Chapitre 21

—Vraiment, je suis libre! dit en riant Bathilde.

—Libre comme l'air.

—Eh bien! si je suis libre, je refuse.

—Diable! tu refuses, dit Buvat; j'en suis bien content, c'est vrai; mais comment vais-je dire cela à madame Denis?

—Comment? Dites-lui que je suis trop jeune, dites-lui que je ne veux pas me marier, dites-lui que je veux rester éternellement avec vous.

—Allons dîner, dit Buvat; il me viendra peut-être une bonne idée en mangeant la soupe. C'est drôle, l'appétit m'est revenu tout à coup. Tout à l'heure, j'avais l'estomac si serré que j'aurais cru qu'il me serait impossible d'avaler une goutte d'eau. Maintenant, je boirais la Seine.

Buvat mangea comme un ogre et but comme un Suisse; mais malgré cette infraction à ses habitudes hygiéniques, aucune bonne idée ne lui vint; de sorte qu'il fut obligé de dire tout bonnement à madame Denis que Bathilde était très honorée de sa recherche, mais qu'elle ne voulait pas se marier.

Cette réponse inattendue cassa bras et jambes à madame Denis; elle n'avait jamais cru qu'une pauvre petite orpheline comme Bathilde pût refuser un parti aussi brillant que son fils; elle reçut en conséquence très sèchement le refus de Buvat, et elle répondit que chacun était libre de sa personne, et que si mademoiselle Bathilde voulait rester pour coiffer sainte Catherine, elle en était parfaitement la maîtresse.

Mais quand elle réfléchit à ce refus, que dans son orgueil maternel elle ne pouvait comprendre, les anciennes calomnies qu'elle avait entendu faire autrefois sur la jeune fille et sur son tuteur lui revinrent à l'esprit, et comme elle était alors dans une disposition parfaite pour y croire, elle ne fit plus aucun doute qu'elles ne fussent des vérités avérées. Aussi, lorsqu'elle transmit à Boniface la réponse de sa belle voisine, ajouta-t-elle pour le consoler de cet échec matrimonial, qu'il était bien heureux que les négociations eussent tourné ainsi, attendu qu'elle avait appris des choses qui, en supposant que Bathilde eût accepté, ne lui eussent pas permis à elle, de laisser se conclure un pareil mariage.

Il y a plus: madame Denis pensa qu'il n'était point de sa dignité que son fils, après un refus si humiliant, conservât la chambre qu'il habitait en face de Bathilde; elle lui en fit préparer, sur le jardin une beaucoup plus grande et beaucoup plus belle, et elle mit immédiatement en location celle que venait de quitter M. Boniface.

Huit jours après, comme M. Boniface, pour se venger de Bathilde, agaçait Mirza, qui se tenait sur sa porte, n'ayant pas jugé qu'il fit assez beau pour risquer ses pattes blanches dehors, Mirza, à qui l'habitude d'être gâtée avait fait un caractère fort irritable, s'était élancée sur M. Boniface et l'avait cruellement mordu au mollet.

C'est ce qui fait que le pauvre garçon, qui avait le cœur encore assez malade et la jambe assez mal guérie, avait si amicalement conseillé à d'Harmental de prendre garde à la coquetterie de Bathilde et de jeter une boulette à Mirza.

La chambre de monsieur Boniface resta vacante pendant trois ou quatre mois, puis un jour Bathilde, qui s'était habituée à en voir la fenêtre fermée, en levant les yeux, trouva la fenêtre ouverte; à cette fenêtre elle vit une figure inconnue. C'était celle de d'Harmental.

On voyait peu de figures comme celle du chevalier rue du Temps-Perdu. Aussi Bathilde, admirablement placée derrière ses rideaux pour voir sans être vue, y fit-elle attention malgré elle. En effet il y avait dans les traits de notre héros une distinction et une finesse qui ne pouvaient échapper à l'œil d'une femme aussi distinguée que l'était elle-même Bathilde; ensuite les habits du chevalier, tout simples qu'ils étaient, trahissaient dans celui qui les portait une élégance parfaite; enfin il avait donné quelques ordres, et ces ordres, prononcés assez haut pour que Bathilde les entendit, avaient été donnés avec cette inflexion de voix dominatrice qui indique dans celui qui la possède une habitude naturelle du commandement.

Quelque chose avait donc dit du premier coup à la jeune fille qu'elle avait sous les yeux un homme fort supérieur sous tous les rapports à celui auquel il succédait dans la possession de la petite chambre, et avec cet instinct si naturel aux gens comme il faut, elle l'avait reconnu tout d'abord pour être de race. Le même jour, le chevalier avait essayé son clavecin. Aux premiers sons de l'instrument, Bathilde avait levé la tête: le chevalier, quoiqu'il ignorât qu'il fût écouté, et peut-être même parce qu'il l'ignorait, s'était laissé aller à des préludes et à des fantaisies qui sentaient leur amateur de première force; aussi, à ces sons qui semblaient éveiller toutes les cordes musicales de sa propre organisation Bathilde s'était levée et s'était approchée de la fenêtre pour ne pas perdre une note, car c'était une chose inouïe rue du Temps-Perdu qu'une pareille distraction. C'était alors que d'Harmental avait aperçu contre les vitres les charmants petits doigts de sa voisine, et les avait fait disparaître en se retournant avec tant de précipitation qu'il n'y avait pas eu de doute pour Bathilde qu'elle n'eût été vue à son tour.

Le lendemain, ce fut Bathilde qui pensa qu'il y avait bien longtemps qu'elle n'avait fait de la musique, et qui se mit à son clavecin; elle commença en tremblant très fort, quoiqu'elle ignorât parfaitement ce qui pouvait la faire trembler. Mais comme, après tout, elle était excellente musicienne, le tremblement se passa bientôt et ce fut alors qu'elle exécuta si brillamment ce morceau d'Armide qui fut écouté avec tant d'étonnement par le chevalier et l'abbé Brigaud.

Nous avons dit comment, le lendemain matin, le chevalier avait aperçu Buvat, et comment cette connaissance l'avait conduit à apprendre le nom de Bathilde appelée par son tuteur sur la terrasse pour y jouir de la vue du jet d'eau en pleine activité. L'apparition de la jeune fille avait fait, on s'en souvient, sur le chevalier une impression d'autant plus profonde qu'il était loin de s'attendre, vu le quartier et l'étage, à une semblable vue, et il était encore sous le charme lorsque l'entrée du capitaine Roquefinette, auquel il avait donné rendez-vous, était venue imprimer une nouvelle direction à ses pensées, qui du reste étaient bientôt revenues à Bathilde.

Le lendemain, c'était Bathilde qui, profitant d'un premier rayon de soleil du printemps, était à son tour à la fenêtre. À son tour, elle avait vu les yeux du chevalier fixés ardemment sur elle. Elle avait retrouvé cette figure pleine de jeunesse, à laquelle la pensée du projet qu'il avait entrepris donnait une certaine gravité triste; or, tristesse et jeunesse vont si mal ensemble, que cette anomalie l'avait frappée: ce beau jeune homme avait donc un chagrin, puisqu'il était triste. Quel chagrin pouvait-il avoir? On le voit, dès le second jour où elle l'avait aperçu, Bathilde avait été conduite tout naturellement à s'occuper du chevalier.

Cela n'avait point empêché Bathilde de fermer sa fenêtre; mais, de derrière le rideau, elle avait vu la figure triste de d'Harmental se rembrunir encore. Alors elle avait compris instinctivement qu'elle venait de faire de la peine à ce beau jeune homme, et, sans savoir pourquoi, elle s'était mise à son clavecin: n'est-ce point qu'elle se doutait que la musique était la plus habile consolatrice des peines du cœur?

Le soir, d'Harmental à son tour s'était mis à son clavecin, et c'était Bathilde alors qui avait écouté avec toute son âme cette voix mélodieuse qui parlait d'amour au milieu de la nuit. Malheureusement pour le chevalier, qui, ayant vu se dessiner l'ombre de la jeune fille derrière ses rideaux, commençait à se douter qu'il renvoyait de l'autre côté de la rue les impressions éprouvées, il avait été interrompu au plus beau de son concert par son voisin du troisième. Mais cependant le plus fort était fait; il y avait un point de contact entre les deux jeunes gens, et déjà ils se parlaient cette langue du cœur, la plus dangereuse de toutes.

Aussi, le lendemain matin, Bathilde, qui avait rêvé toute la nuit à la musique et quelques peu au musicien, sentant qu'il se passait quelque chose d'étrange et d'inconnu en elle, si attirée qu'elle fût vers sa fenêtre, avait-elle tenu cette fenêtre scrupuleusement fermée. Il en était résulté chez le chevalier ce mouvement d'humeur sous l'impression duquel il était descendu chez madame Denis.

Là, il avait appris une grande nouvelle: c'est que Bathilde n'était ni la fille, ni la femme, ni la nièce de Buvat.

Aussi était-il remonté tout joyeux, et, trouvant la fenêtre ouverte, s'était-il mis, malgré les avis charitables de Boniface, en communication immédiate avec Mirza, par le moyen corrupteur des morceaux de sucre. La rentrée inattendue de Bathilde avait interrompu cet exercice; le chevalier, dans son égoïste délicatesse, avait refermé sa fenêtre; mais avant que la fenêtre fût refermée, un salut avait été échangé entre les deux jeunes gens. C'était plus que Bathilde n'avait encore accordé à aucun homme, non pas qu'elle n'eut salué de temps en temps quelque connaissance de Buvat, mais c'était la première fois qu'elle rougissait en saluant.

Le lendemain, Bathilde avait vu le chevalier ouvrir sa fenêtre, et, sans qu'elle pût se rendre compte de son action, clouer un ruban ponceau au mur extérieur. Ce qu'elle avait remarqué surtout, c'était l'animation extraordinaire répandue sur la figure du chevalier. En effet comme on se le rappelle, le ruban ponceau était un signal, et, en arborant ce signal, le chevalier faisait peut-être le premier pas vers l'échafaud. Une demi-heure après avait paru, derrière le chevalier, un personnage inconnu à Bathilde, mais dont l'apparition n'avait rien de rassurant: c'était le capitaine Roquefinette; aussi Bathilde avait-elle remarqué avec une certaine inquiétude qu'aussitôt que l'homme à la longue épée était entré, le chevalier avait vivement refermé sa croisée.

Le chevalier, comme on s'en doute bien, avait eu une longue conférence avec le capitaine, car il lui avait fallu régler tous les préparatifs de l'expédition du soir. La fenêtre du chevalier était donc restée si longtemps fermée que Bathilde, le croyant sorti, avait pensé pouvoir, sans inconvénient, ouvrir la sienne.

Mais à peine était-elle ouverte, que celle de son voisin, qui avait semblé n'attendre que ce moment pour se mettre en contact avec elle, s'ouvrit à son tour. Heureusement pour Bathilde, qui eût été fort embarrassée de cette coïncidence, elle était alors dans la partie de l'appartement où ne pouvaient plonger les regards du chevalier. Elle résolut donc d'y rester tant que les choses demeureraient dans ce même état, et s'établit près de la seconde croisée qui était fermée.

Mais Mirza, qui n'avait point les mêmes scrupules que sa maîtresse, aperçut à peine le chevalier qu'elle courut à la fenêtre et y appuya ses deux pattes de devant en sautant joyeusement sur ses pattes de derrière. Ces agaceries furent récompensées, comme on s'y attend bien, d'un premier, d'un second et d'un troisième morceau de sucre; mais ce troisième morceau de sucre, au grand étonnement de Bathilde, était enveloppé d'un morceau de papier.

Ce morceau de papier inquiéta plus Bathilde que Mirza, car Mirza, que les diablotins et les carrés de sucre de pomme avaient mise au courant de cette plaisanterie, eut bientôt, à l'aide de ses pattes, tiré le morceau de sucre de son enveloppe, et, comme elle faisait beaucoup de cas du contenu et fort peu du contenant, elle mangea le sucre, laissa le papier et courut à la fenêtre, mais il n'y avait plus de chevalier: satisfait sans doute de l'adresse de Mirza, il s'était renfermé chez lui.

Bathilde était fort embarrassée; elle avait vu du premier coup d'œil que ce papier renfermait trois ou quatre lignes d'écriture. Or, évidemment, de quelque amitié subite que son voisin se fût senti pris pour Mirza, ce n'était point à Mirza qu'il écrivait: la lettre était donc pour Bathilde.

Mais que faire de cette lettre? se lever et la déchirer, c'était certainement bien noble et bien digne; mais si aussi, comme à la rigueur la chose était possible, ce papier, qui avait servi d'enveloppe, était écrit depuis longtemps, l'acte de sévérité en question devenait bien ridicule; il indiquait, en outre, qu'on avait pensé que ce pouvait être une lettre et si ce n'en était pas une, une pareille pensée était bien étrange. Bathilde résolut donc de laisser les choses dans l'état où elles étaient. Le chevalier ne devait pas la croire chez elle puisqu'elle n'avait point paru; il ne pouvait donc tirer aucune conséquence de ce que la lettre restait intacte, puisque la lettre restait à terre: elle continua donc de travailler, ou plutôt de réfléchir, cachée derrière son rideau, comme probablement le chevalier était caché derrière le sien.

Au bout d'une heure d'attente, à peu près, pendant laquelle Bathilde, il faut l'avouer, passa bien trois quarts d'heure les yeux fixés sur la lettre, Nanette entra; Bathilde, sans changer de place, lui ordonna de fermer la fenêtre.

Nanette obéit, mais en revenant elle vit le papier.

—Qu'est-ce que c'est que cela? demanda la bonne femme en se baissant pour le ramasser.

—Rien, répondit vivement Bathilde, oubliant que Nanette ne savait pas lire, quelque papier qui sera tombé de ma poche.... Puis, après une pause d'un instant et un effort visible sur elle-même,—et qu'il faut jeter au feu, ajouta-t elle.

—Mais, cependant, si c'était un papier important, dit Nanette. Voyez au moins ce que c'est, notre demoiselle.

Et Nanette présenta à Bathilde le papier tout ouvert, et du côté de l'écriture.

La tentation était trop forte pour y résister. Bathilde jeta les yeux sur le papier, en affectant autant qu'il était en son pouvoir un air d'indifférence, et lut ce qui suit:

«On vous dit orpheline: je suis sans parents; nous sommes donc frère et sœur devant Dieu. Ce soir je cours un grand danger, mais j'espérerais en sortir sain et sauf, si ma sœur Bathilde voulait prier pour son frère Raoul.»

—Tu avais raison, dit Bathilde, d'une voix émue et en prenant le papier des mains de Nanette, ce papier est plus important que je ne croyais, et elle mit la lettre de d'Harmental dans la poche de son tablier.

Cinq minutes après, Nanette, qui était entrée comme elle entrait vingt fois par jour, sans motif, sortit de même qu'elle était entrée, et laissa Bathilde seule.

Bathilde n'avait jeté qu'un coup d'œil sur le papier, et il lui était resté comme un éblouissement. Aussitôt que Nanette eut refermé la porte, elle le rouvrit et le lut une seconde fois.

Il était impossible de dire plus de choses en moins de lignes; d'Harmental eût mis un jour entier à combiner chaque mot de ce billet, qu'il avait écrit d'inspiration, qu'il n'aurait pu le rédiger avec plus d'adresse. En effet il établissait tout d'abord une parité de position qui devait rassurer l'orpheline sur une supériorité sociale quelconque; il intéressait Bathilde au sort de son voisin, qu'un danger menaçait, danger qui devait paraître d'autant plus grand à la jeune fille qu'il lui demeurait inconnu. Enfin, le mot de frère et sœur, si adroitement glissé à la fin, et pour demander à cette sœur une simple prière pour son frère, excluait de ces premières relations toute idée d'amour.

Aussi, si Bathilde se fût trouvée en face de d'Harmental en ce moment même, au lieu d'être embarrassée et rougissante comme une jeune fille qui vient de recevoir son premier billet d'amour, elle lui eût tendu la main, et lui eût dit en souriant:—Soyez tranquille, je prierai pour vous.

Mais ce qui était resté dans l'esprit de Bathilde, bien autrement dangereux que toutes les déclarations du monde, c'était l'idée de ce péril que courait son voisin. Par une espèce de pressentiment dont elle avait été frappée en lui voyant, d'un visage si différent de sa physionomie ordinaire, clouer à sa fenêtre ce ruban ponceau qu'il avait enlevé aussitôt l'entrée du capitaine, elle était à peu près sûre que ce danger se rattachait à ce nouveau personnage, qu'elle n'avait point aperçu encore. Mais de quelle façon ce danger se rattachait-il à lui? de quelle nature était ce danger par lui-même? C'est ce qu'il lui était impossible de comprendre. Son idée s'arrêtait bien à un duel; mais pour un homme tel que paraissait le chevalier, un duel ne devait pas être un de ces dangers pour lesquels on réclame la prière d'une femme. D'ailleurs, l'heure indiquée n'était point de celles où les duels ont lieu d'habitude. Bathilde se perdait donc dans ses suppositions; mais, tout en s'y perdant, elle pensait au chevalier, toujours au chevalier, rien qu'au chevalier; et s'il avait calculé là-dessus, il faut le dire, son calcul était d'une justesse désespérante pour la pauvre Bathilde.

La journée se passa sans que Bathilde vît reparaître Raoul; soit manœuvre stratégique, soit qu'il fût occupé ailleurs, sa fenêtre resta obstinément fermée. Aussi, lorsque Buvat rentra, selon son habitude, à quatre heures dix minutes, trouva-t-il la jeune fille si fort préoccupée que, quoique sa perspicacité ne fût pas grande en pareille matière, il lui demanda trois ou quatre fois ce qu'elle pouvait avoir. Chaque fois Bathilde répondit par un de ces sourires qui faisaient que Buvat, quand elle souriait ainsi, ne pensait plus à rien qu'à la regarder; il en résulta que, malgré ces interpellations réitérées, Bathilde garda sa préoccupation et son secret.

Après le dîner, le laquais de monsieur de Chaulieu entra: il venait prier Buvat de passer le soir même chez son maître, qui avait force poésies à lui donner à copier; l'abbé de Chaulieu était une des meilleures pratiques de Buvat, chez lequel il venait souvent lui-même, car il avait pris en grande affection Bathilde; le pauvre abbé devenait aveugle, mais cependant pas au point de ne pouvoir reconnaître et apprécier une jolie figure: il est vrai qu'il ne la voyait qu'à travers un nuage. Aussi l'abbé Chaulieu avait-il dit à Bathilde dans sa galanterie sexagénaire, que la seule chose qui le consolât, c'est que c'était ainsi qu'on voyait les anges.

Buvat n'eut garde de manquer au rendez-vous, et Bathilde remercia au fond du cœur le bon abbé de ce qu'il lui ménageait ainsi, à elle, une soirée de solitude; elle savait que lorsque Buvat allait chez monsieur de Chaulieu, il y faisait ordinairement d'assez longues séances; elle espéra donc que, comme d'habitude, il y resterait tard. Pauvre Buvat! il sortit sans se douter que, pour la première fois, on désirait son absence.

Buvat était flâneur comme tout bourgeois de Paris doit l'être. D'un bout à l'autre du Palais-Royal, il guigna le long des boutiques, s'arrêtant pour la millième fois devant les mêmes objets qui avaient l'habitude d'éveiller son admiration. En sortant de la galerie, il entendit chanter et il vit un groupe d'hommes et de femmes; il s'y mêla et écouta les chansons. Au moment de la quête, il s'éloigna, non point qu'il eût mauvais cœur, non point qu'il eût l'intention de refuser à l'estimable instrumentiste la rétribution à laquelle il avait droit; mais par une vieille habitude, dont l'usage lui avait démontré l'excellence, il sortait toujours sans argent, de sorte que, par quelque chose qu'il fût tenté, il était sûr de ne pas succomber à la tentation. Or, ce soir-là, il était fort tenté de mettre un sou dans la sébile du musicien, mais comme il n'avait pas ce sou dans sa poche, force lui fut de s'éloigner.

Il s'achemina donc, comme nous l'avons vu, vers la barrière des Sergents, enfila la rue du Coq, traversa le pont Neuf et redescendit le quai Conti jusqu'à la rue Mazarine; c'était rue Mazarine qu'habitait l'abbé de Chaulieu.

L'abbé de Chaulieu reçut Buvat, dont il avait, depuis deux ans qu'il le connaissait, apprécié les excellentes qualités, comme il avait l'habitude de le recevoir, c'est-à-dire qu'après force instances de sa part et force difficultés de la part de Buvat, il parvint à le faire asseoir près de lui devant une table chargée de papiers; il est vrai que Buvat s'assit tellement sur le bord de sa chaise, et établit l'angle de ses jarrets dans une disposition si parfaitement géométrique, qu'il était difficile de reconnaître d'abord s'il était debout ou assis; cependant peu à peu il s'enfonça sur sa chaise, il mit sa canne entre ses jambes, posa son chapeau à terre et se trouva enfin assis à peu près comme tout le monde.

C'est qu'il ne s'agissait pas ce soir-là de faire une petite séance: il y avait sur la table trente ou quarante pièces de vers différentes, c'est-à-dire près d'un demi-volume de poésies à classer. L'abbé de Chaulieu commença par les appeler les unes après les autres et dans leur ordre, tandis qu'à mesure qu'il les appelait, Buvat leur imposait des numéros; puis, ce premier travail fini, comme le bon abbé ne pouvait plus écrire lui-même, et que c'était son petit laquais qui lui servait de secrétaire et qui écrivait sous sa dictée, il passa avec Buvat à un autre genre de travail, c'est-à-dire à la correction métrique et orthographique de chaque pièce, que Buvat rétablissait dans toute son intégrité, à mesure que l'abbé la lui récitait par cœur. Or, comme l'abbé de Chaulieu ne s'ennuyait pas, et que Buvat n'avait pas le droit de s'ennuyer, il en résulta que la pendule sonna tout à coup onze heures quand tous les deux pensaient qu'il en était à peine neuf.

On en était justement à la dernière pièce. Buvat se leva tout effrayé d'être forcé de rentrer chez lui à une pareille heure: c'était la première fois qu'une semblable chose lui arrivait; il roula le manuscrit, l'attacha avec un ruban rose qui avait probablement servi de ceinture à mademoiselle Delaunay, le mit dans sa poche, prit sa canne, ramassa son chapeau, et quitta l'abbé de Chaulieu, abrégeant autant qu'il pouvait le congé qu'il prenait de lui. Pour comble de malheur, il n'y avait pas le moindre clair de lune, et le temps était couvert. Buvat regretta fort alors de n'avoir pas au moins deux sous dans sa poche pour traverser le bac qui se trouvait à cette époque où se trouve maintenant le pont des Arts; mais nous avons à cet égard expliqué à nos lecteurs la théorie de Buvat, de sorte qu'il fut forcé de tourner comme il l'avait fait en venant, par le quai Conti, le pont Neuf, la rue du Coq et la rue Saint-Honoré.

Tout avait bien été jusque-là, et à part la statue de Henri IV, dont Buvat avait oublié l'existence ou la situation, et qui lui fit une grande peur, la Samaritaine, qui, cinquante pas plus loin, se mit tout à coup, sans préparation aucune, à sonner la demie, et dont le bruit inattendu fit frissonner des pieds à la tête le pauvre attardé, Buvat n'avait couru aucun péril réel. Mais en arrivant à la rue des Bons-Enfants, tout changea de face: d'abord l'aspect de cette étroite et longue rue, éclairée dans toute son étendue par la lumière tremblante de deux lanternes seulement, n'était point rassurant; puis elle avait pris ce soir-là, aux yeux effrayés de Buvat, une physionomie toute particulière. Buvat ne savait vraiment s'il était éveillé ou endormi, s'il faisait un songe ou s'il se trouvait en face de quelque vision fantastique de la sorcellerie flamande: tout lui semblait vivant dans cette rue; les bornes se dressaient sur son passage, tous les enfoncements de porte chuchotaient, des hommes traversaient comme des ombres d'un côté à l'autre; enfin, arrivé à la hauteur du n° 24, il s'était, comme nous l'avons dit, arrêté tout court en face du chevalier et du capitaine. C'est alors que d'Harmental, le reconnaissant, l'avait protégé contre le premier mouvement de Roquefinette, en l'invitant à continuer son chemin aussi vite que possible. Buvat ne s'était point fait répéter l'invitation, il était parti en trottant sous lui, avait gagné la place des Victoires, la rue du Mail, la rue Montmartre, et enfin était arrivé à la maison n° 4 de la rue du Temps-Perdu, où cependant il ne s'était cru en sûreté que lorsqu'il avait vu la porte refermée et verrouillée derrière lui.

Là il s'était arrêté, avait soufflé un instant, tout en allumant à la veilleuse de l'allée sa bougie tortillée en queue de rat, puis il s'était mis à monter les degrés; mais c'est alors qu'il avait senti dans ses jambes le contrecoup de l'événement, car ses jambes tremblaient tellement que ce ne fut qu'à grande peine qu'il parvint en haut de l'escalier.

Quant à Bathilde, elle était restée seule, et de plus en plus inquiète à mesure que la soirée s'avançait. Jusqu'à sept heures, elle avait vu de la lumière dans la chambre de son voisin, mais vers ce moment la lumière avait disparu, et les heures suivantes s'étaient écoulées sans que la chambre s'éclairât de nouveau. Alors le temps s'était divisé pour Bathilde en deux occupations: l'une qui consistait à rester debout à sa fenêtre pour voir si son voisin ne rentrait pas, l'autre à aller s'agenouiller devant le crucifix où elle faisait sa prière de tous les soirs. C'est ainsi qu'elle avait entendu successivement sonner neuf heures et dix heures, onze heures et onze heures et demie; c'est ainsi qu'elle avait entendu s'éteindre les uns après les autres tous ces bruits de la rue, qui finissent par se fondre dans cette rumeur vague et sourde qui semble la respiration de la ville endormie, et cela, sans que rien vînt lui annoncer que le danger qui menaçait celui qui s'était donné le nom de son frère l'avait atteint ou s'était dissipé. Elle était donc dans sa chambre, sans lumière elle-même, pour que personne ne pût voir qu'elle veillait, agenouillée pour la dixième fois peut-être devant le crucifix, lorsque sa porte s'ouvrit et qu'elle aperçut à la lueur de sa bougie, Buvat, si pâle et si effaré, qu'elle vit d'abord qu'il lui était arrivé quelque chose, et que se levant toute émue de la crainte qu'elle éprouvait pour un autre, elle s'élança vers lui en lui demandant ce qu'il avait. Mais ce n'était pas une chose facile que de faire parler Buvat dans l'état où il était: l'ébranlement avait passé de son corps dans son esprit: et sa langue était aussi embarrassée que ses jambes étaient tremblantes.

Cependant, lorsque Buvat se fut assis dans son grand fauteuil, lorsqu'il eut passé son mouchoir sur son front en sueur, lorsqu'il se fut, en tressaillant et en se levant à demi, retourné deux ou trois fois vers la porte, pour voir si les terribles hôtes de la rue des Bons-Enfants ne le poursuivaient pas jusque chez sa pupille, il commença à bégayer le récit de son aventure et à raconter comment il avait été arrêté dans la rue des Bons-Enfants par une bande de voleurs, dont le lieutenant, homme féroce et de près de six pieds de haut, allait le mettre à mort, lorsque le capitaine était arrivé et lui avait sauvé la vie. Bathilde l'écouta avec une attention profonde, d'abord parce qu'elle aimait sincèrement son tuteur, et que l'état où elle le voyait attestait que sérieusement, à tort ou à raison, il avait été frappé d'une grande terreur. Ensuite parce que rien de ce qui s'était passé dans cette nuit ne semblait lui devoir être indifférent. Si étrange que fût cette idée, la pensée lui vint donc que le beau jeune homme n'était point étranger à la scène dans laquelle le pauvre Buvat venait de jouer un rôle, et elle lui demanda s'il avait eu le temps de voir le jeune capitaine qui était accouru à son aide et lui avait sauvé la vie. Buvat lui répondit qu'il l'avait vu face à face, comme il la voyait elle-même en ce moment, et que la preuve était que c'était un beau jeune homme de vingt-six ou vingt-huit ans, coiffé d'un grand feutre et enveloppé d'un large manteau; de plus, dans le mouvement qu'il avait fait en étendant la main pour le protéger, le manteau s'était ouvert et avait laissé voir, qu'outre son épée, il avait à la ceinture une paire de pistolets.

Ces détails étaient trop précis pour que Buvat pût être accusé d'être visionnaire. Aussi, toute préoccupée que Bathilde était que le danger du chevalier se rattachait à cet événement, elle n'en fut pas moins touchée de celui moins grand sans doute, mais réel cependant, qu'avait couru Buvat, et comme le repos est le remède souverain de toute secousse physique et morale, après avoir offert à Buvat le verre de vin au sucre qu'il se permettait dans les grandes occasions, et qu'il refusa cependant dans celle-ci, elle lui parla de son lit où, depuis deux heures, il aurait dû être. La secousse avait été assez violente pour que Buvat n'éprouvât aucune envie de dormir, et fût même bien convaincu qu'il dormirait assez mal de toute la nuit. Mais il réfléchit qu'en veillant il faisait veiller Bathilde; il la vit, le lendemain, les yeux rouges et le teint pâle, et avec son abnégation éternelle de lui, il répondit à Bathilde qu'elle avait raison, qu'il sentait que le sommeil lui ferait du bien, alluma son bougeoir, l'embrassa au front et remonta dans sa chambre, non sans s'être arrêté deux ou trois fois sur l'escalier pour écouter s'il n'entendrait pas quelque bruit.

Restée seule, Bathilde suivit les pas de Buvat, qui passait de l'escalier dans sa chambre; puis elle entendit le grincement de la porte, qui se fermait à double tour. Alors, presque aussi tremblante que le pauvre écrivain, elle courut à la fenêtre, oubliant, dans son attente anxieuse, toute chose, même la prière.

Elle demeura ainsi encore une heure à peu près, mais sans que le temps eût conservé pour elle aucune mesure; puis tout à coup elle poussa un cri de joie. À travers les vitres que n'obstruait aucun rideau, elle venait de voir s'ouvrir la porte de son voisin, et d'Harmental paraissait sur le seuil, une bougie à la main. Par un miracle de divination, Bathilde ne s'était pas trompée, l'homme au feutre et au manteau qui avait protégé Buvat, c'était bien le jeune homme inconnu, car le jeune homme inconnu avait un large feutre et un grand manteau. Bien plus, à peine fut-il rentré et eut-il refermé sa porte, avec presque autant de soin et de précaution que Buvat avait fait de la sienne, qu'il jeta son manteau sur une chaise; sous ce manteau, il avait un justaucorps de couleur sombre, et à sa ceinture une épée et des pistolets; il n'y avait donc plus de doute, c'était des pieds à la tête le signalement donné par Buvat. Bathilde put d'autant mieux s'en assurer que d'Harmental, sans rien déposer de tout ce formidable attirail, fit deux ou trois tours dans sa chambre, les bras croisés et réfléchissant profondément; puis il tira ses pistolets de sa ceinture, s'assura qu'ils étaient amorcés et les déposa sur sa table de nuit, dégrafa son épée, la fit sortir à moitié du fourreau où il la repoussa, et la glissa sous son chevet; puis, secouant la tête comme pour en chasser les idées sombres qui l'obsédaient, il s'approcha de la fenêtre, l'ouvrit et jeta un regard si profond sur celle de la jeune fille, que celle-ci oubliant qu'elle ne pouvait être vue, fit un pas en arrière en laissant retomber le rideau devant elle, comme si l'obscurité dont elle était enveloppée ne suffisait pas pour la dérober à sa vue.

Elle resta ainsi dix minutes immobile, en silence et la main appuyée sur son cœur, comme pour en comprimer les battements; puis elle écarta doucement le rideau, mais celui de son voisin était retombé, et elle ne vit plus que son ombre qui passait et repassait avec agitation derrière lui.

Le lendemain du jour ou plutôt de la nuit où les événements que nous venons de raconter avaient eu lieu, le duc d'Orléans, qui était rentré au Palais-Royal sans accident, après avoir dormi toute la nuit comme à son ordinaire, passa dans son cabinet de travail à l'heure habituelle, c'est-à-dire vers les onze heures du matin. Grâce au caractère insoucieux dont la nature l'avait doué, et qu'il devait surtout à son grand courage, à son mépris pour le danger et à son insouciance de la mort non seulement il était impossible de remarquer aucun changement dans sa physionomie ordinairement calme et que l'ennui seul avait le privilège d'assombrir, mais encore, selon toute probabilité, il avait déjà, grâce au sommeil, oublié l'événement singulier dont il avait failli être victime.

Le cabinet dans lequel il venait d'entrer avait cela de remarquable que c'était à la fois celui d'un homme politique, d'un savant et d'un artiste. Ainsi, une grande table, couverte d'un tapis vert, chargée de papiers et enrichie d'encriers et de plumes, tenait bien le milieu de l'appartement, mais autour, sur des pupitres, sur des chevalets, sur des supports, étaient un opéra commencé, un dessin à moitié fait, une cornue aux trois quarts pleine. C'est que le régent, avec une mobilité d'esprit étrange, passait en un instant des combinaisons les plus profondes de la politique aux fantaisies les plus capricieuses du dessin, et des calculs les plus abstraits de la chimie aux inspirations les plus joyeuses ou les plus sombres de la musique; c'est que le régent ne craignait rien tant que l'ennui, cet ennemi qu'il combattait sans cesse, sans jamais parvenir à le vaincre entièrement, et qui, repoussé ou par le travail, ou par l'étude, ou par le plaisir, se tenait toujours en vue, si l'on peut le dire comme un de ces nuages de l'horizon sur lesquels, dans les plus beaux jours, le pilote ramène malgré lui les yeux. Aussi le régent n'était-il jamais une heure inoccupée, et tenait-il par conséquent à avoir toujours sous la main les distractions les plus opposées.

À peine entré dans son cabinet, où le conseil ne devait s'assembler que deux heures après, il s'était aussitôt acheminé vers un dessin commencé, qui représentait une scène de Daphnis et Chloé dont il faisait faire les gravures par un des artistes les plus habiles de l'époque nommé Audran, et s'était remis à l'ouvrage interrompu la surveille par la fameuse partie de paume qui avait commencé par un coup de raquette et qui avait fini par le souper chez madame de Sabran. Mais à peine avait-il pris le crayon, qu'on vint lui dire que madame Élisabeth-Charlotte, sa mère, avait déjà fait demander deux fois s'il était visible. Le régent, qui avait le plus grand respect pour la princesse palatine, répondit que non seulement il était visible mais encore que si Madame était prête à le recevoir, il s'empresserait de passer chez elle. L'huissier sortit pour reporter la réponse du prince, et le prince, qui en était à certaines parties de son dessin, qu'il prisait fort en réalité, se remit à son travail avec toute l'application d'un artiste en verve. Un instant après, la porte se rouvrit; mais au lieu de l'huissier, qui devait venir rendre compte de son ambassade, ce fut Madame elle-même qui parut.

Madame, comme on le sait, femme de Philippe Ier, frère du roi, était venue en France après la mort si étrange et si inattendue de madame Henriette d'Angleterre, pour prendre la place de cette belle et gracieuse princesse, qui n'avait fait que passer, comme une blanche et pâle apparition. La comparaison, difficile à soutenir pour toute nouvelle arrivante, l'avait donc été bien davantage encore pour la pauvre princesse allemande, qui, s'il faut en croire le portrait qu'elle fait d'elle-même, avec ses petits yeux, son nez court et gros, ses lèvres longues et plates, ses joues pendantes et son grand visage, était loin d'être jolie. Malheureusement encore, la princesse palatine n'était point dédommagée des défauts de sa figure par la perfection de sa taille; elle était petite et grosse; elle avait le corps et les jambes courts, et les mains si affreuses, qu'elle avoue elle-même qu'il n'y en avait point de plus vilaines par toute la terre, et que c'est la seule chose de sa pauvre personne à laquelle le roi Louis XIV n'avait jamais pu s'habituer. Mais Louis XIV l'avait choisie non pas pour augmenter le nombre des beautés de sa cour, mais pour étendre ses prétentions au delà du Rhin. C'est que, par le mariage de son frère avec la princesse palatine, Louis XIV, qui s'était déjà donné des chances d'hérédité sur l'Espagne en épousant l'infante Marie-Thérèse, fille du roi Philippe IV, et sur l'Angleterre en mariant en premières noces Philippe Ierà la princesse Henriette, unique sœur de Charles II, acquérait de nouveau des droits éventuels sur la Bavière, et probables sur le Palatinat, en mariant Monsieur en secondes noces à la princesse Élisabeth-Charlotte, dont le frère d'une santé délicate, pouvait mourir jeune et sans enfants.

Cette prévision s'était trouvée juste; l'électeur était mort sans postérité, et l'on peut voir dans les mémoires et les négociations pour la paix de Ryswick comment, le moment arrivé, les plénipotentiaires français firent valoir et réussir ses prétentions.

Aussi Madame, au lieu d'être traitée, à la mort de son mari, comme le portait son contrat de mariage, c'est-à-dire, au lieu d'être forcée d'entrer dans un couvent ou de se retirer dans le vieux château de Montargis, fut-elle, malgré la haine de madame de Maintenon, qu'elle s'était attirée, maintenue par Louis XIV dans tous les titres et honneurs dont elle jouissait du vivant de Monsieur et cela quoique le roi n'eût jamais oublié le soufflet aristocratique qu'elle avait donné au jeune duc de Chartres en pleine galerie de Versailles, lorsque celui-ci lui avait annoncé son mariage avec mademoiselle de Blois. En effet, la fière palatine, à cheval sur ses trente-deux quartiers paternels et maternels, regardait comme une grande et humiliante mésalliance que son fils épousât une femme que la légitimation royale ne pouvait empêcher d'être le fruit d'un double adultère; et, dans le premier moment, incapable de maîtriser ses sentiments, elle s'était vengée par cette correction maternelle, un peu exagérée quand c'est un jeune homme de dix-huit ans qui en est l'objet de l'affront imprimé à ses ancêtres dans la personne de ses descendants. Au reste, comme le jeune duc de Chartres consentait lui-même à ce mariage à contrecœur, il comprit très bien l'humeur que sa mère avait éprouvée en l'apprenant, quoiqu'il eût préféré sans doute qu'elle la manifestât d'une manière un peu moins tudesque. Il en résulta que lorsque Monsieur mourut et que le duc de Chartres devint duc d'Orléans à son tour, sa mère, qui eût pu craindre que le soufflet de Versailles eût laissé quelque souvenir dans le nouveau maître du Palais-Royal, trouva au contraire en lui un fils plus respectueux que jamais. Ce respect ne fit d'ailleurs que s'augmenter, et, devenu régent, le fils fit à la mère une position égale à celle de sa femme. Il y avait plus: madame de Berry, sa fille bien-aimée, ayant demandé à son père une compagnie de gardes, à laquelle elle prétendait avoir droit, comme femme d'un dauphin de France, le régent ne la lui accorda qu'en donnant l'ordre en même temps qu'une compagnie pareille fît le service chez sa mère.

Madame était donc dans une haute position au château, et si, malgré cette position, elle n'avait aucune influence politique, c'est que le régent avait toujours eu pour principe de ne laisser prendre aux femmes aucune part aux affaires d'État. Peut-être même, ajoutons-le, Philippe II, régent de France, était-il encore plus réservé vis-à-vis de sa mère que vis-à-vis de ses maîtresses, car il savait les goûts épistolaires de celle-ci, et ne voulait pas que ses projets défrayassent la correspondance journalière que sa mère entretenait avec la princesse Wilhelmine-Charlotte de Galles et le duc Antoine-Ulric de Brunswick. En échange et pour la dédommager de cette retenue, il lui laissait le gouvernement intérieur de la maison de ses filles, que, grâce à sa grande paresse, madame la duchesse d'Orléans abandonnait sans difficulté à sa belle-mère. Mais sous ce rapport, la pauvre Palatine, s'il faut en croire les mémoires du temps, n'était point heureuse. Madame de Berry vivait publiquement avec Riom, et mademoiselle de Valois était secrètement la maîtresse de Richelieu, qui, sans que l'on sût de quelle façon et comme s'il eût eu l'anneau enchanté de Gygès, parvenait à s'introduire jusque dans ses appartements, malgré les gardes qui veillaient aux portes, malgré les espions dont l'entourait le régent, et quoique lui-même se fût plus d'une fois caché jusque dans la chambre de sa fille pour y faire le guet. Quant à mademoiselle de Chartres, dont le caractère jusqu'alors avait pris un développement bien plus masculin que féminin elle avait semblé, en se faisant pour ainsi dire homme elle-même, oublier que les hommes existassent, lorsque, quelques jours avant celui auquel nous sommes arrivés se trouvant à l'Opéra et entendant son maître de musique, Cauchereau, beau et spirituel ténor de l'Académie royale, qui dans une scène d'amour filait un son d'une pureté parfaite et d'une expression des plus passionnées, la jeune princesse, emportée sans doute par un sentiment tout artistique, avait étendu les bras et s'était écriée tout haut: Ah! mon cher Cauchereau! Cette exclamation inattendue avait, comme on le pense bien, donné très fort à songer à la duchesse sa mère, qui avait aussitôt fait congédier le beau ténor, et prenant le dessus sur son apathique insouciance, s'était décidée à veiller elle-même désormais sur sa fille, qu'elle tenait très sévèrement depuis lors.

Restaient la princesse Louise, qui fut plus tard reine d'Espagne, et mademoiselle Élisabeth, qui devint duchesse de Lorraine; mais de celles-ci, l'on n'en parlait point, soit qu'elles fussent réellement sages, soit qu'elles sussent mieux contenir que leurs aînées les sentiments de leur cœur, ou les accents de leur passion.

Dès que le prince vit paraître sa mère, il se douta donc qu'il y avait encore quelque chose de nouveau dans le troupeau rebelle dont elle avait pris la direction, et qui lui donnait de si grands soucis; mais comme aucune inquiétude ne pouvait lui faire oublier le respect qu'en public ou en particulier il témoignait toujours à Madame, il se leva en l'apercevant, alla droit à elle, et après l'avoir saluée, la prit par la main et la conduisit à un fauteuil, tandis que lui-même restait debout.

—Eh bien! monsieur mon fils, dit Madame avec un accent allemand fortement prononcé, et lorsqu'elle se fut bien carrément assise dans son fauteuil, qu'est-ce que j'apprends encore, et quel événement a donc manqué vous arriver hier soir?

—Hier soir? dit le régent rappelant ses souvenirs et en l'interrogeant lui même.

—Oui, reprit la palatine, hier soir, en sortant de chez madame Sabran!

—Oh! n'est-ce que cela? reprit le prince.

—Comment! n'est-ce que cela! Votre ami Simiane va disant partout qu'on a voulu vous enlever, et que vous n'avez échappé qu'en vous sauvant par-dessus les toits; singulier chemin, vous en conviendrez, pour le régent du royaume, et où je doute que, quelque dévouement qu'ils aient pour vous, vos ministres consentent à aller tenir leur conseil!

—Simiane est un fou, ma mère, répondit le régent, ne pouvant s'empêcher de rire de ce que sa mère le grondait toujours comme s'il était un enfant. Ce n'étaient pas le moins du monde des gens qui me voulaient enlever, mais quelques bons compagnons qui, en sortant des cabarets de la barrière des Sergents, seront venus faire leur tapage rue des Bons-Enfants. Quant au chemin que nous avons suivi, ce n'était pas le moins du monde pour fuir que nous le prenions, mais bien pour gagner un pari que cet ivrogne de Simiane est furieux d'avoir perdu.

—Mon fils! mon fils! dit la palatine en secouant la tête, vous ne voulez jamais croire au danger, et cependant vous savez ce dont vos ennemis sont capables. Ceux qui calomnient l'âme ne se feraient pas grand scrupule, croyez-moi, de tuer le corps; et vous savez ce que la duchesse du Maine a dit: «Que le jour où elle verrait qu'il n'y avait décidément rien à faire de son bâtard de mari, elle vous demanderait une audience et vous enfoncerait un couteau dans le cœur.»

—Bah! ma mère, reprit le régent en riant, seriez-vous devenue assez bonne catholique pour ne plus croire à la prédestination? J'y crois, moi, vous le savez. Que voulez-vous donc que je me torture l'esprit pour éviter un danger ou qui n'existe pas, ou qui, s'il existe, a d'avance son résultat écrit sur le livre éternel? Non, ma mère, non, toutes ces précautions exagérées sont bonnes à assombrir la vie, et pas à autre chose. C'est aux tyrans de trembler; mais moi, moi qui suis, à ce que prétend Saint-Simon, l'homme le plus débonnaire qui ait existé depuis Louis le Débonnaire, que voulez-vous donc que j'aie à craindre?

—Oh! mon Dieu! rien, mon cher fils, dit la palatine en prenant la main du prince, et en le regardant avec toute la tendresse maternelle que pouvaient contenir ses petits yeux; rien, si tout le monde vous connaissait comme moi, et vous savait si parfaitement bon que vous n'avez pas même la force de haïr vos ennemis; mais Henri IV, auquel malheureusement vous ressemblez un peu trop sous certains rapports, était bon aussi, et cependant il n'en a pas moins trouvé un Ravaillac. Hélas!mein Gott!continua la princesse, en entremêlant son jargon français d'une exclamation franchement allemande, ce sont les bons rois qu'on assassine; les tyrans prennent leurs précautions et le poignard n'arrive pas jusqu'à eux. Vous ne devriez jamais sortir sans escorte. C'est vous, et non pas moi, mon fils, qui avez besoin d'un régiment de gardes.

—Ma mère, reprit en riant le régent, voulez-vous que je vous raconte une histoire?

—Oui, sans doute, dit la princesse palatine, car vous racontez fort élégamment.

—Eh bien! vous saurez donc qu'il y avait à Rome, je ne me rappelle plus vers quelle année de la république, un consul fort brave, mais qui avait ce malheur, commun à Henri IV et à moi, de courir les rues la nuit. Il arriva que ce consul fut envoyé contre les Carthaginois, et qu'ayant inventé une machine de guerre appelée un corbeau, il gagna sur eux la première bataille navale que les Romains eussent remportée, si bien qu'il revint à Rome se faisant d'avance une fête du redoublement de bonnes fortunes que lui vaudrait sans doute son redoublement de réputation. Il ne se trompait pas: toute la population l'attendait hors des portes de la ville, afin de le conduire en triomphe au Capitole, où l'attendait de son côté le sénat.

Or le sénat, en le voyant paraître, lui annonça qu'il venait, en récompense de sa victoire, de lui décerner un honneur qui devait éminemment flatter son amour-propre. C'est qu'il ne sortirait plus que précédé d'un musicien qui annoncerait à tous, en jouant de la flûte, que celui qui le suivait était le fameux Duilius, vainqueur des Carthaginois. Duilius, comme vous le comprenez bien, ma mère, fut au comble de la joie d'une pareille distinction; il s'en revint chez lui, la tête haute et précédé de son flûteur, qui jouait tout son répertoire aux grandes acclamations de la multitude, laquelle, de son côté, criait à tue-tête: Vive Duilius! vive le vainqueur des Carthaginois! Vive le sauveur de Rome! C'était quelque chose de si enivrant que le pauvre consul faillit en perdre la tête et deux fois dans la journée il sortit de chez lui, quoiqu'il n'eût rien à faire au monde par la ville, mais seulement pour jouir de la prérogative sénatoriale, et entendre cette musique triomphale et les cris qui l'accompagnaient. Cette occupation le conduisit jusqu'au soir dans un état de jubilation difficile à exprimer; puis le soir vint. Le vainqueur avait une maîtresse qu'il aimait fort et qu'il lui tardait de revoir, une espèce de madame Sabran, sauf le mari qui s'avisait d'être jaloux, tandis que le nôtre, vous le savez, n'a pas ce ridicule.

Le consul se mit donc au bain, fit sa toilette, se parfuma de son mieux, et, onze heures arrivées à son horloge de sable, sortit sur la pointe du pied pour gagner la rue Suburrane; mais il avait compté sans son hôte, ou plutôt sans son musicien. À peine eut-il fait quatre pas, que celui-ci, qui était attaché à son service le jour comme la nuit, s'élança de la borne sur laquelle il était assis, et, reconnaissant son consul, se mit à marcher devant lui en soufflant de toutes ses forces dans son instrument, si bien que ceux qui se promenaient encore par les rues se retournaient, que ceux qui étaient rentrés chez eux se mettaient à leur porte, et que ceux qui étaient couchés se levaient et ouvraient leur fenêtre, répétant en chœur:—Ah! ah! voici le consul Duilius qui passe! Vive Duilius! vive le vainqueur des Carthaginois! vive le sauveur de Rome! C'était fort flatteur mais fort inopportun; aussi le consul voulait-il faire taire son instrumentiste, mais celui-ci déclara qu'il avait les ordres les plus précis du sénat pour ne point garder le silence un seul instant; qu'il avait dix mille sesterces par an pour souffler dans sa tibicine, et qu'il y soufflerait tant qu'il lui resterait une haleine.

Le consul, voyant qu'il était inutile de discuter avec un homme qui avait pour lui une ordonnance du sénat, se mit à courir, espérant échapper à son mélodieux compagnon; mais celui-ci régla son allure sur la sienne avec tant de précision, que tout ce qu'il y put gagner, ce fut d'être suivi de son musicien, au lieu d'être précédé par lui. Il eut beau ruser comme un lièvre, prendre un grand parti comme un chevreuil, piquer droit comme un sanglier, le maudit flûteur ne perdit pas une seconde sa piste, de sorte que Rome tout entière, ne comprenant rien à cette course nocturne, mais, sachant seulement que c'était le triomphateur de la veille qui l'exécutait, descendit dans la rue, se mit à ses fenêtres et à ses portes criant: Vive Duilius! vive le vainqueur des Carthaginois! vive le sauveur de Rome! Le pauvre grand homme avait une dernière espérance, c'est qu'au milieu de tout ce remue-ménage, il trouverait la maison de sa maîtresse endormie, et qu'il pourrait se glisser par la porte qu'elle lui avait promis de tenir entrouverte. Mais point! La rumeur générale avait gagné la voie Suburrane, et, lorsqu'il arriva devant cette gracieuse et hospitalière maison, à la porte de laquelle il avait si souvent versé des parfums et suspendu des guirlandes il trouva qu'elle était éveillée comme les autres, et vit à la fenêtre le mari qui, du plus loin qu'il l'aperçut, se mit à crier:—Vive Duilius! vive le vainqueur des Carthaginois! vive le sauveur de Rome! Le héros rentra chez lui désespéré.

Le lendemain, il pensait avoir meilleur marché de son musicien; mais son espérance fut trompée. Il en fut de même du surlendemain et des jours suivants; de sorte que le consul, voyant qu'il lui était désormais impossible de garder son incognito, repartit pour la Sicile, où, de colère, il battit de nouveau les Carthaginois, mais cette fois si cruellement, que l'on crut que c'en était fini de toutes les guerres puniques passées et à venir, et que Rome entra dans une telle joie, qu'on en fit des réjouissances publiques pareilles à celles que l'on faisait pour l'anniversaire de la ville, et que l'on se proposa de faire au vainqueur un triomphe encore plus magnifique que le premier.

Quant au sénat il s'assembla, afin de délibérer avant l'arrivée de Duilius sur la nouvelle récompense qui lui serait accordée.

On allait aux voix sur une statue publique, lorsqu'on entendit tout à coup de grands cris de joie et le son d'une tibicine. C'était le consul qui se dérobait au triomphe, grâce à la diligence qu'il avait faite, mais qui n'avait pu se dérober à la reconnaissance publique grâce à son joueur de flûte. Se doutant qu'on lui préparait quelque chose de nouveau, il venait prendre part à la délibération. Il trouva, en effet, le sénat prêt à voter et la boule à la main.

Alors, s'avançant à la tribune:

—Pères conscrits, dit-il, votre intention, n'est-ce pas est de me voter une récompense qui me soit agréable?

—Notre intention, répondit le président, est de faire de vous l'homme le plus heureux de la terre.

—Eh bien! reprit Duilius, voulez-vous me permettre, de vous demander la chose que je désire le plus?

—Dites! dites! crièrent les sénateurs d'une seule voix.

—Et vous me l'accorderez? continua Duilius avec toute la timidité du doute.

—Par Jupiter! nous vous l'accorderons, répondit le président au nom de toute l'assemblée.

—Eh bien! dit Duilius, pères conscrits, si vous croyez que j'ai bien mérité de la patrie, ôtez-moi, en récompense de cette seconde victoire, ce maraud de joueur de flûte que vous m'avez donné pour la première.

Le sénat trouva la demande étrange; mais il était engagé par sa parole, et c'était l'époque où il n'y manquait pas encore. Le joueur de flûte eut en pension viagère la moitié de ses appointements, vu le bon témoignage qui avait été rendu de lui, et le consul Duilius, enfin débarrassé de son musicien, retrouva incognito et sans bruit la porte de cette petite maison de la rue Suburrane, qu'une victoire lui avait fermée et qu'une victoire lui avait rouverte.

—Eh bien! demanda la palatine, quel rapport a cette histoire avec la peur que j'ai de vous voir assassiné?

—Quel rapport, ma mère? dit en riant le prince; c'est que si, pour un seul musicien qu'avait le consul Duilius, il lui arriva un pareil désappointement, jugez donc de ce qui m'arriverait à moi avec mon régiment de gardes!

—Ah! Philippe! Philippe! reprit la princesse en riant et en soupirant à la fois, traiterez-vous toujours si légèrement les choses sérieuses?

—Non point, ma mère, dit le régent, et la preuve, c'est que, comme je présume que vous n'êtes pas venue ici dans la seule intention de me faire de la morale sur mes courses nocturnes et que c'était pour me parler d'affaires, je suis prêt à vous écouter et à vous répondre sérieusement sur le sujet de votre visite.

—Oui, vous avez raison, dit la princesse, j'étais en effet venue pour autre chose; j'étais venue pour vous parler de mademoiselle de Chartres.

—Ah! oui, de votre favorite, ma mère; car, vous avez beau le nier, Louise est votre favorite. Ne serait-ce point parce qu'elle n'aime guère ses oncles que vous n'aimez pas du tout?

—Non, ce n'est point cela, quoique j'avoue qu'il m'est assez agréable de voir qu'elle est de mon avis sur la bonne opinion que j'ai des bâtards; mais c'est qu'à la beauté près qu'elle a et que je n'avais pas, elle est exactement ce que j'étais à son âge, ayant de vrais goûts de garçon, aimant les chiens, les chevaux et les cavalcades, maniant la poudre comme un artilleur, et faisant des fusées comme un artificier. Eh bien! devinez ce qui nous arrive avec elle!

—Elle veut s'engager dans les gardes françaises?

—Non pas elle veut se faire religieuse!

—Religieuse, Louise! Impossible, ma mère! C'est quelque plaisanterie de ses folles de sœurs.

—Non point, monsieur, reprit la palatine, il n'y a rien de plaisant dans tout cela, je vous jure.

—Et comment diable cette belle rage claustrale lui a-t-elle pris? demanda le régent commençant à croire à la vérité de ce que lui disait sa mère, habitué qu'il était à vivre dans une époque où les choses les plus extravagantes étaient toujours les plus probables.

—Comment cela lui a pris? continua Madame; demandez à Dieu ou au diable, car il n'y a que l'un où l'autre des deux qui le puisse savoir. Avant-hier, elle avait passé la journée avec sa sœur montant à cheval, tirant au pistolet, riant et se divertissant si fort, que jamais je ne l'avais vue dans une telle gaieté, quand le soir madame d'Orléans me fit prier de passer dans son cabinet. Là, je trouvai mademoiselle de Chartres qui était aux genoux de sa mère et qui la priait tout en larmes de la laisser aller faire ses dévotions à l'abbaye de Chelles. Sa mère se retourna alors de mon côté et me dit:

—Que pensez-vous de cette demande, Madame?

—Je pense, répondis-je, que l'on fait également bien ses dévotions partout, que le lieu n'y fait rien, et que tout dépend de l'épreuve et de la préparation. Mais en entendant mes paroles mademoiselle de Chartres redoubla de prières, et cela avec tant d'instances que je dis à sa mère: «Voyez, ma fille, c'est à vous de décider.—Dame! répondit la duchesse, on ne saurait cependant empêcher cette pauvre enfant de faire ses dévotions.—Qu'elle y aille donc, repris-je, et Dieu veuille qu'elle y aille dans cette intention!—Je vous jure, madame, dit alors mademoiselle de Chartres, que j'y vais bien pour Dieu seul et qu'aucune idée mondaine ne m'y conduit.» Alors elle nous embrassa, et hier matin à sept heures elle est partie.

—Eh bien! je sais tout cela, puisque c'est moi qui devais l'y conduire, répondit le régent. Il est donc arrivé quelque chose depuis?

—Il est arrivé, reprit madame, qu'elle a renvoyé hier soir la voiture en chargeant le cocher de nous remettre une lettre adressée à vous, à sa mère et à moi dans laquelle elle nous déclare que, trouvant dans ce cloître la tranquillité et la paix qu'elle n'espérait pas rencontrer dans le monde, elle n'en veut plus sortir.

—Et que dit sa mère de cette belle résolution? demanda le régent en prenant la lettre.

—Sa mère? reprit Madame, sa mère en est fort contente, je crois, si vous voulez que je vous dise mon opinion; car elle aime les couvents, et elle regarde comme un grand bonheur pour sa fille de se faire religieuse; mais moi, je dis qu'il n'y a pas de bonheur là où il n'y a pas de vocation.

Le régent lut et relut la lettre comme pour deviner, dans cette simple manifestation du désir exprimé par mademoiselle de Chartres de rester à Chelles, les causes secrètes qui avaient fait naître ce désir; puis après un instant de méditation aussi profonde que s'il se fût agi du sort d'un empire:

—Il y a là-dessous quelque dépit d'amour, dit-il. Est-ce qu'à votre connaissance, ma mère, Louise aimerait quelqu'un?

Madame raconta alors au régent l'aventure de l'Opéra, et l'exclamation échappée de la bouche de la princesse dans son enthousiasme pour le beau ténor.

—Diable! diable! dit le régent. Et qu'avez-vous fait la duchesse d'Orléans et vous, dans votre conseil maternel?

—Nous avons mis Cauchereau à la porte, et interdit l'opéra à mademoiselle de Chartres. Nous ne pouvions pas faire moins.

—Eh bien! reprit le régent, il n'y a pas besoin d'aller chercher plus loin: tout est là; il faut la guérir au plus tôt de cette fantaisie.

—Et qu'allez-vous faire pour cela, mon fils?

—J'irai aujourd'hui même à l'abbaye de Chelles, j'interrogerai Louise; si la chose n'est qu'un caprice, je laisserai au caprice le temps de se passer. Elle a un an pour faire ses vœux; j'aurai l'air d'adopter sa vocation, et au moment de prendre le voile, c'est elle qui viendra nous prier la première de la tirer de l'embarras où elle se sera mise. Si la chose est grave, au contraire, alors ce sera bien différent.

—Mon Dieu! mon fils, dit Madame en se levant, songez que le pauvre Cauchereau n'est probablement pour rien là dedans, et qu'il ignore peut-être lui-même la passion qu'il a inspirée.

—Tranquillisez-vous, ma mère, répondit le prince en riant de l'interprétation tragique qu'avec ses idées d'outre-Rhin la palatine avait donnée à ces paroles; je ne renouvellerai pas la lamentable histoire des amants du Paraclet; la voix de Cauchereau ne perdra ni ne gagnera une seule note dans toute cette aventure, et l'on ne traite pas une princesse du sang par les mêmes moyens qu'une petite bourgeoise.

—Mais d'un autre côté, dit Madame presque aussi effrayée de l'indulgence réelle du duc qu'elle l'avait été de sa sévérité apparente, pas de faiblesse non plus!

—Ma mère, dit le régent, à la rigueur, si elle doit tromper quelqu'un, j'aimerais mieux encore que ce fût son mari que Dieu.

Et, baisant avec respect la main de sa mère, il conduisit vers la porte la pauvre princesse palatine, toute scandalisée de cette facilité de mœurs, au milieu de laquelle elle mourut sans jamais avoir pu s'y habituer. Puis la princesse étant sortie, le duc d'Orléans alla se rasseoir devant son dessin en chantonnant un air de son opéra de Panthée, qu'il avait fait en collaboration avec Lafare.

En traversant l'antichambre, Madame vit venir à elle un petit homme perdu dans de grandes bottes de voyage, et dont la tête était enfouie dans l'immense collet d'une redingote doublée de fourrure. Arrivé à sa portée, il sortit du milieu de son surtout une petite tête au nez pointu, aux yeux railleurs, et à la physionomie tenant à la fois de la fouine et du renard.

—Ah! ah! dit la palatine, c'est toi, l'abbé!

—Moi-même, Votre Altesse, et qui viens de sauver la France, rien que cela!

—Oui, répondit la palatine, j'ai entendu quelque chose d'approchant, et encore qu'on se servait de poisons dans certaines maladies. Tu dois savoir cela, Dubois, toi qui es fils d'un apothicaire.

—Madame, répondit Dubois, avec son insolence ordinaire, peut-être l'ai-je su, mais je l'ai oublié. Comme Votre Altesse le sait, j'ai quitté fort jeune les drogues de monsieur mon père pour faire l'éducation de monsieur votre fils.

—N'importe, n'importe, Dubois, dit la palatine en riant, je suis contente de ton zèle, et s'il se présente une ambassade en Chine ou en Perse je la demanderai pour toi au régent.

—Et pourquoi pas dans la lune ou dans le soleil? reprit Dubois; vous seriez encore plus sûre de ne pas m'en voir revenir.

Et saluant cavalièrement Madame, après cette réponse, sans attendre qu'elle le congédiât, comme l'étiquette l'eût ordonné, il tourna sur ses talons et entra sans même se faire annoncer dans le cabinet du régent.

Tout le monde sait les commencements de l'abbé Dubois; nous ne nous étendrons donc pas sur la biographie de ses jeunes années, que l'on trouvera dans tous les mémoires du temps et particulièrement dans ceux de l'implacable Saint-Simon.

Dubois n'a point été calomnié: c'était chose impossible; seulement on a dit de lui tout le mal qu'il méritait, et l'on n'a pas dit tout le bien qu'on pouvait en dire. Il y avait dans ses antécédents et dans ceux d'Alberoni, son rival, une grande similitude; mais, il faut le dire, le génie était pour Dubois, et dans cette longue lutte avec l'Espagne, que la nature de notre sujet nous force d'indiquer seulement, tout l'avantage fut au fils de l'apothicaire contre le fils du jardinier. Dubois précédait Figaro, auquel il a peut-être servi de type; mais, plus heureux que lui, il était passé de l'office au salon et du salon à la salle du trône.

Tous ses avancements successifs avaient payé non seulement des services particuliers, mais aussi des services publics: c'était un de ces hommes qui, pour nous servir de l'expression de monsieur de Talleyrand, ne parviennent pas mais qui arrivent.

Sa dernière négociation était son chef-d'œuvre: c'était plus que la ratification du traité d'Utrecht, c'était un traité plus avantageux encore pour la France. L'empereur non seulement renonçait à tous ses droits sur la couronne d'Espagne, comme Philippe V avait renoncé à tous ses droits sur la couronne de France, mais encore il entrait, avec l'Angleterre et la Hollande, dans la ligue formée à la fois contre l'Espagne au midi, et contre la Suède et la Russie au nord.

La division des cinq ou six grands États de l'Europe était établie par ce traité sur une base si juste et si solide, qu'après cent vingt ans de guerres, de révolutions et de bouleversements, tous ces États, moins l'Empire, se retrouvent aujourd'hui à peu près dans la même situation où ils étaient alors.

De son côté, le régent, peu rigoriste de sa nature, aimait cet homme qui avait fait son éducation, et dont il avait fait la fortune. Le régent appréciait dans Dubois les qualités qu'il avait, et n'osait blâmer trop fort quelque vice dont il n'était pas exempt. Cependant, il y avait entre le régent et Dubois un abîme; les vices et les vertus du régent étaient ceux d'un grand seigneur, les qualités et les défauts de Dubois étaient ceux d'un laquais. Aussi le régent avait-il beau lui dire, à chaque faveur nouvelle qu'il lui accordait:

—Dubois, Dubois, fais-y bien attention: ce n'est qu'un habit de livrée que je te mets sur le dos!

Dubois, qui s'inquiétait du don et non point de la manière dont il était fait, lui répondait avec cette grimace de singe et ce bredouillement de cuistre qui n'appartenaient qu'à lui.

—Je suis votre valet, monseigneur; habillez-moi toujours de même.

Au reste, Dubois aimait fort le régent et lui était on ne peut plus dévoué. Il sentait bien que cette main puissante le soutenait seule au-dessus du cloaque dont il était sorti, et dans lequel, haï et méprisé comme il l'était de tous, un signe du maître pouvait le faire retomber. Il veillait donc avec un intérêt tout personnel sur les haines et sur les complots qui pouvaient atteindre le prince, et plus d'une fois, à l'aide d'une contre-police souvent mieux servie que celle du lieutenant général et qui s'étendait, par madame de Tencin, aux plus hauts degrés de l'aristocratie et par la Fillon, aux plus bas étages de la société, il avait déjoué des conspirations dont messire Voyer d'Argenson n'avait pas même entendu souffler mot.

Aussi le régent, qui appréciait les offices de tous genres que Dubois lui avait rendus et pouvait lui rendre encore, reçut-il l'abbé ambassadeur les bras ouverts. Dès qu'il le vit paraître, il se leva, et au contraire des princes ordinaires qui, pour diminuer la récompense, déprécient les services:

—Dubois, lui dit-il joyeusement, tu es mon meilleur ami, et le traité de la quadruple alliance sera plus profitable au roi Louis XV que toutes les victoires de son aïeul Louis XIV.

—À la bonne heure! dit Dubois, et vous me rendez justice, vous, monseigneur; mais malheureusement il n'en est pas de même de tout le monde.

—Ah! ah! dit le régent, aurais-tu rencontré ma mère? elle sort d'ici.

—Justement, et elle était presque tentée d'y rentrer pour vous demander, vu la bonne réussite de mon ambassade, de m'en accorder une autre en Chine ou en Perse.

—Que veux-tu? mon pauvre abbé, reprit en riant le prince, ma mère est pleine de préjugés, et elle ne te pardonnera jamais d'avoir fait de son fils un pareil élève. Mais tranquillise-toi, l'abbé, j'ai besoin de toi ici.

—Et comment se porte Sa Majesté? demanda Dubois, avec un sourire plein d'une détestable espérance. Il était bien malingre au moment de mon départ!

—Bien, l'abbé, très bien, répondit gravement le prince. Dieu nous le conservera, je l'espère, pour le bonheur de la France et pour la honte de nos calomniateurs.

—Et monseigneur le voit, comme d'habitude, tous les jours?

—Je l'ai encore vu hier, et lui ai même parlé de toi.

—Bah! et que lui avez-vous dit?

—Je lui ai dit que tu venais d'assurer probablement la tranquillité de son règne.

—Et qu'a répondu le roi?

—Ce qu'il a répondu? Il a répondu, mon cher, qu'il ne croyait pas les abbés si utiles.

—Sa Majesté est pleine d'esprit! Et le vieux Villeroy était là sans doute?

—Comme toujours.

—Il faudra quelque beau matin, avec la permission de Votre Altesse, que j'envoie ce vieux drôle voir à l'autre bout de la France si j'y suis. Il commence à me lasser pour vous, avec son insolence!

—Laisse faire, Dubois, laisse faire; toute chose viendra en son temps.

—Même mon archevêché?

—À propos, qu'est-ce que cette nouvelle folie?

—Nouvelle folie, monseigneur? Sur ma parole! rien n'est plus sérieux.

—Comment! cette lettre du roi d'Angleterre qui me demande un archevêché pour toi....

—Votre Altesse n'en a-t-elle point reconnu le style?

—C'est toi qui l'as dictée, maraud!

—À Néricault Destouches, qui l'a fait signer au roi.

—Et le roi l'a signée comme cela, sans rien dire?

—Si fait! «Comment voulez-vous, a-t-il dit à notre poète, qu'un prince protestant se mêle de faire un archevêque en France? Le régent lira ma recommandation, en rira et n'en fera rien.—Oui bien, Sire, a répondu Destouches, qui a, ma foi! plus d'esprit qu'il n'en met dans ses pièces, le régent en rira, mais après en avoir ri, il fera ce que lui demandera Votre Majesté.»

—Destouches en a menti!

—Destouches n'a jamais dit si vrai, monseigneur.

—Toi, archevêque! Le roi George mériterait qu'en revanche, je lui désignasse quelque maraud de ton espèce pour l'archevêché d'York, lorsqu'il viendra à vaquer.

—Je vous mets au défi de trouver mon pareil. Je ne connais qu'un homme....

—Et quel est-il? Je serais curieux de le connaître, moi.

—Oh! c'est inutile; il est déjà placé, et, comme sa place est bonne, il ne la changerait pas pour tous les archevêchés du monde.

—Insolent!

—À qui donc en avez-vous, monseigneur?

—Un drôle qui veut être archevêque et qui n'a seulement pas fait sa première communion.

—Eh bien! je n'en serai que mieux préparé.

—Mais le sous-diaconat, le diaconat, la prêtrise?

—Bah! nous trouverons bien quelque dépêcheur de messes, quelque frère Jean des Entomeures qui me donnera tout cela en une heure.

—Je te mets au défi de le trouver.

—C'est déjà fait.

—Et quel est celui-là?

—Votre premier aumônier, l'évêque de Nantes, Tressan.

—Le drôle a réponse à tout! Mais ton mariage?

—Mon mariage?

—Oui, madame Dubois!

—Madame Dubois? Je ne connais pas cela!

—Comment, malheureux! L'aurais-tu assassinée?

—Monseigneur oublie qu'il n'y a pas plus de trois jours encore qu'il a ordonnancé le quartier de pension qu'elle touche sur sa cassette.

—Et si elle vient mettre opposition à ton archevêché?

—Je l'en défie! elle n'a pas de preuves.

—Elle peut se faire donner une copie de ton acte de mariage.

—Il n'y a pas de copie sans original.

—Et l'original?

—En voici les restes, dit Dubois en tirant de son portefeuille un petit papier qui contenait une pincée de cendres.

—Comment! misérable! et tu n'as pas peur que je t'envoie aux galères?

—Si le cœur vous en dit, le moment est bon, car j'entends la voix du lieutenant de police dans votre antichambre.

—Qui l'a fait demander?

—Moi.

—Pourquoi faire?

—Pour lui laver la tête.

—À quel sujet?

—Vous allez le savoir. Ainsi, c'est convenu, me voilà archevêque.

—Et as-tu déjà fait ton choix pour un archevêché?

—Oui, je prends Cambrai.

—Peste! tu n'es pas dégoûté!

—Oh! mon Dieu! ce n'est pas pour ce qu'il rapporte, c'est pour l'honneur de succéder à Fénelon.

—Et cela nous vaudra sans doute un nouveau Télémaque?


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