XIX.

Le lendemain matin, on trouva Ercolano assassiné... (Page 42.)Le lendemain matin, on trouva Ercolano assassiné... (Page 42.)

—Ah! Mila, c'est trop fort. Tu n'étais pas menteuse autrefois, et je suis fâché de te voir ce vilain défaut maintenant.

—Taisez-vous, frère, vous m'offensez, dit Mila en retirant son bras avec fierté. Je n'ai jamais menti, et je ne commencerai pas aujourd'hui pour vous faire plaisir.

—Petite sœur, reprit Michel en se rapprochant d'elle et en doublant le pas pour la suivre, car elle s'en allait en avant, piquée et affligée, voulez-vous bien me montrer le bijou que madame Agathe vous a donné?

—Non, maître Michel-Ange, répondit la jeune fille; vous n'êtes pas digne de le regarder. Dans le temps où je coupais vos cheveux pour les porter sur mon cœur, vous n'étiez pas méchant comme vous l'êtes devenu depuis.

—A votre place, j'ôterais le médaillon de mon sein, dit Michel avec ironie, et je le jetterais tout de suite au nez du méchant frère qui me tourmente de la sorte.

—Tenez! le voilà! dit la petite fille en saisissant dans son corset le médaillon, et en le remettant à Michel avec dépit; vous pouvez reprendre vos cheveux, je n'y tiens plus. Seulement, rendez-moi le bijou: j'y tiens, parce que c'est le don d'une personne meilleure que vous.

—Deux médaillons semblables! se dit Michel en les réunissant dans sa main: est-ce la suite de ma vision?»

JEUNES AMOURS.

Michel n'osa point demander à sa sœur l'explication d'un tel prodige. Il courut s'enfermer dans sa petite chambre, et, s'asseyant sur son lit, au lieu de dormir, il ouvrit et compara le contenant et le contenu de ces joyaux identiques. Ils étaient absolument pareils: ils renfermaient les mêmes cheveux, à tel point que lorsqu'il les eut examinés et touchés longtemps, il ne sut plus lequel appartenait à sa sœur. Il se rappela alors une parole de celle-ci, qui l'avait peu frappé, quoiqu'elle lui eût paru singulière au premier instant. Mila prétendait qu'entre les mains du bijoutier la mèche de cheveux qu'elle avait confiée à la princesse avait diminué de moitié.

Mais il l'oublia, ce vœu formidable... (Page 51.)Mais il l'oublia, ce vœu formidable... (Page 51.)

Point d'éclaircissements possibles à ce fait bizarre. La princesse ne connaissait pas Michel; elle ne l'avait jamais vu, il n'était point encore à Catane lorsqu'elle avait pris le scapulaire de Mila pour l'échanger contre cette riche monture. Il est difficile de croire qu'une femme puisse s'éprendre d'un homme à la seule vue de la couleur de ses cheveux. Michel eut beau chercher, il ne trouva que cette explication peu satisfaisante pour son ardente curiosité: la princesse avait peut-être aimé une personne dont les cheveux étaient absolument de la même nuance et de la même finesse que ceux de Michel. Elle les portait dans un médaillon. En voyant le culte de la jeune Mila pour cette relique fraternelle, elle avait fait faire un médaillon tout pareil au sien, et le lui avait donné.

Mais que les vraisemblances de la vie sont invraisemblables pour une tête de dix-huit ans! Michel trouvait bien plus probable d'avoir été aimé avant d'avoir été vu; et, quand il fut vaincu enfin par le sommeil, les deux médaillons étaient encore dans sa main entr'ouverte.

Quand il s'éveilla, vers midi, il n'en trouva plus qu'un: l'autre était tombé dans ses draps, apparemment. Il défit et bouleversa son lit, passa une heure à fouiller toutes les fentes de son plancher, tous les plis de ses vêtements étendus sur une chaise à son chevet. Un des deux talismans avait disparu.

«Ceci, pensa-t-il, est un tour de mademoiselle Mila.» La porte de sa chambrette ne fermait qu'au loquet, et la jeune fille travaillait, en chantant, dans la mansarde contiguë à la sienne.

«Ah! vous voici enfin levé? lui dit-elle d'un air boudeur, lorsqu'il se présenta devant elle. C'est fort heureux! Voulez-vous maintenant me rendre mon médaillon?

—Il me semble, petite, que vous êtes venue le reprendre pendant que je dormais.

—Puisque vous le tenez dans votre main! s'écria-t-elle en lui saisissant la main à l'improviste. Voyons, ouvrez-la, ou je vous pique les doigts avec mon aiguille.

—Je le veux bien, dit-il, mais ce bijou n'est pas le vôtre. Vous m'avez déjà repris celui qui vous appartient.

—Vraiment! dit Mila en arrachant le bijou de la main de son frère, qui se défendait faiblement en la regardant avec attention; ceci n'est pas à moi? Vous croyez que je peux m'y tromper?

—En ce cas, vous avez l'autre, Mila.

—Quel autre? En avez-vous un aussi? Je n'en sais rien; mais celui-ci est à moi: c'est le chiffre de la princesse, c'est mon bien, c'est ma relique. Reprenez vos cheveux, si nous sommes brouillés, je le veux bien; mais le bijou ne me quittera plus jamais.»

Et elle le remit dans son sein, fort peu décidée à ôter les cheveux, auxquels elle tenait plus qu'elle ne voulait en convenir dans son dépit enfantin.

Michel retourna dans sa chambre. L'autre médaillon devait s'y trouver. Mila avait tant d'assurance et de conviction dans sa physionomie et dans ses paroles! Mais il ne trouva rien, et résolut de fouiller la chambre de sa sœur aussitôt qu'elle serait sortie. En attendant, il essaya de se réconcilier avec elle. Il lui adressa des douces cajoleries, et, jurant que tout ce qui s'était passé n'était qu'une plaisanterie de sa part, il lui reprocha d'être fière et susceptible.

Mila consentit à faire la paix et à embrasser son frère; mais elle resta un peu triste, et ses belles joues étaient colorées d'un rose moins doux que de coutume.

«Tenez, lui dit-elle, vous avez mal pris votre temps pour me tourmenter; il est des jours ou l'on se sent pas disposé à supporter la raillerie, et j'ai cru que vous le faisiez exprès pour vous moquer de mes chagrins.

—Tes chagrins, Mila? s'écria Michel en la pressant sur son cœur avec un sourire, tu as des chagrins, toi? Pour n'avoir pas vu le bal cette nuit, n'est-ce pas? Oh! en effet, tu es une petite fille bien malheureuse!

—D'abord, Michel, je ne suis pat une petite fille. J'ai quinze ans bientôt, et je suis en âge d'avoir des chagrins. Quant au bal, je m'en souciais fort peu; et, maintenant qu'il est fini, je n'y pense plus.

—Eh bien, quel est donc ce grand chagrin? voudrais-tu une robe neuve?

—Non.

—Ton rossignol n'est pas mort?

—Est-ce que vous ne l'entendez pas chanter?

—Le gros matou de notre voisin Magnani a peut-être croqué ta tourterelle?

—Je voudrais bien qu'il en eût la pensée! Je vous dis que je ne m'occupe ni de M. Magnani, ni de son chat.»

Le ton dont elle prononça le nom de Magnani fit ouvrir l'oreille à Michel, et, en regardant le visage de sa petite sœur, il vit qu'elle avait les yeux attachés, non sur son ouvrage, quoiqu'elle eût la tête baissée, mais sur une galerie de bois où Magnani travaillait ordinairement, en face de la chambre de Mila. En ce moment, Magnani traversait la galerie. Il ne regardait pas la fenêtre de Mila, et Mila ne regardait pas son ouvrage.

«Mila, mon cher ange, lui dit Michel en prenant ses deux mains et en les baisant, vous voyez bien ce jeune homme qui passe d'un air distrait?

—Eh bien, répondit Mila, pâlissant et rougissant tour à tour, qu'est-ce que cela me fait?

—C'est pour vous dire, mon enfant, que si jamais votre cœur avait besoin d'aimer, ce n'est pas à ce jeune homme-là qu'il faudrait songer.

—Quelle folie! dit la petite en hochant la tête et en s'efforçant de rire. C'est bien le dernier auquel je songerais, vraiment!

—Alors, vous auriez grandement raison, reprit Michel, car le cœur de Magnani n'est pas libre, il y a longtemps qu'il aime une autre femme.

—Cela ne me regarde point et ne m'intéresse nullement, répondit Mila;» et, baissant le front sur son ouvrage, elle tourna son rouet avec rapidité. Mais Michel vit avec douleur deux grosses larmes tomber sur son écheveau de soie vierge.

Michel avait une grande délicatesse de cœur. Il comprit la honte qui accablait sa jeune sœur, et qui ajoutait une nouvelle souffrance à celle de son âme froissée. Il vit les efforts surhumains que faisait la pauvre enfant pour étouffer ses sanglots et surmonter sa confusion. Il sentit que ce n'était pas le moment de l'humilier davantage en provoquant une explication.

Il feignit donc de ne rien voir, et, se promettant de la raisonner lorsqu'elle serait plus maîtresse d'elle-même, il sortit de la chambre où elle travaillait.

Mais il était si agité lui-même qu'il ne put tenir dans la sienne. Il se livra à une dernière et inutile perquisition, et, renonçant à mettre la main sur le talisman disparu, espérant le voir reparaître au moment où il y songerait le moins, comme il arrive souvent des objets perdus, il résolut d'aller trouver Magnani pour se réconcilier avec lui; car ils s'étaient séparés avec humeur, et Michel ne pouvant plus se défendre du secret orgueil d'être follement aimé de la princesse, éprouvait un redoublement de sollicitude généreuse pour son infortuné rival.

Il traversa la cour et entra au rez-de-chaussée, dans l'atelier du père de Magnani. Mais il chercha en vain Antonio jusque dans sa chambre. Sa vieille mère lui dit qu'il venait de sortir un instant auparavant, et ne put lui apprendre quelle direction il avait prise. Michel sortit alors dans la campagne, moitié songeant à le rejoindre, moitié plongé dans ses propres rêveries.

De son côté, Magnani, poussé par le même sentiment de sympathie et de loyauté, avait résolu d'aller trouver Michel. Son modeste logis avait une seconde issue, et celle qu'il avait prise conduisait moins directement, par un passage étroit et sombre, situé sur les derrières des deux maisons mitoyennes, à la maison pauvre et antique qu'habitait Pier-Angelo avec ses enfants.

Les deux jeunes gens ne pouvaient donc pas se rencontrer. Magnani monta et regarda dans une grande pièce nue et délabrée, où il vit Pier-Angelo étendu sur son grabat, et se livrant à un repos que ne troublaient plus les émotions de l'amour et de la jeunesse.

Magnani prit alors l'escalier, ou plutôt l'échelle de bois qui conduisait aux mansardes, et pénétra dans la chambre de Michel, contiguë à celle de Mila.

La porte de Michel était restée ouverte; Magnani entra, et, ne trouvant personne, il allait sortir, lorsque le cyclamen, que Michel avait mis précieusement dans un vieux verre de Venise bizarrement travaillé, frappa ses regards. Certes, Magnani était la probité en personne, l'honneur scrupuleux incarné; pourtant il n'est pas certain que, s'il eût présumé que cette fleur s'était détachée du bouquet de la princesse, il ne l'eût pas dérobée.

Mais il ne le devina pas, et se borna à remarquer que Michel aussi rendait un culte au cyclamen.

Tout à coup Magnani fut tiré de sa contemplation par un bruit qui le fit tressaillir. On pleurait dans la chambre voisine. Des sanglots étouffés, mais poignants, retentissaient faiblement derrière la cloison, non loin de la porte qui séparait les chambres des deux enfants de Pier-Angelo. Magnani savait bien que Mila demeurait à cet étage. Il l'avait bien souvent saluée, en souriant, de sa galerie, lorsqu'il la voyait, brillante de jeunesse et de beauté, à sa fenêtre. Mais, comme elle n'avait fait aucune impression sur son cœur, et qu'il ne lui avait jamais parlé que comme à un enfant, il ne se rendit pas compte, en cet instant, de la situation de sa mansarde, et même il ne pensa point à elle. Sa manière de pleurer n'avait rien de mâle, à coup sûr, mais Michel avait dans la voix des accents si jeunes et si doux, que ce pouvait bien être lui qui gémissait ainsi. Magnani ne songea qu'à son jeune camarade, et, plein de sollicitude, il poussa vivement la porte et entra dans la chambre de Mila.

A son apparition, la jeune fille fit un grand cri et s'enfuit au fond de sa chambre en cachant son visage.

«Mila, chère petite voisine, s'écria le bon Magnani en restant respectueusement près de la porte, pardonnez-moi, n'ayez aucune peur de moi. Je me suis trompé, j'ai entendu pleurer à fendre le cœur, j'ai cru que c'était votre frère... Je n'ai pas réfléchi, je suis entré plein d'inquiétude... mais, mon Dieu, pourquoi pleurez-vous ainsi, chère enfant?

—Je ne pleure pas, répondit Mila en essuyant ses yeux à la dérobée et un feignant de chercher quelque chose dans un vieux meuble accolé à la muraille; vous vous êtes tout à fait trompé. Je vous remercie, monsieur Magnani; mais, laissez-moi, vous ne devez pas entrer ainsi dans ma chambre.

—Oui, oui, je le sais, je m'en vais, Mila; mais pourtant, je n'ose pas vous laisser ainsi, vous êtes trop affectée, je le vois bien. Je crains que vous ne soyez malade. Permettez-moi d'aller réveiller votre père pour qu'il vienne vous consoler.

—Non, non! gardez-vous en bien! Je ne veux pas qu'on l'éveille!

—Mais, ma chère...

—Non, vous dis-je, Magnani; vous me feriez beaucoup plus de mal si vous causiez ce chagrin à mon père.

—Mais qu'y a-t-il donc, Mila? Votre père ne vous a pas grondée? Vous ne méritez jamais de reproches, vous! Et lui, il est si bon, si doux, il vous aime tant!

—Oh! bien certainement, il ne m'a jamais dit un mot nui ne fût pas une parole d'amour et de bonté. Vous voyez bien que vous rêvez, Magnani; je n'ai pas de chagrin, je ne pleure pas.

—Eh! je vois d'ici que vous avez la figure enflée et les yeux rouges, ma chère petite. Quel chagrin si profond peut-on donc avoir à votre âge, belle, et chérie de tous, comme vous l'êtes?

—Ne vous moquez pas de moi, je vous en prie, dit Mila avec fierté.» Mais elle devint pâle, et, voulant s'asseoir avec calme, elle tomba suffoquée sur sa chaise.

Magnani croyait si peu qu'il pût être à ses yeux autre chose qu'un ami, et le sentiment qu'il éprouvait pour elle était si calme, qu'il ne songea plus à la quitter. Il s'approcha sans autre émotion que celle d'un tendre intérêt, s'assit à ses pieds sur un coussin de paille tressée, et, prenant ses mains dans les siennes, il l'interrogea avec une sorte d'autorité paternelle.

La pauvre Mila fut si troublée qu'elle n'eut pas la force de le repousser. C'était la première fois qu'il lui parlait d'aussi près et avec une affection si marquée. Oh! qu'elle eût été heureuse sans les fatales paroles que Michel lui avait dites!

Mais ces paroles retentissaient encore à ses oreilles, et Mila était trop fière pour laisser soupçonner son secret. Elle fit un grand effort sur elle-même, et répondit en souriant que son chagrin avait peu d'importance et ne venait que d'une petite querelle qu'elle venait d'avoir avec son frère.

«Une querelle avec vous, mon pauvre ange? lui dit Magnani en l'examinant avec attention, est-ce possible? Oh non! vous me trompez. Michel vous aime plus que tout au monde, et il a bien raison. Si vous vous étiez querellés, il serait là, comme moi, à vos pieds, et plus éloquent que moi pour vous consoler; car il est votre frère, et je ne suis que votre ami. Mais, quoi qu'il en soit, je vais chercher Michel; je lui ferai de grands reproches s'il a quelque tort... Mais il suffit qu'il vous voie abattue et changée comme vous l'êtes, pour qu'il en ait plus de douleur que vous-même.

—Magnani, répondit Mila en le retenant comme il se levait, je vous défends d'aller chercher Michel. Ce serait donner trop d'importance à un enfantillage. N'y faites plus attention, et n'en parlez ni à lui, ni à mon père. Je vous assure que je n'y pense déjà plus, et que, ce soir; mon frère et moi serons parfaitement réconciliés.

—Si ce n'est qu'un enfantillage, dit Magnani en s'asseyant auprès d'elle, vous avez une sensibilité trop vive, ma bonne Mila. J'ai des sœurs aussi, et quand j'étais moins raisonnable, quand j'avais l'âge de Michel, je les taquinais un peu. Mais elles ne pleuraient pas; elles me rendaient mes malices avec usure, et j'avais toujours le dessous.

—C'est qu'elles ont de l'esprit, et qu'apparemment je n'en ai point assez pour me défendre, répondit tristement Mila.

—Vous avez beaucoup d'esprit, Mila, je l'ai fort bien remarqué; vous n'êtes pas pour rien la fille de Pier-Angelo et la sœur de Michel, et vous êtes mieux élevée que toutes les jeunes personnes de votre classe. Mais vous avez encore plus de cœur que d'esprit, puisque vous ne savez vous défendre qu'avec vos larmes!»

Les éloges de Magnani faisaient à la fois du bien et du mal à la jeune fille. Elle était flattée de voir qu'en n'ayant point l'air de s'occuper d'elle, il l'avait assez observée pour savoir lui rendre justice. Mais le calme bienveillant de ses manières lui disait assez que Michel ne l'avait pas trompée.

BEL PASSO ET MAL PASSO.

Tout à coup Mila prit une résolution prompte et ferme; car Magnani l'avait dit sans flatterie, elle était supérieure à la plupart des jeunes filles de sa classe par l'éducation, et Pier-Angelo avait su lui donner des idées aussi nobles que les siennes. Elle joignait à cela une certaine dose d'exaltation juvénile, mêlée à des habitudes de courage et de dévouement, que, par bon goût et simplicité de cœur, elle voilait sous une apparente insouciance. C'est le comble du stoïcisme que de savoir se sacrifier en riant et en ayant l'air de ne pas souffrir.

«Mon bon Magnani, lui dit-elle en se levant et en reprenant la sérénité de son regard, je vous remercie de l'amitié que vous me témoignez; vous m'avez fait du bien, je me sens calme. Laissez-moi travailler, maintenant, car je n'ai pas fait comme vous majournéependant la nuit: il faut que je remplisse ma tâche et que je gagne mon salaire. Allez-vous-en, pour qu'on ne dise pas que je suis une paresseuse, et que je perds mon temps à babiller avec les voisins.

—Adieu, Mila, répondit le jeune homme. Je demande à Dieu qu'il vous rende le calme aujourd'hui, et qu'il vous comble de bonheur tous les jours de votre vie.

—Merci, Magnani, dit Mila en lui tendant la main; je compte, dès ce jour, sur votre amitié.»

L'air de noble résolution avec lequel cette jeune fille, tout à l'heure brisée, tendait sa main, et la manière dont elle prononçait le mot d'amitié, comme un adieu héroïque à toutes ses illusions, ne fut pas compris de Magnani; et pourtant il y avait dans ce geste et dans cet accent quelque chose qui l'émut sans qu'il pût en deviner la cause. Mila se transformait devant lui en un clin d'œil: elle n'avait plus l'air d'un enfant gracieux, elle était sérieuse et belle comme une femme.

Il reçut cette petite main dans sa main rude et forte, qui n'hésitait pas à consacrer, par une fraternelle étreinte, ce pacte d'amitié, mais qui trembla tout à coup au contact d'une main aussi souple et aussi mignonne que celle d'une princesse; car Mila était fort soigneuse de sa beauté, et savait être à la fois laborieuse et recherchée dans ses occupations.

Magnani crut sentir la main d'Agathe, qu'il avait touchée une seule fois dans sa vie, par une fortune singulière. Il s'émut soudainement et attira contre son cœur la fille de Pier-Angelo, comme pour lui donner un baiser fraternel. Pourtant il n'osait point; mais elle lui tendit son front avec ingénuité, en se disant à elle-même que ce serait le premier et le dernier, et qu'elle voulait garder ce souvenir comme la consécration d'un éternel adieu à toutes ses espérances.

Magnani vivait, depuis cinq ans, sous la loi d'une chasteté exemplaire. Il semblait qu'il eût fait serment d'imiter l'austérité exceptionnelle d'Agathe, et qu'absorbé par une idée fixe, il eût résolu de se consumer lentement, sans connaître l'amour et l'hyménée. Il n'avait jamais donné un baiser à une femme, pas même à ses sœurs, depuis qu'il portait en lui cette chimère de passion sans espoir. Peut-être en avait-il prononcé le vœu dans quelque moment d'exaltation douloureuse. Mais il l'oublia, ce vœu formidable, en sentant la belle tête brune de la jeune Mila s'appuyer avec confiance sur sa poitrine. Il la contempla un instant, et la limpidité de ces yeux noirs, qui lui exprimaient une douleur et un courage incompréhensibles, le jeta dans je ne sais quelle extase de surprise et de volupté. Ses lèvres ne rencontrèrent pas le front de Mila; elles s'éloignèrent en frémissant de sa bouche vermeille, et s'arrêtèrent sur son cou brun et velouté, peut-être une ou deux secondes de plus qu'il n'était nécessaire pour cimenter un lien de fraternité.

Mila pâlit, ses yeux se fermèrent, et un soupir douloureux s'exhala de son cœur brisé. Magnani, épouvanté, la déposa sur sa chaise, et s'enfuit plein d'effroi, d'étonnement, et peut-être de remords.

Mila, restée seule, faillit s'évanouir; puis elle alla, en chancelant, fermer sa porte au verrou; elle s'agenouilla par terre contre son lit, cacha sa figure dans ses mains, et resta absorbée.

Mais elle ne pleura plus, et la douleur fit place en elle à une agitation pleine d'énergie et d'aspirations brûlantes. Là encore l'optimisme de Pier-Angelo, cette foi au destin qui est comme une superstition des âmes fortes et des esprits actifs, se révéla en elle. Elle se releva, rajusta ses cheveux, regarda son miroir, et dit tout haut, en prenant son ouvrage:

«Je ne sais pas pourquoi, ni quand, ni comment, mais il m'aimera; je dois le vouloir, je le veux, Dieu m'assistera!»

Lorsque Michel rentra, il la trouva calme et belle, absorbée dans la contemplation d'une copie de laVierge à la Chaise, qu'il avait faite avec soin pour elle, et qu'elle avait placée, non dans son alcôve, mais au-dessus de son miroir. Il s'applaudit de l'avoir laissée s'abandonner à un premier mouvement de douleur, et de voir qu'elle avait retrouvé des forces dans sa méditation solitaire. Il arriva jusque auprès d'elle sans qu'elle l'entendît venir; mais elle vit son visage dans la glace, au moment où il se penchait vers elle pour lui donner un baiser sur le cou:

«Embrassez-moi là, lui dit-elle en lui offrant sa joue; mais sur mon cou jamais!

—Et pourquoi cette interdiction à ton frère, petite fantasque?

—C'est mon idée, répondit-elle. Vous commencez à avoir de la barbe, et je ne veux pas que vous flétrissiez ma peau.

—Ah! tu me flattes beaucoup! dit Michel en riant, et cette crainte fait trop d'honneur à ma moustache naissante! je ne croyais pas qu'elle pût encore faire peur à personne! Mais tu tiens donc moins à la fraîcheur de ta joue qu'à celle de ton joli cou, petite Mila? Est-ce parce que tu viens d'admirer celui de cette belle Madone?

—Peut-être! dit-elle. Il est bien beau, en effet, et je voudrais ressembler, de tous points, à cette figure-là.

—Il me semble que tu t'y essayais devant ton miroir? Ce sont des idées bien profanes devant cette sainte image!

—Non, Michel, répondit Mila d'un air sérieux. Il n'y a rien de profane dans l'idée que je me fais de sa beauté. Je ne l'avais pas encore comprise comme aujourd'hui, et je me figurais que personne n'avait pu créer une aussi belle figure que celle de la princesse Agathe. Mais maintenant je vois que Raphaël a été plus loin. Il a donné à sa madone plus de force, sinon plus de tranquillité. Elle est très-vivante, cette figure divine; elle a beaucoup de volonté; elle est sûre d'elle-même... C'est la plus chaste, mais aussi la plus aimante des femmes; elle a l'air de dire: Aimez-moi, parce que je vous aime.

—Vraiment, Mila, où prends-tu ce que tu dis là? s'écria Michel en regardant sa sœur avec surprise. Je crois rêver en t'écoutant parler!»

L'entretien de ces deux enfants fut interrompu par l'arrivée de leur père. Il venait proposer à Michel de procéder à la démolition de la salle de bal. Tous les ouvriers qui y avaient travaillé s'étaient donné rendez-vous à trois heures de l'après-midi, pour débarrasser le palais de cette construction volante.

«Je sais, dit Pier-Angelo, que la princesse tient à conserver tes fresques sur toile, et je désire que tu m'aides à les rouler et à les transporter sans dommage dans une des galeries du palais.»

Michel suivit son père; mais ils furent à peine sortis de la ville, que celui-ci s'arrêtant:

«Mon ami, dit-il, je vais me rendre seul à la villa, où je veux avoir un mot d'entretien avec la princesse, relativement à cet abbé maudit qui se déguise en moine pour venir espionner je ne sais quoi et je ne sais qui dans sa maison. Toi, tu vas marcher pendant deux milles vers le nord-ouest, en suivant toujours le sentier qui s'ouvre ici, sans te détourner ni à droite, ni à gauche. Tu arriveras dans une heure au couvent des Capucins de Bel Passo, où ton oncle Fra-Angelo m'a dit qu'il t'attendrait jusqu'au coucher du soleil. Il s'est assuré que le confrère suspect que nous lui avions désigné n'était autre que le Ninfo, et, sans vouloir s'expliquer avec moi sur les vues qu'il lui suppose, il m'a déclaré vouloir s'entretenir avec toi sérieusement. Je doute que ton oncle en sache plus long que nous sur l'état du cardinal et les desseins de l'abbé; mais il est homme de sens et de prévoyance. Il a dû s'enquérir dans la matinée, et je serai bien aise d'avoir son avis.»

Michel prit le sentier, et, au bout d'une heure de marche à travers les plus admirables sites que l'imagination puisse se représenter, il arriva à la porte du couvent de son oncle.

Ce couvent était situé au-dessus d'un village dans la région cultivée et fleurie semée de maisons de campagne, qui occupe la base de l'Etna. De grandes masses d'arbres séculaires protégeaient l'édifice, et le jardin, tourné vers le soleil d'Afrique, dominait une vue magnifique terminée par la mer.

Ce lieu romantique, tout sillonné de laves formidables, portait deux noms qui lui avaient été donnés tour à tour, et que dans le doute de celui qu'on devait lui conserver, on lui conférait indifféremment à cette époque. Le site étant superbe, le sol fertile, et le climat agréable, on l'avait nommé, dans le principe,Bel passo. Puis, étaient venues les terribles éruptions de l'Etna et du Monte-Rosso, qui l'avaient ruiné et bouleversé. Alors, on l'avait nomméMal passo. Puis, le temps avait marché, on avait rebâti le village et le couvent, brisé les laves, repris la culture, et on était revenu peu à peu au doux nom primitif. Mais ces deux qualifications opposées se confondaient encore dans les habitudes et les souvenirs des habitants. Les vieillards, qui avaient vu leur pays dans sa splendeur primitive, disaient Bel passo, ainsi que les enfants, qui ne l'avaient vu que sorti du chaos et ressuscité. Mais les hommes que le spectacle et les malheurs de la catastrophe avaient frappés dans leurs premières années, ceux-là qui n'avaient eu que le travail et l'effroi pour berceau, et qui commençaient à peine à retirer quelque fruit de leurs peines, disaient plus souvent encoreMal passoqueBel passo.

Il y avait peut-être bien longtemps que, deux ou trois fois par siècle, cette gorge changeait ainsi de nom, suivant la circonstance; exemple de la courageuse insouciance de l'espèce humaine, qui rebâtit son nid à côté de la branche brisée, et se remet à aimer, à caresser et à vanter son domaine à peine reconquis sur les orages de la veille.

Cette contrée justifiait également, du reste, les deux noms qu'elle se disputait. C'était le résumé de toutes les horreurs et de toutes les beautés de la nature. Là où le fleuve de feu avait établi ses courants destructeurs, les arêtes de laves, les scories livides, les ruines de l'ancien sol creusé, inondé ou brûlé, rappelaient les jours néfastes, la population réduite à la mendicité, les mères et les épouses en deuil; Niobé changée en pierre à la vue de ses enfants foudroyés. Mais tout à côté, à une ligne de lisière, de vieux figuiers, réchauffés par le passage de la flamme, avaient poussé des branches nouvelles, et semaient de leurs fruits succulents les frais gazons et l'antique sol imbibé des sucs les plus généreux.

Tout ce qui ne s'était pas trouvé sur le passage de la lave en fusion, tout ce qui avait été préservé par un accident de terrain, avait profité de la destruction voisine. Il en est ainsi dans l'espèce humaine, et partout la mort fait place à la vie. Michel remarqua qu'en certains endroits, de deux arbres jumeaux, l'un avait disparu comme emporté par un boulet de canon, et présentait sa souche calcinée, à côté de la tige superbe qui semblait triompher sur ses ruines.

Il trouva son oncle occupé à tailler le roc pour élargir une plate-bande de légumes splendides. Le jardin du couvent avait été creusé en pleine lave. Ses allées étaientrecouvertes de mosaïques en faïence émaillée, et les carrés de légumes et de fleurs, taillés dans le sein même du roc, et remplis de terres rapportées, offraient le spectacle de caisses gigantesques enfouies jusqu'aux bords. Pour rendre l'identité plus frappante, entre la terre cultivée et l'allée de faïence, on avait laissé dépasser le rebord de lave noire, en guise de bordure de buis ou de thym, et à chaque coin des carrés, on avait taillé cette lave en boule, comme l'ornement classique de nos caisses d'oranger.

Il n'y avait donc rien de plus propre et de plus laid, de plus symétrique et de plus triste, de plus monastique en somme, que ce jardin, sujet d'orgueil et objet d'amour des bons moines. Mais la beauté des fleurs, l'éclat des grappes de raisin qui s'étalaient en berceau sur de lourds piliers de lave, le doux murmure de la fontaine qui se distribuait en mille filets argentés, pour aller rafraîchir chaque plante dans sa prison de roches, et surtout la vue qu'on découvrait de cette terrasse ouverte au midi, offraient une compensation à la mélancolie d'un si rude et si patient labeur.

Fra-Angelo, armé d'une massue de fer, avait ôté son froc pour être plus libre dans ses mouvements. Vêtu d'un court sayon brun, il déployait au soleil les muscles formidables de ses bras velus, et, à chaque coup qui faisait voler la lave en éclats, il poussait une sorte de rugissement sauvage. Mais lorsqu'il aperçut le jeune artiste, il se releva et lui montra une physionomie douce et sereine.

«Tu viens à point, jeune homme, lui dit-il. Je pensais à toi, et j'ai beaucoup de questions à te faire.

—Je pensais, au contraire, mon oncle, que vous aviez beaucoup de choses à m'apprendre.

—Oui, sans doute, j'en aurais, si je savais qui tu es; mais, sans le lien de parenté qui nous unit, tu serais un étranger pour moi; et, quoi qu'en dise ton père, aveuglé peut-être par sa tendresse, j'ignore si tu es un homme sérieux. Réponds-moi donc. Que penses-tu de la situation où tu te trouves?

—Pour éviter que je sois forcé de répondre à vos questions par d'autres questions, vous devriez peut-être, mon cher oncle, les poser tout de suite clairement. Quand je connaîtrai ma situation, je pourrai vous dire ce que j'en pense.

—Alors, dit le capucin, examinant Michel avec une attention un peu sévère, tu ne sais rien des secrets qui te concernent, et tu ne les pressens même pas? Tu n'as jamais rien deviné? On ne t'a jamais rien confié?

—Je sais que mon père a été compromis autrefois, à l'époque de ma naissance, je crois, dans une conspiration politique. Mais il m'était bien permis alors d'ignorer s'il était accusé à tort ou à raison. Depuis, mon père ne s'est jamais expliqué avec moi à cet égard.

—Il manque donc de confiance en toi, ou tu ne t'intéresses guère à son sort?

—Je l'ai interrogé quelquefois; il m'a toujours répondu d'une manière évasive. Je n'en ai pas tiré comme vous, mon oncle, la conséquence qu'il se défiait de moi; cela m'eût paru impossible; mais j'ai toujours pensé qu'ayant réellement trempé dans cette affaire, il était lié par des serments, ainsi qu'il arrive dans toutes les sociétés secrètes. J'aurais donc cru manquer au respect que je lui dois si j'avais insisté davantage.

—C'est bien parlé; mais cela ne cache-t-il pas une profonde insouciance des affaires de ton pays, et un égoïste abandon de la sainte cause de sa liberté?»

Michel fut un peu embarrassé de cette question si nettement posée, cette fois.

«Allons, reprit Fra-Angelo, réponds sans crainte, je ne te demande que la vérité.

—Eh bien! je vais vous répondre, mon oncle, dit Michel, bravant les regards froids du moine, qui l'attristaient malgré lui, car il eût voulu plaire à cet homme, dont la figure, la voix et l'attitude lui commandaient le respect et la sympathie. Je vous dirai ce que je pense, puisque vous voulez le savoir, et ce que je suis, au risque de perdre votre bienveillance. Faites que la cause de la liberté soit vraiment, pour l'Italie et la Sicile, la cause des hommes privés de liberté, et vous me verrez m'y jeter, je ne dis pas avec enthousiasme, mais avec fureur. Mais hélas! jusqu'ici, j'ai toujours vu que les hommes se sacrifiaient pour changer d'esclavage, et que les classes riches et nobles les exploitaient à leur profit, au nom de telle ou telle idée. Voilà pourquoi, sans rester froid au spectacle des misères et de l'oppression de mes compatriotes, je n'ai jamais désiré de conspirer sous les auspices et pour les intérêts des patriciens qui nous y pousseraient volontiers.

—O hommes, ô hommes!chacun pour soisera donc toujours votre devise! s'écria le capucin, en se levant, comme transporté d'indignation; puis, se rasseyant avec un rire étrange et plein d'amertume: Seigneur prince,eccelenza, dit-il en regardant Michel avec ironie, vous vous moquez de nous, je pense!»

FRA-ANGELO.

La bizarre sortie du capucin jeta Michel dans une confusion pénible; mais, résolu de garder l'indépendance et la sincérité de son caractère, il affecta une tranquillité qu'il n'éprouvait point.

«Pourquoi me traitez-vous deprinceet d'excellence, mon cher oncle? dit-il en s'efforçant de sourire; est-ce que je viens de parler comme un patricien?

—Précisément, chacun pour soi! te dis-je, répondit Fra-Angelo reprenant son sérieux mélancolique. Si c'est là l'esprit du siècle que tu as été étudier à Rome, si c'est la philosophie nouvelle dont les jeunes gens du dehors sont nourris, nous ne sommes pas au bout de nos malheurs, et nous pouvons bien encore égrener nos chapelets en silence. Hélas! hélas! voilà de belles choses! les enfants de notre peuple ne voudront point remuer, de peur de sauver leurs anciens maîtres avec eux; et les patriciens n'oseront pas bouger non plus, dans la crainte d'être dévorés par leurs anciens esclaves! A la bonne heure! Pendant ce temps, la tyrannie étrangère s'engraisse et rit sur nos dépouilles; nos mères et nos sœurs demandent l'aumône ou se prostituent; nos frères et nos amis meurent sur un fumier ou sur la potence. C'est un beau spectacle, et je suis étonné, Michel-Angelo, que vous soyez venu tout exprès de Rome, où vous n'aviez sous les yeux que les pompes du saint-siége ou les chefs-d'œuvre de l'art, pour contempler cette pauvre Sicile, avec son peuple de mendiants, ses nobles ruinés, ses moines fainéants et abrutis! Que n'alliez-vous faire un voyage d'agrément à Naples? vous y auriez vu des seigneurs plus riches et un gouvernement plus opulent, grâce aux impôts qui nous font mourir de faim; un peuple fort tranquille qui se soucie fort peu du sort de ses voisins: «Que nous importe la Sicile? c'est notre conquête, et ses habitants ne sont point nos frères.» Voilà ce qu'on dit à Naples. Allez à Palerme, on vous y dira que Catane n'est point à plaindre et peut se sauver toute seule avec ses vers à soie. Allez à Messine, on vous y dira que Palerme ne fait point partie de la Sicile, et qu'on n'a que faire de ses mauvais conseils et de son mauvais esprit. Allez en France, on y imprime tous les jours que les peuples dévots et lâches comme nous ont bien mérité leur sort. Allez en Irlande, on vous dira qu'on ne veut pas du concours des hérétiques de France. Allez partout, et vous serez partout à la hauteur des idées de votre temps, car on vous dira partout ce que vous venez de dire «Chacun pour soi!»

Les paroles, l'accent et la physionomie de Fra-Angelo firent sur Michel une impression profonde, et il eut la bonne foi d'en convenir tout de suite avec lui-même. Il se sentit pris par la fibre artiste, et ce qui lui eût paru, de la part de tout autre, sophisme et déclamation, se montra à lui simple et grand dans la bouche de ce moine.

«Mon père, dit-il avec un abandon naïf, il se peut que vous ayez raison de me gourmander comme vous le faites. Je n'en sais rien, et j'aurais à vous fournir, pourla défense de mon scepticisme, beaucoup d'arguments qui sortent de ma mémoire pendant que je vous écoute. Il ne me semble pas que je sois aussi mauvais et aussi méprisable que vous le pensez. Mais, avec vous, je me sens plus pressé de m'améliorer que de me défendre. Parlez toujours.

—Oui, oui, j'entends, dit Fra-Angelo avec fierté, vous êtes peintre et vous m'étudiez, voilà tout. Ce langage vous paraît nouveau dans la bouche d'un moine, et vous ne pensez qu'au premier tableau que vous ferez de saint-Jean prêchant... dans le désert?

—Ne me raillez pas, je vous en supplie, mon oncle; cela est inutile pour me faire savoir que vous avez plus de finesse et d'esprit que moi. Vous avez voulu me questionner; je vous ai dit sincèrement ma pensée. Je hais l'oppression, qu'elle se présente sous la forme du passé ou sous celle du présent. Je n'aimerais pas à être l'instrument des passions d'autrui et à sacrifier mon avenir d'artiste au rétablissement des honneurs et de la fortune de quelques grandes familles, naturellement ingrates et instinctivement despotiques. Je crois qu'une révolution, dans un pays comme le nôtre, n'aurait pas d'autre résultat. Je me sens de force à prendre un fusil pour défendre la vie de mon père et l'honneur de ma sœur. Mais, s'il est question de s'affilier à quelque société mystérieuse, dont les adeptes agissent les yeux fermés, et sans voir la main qui les pousse ni le but où ils marchent..., à moins que vous ne me prouviez éloquemment et victorieusement que c'est mon devoir, je ne le ferai point, dussiez-vous me maudire, mon cher oncle, ou vous moquer de moi, ce qui est encore pis.

—Et où prenez-vous que je veuille vous affilier à quoi que ce soit de ce genre? dit Fra-Angelo levant les épaules. J'admire vos méfiances, et que le premier sentiment qui vous vienne envers le frère de votre père, soit la crainte d'être joué par lui. J'ai voulu vous connaître, jeune homme, et me voilà fort triste de ce que je sais de vous.

—Que savez-vous donc de moi? s'écria Michel impatienté; voyons, faites-moi mon procès en règle, et que je connaisse enfin mes torts.

—Tout votre tort est de n'être pas l'homme que vous devriez être, répondit Fra-Angelo, et cela est fâcheux pour nous.

—Je ne comprends pas mieux.

—Je sais que vous ne pouvez pas comprendre ce que je pense en ce moment-ci! autrement vous n'auriez pas parlé ainsi devant moi.

—Au nom du ciel, expliquez-vous, dit Michel, incapable de supporter plus longtemps ces attaques. Il me semble que nous nous battons en duel dans les ténèbres. Je ne puis parer vos coups, et je vous frappe apparemment quand je crois me défendre. Que me reprochez-vous, ou que me demandez-vous? Si je suis l'homme de mon temps et de ma caste, est-ce ma faute? J'arrive pour la première fois sur cette terre vouée au culte du passé. Je ne suis pas athée, mais je ne suis pas dévot. Je ne crois pas à l'excellence de certaines races, ni à l'infériorité nécessaire de la mienne. Je ne me sens point le serviteur-né des vieux patriciens, des vieux préjugés et des vieilles institutions de mon pays. Je me mets au niveau des têtes les plus orgueilleuses et les plus révérées pour les juger, afin de savoir si je dois m'incliner devant un vrai mérite ou me préserver d'un vain prestige. Voilà tout, mon oncle; je vous le jure. Maintenant, vous me connaissez. J'admire ce qui est beau, grand et sincère devant Dieu. Mon cœur est sensible à l'affection et mon esprit prosterné devant la vertu. J'aime l'art, et j'ambitionne la gloire, j'en conviens; mais je veux l'art sérieux et la gloire pure. Je n'y sacrifierai aucun de mes devoirs, mais je n'accepterai pas de faux devoirs et je repousserai les faux principes. Suis-je donc un misérable? et faut-il que, pour avoir l'honneur d'être un vrai Sicilien, je me fasse moine dans votre couvent ou bandit sur la montagne?

L'accès de vivacité auquel Michel venait de s'abandonner, n'avait pas déplu au capucin. Il l'avait écouté avec intérêt, et sa figure s'était adoucie. Mais, les dernières paroles du jeune homme firent sur lui l'effet d'une décharge électrique. Il bondit sur son banc, et, saisissant le bras de Michel, avec cette force herculéenne dont il lui avait déjà donné un échantillon le matin: «Quelle est cette métaphore? s'écria-t-il, et de qui voulez-vous parler?»

Mais, voyant l'air stupéfait de Michel à cette nouvelle sortie, il se prit à rire: «Eh bien! quand tu le saurais, quand ton père te l'aurait dit, ajouta-t-il, que m'importe? D'autres le savent, et je n'en suis pas plus malheureux. Eh bien! enfant, vous avez dit, sans y songer, une parole bien forte; c'est ce qu'on pourrait appeler la moelle de la vérité. Tous les hommes ne sont pas faits pour s'en nourrir, il y a des vérités plus faciles et plus douces qui suffisent au grand nombre. Mais, pour ceux qui ont soif de la logique absolue dans leurs sentiments et dans leurs actions, ce qui vous paraît un paradoxe n'est ici qu'un lieu commun. Vous me regardez avec étonnement? Je vous dis que vous avez, sans le savoir, parlé comme un oracle, en disant que, pour avoir l'honneur d'être un vrai Sicilien, il faudrait être moine dans mon couvent, ou bandit sur la montagne. J'aimerais mieux que vous fussiez l'un ou l'autre, qu'artiste cosmopolite comme vous aspirez à l'être. Écoutez une histoire, et tâchez de la comprendre:

«Il y avait en Sicile un homme, un pauvre diable, mais doué d'une imagination vive et d'un certain courage, qui ne pouvant supporter les malheurs dont son pays était la proie, prit, un beau matin, son fusil et s'en fut dans la montagne, résolu à se faire tuer, ou à détruire en détail le plus d'ennemis possible, en attendant le jour où il pourrait tomber dessus en masse, avec les partisans auxquels il se joignait. La bande était nombreuse et choisie. Elle était commandée par un noble, le dernier rejeton d'une des plus grandes familles du pays, le prince César de Castro-Reale. Souvenez-vous de ce nom-là: si vous ne l'avez jamais entendu prononcer, un temps viendra où il vous intéressera davantage.

«Dans les bois et dans la montagne, le prince avait pris le nom deDestatore[1], sous lequel on l'a connu, aimé et redouté dix ans, sans se douter qu'il fût le jeune et brillant seigneur qu'on avait vu à Palerme manger follement sa fortune et mener la plus joyeuse vie avec ses amis et ses maîtresses.

«Avant de vous parler du pauvre diable qui se fit brigand par désespoir patriotique, il faut que je vous parle du noble patricien qui s'était fait chef de brigands par la même raison. Ceci vous aidera à connaître votre pays et vos compatriotes.Il Destatoreétait un homme de trente ans, beau, instruit, aimable, brave et généreux, une nature de héros; mais persécuté et accablé de vexations par le gouvernement napolitain, qui le haïssait particulièrement à cause de l'influence qu'il exerçait sur les gens du peuple. Il résolut d'en finir avec la vie qu'il menait, de manger le reste de sa fortune que l'impôt réduisait chaque jour au profit de l'ennemi; enfin, de s'étourdir sur sa douleur, et de se tuer ou de s'abrutir dans la débauche.

«Il ne réussit qu'à se ruiner. Sa robuste santé résista à tous les excès, sa douleur survécut à ses égarements, et, quand il vit qu'au lieu de s'endormir, il s'exaltait dans l'ivresse, qu'une rage profonde s'emparait de lui, et qu'il lui fallait se passer une épée au travers du corps, ou, comme il disait,manger du Napolitain, il disparut et se fit bandit. On le crut noyé, et sa succession ne donna pas de grands embarras à ses neveux, ni de grands profits aux gens de loi.

«Ce fut alors un tigre, un lion terrible qui portait la terreur dans les campagnes et qui vengeait son pays d'une sanglante manière. Le pauvre diable que j'ai montré au commencement de mon histoire s'attacha passionnément à lui et le servit avec fanatisme. Il ne s'inquiéta pas de savoir si c'étaitrendre un culte au passé, plier le genou devant un homme qui se croyait plus que lui et qui n'était devant Dieu que son égal et son semblable; s'il se battait et s'exposait au profit d'unmaîtrequi pourrait bien deveniringrat et despotique; enfin, si,après avoir détruit la tyrannie étrangère, comme on s'en flattait, on retomberait sous le joug desvieux préjugés, desvieux abus, des nobles et des moines. Non, toutes ces méfiances étaient trop subtiles pour un esprit droit et simple comme était le sien. Mendier lui eût paru une bassesse dans ce temps-là; travailler!... il n'avait fait que cela toute sa vie et avec ardeur, car il aimait le travail et ne redoutait point la peine. Mais je ne sais pas si vous vous êtes déjà aperçu qu'en Sicile ne travaille pas qui veut. Sur le sol le plus riche et le plus généreux de l'univers, les impôts exorbitants ont détruit le commerce, l'agriculture, toutes les industries et tous les arts. L'homme dont je vous parle avait cherché les travaux les plus ingrats et les plus rudes dans les salines, dans les mines, et jusque dans les entrailles de cette terre désolée et délaissée à la surface. L'ouvrage manquait partout, et toutes les entreprises successivement abandonnées, il lui fallait demander l'aumône à ses compatriotes aussi malheureux que lui, ou voler furtivement. Il aima mieuxprendreouvertement.

«Mais on prenait avec discernement et justice dans la bande duDestatore. On ne maltraitait ou on ne rançonnait que les ennemis du pays ou les traîtres. On liait des intelligences avec tout ce qui était brave ou malheureux. On espérait former un parti assez considérable pour tenter un coup de main sur quelqu'une des trois villes principales, Palerme, Catane ou Messine.

«Mais Palerme voulait, pour prendre confiance en nous, que nous fussions commandés par un noble, et leDestatore, passant pour un aventurier de bas étage, fut rejeté. S'il eût dit son véritable nom, c'eût été pis. Il était décrié dans son pays pour ses déportements, et là était le mal qu'il ne pouvait reprocher qu'à lui-même.

«A Messine, on repoussa nos offres sous prétexte que le gouvernement napolitain avait fait de grandes choses en faveur du commerce de cette ville, et que, tout bien considéré, la paix à tout prix valait mieux, avec l'industrie et l'espoir de s'enrichir, que la guerre patriotique avec le désordre et l'anarchie. A Catane, on nous répondit qu'on ne pouvait rien faire sans le concours de Messine, et qu'on ne voulait rien faire avec celui de Palerme. Que sais-je? on nous refusa définitivement toute assistance; et, après nous avoir remis d'année en année, on en vint à nous dire que le métier de bandit était passé de mode, et qu'il était de mauvais goût de s'y obstiner quand on pouvait se laisser acheter par le gouvernement et faire fortune à son service.

«On oubliait d'ajouter, il est vrai, que, pour reprendre sa place dans la société, il eût fallu que le prince de Castro-Reale devînt l'ennemi de son pays et acceptât quelque fonction militaire ou civile, consistant à disperser les émeutes à coups de canon ou à poursuivre, dénoncer et faire pendre ses anciens camarades.

«LeDestatore, voyant que sa mission était finie, et, que, pour vivre de son espingole, il faudrait désormais s'attaquer à ses propres compatriotes, tomba dans une profonde mélancolie. Errant dans les gorges les plus sauvages de l'intérieur de l'île, et poussant de hardies expéditions jusqu'aux portes des cités, il vécut quelque temps sur les voyageurs étrangers qui venaient imprudemment visiter le pays. Ce métier n'était pas digne de lui, car ces étrangers étaient, pour la plupart, innocents de nos maux, et si peu capables de se défendre que c'était pitié de les détrousser. Les braves qui le secondaient se dégoûtèrent d'un si pauvre métier, et chaque jour amena une désertion. Il est vrai que ces hommes scrupuleux firent encore pis en le quittant; car les uns, repoussés de partout, tombèrent dans la paresse et dans la misère; les autres furent forcés de se rallier au gouvernement, qui voyait en eux de bons soldats et en fit des gendarmes et des espions.

«Il ne resta donc auprès duDestatoreque des malfaiteurs déterminés, qui tuaient et pillaient, sans examen, tout ce qui se rencontrait devant eux. Un seul était encore honnête et ne voulait pas tremper dans ce métier de voleur de grands chemins. C'était le pauvre diable dont je vous raconte l'histoire. Il ne voulait pourtant pas non plus quitter son malheureux capitaine; il l'aimait, et son cœur se brisait à l'idée de l'abandonner à des traîtres qui l'assassineraient un beau matin, n'ayant plus personne à voler, ou qui l'entraîneraient dans des crimes gratuits pour leur propre compte.

«Il Destatorerendait justice au dévoûment de son pauvre ami. Il l'avait nommé son lieutenant, titre dérisoire dans une troupe qui ne se composait plus que d'une poignée de misérables. Il lui permettait quelquefois encore de lui dire la vérité et de lui donner de bons conseils; mais, le plus souvent, il le repoussait avec humeur, car le caractère de ce chef s'aigrissait de jour en jour, et les sauvages vertus qu'il avait acquises dans sa vie d'enthousiasme et de bravoure faisaient place aux vices du passé, enfants du désespoir, hôtes funestes qui revenaient prendre possession de son âme battue.

«L'ivrognerie et le libertinage s'emparèrent de lui, comme aux jours de son oisiveté et de son découragement, il retomba au dessous de lui-même, et un jour... un jour maudit qui ne sortira jamais de ma mémoire, il commit un grand crime, un crime lâche, odieux! Si j'en avais été témoin..., je l'aurais tué sur l'heure... Mais le dernier ami duDestatorene l'apprit que le lendemain, et le lendemain, il le quitta après lui avoir durement reproché son infamie.

«Alors ce pauvre diable, n'ayant plus personne à aimer, et ne pouvant plus rien pour son malheureux pays, se demanda ce qu'il allait devenir. Son cœur, toujours ardent et jeune, se tourna vers la piété, et s'étant avisé qu'un bon moine, pénétré des idées de l'Évangile, pouvait encore faire du bien, prêcher la vertu aux puissants, donner de l'instruction et des secours aux ignorants et aux pauvres, il prit l'habit de capucin, reçut les ordres mineurs, et se retira dans le couvent que voici. Il accepta la mendicité imposée à son ordre, comme une expiation de ses fautes, et il la trouva meilleure que le pillage, en ce qu'elle s'adressait désormais aux riches en faveur des pauvres, sans violence et sans ruse. Elle est inférieure, dans un sens; elle est moins sûre et moins expéditive. Mais, tout bien considéré, pour un homme qui veut faire le plus de bien possible, il fallait être bandit, dans ma jeunesse; et, pour celui qui ne veut plus que faire le moins de mal possible, il faut être moine à présent: c'est toi qui l'as dit.

«Voilà mon histoire, la comprends-tu?

—Très-bien, mon oncle; elle m'intéresse beaucoup, et le principal héros de ce roman, ce n'est pas pour moi le prince de Castro-Reale, c'est le moine qui me parle.»

LE PREMIER PAS SUR LA MONTAGNE.

Fra-Angelo et son neveu gardèrent quelques instants le silence. Le capucin était plongé dans l'amer et glorieux souvenir de ses jours passés. Michel le contemplait avec plaisir, et, ne s'étonnant plus de cet air martial et de cette force d'athlète ensevelis sous le froc, il admirait en artiste l'étrange poésie de cette existence de dévoûment absolu à une seule idée. S'il y avait quelque chose de monstrueux et de quasi divertissant dans le fait de ce capucin, qui vantait et regrettait encore sérieusement sa vie de bandit, il y avait quelque chose de vraiment beau dans la manière dont l'ex-brigand conservait sa dignité personnelle socialement compromise dans des aventures si excentriques. Le poignard ou le crucifix à la main, assommant les traîtres dans la forêt, ou mendiant pour les pauvres à la porte des palais, c'était toujours le même homme, fier, naïf et inflexible dans ses idées, voulant le bien par les moyens les plus énergiques, haïssant les actions lâches jusqu'à être encore capable de les châtier de sa propre main, ne pouvant rien comprendre aux questions d'intérêt personnel qui gouvernent le monde, et ne concevant pas qu'on ne fût pas toujours prêt à tenter l'impossible, plutôt que de transiger avec les calculs d'une froide prudence.

«Pourquoi admires-tu le héros secondaire de l'histoire que je viens de te raconter? dit-il à son neveu, lorsqu'ilsortit de sa rêverie. Le dévoûment et le patriotisme sont donc quelque chose, car cet homme n'avait pas d'autre mobile, et n'eût été, dans le monde actuel, qu'une pauvre tête, et peut-être un esprit dérangé?


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