouvrage accueilli trop facilement les exagérations des enquêtes anglaises.
27: Ceux qui étendent ce chiffre y comprennent des ouvriers occupés, il est vrai, dans les manufactures qui emploient des machines, mais nullement asservis aux machines. Ceux-ci sont et seront toujours une exception.—L'extension dumachinisme(pour désigner ce système d'un mot) est-elle à craindre? La machine doit-elle tout envahir? La France deviendra-t-elle sous ce rapport une Angleterre?—À ces questions graves, je réponds sans hésiter: Non. Il ne faut pas juger de l'extension de ce système par l'époque de la grande guerre européenne où il a été surexcité par des primes monstrueuses que le commerce ordinaire n'offre point. Éminemment propre à abaisser le prix des objets qui doivent descendre dans toutes les classes, il a répondu à un besoin immense, celui des classes inférieures, qui, dans un moment d'ascension rapide, ont voulu tout d'abord avoir le confortable, le brillant même, mais en se contentant d'un brillant médiocre, souvent vulgaire, et, comme on dit,de fabrique. Quoique, par un effort admirable, la manufacture se soit élevée à des produits très beaux qu'on ne pouvait attendre, ces produits fabriqués en gros et par des moyens uniformes, sont irrémédiablement marqués d'un caractère monotone. Le progrès du goût rend sensible cette monotonie, et la fait parfois trouver ennuyeuse. Telle œuvre irrégulière des arts non mécaniques charme l'œil et l'esprit plus que ces irréprochables chefs-d'œuvre industriels qui rappellent tristement par l'absence de vie le métal qui fut leur père, et leur mère, la vapeur.
Ajoutez que chaque homme maintenant ne veut plus êtretelle classe, maistel homme: il veut être lui-même; par suite, il doit souvent faire moins de cas des produits fabriquéspar classes, sans individualité qui réponde à la sienne. Le monde avance dans cette route; chacun veut, tout en comprenant mieux le général, caractériser sonindividualité. Il est très vraisemblable que, toute chose égale d'ailleurs, on préférera aux fabrications uniformes des machines les produits variés sans cesse qui portent l'empreinte de la personnalité humaine, qui pour aller à l'homme, et changer comme il change, partent de l'homme immédiatement.—Là est le véritable avenir de la France industrielle, bien plus que dans la fabrication mécanique où elle reste inférieure.—Au reste, les deux systèmes se prêtent un mutuel appui. Plus les premiers besoins seront satisfaits à bas prix par les machines, plus le goût s'élèvera au-dessus des produits du machinisme, et recherchera les produits d'un art tout personnel.
28: Le testament des tisserands de Rouen est le remarquable petit livre qu'écrivit l'un d'eux. (Noiret,Mémoires d'un ouvrier rouennais, 1836.) Il déclare qu'ils ne font plus d'apprentis.
29: J'ai plusieurs fois, dans mes cours et mes livres (surtout au tome V de l'Histoire de France) esquissé l'histoire de l'industrie. Pour la comprendre cependant, il faudrait remonter plus haut, ne pas l'envisager d'abord, comme on fait, dans ces grandes et puissantes corporations qui dominent la cité même. Il faudrait prendre d'abord le travailleur dans son humble origine, méprisé comme il fut à son principe, lorsque le primitif habitant de la ville, propriétaire de la banlieue, le marchand même qui y avait halle, cloche et justice, s'accordaient pour mépriser l'ouvrier, l'ongle bleu, comme ils l'appelaient, lorsque le bourgeois le recevait a peine hors la ville à l'ombre des murs, entre deux enceintes (pfahlburg), lorsqu'il était défendu de lui faire justice s'il ne pouvait payer impôt, lorsqu'on lui fixait avec un arbitraire bizarre le prix auquel il pouvait vendre, tant aux riches, tant aux pauvres, etc.
30: Villermé,Tableau de l'état physique et moral des ouvriersdes manufactures de coton, etc. (1840). On les a vus, en nov. 1839, dans un chômage qui obligeait le manufacturier à ne garder que les plus anciens ouvriers, demander à partager entre tous le travail et le salaire, pour que personne ne fût renvoyé, t. II, p. 71. Voir aussi I, 89, 366-369, et II, 89, 113.—Beaucoup d'entre eux, à qui l'on reproche le concubinage, se marieraient, s'ils avaient l'argent et les papiers nécessaires, I, 54, et II, 283 (cf. Frégier, II, 160.)—À l'assertion de ceux qui prétendent que les ouvriers des manufactures gagneraient assez s'ils faisaient un bon usage de leurs salaires, opposons l'observation judicieuse de M. Villermé (II, 14). Pour qu'ils gagnent assez, il faut, selon lui, quatre choses: Qu'ils se portent toujours bien, qu'ils soient employés toujours, que chaque ménage n'ait que deux enfants au plus, enfin qu'ils n'aient aucun vice... Voilà quatre conditions qui se trouveront rarement.
31: M. Léon Faucher a marqué admirablement ces différences dans son mémoire sur leTravail des enfants à Paris. (Revue des Deux Mondes, 15 nov. 1844.) Voir aussi, sur l'apprentissage dans l'industrie parcellaire, le tome II de sesÉtudes sur l'Angleterre; l'excellent économiste qui s'est montré là très grand écrivain, nous y révèle, par delà l'enfer des manufactures, un autre enfer qu'on ne soupçonnait pas.
32: Nous avons parlé plus haut (p.66) du salaire des ouvriers des manufactures. Si nous voulons étudier le salaire en général, nous trouverons que cette question tant controversée se réduit a ceci:Les salaires ont augmenté, disent les uns. Et ils ont raison, parce qu'ils partent de 1789, ou des temps antérieurs.—Les salaires n'ont pas augmenté, disent les autres. Et ils ont raison, parce qu'ils partent de 1824; depuis ce temps, les ouvriers de manufactures gagnent moins, et les autres n'ont qu'une augmentation illusoire; le prix de l'argent ayant changé, celui qui gagne ce qu'il gagnait alors reçoit dans la réalité un tiers de moins; celui qui gagnait et qui gagne encore trois francs, ne reçoit guère qu'une valeur de deux francs; ajoutez que les besoins étant devenus plus nombreux avec les idées, il souffre de n'avoir pas mille choses qui alors lui étaient indifférentes.—Les salaires sont très élevés en France, en comparaison de la Suisse et de l'Allemagne; mais ici les besoins sont bien plus vivement sentis.—La moyenne dessalaires de Paris, que MM. L. Faucher et L. Blanc fixent également a trois francs cinquante centimes, est suffisante pour le célibataire, très insuffisante pour l'homme marié qui a des enfants.—Je donne ici la moyenne générale des salaires que plusieurs auteurs ont essayé de fixerpour la France, depuis Louis XIV; mais je ne sais s'il est possible d'établir une moyenne pour des éléments si variés:
Ceci pour l'industrie des villes. Les salaires ont très peu augmenté pour la campagne.
33: Le pain! le propriétaire! deux pensées de la femme, qui ne la quittent pas. Ce qu'il faut souvent d'adresse, de vertu et de force d'âme pour sauver, amasser l'argent d'un terme! qui le saura jamais?
34: C'est ce que M. Percier disait un jour au directeur de l'École gratuite de dessin, M. Belloc. Le spirituel artiste saisit ce mot, et le plaça dans un de ses excellents discours (pleins de vues neuves et d'aperçus féconds), et M. Percier, reconnaissant de cet hommage rendu à ses convictions les plus chères, fonda une rente pour l'École, un mois avant sa mort.
35: Je refusais de croire ce qu'on me racontait des fraudes infâmes que certains fabricants commettent, à l'égard du consommateur sur la qualité, à l'égard de l'ouvrier sur la quantité du travail. J'ai dû me rendre. Les mêmes choses m'ont été confirmées par les amis des fabricants qui en parlaient avec douleur et humiliation, par des notables négociants, et banquiers. Les prud'hommes n'ont nullement l'autorité pour réprimer ces crimes; le malheureux d'ailleurs n'ose se plaindre. Une telle enquête regarde le procureur du Roi.
36: Cet endurcissement graduel, cette habileté que l'on prend peu à peu pour étouffer en soi la voix de l'humanité, est très finement analysé par M. Emmery, dans sa brochure surl'Amélioration du sort des ouvriers dans les travaux publics(1837). Il parle spécialement des ouvriers blessés dans les travaux dangereux que les entrepreneurs font pour le gouvernement.
«Un entrepreneur qui aura le cœur bien placé, pourra, une première fois, peut-être même plusieurs fois d'abord, secourir des ouvriers blessés; mais quand cela se renouvelle, quand les secours s'accumulent, ils deviennent trop pesants; l'entrepreneur compose alors avec lui-même: il se défend de ses premiers mouvements de générosité, il en restreint insensiblement les applications, et il diminue d'une manière plus notable le chiffre de chaque secours. Il remarque que dans ses ateliers les plus dangereux, lui entrepreneur ne reçoit aucune plus-value à ce titre, et qu'au contraire il est obligé de payer à ses ouvriers une plus forte journée. Or, cette plus forte journée lui semble bientôt le prix des accidents à craindre. Ces secours additionnels lui paraissent au-dessus de ses moyens. L'ouvrier blessé n'est d'ailleurs pas assez ancien dans le chantier; l'ouvrier malade n'est pas des plus adroits, des plus utiles, etc. C'est-à-dire que le cœur s'endurcit par l'habitude, souvent par la nécessité, que toute charité s'éteint bientôt, que le peu de secours accordé n'est même plus réparti suivant une rigoureuse justice pour tous, et que le seul résultat de toutes les émotions généreuses que devraient faire naître d'aussi tristes tableaux, se réduit à quelques gratifications accordées arbitrairement et calculées, non sur les besoins réels des familles écrasées, mais dans l'intérêt à venir du chantier ou des travaux de l'entrepreneur.»
37: La différence entre le père et le fils, c'est que celui-ci, qui n'a pas été ouvrier, connaissant moins la fabrication, sachant moins les limites du possible et de l'impossible, est quelquefois plus dur par ignorance.
38: Je me rappellerai toujours une chose touchante, pleine de grâce et de charme, dont j'ai été témoin. Le maître d'une fabrique ayant eu l'obligeance de me conduire lui-même pour me montrer ses ateliers, sa jeune femme voulut être de la partie. Surpris d'abord de la voir, avec sa blanche robe, tenter ce voyage à travers l'humide et le sec (tout n'est pas beau ni propre, dans la fabrication des plus brillants objets), je compris mieux ensuite pourquoi elle affrontait ce purgatoire. Où son mari me faisait voir des choses, elle voyait des hommes, des âmes, et souvent bien blessées. Sans qu'elle m'expliquât rien, je compris que, tout en glissant à travers cette foule, elle avait un sentiment délicat, pénétrant, de toutes les pensées, je ne dis pas haineuses, mais soucieuses, envieuses peut-être, qui fermentaient là-dedans. Sur sa route, elle jetait des paroles justes et fines, parfois presque tendres, par exemple à une jeune fille souffrante; maladive elle-même, la jeune dame avait bonne grâce à cela. Plusieurs étaient touchés; un vieil ouvrier, qui la crut fatiguée, lui présenta un siège avec une vivacité charmante. Les jeunes étaient plus sombres; elle, qui voyait tout, disait un mot, et chassait le nuage.
39: Nous parlons ici du commerce individuel, comme il est généralement en France, non du commerce en commandite qui n'existe encore que dans quelques grandes villes.
40: Ce sont de nouvelles classes qui arrivent, comme l'explique très bien M. Leclaire (Peinture en bâtiment). Ils ne savent nullement le prix réel des objets. Ils veulent du brillant, en détrempe, n'importe.
41: Il a été constatéjuridiquementque beaucoup de ces substances n'étaient nullement innocentes. Voy. leJournal de chimie médicale, lesAnnales d'Hygiène, et MM. Garnier et Harel,Falsifications des substances alimentaires, 1844.
42: Lire la pièce si touchante de Savinien Lapointe.
43: On a parlé de l'ouvrière en soie et du commis qui se faisait payer sa connivence au vol. On a parlé de l'ouvrière en coton, je crois, à tort; le fabricant est très peu en rapport avec ses ouvriers et ouvrières. On a dit enfin que l'usurier de campagne mettait souvent les délais à un prix immoral. Pourquoi n'a-t-on pas parlé de la marchande, si exposée, obligée de plaire à l'acheteur, de causer longuement avec lui, et qui s'en trouve ordinairement si mal?
44: Comme si la justice et l'ordre civil, la défense du pays, l'instruction, n'étaient pas aussi desproductions, et les premières de toutes!
45: Ils se sont améliorés dans tous les autres États de l'Europe. Ici, ils ont augmenté pour un très petit nombre de places, baissé pour d'autres, par exemple pour les commis de préfectures et sous-préfectures.—Sur le caractère général et les divisions de cette grande armée des fonctionnaires, lire l'important ouvrage de M. Vivien:Études administratives, 1845.
46: Je veux dire en général l'ouvrier de salaire moyen, sans chômage d'hiver. Voy. plus haut, p. 70,note.
47: Trois mois après, le 9 thermidor (27 brumaire an III), sur le rapport de Lakanal. Voir l'Exposé sommaire des travaux de Lakanal, p. 133.
48: M. Lorain, dans sonTableau de l'instruction primaire, ouvrage officiel de la plus haute importance, où il résume les rapports des 490 inspecteurs qui visitèrent en 1833 toutes les écoles, n'a pas d'expressions assez fortes pour dire l'état de misère et d'abjection où se trouvent nos instituteurs. Il déclare (p. 60) qu'il y en a qui gagnenten tout100 francs, 60 francs, 50! Encore attendent-ils longtemps le payement, qui souvent ne vient pas! On ne paye pas en argent; chaque famille met de côté ce qu'elle a de plus mauvais dans sa récolte pour le maître d'école,quand il vient le dimanche mendier à chaque porte, la besace sur le dos; il n'est pas bien venu à réclamer son petit lot de pommes de terre,on trouve qu'il fait tort aux pourceaux, etc. Depuis ces rapports officiels, on a créé de nouvelles écoles; mais le sort des anciens maîtres n'a pas été amélioré. Espérons que la Chambre des députés accordera cette année l'augmentation de cent francs qui a été demandée en vain l'année dernière.
49: S'il y a eu des actes atroces, ils ont été commandés. Qu'ils retombent sur ceux qui ont donné de tels ordres!—Remarquons, en passant, que trop souvent nos journaux accueillent dans un intérêt de parti les inventions calomnieuses des Anglais.
50: Le passage se faisait, comme on sait, par la noblesse de robe. Mais ce qu'on ne sait pas, c'est la facilité avec laquelle cette noblesse devenait militaire aux quatorzième et quinzième siècles.
51: L'ancienne France eut trois classes. La nouvelle n'en a plus que deux, le peuple et la bourgeoisie.
52: Si vous observez avec attention comment le peuple emploie ce mot, vous trouverez que pour lui il désigne moins la richesse qu'une certaine mesure d'indépendance et de loisir, l'absence d'inquiétude pour la nourriture quotidienne. Tel ouvrier qui gagne cinq francs par jour appelle sans difficultéMon bourgeoisle rentier famélique de trois cents francs de rente, qui se promène en habit noir au plein cœur de janvier.—Si la sécurité est l'essence du bourgeois, faudra-t-il y comprendre ceux qui ne savent jamais s'ils sont riches ou pauvres, les commerçants, d'autres encore qui semblent mieux assis, mais qui, pour des achats de charge, ou autrement, sont les serfs du capitaliste? S'ils ne sont pas vraiment bourgeois, ils se rattachent néanmoins à la même classe par l'intérêt, la peur, l'idée fixe de la paix à tout prix.
53: La France n'a pas l'âme marchande, sauf ses moments anglais (comme celui de Law et celui-ci), qui sont des accès rares. Cela se voit surtout à la facilité avec laquelle les hommes qui d'abord semblent les plus âpres s'arrêtent généralement de bonne heure sur le chemin de la fortune. Le Français qui a gagné dans le commerce ou autrement quelques mille livres de rente se croit riche et ne fait plus rien. L'Anglais, tout au contraire, voit dans la richesse acquise un moyen de s'enrichir; il persévère jusqu'à la mort dans le travail. Il reste rivé à sa chaîne, définitivement spécialisé dans son affaire; seulement il poursuit cette spécialité sur une plus grande échelle. Il n'éprouve pas le besoin du loisir, qui lui permettrait d'arranger sa vie librement.
Aussi il y a fort peu de riches en France, si vous mettez à part nos capitalistes étrangers. Ce peu de riches seraient presque tous des pauvres en Angleterre. De nos riches, déduisez nombre de gens qui font bonne figure et dont la fortune est ou engagée ou incertaine encore, hypothétique.
54: Je connais, près de Paris, une ville assez considérable, où l'on compte quelques centaines de propriétaires ou rentiers de 4,000, 6,000 livres de rente ou un peu plus, qui ne songent nullement à aller au delà, qui ne font rien, ne lisent rien, ni livres, ni journaux (presque), ne s'intéressent à rien, ne se voient point, ne se réunissent jamais, se connaissent à peine. L'entraînement de la Bourse ne se fait sentir là aucunement, mais malheureusement plus bas, parmi les pauvres économes des villes, et jusque dans les campagnes, où le paysan n'a pas même un journal qui puisse l'éclairer sur le guet-apens.
55: Mais je dois l'aider d'avance et le préparer, ce jeune homme. Voilà pourquoi je continue monHistoire. Un livre est un moyen de faire un meilleur livre.
56: Ces glaciers n'ont pas l'impartiale indifférence de ceux des Alpes, qui n'accumulent les eaux fécondes que pour les verser indistinctement aux nations. Les Juifs, quoi qu'on dise, ont une patrie, la Bourse de Londres; ils agissent partout, mais leur racine est au pays de l'or. Aujourd'hui que la paix armée, cette guerre immobile qui ronge l'Europe, leur a mis les fonds de tous les États entre les mains, que peuvent-ils aimer? le pays dustatu quo, l'Angleterre. Que peuvent-ils haïr? le pays du mouvement, la France... Ils ont cru dernièrement l'amortir en achetant une vingtaine d'hommes que la France renie. Autre faute: par vanité, par un sentiment exagéré de sécurité, ils ont mis des rois dans leur bande, se sont mêlés à l'aristocratie, et par là, se sont associés aux hasards politiques. Voilà ce que leurs pères, les Juifs du Moyen-âge, n'auraient jamais fait. Quelle décadence dans la sagesse juive!
57: Je ne songe nullement à contester ces avantages (Voy. plus haut, p.54). Qui voudrait revenir aux temps d'impuissance, où l'homme n'avait point de machines?
58: Et sur ce sixième, l'ouvrier des manufactures fait une partie minime.
59: C'est une merveille du caractère national, que cet enfant abandonné, provoqué au mal et surexcité de toute façon, conserve quelques qualités, l'esprit, le courage.
60: Voici l'inscription tout entière, comme je la lus ou crus la lire, car elle était presque effacée sous cette mousse de trois siècles:W. Harter. Legibus fidus, non regibus. Januar 1588.
61: Pour citer un exemple, ils n'ont pas voulu voir que la question pénitentiaire était une dépendance de celle de l'instruction publique. Qu'il s'agisse de former l'homme ou de le réformer, de l'élever ou de le relever, ce n'est pas le maçon, c'est l'instituteur que doit appeler l'État; l'instituteur religieux, moral, national, qui parlera au nom de Dieuet au nom de la France. J'ai vu telle misérable créature qu'on croyait désespérée, où le sentiment moral et religieux n'aurait eu aucune prise, garder encore celui de la patrie.
62: Ceux qui connaissent mon livre desOrigines du droitcomprendront bien ceci.
63: L'horreur de la fatale énigme, le sceau qui ferme la bouche au moment où l'on sait le mot, tout cela a été saisi une fois dans une œuvre sublime que j'ai découverte dans une partie fermée du Père-Lachaise, au cimetière des Juifs. C'est un buste de Préault, ou plutôt une tête, prise et serrée dans son linceul, le doigt pressé sur les lèvres. Œuvre vraiment terrible, dont le cœur soutient à peine l'impression, et qui a l'air d'avoir été taillée du grand ciseau de la mort.
64: «L'aïeul reçoit l'enfant lorsqu'il sort du sang maternel... Te voilà donc renée, ô mon âme, pour dormir de nouveau dans un corps.» (Lois indiennes, citées dans mesOrigines du droit).—Sans admettre l'hypothèse de la transmission des âmes (encore moins celle de la transmission du péché), on est bien tenté de croire que nos premiers instincts sont la pensée des ancêtres que le jeune voyageur apporte comme provision de voyage. Il y ajoute beaucoup. Si j'écarte les théories, si je ferme les livres pour regarder la nature, je vois la pensée naître en nous comme instinct obscur, poindre dans un demi-jour, s'éclairer et se diviser au jour de la réflexion; puis, formulée, et de plus en plus acceptée comme formule, passer dans nos habitudes, dans les choses qui nous sont propres, que nous n'examinons plus, et alors, obscurcie de nouveau, faire partie de nos instincts.
65: Je ne parle point de l'accablement du travail, ni des punitions innombrables, excessives, que nous infligeons à leur mobilité, voulue par la nature même, mais de l'inepte dureté qui nous fait plonger brusquement, sans précaution, dans les froides abstractions, un être jeune, sorti à peine du sang et du lait maternels, tiède encore et qui ne demande qu'à s'épanouir en fleurs.
66: Ce chapitre, que les esprits inattentifs croiront étranger au sujet, en est le fond même. Voy. p.201.
67: L'infidélité de la femme est le sujet propre au Moyen-âge. Les autres temps l'ont peu connu. Ce texte éternel de plaisanteries, cesjoyeuseshistoires, ne peuvent qu'attrister celui qui sait et qui comprend. Elles font trop sentir le prodigieux ennui de ce temps, le vide des âmes sans aliment approprié à leur faiblesse, la prostration morale, le désespoir du bien, l'abandon de soi-même et de son salut.
68: Si l'on répond que les esprits non cultivés (ce qui, pour ce temps-là, veut dire tout le monde, ou à peu près) étaient dispensés de comprendre, il faudra avouer qu'une si terrible énigme imposait, sous peine de damnation, l'abdication générale de l'intelligence humaine entre les mains de quelques doctes qui croyaient en savoir le mot. Voyez aussi le résultat. L'énigme une fois posée, une fois entourée de ses commentaires, non moins obscurs, le genre humain se tait; il reste en face, muet et stérile. Dans une période immense, aussi longue que toute la période brillante de l'Antiquité, du cinquième au onzième siècle, il hasarde à peine quelques prières, quelques légendes enfantines, et encore ce mouvement est-il arrêté par la défense expresse des conciles carlovingiens.
69: Non seulement il avait dit, mais il avait voulu sincèrement. Cette touchante aspiration à l'amour est ce qui a fait le génie du Moyen-âge et ce qui lui assure notre sympathie éternelle. Je n'efface pas un mot de ce que j'en ai dit au deuxième volume de l'Histoire de France. Seulement, j'ai donné là son élan, son idéal; aujourd'hui, dans un livre d'intérêt pratique, je ne puis donner que le réel, les résultats.—J'ai exprimé (à la fin du même volume, imprimé en 1833) l'impuissance de ce système et l'espoir qu'il échappera à sa ruine et parviendra à se transformer.—Combien il est déjà éloigné de nous, on l'a vu le 11 mai 1844, lorsqu'à la Chambre un magistrat, sincèrement et courageusement orthodoxe, a déduit une théorie pénale du Péché originel et de la Chute; les catholiques mêmes en ont reculé.
70: L'embarras de la théologie vint surtout des progrès de la jurisprudence. Tant que la jurisprudence soutint dans leur rigueur les lois de lèse-majesté, qui, par la confiscation, etc., étendaient les peines à l'héritier, la théologie put défendre sa loi de lèse-majesté divine qui damnait les enfants pour le péché du père. Mais lorsque le droit devint plus clément, il fut de plus en plus difficile de maintenir dans la théologie, qui est le monde de l'amour et de la grâce, cette horrible doctrine de l'hérédité du crime, abandonnée de la justice humaine. Les scolastiques, saint Bonaventure, Innocent III, saint Thomas, ne trouvèrent d'autre adoucissement que d'exempter les enfants du feu éternel,en les laissant du resteDANS LA DAMNATION. Bossuet a fort bien établi (contre Sfondrata) que cette doctrine n'est point particulière aux jansénistes, comme on faisait semblant de le croire, qu'elle était celle même de l'Église, celle des Pères (sauf Grégoire de Nazianze), celle des conciles, des papes; en effet, si l'on exempte les enfants de la damnation, on abandonne le Péché originel et l'hérédité du crime, qui est la base de tout le système.
71: «Faisons aujourd'hui, si nous voulons, les fiers, les rois de la création. Mais n'oublions pas notre éducation sous la discipline de la nature. Les plantes, les animaux, voilà nos premiers précepteurs. Tous ces êtres que nous dirigeons, ils nous conduisaient alors mieux que nous n'aurions fait nous-mêmes. Ils guidaient notre jeune raison par un instinct plus sûr; ils nous conseillaient, ces petits, que nous méprisons maintenant. Nous profitions à contempler ces irréprochables enfants de Dieu. Calmes et purs, ils avaient l'air, dans leur silencieuse existence, de garder les secrets d'en haut. L'arbre qui a vu tous les temps, l'oiseau qui parcourt tous les lieux, n'ont-ils donc rien à nous apprendre? L'aigle ne lit-il pas dans le soleil, et le hibou dans les ténèbres? Ces grands bœufs eux-mêmes, si graves sous le chêne sombre, n'est-il aucune pensée dans leurs longues rêveries?» (Origines du droit.)
72: Dans un autre chant, le plus achevé peut-être, un chant qu'il consacre à son ami le plus cher, au consul, au poète Gallus, il ne craint pas de lui donner pour frères et consolateurs les plus humbles fils de la nature, des animaux innocents. Après avoir amené tous les dieux champêtres pour adoucir la blessure du poète malade d'amour: «Ses brebis aussi se tenaient autour de lui» (puis, par un mouvement charmant, craignant de blesser l'orgueil de Gallus):Nostri nec pœnitet illas; nec te pœniteat pecoris, divine poeta.
73: Voir le petit sermon aux abeilles fugitives, dans mesOrigines du droit.
74: Conservé longtemps à Rouen. Ducange, verboFestum.
75: Le génie populaire fit plus pour son protégé. Sans s'arrêter aux résistances de l'Église, il créa à l'animal une position légale, le traita comme une personne, le fit ester en droit, et jusque dans l'acte le plus grave, le jugement criminel; il y figura comme témoin, quelquefois comme coupable. Nul doute que cette importance attribuée à l'animal n'ait puissamment contribué à sa conservation, à sa durée, et, par suite, à la fécondité de la terre, qui dépend généralement des ménagements qu'il trouve en l'homme. C'est peut-être la vraie cause pour laquelle le Moyen-âge se relevait toujours après tant d'affreuses ruines.
76: Le Jésuite Bougeant objecta que les bêtes devaient avoir une âme,puisqu'elles étaient des diables.
77: Si glorieusement continué par son ami et son fils, MM. Serres et Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire. Je vois avec bonheur une jeunesse pleine d'avenir entrer dans cette voie scientifique, qui est la voie de la vie.
78: Notre âge machiniste, qui partout veut des machines, devait s'apercevoir, ce semble, que si l'on veut que les animaux ne soient rien de plus, ce sont à coup sûr les premières de toutes, donnant, outre une telle quantité de force positive, une autre force infinie, qu'on ne peut apprécier et qui résulte (si l'on ne veut dire de l'âme) de l'animation de la vie. Il semblait donc qu'on dût reprendre l'étude et la domestication des animaux. Voir le bel articleDomestication, de M. Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire, dans l'Encyclopédie nouvelle, de MM. Leroux et Reynaud.
79: Le génie, je le sais, a mille formes. Celle que je donne ici est certainement celle des génies les plus originaux, les plus féconds, celle qui caractérise le plus souvent les grands inventeurs. La Fontaine et Corneille, Newton et Lagrange, Ampère et Geoffroy-Saint-Hilaire ont été en même temps les plus simples et les plus subtils des hommes.
80: Combien il est regrettable que les hommes de génie effacent la trace successive de leur propre création! Rarement ils gardent la série des ébauches qui l'ont préparée. Vous en trouvez quelque chose, incomplet et à grand'peine, dans la série progressive des tableaux de quelques grands peintres qui, sans cesse, ont peint leur pensée et en ont fixé chaque moment par des œuvres immortelles. Il n'est pas impossible de suivre ainsi la génération d'une idée dans Raphaël, Titien, Rubens, Rembrandt. Pour ne parler que de ce dernier, leBon Samaritain, leChrist d'Emmaüs, leLazare, enfin leChrist consolant le peuple(gravure aux cent florins), indiquent les degrés successifs par lesquels le grand artiste, ému du spectacle nouveau des profondes misères modernes, couva et enfanta son idée. Dans la dernière expression qu'il lui donne, si forte et si populaire, l'œuvre et l'ouvrier ont atteint un degré inouï d'attendrissement.
81: Ceci n'est pas une simple comparaison comme celle que donne Platon au livre IV dela République. Non, c'est la chose elle-même, prise en soi, dans son plus intime, dans sa naissance et sa nature. À mesure qu'on s'habituera à regarder le monde social dans le monde moral, on verra que celui-ci est l'origine, la mère, la matrice de l'autre, ou plutôt qu'ils ne font qu'un.
Le combat de l'âme avec l'âme, le progrès et l'éducation qui en résultent, les traités que font entre elles ses puissances intérieures, l'amour qu'elle a pour elle-même, les mariages, les adoptions accomplis dans cette enceinte étroite et si variée révéleront à la philosophie le secret de la politique, de l'éducation, de l'initiation sociale. Que l'artiste élève son œuvre, que l'homme élève l'enfant de son choix, que la cité élève les classes qui sont encore enfants, ce sont trois choses analogues; il arrivera du moins, par les progrès de la science et de l'amour, qu'elles le seront de plus en plus.
Cette science est à créer. La philosophie, qui, depuis des siècles, tourne sur les mêmes idées, n'y a pas touché encore. Les mystiques, qui ont tant regardé dans l'âme humaine, s'aveuglaient à y chercher Dieu, qui y est sans nul doute, mais qu'on y distingue bien mieux quand on l'y voit en son image qu'il y déposa, la Cité humaine et divine.
82: Étendez ceci à la grande société du genre humain. Telles nations sont relativement à l'état instinctif, telles à l'état de réflexion. Lorsqu'elles entrent en contact, les nations cultivées doivent, au nom de l'humanité, au nom de leur intérêt, se faire un art, une langue pour s'entendre avec celles qui n'ont que l'instinct barbare.
83: La patrie n'était encore que dans la commune. On disait l'amitiéde Lille, l'amitiéd'Aire, etc. (Voir Michelet,Histoire de France, V.)
84: Le patronage antique et féodal ne reviendra pas, ne doit point revenir. Nous nous sentons égaux. Le caractère d'ailleurs perdait infiniment, et l'originalité, dans ses rapports de dépendance étroite où l'homme avait toujours les yeux sur l'homme, devenait son ombre, sa triste copie. La longue table commune où le baron siégeait au feu, et qui, du chapelain, du sénéchal et des autres vassaux, allait se prolongeant jusqu'à la porte, où mangeait, en servant debout, le petit valet de cuisine, cette table était une école où l'imitation allait descendant; chacun étudiait, copiait son voisin du rang supérieur. Les sentiments n'étaient pas toujours serviles, mais les esprits l'étaient. Cette servilité d'imitation est sans nul doute une des causes qui retardèrent le Moyen-âge et le stérilisèrent longtemps.
85: On sait que Bonaparte s'était rendu suspect en agissant comme maître et arbitre de l'Italie, accordant ou refusant, sans consulter personne, des armistices qui décidaient de la paix ou de la guerre, envoyant directement des fonds à l'armée du Rhin sans prendre l'intermédiaire de la trésorerie, etc. On faisait courir le bruit qu'il allait être arrêté au milieu de son armée.—Hoche écrivit, pour le justifier, au ministre de la police, une lettre qui fut rendue publique. Il y renvoie aux royalistes les bruits calomnieux qu'on faisait courir: «Pourquoi Bonaparte se trouve-t-il l'objet des fureurs de ces messieurs? Est-ce parce qu'il les a battus en vendémiaire? Est-ce parce qu'il dissout les armées des rois et qu'il fournit à la République les moyens de terminer glorieusement cette guerre?... Ah! brave jeune homme, quel est le militaire républicain qui ne brûle de t'imiter? Courage, Bonaparte, conduis à Naples, à Vienne, nos armées victorieuses; réponds à tes ennemis personnels en humiliant les rois, en donnant à nos armes un lustre nouveau et laisse-nous le soin de ta gloire!»
86: Comme M. de Maistre le leur dit si bien dans sesConsidérations sur la Révolution.
87: Observation de Pierre Leroux, aussi judicieux ici qu'il est ailleurs ingénieux et profond. Que de choses il faudrait ajouter! Quel côté triste de nos mœurs! Je m'afflige surtout de voir la famille, la mère! pousser le jeune homme a la trahison. Et n'est-ce pas de cette mère que la jeune fille trompée devrait espérer quelque protection? Une femme pieuse ne devrait-elle pas avoir des entrailles, un cœur infini pour cette pauvre enfant qui, après tout (qu'importe devant Dieu que l'orgueil du monde en murmure), est devenue la sienne? Quels égards les femmes attendront-elles de nous, si elles ne se protègent pas entre elles? Elles ont en commun un mystère qui devrait les lier bien plus que les hommes ne peuvent l'être, le mystère de l'enfantement, de la maternité, qui est celui de la vie et de la mort, celui qui leur fait atteindre l'extrême limite dans la souffrance et dans la jouissance. La participation à ce mystère terrible, que l'homme ne connaît pas, les rend toutes égales, toutes sœurs; il n'y a d'inégalité qu'entre les hommes. C'est à la mère, c'est à la sœur à réclamer du fils ou du frère pour la fille trompée, et, si le mariage est impossible, à la couvrir de leur protection. À leur défaut, celle même qu'il épouse, la jeune femme vertueuse doit expier les torts, couvrir tout de sa bonté, ouvrir ses bras et son cœur aux enfants du premier amour. Qu'elle se rappelle la tendresse de Valentine de Milan pour Dunois, et cet embrassement pathétique: «Ah! tu m'as été dérobé!...» (Voir dans monHistoirela mort de Louis d'Orléans.)
88: Souvent citées par Fourier. Je suis l'homme de l'histoire et de la tradition; donc je n'ai rien à dire à celui qui se vante de procéder par voie d'écart absolu. Ce livre duPeuple, particulièrement fondé sur l'idée de la patrie, c'est-à-dire du dévouement, du sacrifice, n'a rien à voir avec la doctrine de l'attraction passionnelle. Je saisis néanmoins cette occasion pour exprimer mon admiration pour tant de vues de détail ingénieuses, profondes, quelquefois très applicables, ma tendre admiration pour un génie méconnu, pour une vie occupée tout entière du bonheur du genre humain. J'en parlerai un jour, selon mon cœur.—Singulier contraste d'une telle ostentation de matérialisme et d'une vie spiritualiste, abstinente, désintéressée! Ce contraste s'est reproduit tout récemment, à la gloire de ses disciples. Tandis que les amis de la vertu et de la religion, leurs défenseurs obligés, les conservateurs nés de la morale publique s'enrôlaient sous main dans la bande de ceux qui jouent à coup sûr, les disciples de Fourier, qui ne parlent que d'intérêt, d'argent et de jouissances, ont mis l'intérêt sous leurs pieds et frappé courageusement le Baal de la Bourse... le Baal! non, le Moloch, l'idole qui dévorait des hommes.
89: Inertie maritime; mais les maçons ne manquent point, pas plus qu'ailleurs. Un ingénieur met une louable activité à terminer la digue.
90: Mais vraisemblablement elles gênaient trop les deux sentiments qui caractérisent notre époque, l'amour de la propriété personnelle et celui de la famille. Lire une très curieuse brochure de M. Dupin aîné:Excursion dans la Nièvre. 1840. Voy. aussi mesOrigines du droit, sur lacollaboratio, lesparsonniers, lechanteau,vivre à un pain et un pot, etc.
91: La nécessité seule, de ses chaînes d'airain, avait lié les anciennes associations barbares (Voy., dans mesOrigines, les formes terribles du sang bu ou versé sous la terre, etc.), la nécessité, dis-je, et la certitude de périr, si l'on restait désuni. Dans les associations monacales, l'amitié est sévèrement défendue, comme un vol qu'on fait à Dieu (Voy.Hist. de Fr., t. V).—La barbarie du compagnonnage et sa tentative même pour se réformer (Voy. A. Perdiguier) nous fait assez connaître ce qu'étaient les associations industrielles du Moyen-âge. La confrérie, née du danger et de la prière (si naturelle à l'homme en danger), haïssait certainement l'étranger plus qu'elle ne s'aimait elle-même. La bannière du saint patron la ralliait, et de la procession elle la menait au combat. C'était bien moins fraternité que ligue et force défensive, souvent offensive aussi, dans les haines et jalousies de métiers.
92: L'effort du monde et son salut sera de recouvrer l'accord de ces deux idées. Fraternité, paternité, ces mots inconciliables dans la famille ne le sont nullement dans la société civile. Elle trouve, je l'ai déjà dit, le modèle qui les accorde dans la société morale que chaque homme porte en lui. Voir la fin de la seconde partie.
93: Dans l'association, la forme est importante sans doute, mais elle ne vient qu'en seconde ligne. Rétablir les anciennes formes, lescorporations, les tyrannies industrielles, reprendre les entraves pour mieux marcher, défaire l'œuvre de la Révolution, détruire à la légère ce qu'on a demandé pendant tant de siècles, cela me paraît insensé.—D'autre part, imaginer que l'État, qui fait si peu ce qui est de son ressort naturel, pourrait remplir la fonction de fabricant, de marchand universel, qu'est-ce autre chose quese remettre de toute chose au fonctionnaire? Ce fonctionnaire est-ce un ange? Investi de cet étrange pouvoir, sera-t-il moins corrompu que le fabricant ou le marchand? Ce qui est sûr, c'est qu'il n'aura nullement leur activité.—Quant à lacommunauté, trois mots suffisent. La communauténaturelleest un état très antique, très barbare, très improductif. La communautévolontaireest un élan passager, un mouvement héroïque qui signale une foi nouvelle et qui retombe bientôt. La communautéforcée, imposée par la violence, est une chose impossible à une époque où la propriété est infiniment divisée, nulle part plus impossible qu'en France.—Pour revenir aux formes possibles d'association, je crois qu'elles doiventdifférer selon les différentes professions, qui, plus ou moins compliquées, exigent plus ou moins l'unité de direction;—etdifférer aussi selon les différents pays, selon la diversité des génies nationaux. Cette observation essentielle que je développerai un jour pourrait être appuyée sur un nombre immense de faits.
94: Nulle époque n'en a montré de tels exemples. Dans quel siècle a-t-on vu de si grandes armées, tant de millions d'hommes, souffrir, mourir, sans révolte, avec douceur, en silence?
95: La patrie (lamatrie, comme disaient si bien les Doriens) est l'amour des amours. Elle nous apparaît dans nos songes comme une jeune mère adorée ou comme une puissante nourrice qui nous allaite par millions... Faible image! non seulement elle nous allaite, mais nous contient en soi:In ea movemur et sumus.
96: Tout concourt à cette éducation. Nul objet d'art, nulle industrie, même de luxe, nulle forme de culture élevée n'est sans action sur la masse, sans influence sur les derniers, sur les plus pauvres. Dans ce grand corps d'une nation, la circulation spirituelle se fait, insensible, descend, monte, va au plus haut, au plus bas. Telle idée entre par les yeux (modes, boutiques, musées, etc.), telle autre par la conversation, par la langue, qui est le grand dépôt du progrès commun. Tous reçoivent la pensée de tous, sans l'analyser peut-être, mais enfin ils la reçoivent.
97: À mesure qu'une nation entre en possession de son génie propre, qu'elle le révèle et le constate par des œuvres, elle a de moins en moins besoin de l'opposer par la guerre à celui des autres peuples. Son originalité, chaque jour mieux assurée, éclate dans la production plus que dans l'opposition. La diversité des nations qui se manifestait violemment par la guerre, elle se marque mieux encore lorsque chacune d'elles fait entendre distinctement sa grande voix; toutes criaient sur la même note, chacune fait maintenant sa partie; il y a peu à peu concert, harmonie, le monde devient une lyre. Mais cette harmonie, à quel prix? au prix de la diversité.
98: Souffrante, et maintenant muette au Collège de France, dans la voix qui lui restait, notre cher et grand Mickiewicz!
99: Les produits matériels de la France, les résultats durables de son travail, ne sont rien en comparaison de ses produits invisibles. Ceux-ci furent le plus souvent des actes, des mouvements, des paroles et des pensées. Sa littérature écrite (la première pourtant, selon moi) est loin, bien loin au-dessous de sa parole, de sa conversation brillante et féconde. Sa fabrication en tout genre n'est rien près de son action. Pour machines, elle eut des hommes héroïques; pour systèmes, des hommes inspirés. «Cette parole, cette action, ne sont-ce pas choses improductives?» Et c'est là précisément ce qui place la France très haut. Elle a excellé dans les choses du mouvement et de la grâce, dans celles qui ne servent à rien. Au-dessus de tout ce qui est matériel, tangible, commencent les impondérables, les insaisissables, les invisibles. Ne la classez donc jamais par les choses de la matière, par ce qu'on touche et qu'on voit. Ne la jugez pas, comme une autre, sur ce que vous remarquez de la misère extérieure. C'est le pays de l'esprit et celui par conséquent qui donne le moins de prise à l'action matérielle du monde.
100: J'écris ici, en l'affaiblissant, une pensée qui m'assaillit les premières fois que je passai la frontière. Une fois notamment que j'entrais en Suisse, j'en fus blessé au cœur.—Voir nos pauvres paysans de la Franche-Comté si misérables, et tout à coup, en passant un ruisseau, les gens de Neufchâtel, si aisés, si bien vêtus, visiblement heureux!—Les deux charges principales qui écrasent la France, la dette et l'armée, qu'est-ce au fond? deux sacrifices qu'elle fait au monde autant qu'à elle-même. La dette, c'est l'argent qu'elle lui paye pour lui avoir donné son principe de salut, la loi de liberté qu'il copie en la calomniant. Et l'armée de la France? c'est la défense du monde, la réserve qu'il lui garde le jour où les Barbares arriveront, où l'Allemagne, cherchant toujours son unité qu'elle cherche depuis Charlemagne, sera bien obligée ou de nous mettre devant elle, ou de se faire contre la liberté l'avant-garde de la Russie.
101: Non, ce n'est pas le machinisme industriel de l'Angleterre, ce n'est pas le machinisme scolastique de l'Allemagne qui fait la vie du monde; c'est le souffle de la France, dans quelque état qu'elle soit, la chaleur latente de sa Révolution que l'Europe porte toujours en elle.
102: Pour parler d'abord du grand peuple qui semble le plus riche en légendes, de l'Allemagne, celles de Siegfrid l'invulnérable, de Frédéric-Barberousse, de Goetz à la main de fer sont des rêves poétiques qui tournent la vie dans le passé, dans l'impossible et les vains regrets. Luther, rejeté, conspué de la moitié de l'Allemagne, n'a pu laisser une légende. Frédéric, personnage peu Allemand, mais Prussien (ce qui est tout autre), Français de plus et philosophe, a laissé la trace d'une force, mais rien au cœur, rien comme poésie, comme foi nationale.
Les légendes historiques de l'Angleterre, la victoire d'Édouard III et celle d'Élisabeth donnent un fait glorieux plutôt qu'un modèle moral. Un type, grâce à Shakespeare, est resté très puissant dans l'esprit anglais, et il n'a que trop influé: c'est celui de Richard III.—Il est curieux d'observer combien leur tradition s'est brisée facilement; il semble par trois fois qu'on y voit surgir trois peuples. Les ballades de Robin Hood et autres, dont se berçait le Moyen-âge, finissent avec Shakespeare; Shakespeare est tué par la Bible, par Cromwell et par Milton, lesquels s'effacent devant l'industrialisme et les demi-grands hommes des derniers temps... Où est leur homme complet où puisse se fonder la légende?