Le soir tout nostre equipage estant de retour, les Sauvages ayans crainte, ou marris du tort qu'ils avoient faict aux François, tindrent conseil entr'eux & adviserent en quoy & de combien ils les pouvoient avoir trompez, & s'estans cottisez apporterent autant de pelleteteries, & plus que ne valloit le tort qu'ils avoient faict, ce que l'on receut, avec promesse d'oublier tout le passé, & de continuer tousjours dans l'amitié ancienne, & pour asseurance & confirmation de paix, on tira deux coups de canon, & les fit on boire un peu de vin, ce qui les contenta fort, & nous encor' plus car à dire vray, on craint plus de mescontenter les Sauvages, qu'ils n'ont d'offencer les Marchands.
Ce Capitaine sauvage m'importuna fort de luy donner nostre Croix & nostre Chappelet, qu'il appelloit JESUS (du nom mesme qu'ils appellent le Soleil) pour pendre à son col, mais je ne pus luy accorder, pour estre en lieu où je n'en pouvois recouvrer un autre. Pendant ce peu de jours que nous fusmes là, on pescha grande quantité de Harangs & de petits Oursins, que nous amassions sur le bord de l'eau, & les mangions en guise d'Huitres. Quelques-uns croyent en France que le Harang frais meurt à mesme temps qu'il sort de son element, j'en ay veu neantmoins sauter vifs sur le tillac un bien peu de temps, puis mourroient; les Loups marins se gorgeoient aussi par-fois en nos filets des Harangs que nous y prenions, sans les en pouvoir empescher, & estoient si fins & si rusez, qu'ils sortoient par-fois leurs teste hors de l'eau, pour se donner garde d'estre surpris, & voir de quel costé estoient les pescheurs, puis rentroient dans l'eau, & pendant la nuict nous oyons souvent leurs voix, qui ressembloient presqu'à celles des Chats huans (chose contraire à l'opinion de ceux qui ont dict & escrit que ces poissons n'avoient point de voix.)
Proche de là, sur le chemin de Kebec, est l'Isle aux Allouettes, ainsi nommee, pour le nombre infiny qui s'y en trouve par-fois. J'en ay eu quelques-unes en vie, elles ont leur petit capuce en teste comme les nostres, mais elles sont un peu plus petits, et de plumage un peu plus gris, & moins obscur, mais le goust de la chair en est de mesme. Cette Isle n'est presque, pour la pluspart, que de sable, qui faict que l'on en tue un grand nombre d'un seul coup d'arquebuse car donnant à fleur de terre, le sable en tue plus que ne faict la poudre de plomb, tesmoin celuy qui en tua trois cens & plus d'un seul coup.
Sur ce mesme chemin de Kebec, nous trouvasme aussi en divers endroicts plusieurs grandes troupes de Marsoins, entierement & parfaictement blanc comme neige par tout le corps, lesquels proche les uns des autres, se jouoyent, & se soustenans monstroient ensemblement une partie de leurs grands corps hors de l'eau, qui est à peu prés, gros comme celuy d'une vache, & long à proportion, & à cause de cette pesanteur, & que ce poisson ne peut servir que pour en tirer de l'huile: l'on ne s'amuse pas à cette pesche, par tout ailleurs nous n'en n'avons point veu de blancs ny de si gros: car ceux de la mer sont noirs, bons à manger, & beaucoup plus petits. Il y a aussi en chemin des Echos admirable, qui repetent & sonnent tellement les paroles & si distinctement; qu'ils n'en obmettent une seule syllabe, & diriez proprement que ce soient personnes qui contrefont ou repetent ce que vous dites ou chantez.
Nous passasmes apres, joignans l'Isle aux Coudres, laquelle peut contenir environ une lieuë & demie de long, elle est quelque peu unie, venans en diminuant par les deux bouts, assez agreable, à cause des bois qui l'environnent, distante de la terre du Nord d'environ demye lieuë. De l'Isle aux Coudres, costoyans la terre nous fusmes au Cap de Tourmente, distant de Kebec sept ou huict lieuës: Il est ainsi nomme, d'autant que pour peu qu'il fasse de vent la mer s'y esleve comme si elle estoit pleine, en ce lieu l'eau commence à estre douce, & les Hyvernaux de Kebec y vont prendre & amasser le foin en ces grandes prairies (en la saison) pour le bestail de l'habitation. De là nous fusmes à l'Isle d'Orleans, où il y a deux lieuës, en laquelle du costé du Su, y a nombre d'Isles qui sont basses, couvertes d'arbres, & sont agreables, remplies de grandes prairies & force gibier, contenans les unes environ deux lieuës, & les autres un peu plus ou moins. Autour d'icelles y a force rochers & basses, fort dangereuses à passer, qui sont esloignees environ de deux lieuës de la grand'terre du Su. Ce lieu est le commencement du beau & bon pays de la grande riviere. Au bout de l'Isle il y a un saut ou torrent d'eau, appellé de Montmorency, du costé du Nord, qui tombe dans la grand'riviere avec grand bruit & impetuosité. Il vient d'un lac qui est quelques dix ou douze lieuës dans les terres, & descend de dessus une costes qui a prés de 25 toises de haut, au dessus de laquelle la terre est unie & plaisante à voir, bien que dans le pays on voye des hautes montagnes qui paroissent, mais esloignées de plusieurs lieuës.
E l'Isle d'Orleans nous voyons à plein Kebec devant nous, basty sur le bord d'un destroit, de la grande riviere sainct Laurens, qui n'a en cet endroict qu'environ un bon quart de lieuë de largeur, au pied d'une montagne, au sommet de laquelle est le petit fort de bois, basty pour la deffence du pays, pour Kebec, ou maison des Marchands: il est à present un assez beau logis, environné d'une muraille en quarré, avec deux petites tourelles aux coins que l'on y a faictes depuis peu pour la seureté du lieu. Il y a un autre logis au dessus de la terre haute, en lieu fort commode, où l'on nourrit quantité de bestail qu'on y a mené de France, on y seme aussi tous les ans force bled d'inde & des pois, que l'on traicte par apres aux Sauvages pour des pelleteries: Je vis en ce desert un jeune pommier qui y avoit esté apporté de Normandie, chargé de fort-belles pommes, & des jeunes plantes de vignes qui y estoient bien-belles, & tout plein d'autres petites choses qui tesmoignoient la bonté de la terre. Nostre petit Couvent est à demye lieuë de là, en un tres bel endroict, & autant agreable qu'il s'en puisse trouver, proche une petite riviere, que nous appellons de sainct Charles, qui a flux & reflux, là où les Sauvages peschent une infinité d'anguilles en Automne, & les François tuent le gibier qui y vient à foison: les petites prairies qui la bordent sont esmaillées en Esté de plusieurs petites fleurs, particulierement de celles que nous appellons Cardinales & Mattagons, qui portent quantité de fleurs en une tige, qui a prés six, sept, & huict pieds de haut, & les Sauvages en mangent l'oignon cuit sous la cendre qui est assez bon. Nous en avions apporté en France, avec des plantes de Cardinales, comme fleurs rares, mais elles n'y point profité, ny parvenues à la perfection, comme elles font dans leur propre climat & terre naturelle.
Nostre jardin & verger est aussi tres-beau, & d'un bond fond de terre: car toutes nos herbes & racines y viennent tres-bien, & mieux qu'en beaucoup de jardins que nous avons en France, & n'estoit le nombre infiny de Mousquites & Coufins qui s'y retrouvent, comme en tout autre endroict de Canada pendant l'Esté, je ne sçay si on pourroit rencontrer une plus agreable demeure: car outre la beauté & bonté de la contree avec le bon air, nostre logis est fort commode pour ce qu'il contient, ressemblant neantmoins plustost à une petite maison de Noblesse des champs, que non pas à un Monastere de Freres Mineurs, ayant esté contraincts de le bastir ainsi, tant à cause de nostre pauvreté, que pour se fortifier en tout cas contre les Sauvages, s'ils vouloient nous en dechasser. Le corps de logis est au milieu de la cour, comme un donjon, puis les courtines & rempars faits de bois, avec quatre petits bastions faits de mesme aux quatre coins, eslevez environ de douze à quinze pieds de raiz de terre, sur lequel on a dressé & accommodé des petits jardins, puis la grand-porte avec une tour quarrée au dessus faicte de pierre, laquelle nous sert de Chappelle, & un beau fossé naturel, qui circuit apres tout l'alentour de la maison & du jardin qui est joignant, avec le reste de l'enclos, qui contient quelques six ou sept arpens de terre ou plus, à mon advis. Les Framboisiers qui sont là és environs, y attirent tant de Tourterelles (en la saison) que c'est un plaisir d'y en voir des arbres tous couvers, aussi les François de l'habitation y vont souvent tirer, comme au meilleur endroict & moins penible. Que si nos Religieux veulent aller à Kebec, ou ceux de Kebec venir chez nous, il y a à choisir de chemin, par terre ou par eau, selon le temps & la saison, qui n'est pas une petite commodité, de laquelle les Sauvages se servent aussi pour nous venir voir, & s'instruire avec nous du chemin du Ciel, & de la cognoissance d'un Dieu faict homme, qu'ils ont ignoré jusques à present. On tient que ce lieu de Kebec est par les 46 degrez & demy plus sud que Paris, de prés de deux degrez, & neantmoins l'Hyver y est plus long, & le pays plus froid, tant à couse d'un vent de Nor-ouest qui y ameine ces furieuses froidures quand il donne, que pour n'estre pas le pays encore guères habité & deserté, & ce par la negligence & peu d'affection des Marchans qui se sont contez jusques à present d'en tirer les pelleteries & le profit, sans y avoir moulu employer aucune despense, pour la culture, peuplade ou advance du pays, c'est pourquoy ils n'y sont gueres plus advancez que le premier jour, pour crainte, disent-ils, que les Espagnols ne les en missent dehors, s'ils y avoient faict valoir la contree. Mais c'est une excuse bien foible, & qui n'est nullement recevable entre gens d'esprit & d'experience, qui sçavent tres bien qu'on s'y peut tellement accommoder & fortifier, si on y vouloit faire la despense necessaire, qu'on n'en pourroit estre chassé par aucun ennemy; mais si on n'y veut rien faire davantage que du passé, la France Antartique aura tousjours un nom en l'air, & nous une possession imaginaire en la main d'autruy, & si la conversion des Sauvages sera toujours imparfaicte, qui ne se peut faire que par l'assistance de quelques colonnes de bons & vertueux Chrestiens, avec la doctrine & l'exemple de bons Religieux.
Apres nous estre rafraischis deux ou trois jours avec nos Freres dans nostre petit Couvent, nous montasmes avec les barques par la mesme riviere sainct Laurens, jusques au Cap de Victoire, que les Hurons appellentOnthrandéen, pour y faire la traicte: car là s'estoient cabanez grand nombre de Sauvages de diverses Nations; mais avant que d'y arriver nous passasmes par le lieu appellé de saincte Croix, puis par les trois rivieres, qui est un pays tres-beau, & remply de quantité de beaux arbres & toute la route unie & fort plaisante, jusques à l'entrée du Saut sainct Louis, où il y a de Kebec plus de 60 ou 70 lieuës de chemin. Des trois rivieres nous passasmes par le lac sainct Pierre, que contient quelques huict lieuës de longueur, & quatre de large, duquel l'eau y est presque dormante, & fort poissonneux; puis arrivasmes au Cap de Victoire le jour de la saincte Magdeleine.
E lieu du Cap de la Victoire ou de Massacre, est à douze ou quinze lieuës au deçà de la Riviere des Prairies, ainsi nommee, pour la quantité d'Isles plattes & prairies agreables que cette riviere, & un beau & grand lac y contient, la riviere des Yroquois y aboutit à main gauche, comme celle des Ignierhonons, qui est encore une Nation d'Yroquois, aboutit à celle du Cap de Victoire: toutes ces contrées sont tres-agreables, & propres à y bastir des villes, les terres y sont plattes & unies, mais un peu sablonneuses, les rivieres y sont poissonneuses, & la chasse & l'air fort bon, joint que pour la grandeur & profondeur de la riviere, les barques y peuvent aller à la voile quand les vents sont bons, & à faute de bon vent on se peut servir d'avirons.
Pour revenir donc au Cap de Victoire, la riviere en cet endroict, n'a environ que demye lieuë de large & dés l'entree se voyent tout d'un rang 6 ou 7 Isles fort agreables, & couvertes de beaux bois, les Hurons y ayans faict leur traitte, & agreé pour quelques petits presens de nous conduire en leur pays le Pere Joseph, le Pere Nicolas & moy: nous partismes en mesme temps avec eux, apres avoir premierement invoqué l'assistance de nostre Seigneur, à ce qu'il nous conduist & donnast un bon & heureux succez à nostre voyage, le tout à sa gloire, & nostre salut, & au bien & conversion de ces pauvres peuples.
Mais pour ce que les Hurons ne s'associent que cinq à cinq, ou six à six pour chacun canot, ces petits vaisseaux ne pouvans pour le plus, contenir qu'un d'avantage avec leurs marchandises: il nous fallut necessairement separer, & nous accommoder à part, chacun avec une de ses societez ou petit canot, qui nous conduirent jusques dans leur pays sans nous plus revoir en chemin que les deux premiers jours que nous logeasmes avec le Pere Joseph, & puis plus, jusques à plusieurs sepmaines apres nostre arrivee au pays des Hurons; mais pour le Pere Nicolas, je le trouvay pour la premiere fois, environ deux cens lieuës de Kebec, en une Nation que nous appellons Epicerinis ou Sorciers, & en HuronSquekaneronons.
Nostre premier giste fut à la riviere des Prairies, qui est à cinq lieuës au dessous du Saut sainct Louis, où nous trouvasmes desja d'autres Sauvages cabanez, qui faisoient festin d'un grand Ours, qu'ils avoient pris & poursuivy dans la riviere, pensant se sauver aux Isles voysines, mais la vitesse des Canots l'ataignit, & fut tué à coup de flesches & de massue. Ces Sauvages en leur festin, & caressant la chaudiere, chantoient tous ensemblement, puis alternativement d'un chant si doux & agreable, que j'en demeuray tout estonné, & ravy d'admiration: de sorte que depuis je n'ay rien ouy de plus admirable entr'eux; car leur chant ordinaire est assez mal-gracieux.
Nous cabanasmes assez proche d'eux, & fismes chaudiere à la Huronne, mais je ne pu encor' manger de leurSagamitépour ce coup, pour n'y estre pas accoustumé, & me fallut ainsi coucher sans souper, car ils avoient aussi mangé en chemin un petit sac de biscuit de mer que j'avois pris aux barques, pensant qu'il me deust durer jusques aux Hurons mais ils n'y laisserent rien de reste pour le lendemain, tant ils le trouverent bon. Nostre lict fut la terre nue, avec une pierre pour mon chevet, plus que n'avoient nos gens, qui n'ont accoustumé d'avoir la teste plus haute que les pieds; nostre maison estoit deux escorces de bouleaux, posées contre quatre petites perches fichees en terre, & accommodees, en panchans au dessus de nous. Mais pour ce que leur façon de faire, & leur maniere de s'accommoder allans en voyage, est presque tousjours de mesme; Je diray succinctement cy-aprés comme ils s'y gouvernent.
C'est, que pour pratiquer la patience à bon escient, & patir au delà des forces humaines, il ne faut qu'entreprendre des voyages avec les Sauvages, & specialement long temps, comme nous fismes: car il se faut resoudre d'y endurer & patir, outre le danger de perir en chemin, plus que l'on ne sçauroit penser, tant de la faim, que de la puanteur que ces salles maussades rendent presque continuellement dans leurs Canots, ce qui seroit capable de se desgouter du tout de si desagreables compagnies, que pour coucher tousjours sur la terre nue par les champs, marcher avec grand travail dans les eauës & lieux fangeux, & en quelques endroicts par des rochers & bois obscurs & touffus, souffrir les pluyes sur le dos, toutes les injures des saisons & du temps, & la morsure d'une infinie multitude de Mousquites & Coufins, avec la difficulté de la langue pour pouvoir s'expliquer suffisamment, & manifester ses necessitez, & n'avoir aucun Chrestien avec soy pour se communiquer & se consoler au milieu de ses travaux, bien que d'ailleurs les Sauvages soient toutesfois assez humais (au moins l'estoient les miens) voire plus que ne sont beaucoup de personnes plus polies & moins sauvages: car me voyant passer plusieurs jours sans pouvoir presque manger de leurSagamité, ainsi sallement & pauvrement accommodé, ils avoient quelque compassion de moy, & m'encourageoient & assistoient au mieux qu'il leur estoit possible, & ce qu'ils pouvoient estoit peu de chose: cela alloit bien pour moy, qui m'estois resous de bonne-heure à endurer de bon coeur tout ce qu'il plairoit à Dieu m'envoyer: ou la mort, ou la vie: c'est pourquoy je me maintenois assez joyeux nonobstant ma grande debilité, & chantois souvent des Hymnes pour ma consolation spirituelle, & le contentement de mes Sauvages, qui m'en prioient par-fois, car ils n'ayment point à voir les personnes tristes & chagrines, ny impatientes pour estre eux-mesmes beaucoup plus patiens que ne sont communément nos François, ainsi l'ay je veu en une infinité d'occasion: ce qui me faisoit grandement rentrer en moy mesme, & admirer leur constance, & le pouvoir qu'ils ont sur leurs propres passions, & comme ils sçavent bien se supporter les uns les autres, & s'entresecourir & assister au besoin; & peux dire avec verité, que j'ay trouvé plus de bien en eux, que je ne m'estois imaginé, & que l'exemple de leur patience estoit cause que je m'esforçois d'avantage à supporter joyeusement & constamment tout ce qui m'arrivoit de fascheux, pour l'amour de mon Dieu, & l'edification de mon prochain.
Estans donc par les champs, l'heure de se cabaner menue, ils cherchoient à se mettre en quelque endroict commode sur le bord de la riviere, ou autre part, où se pût aysement trouver du bois sec à faire du feu, puis un avoit soin d'en chercher & amasser, un autre de dresser la Cabane, & le bois à pendre la chaudiere au feu, un autre de chercher deux pierres plattes pour concasser le bled d'Inde sur une peau estenduë contre terre, & apres le verser & faire bouillir dans la chaudiere; estant cuit fort clair, on dressoit le tout dans les escuelles d'escorces, que pour cet effect nous portions quant & nous avec des grande cuiliers, comme petits plats, desquelles on se sert à manger cette Menestre & Sagamite soir & matin, qui sont les deux fois seulement que l'on fait chaudiere par jour, sçavoir quand on est cabané au soir, & au matin avant que partir, & encore quelquesfois ne la faisions-nous point, de haste que nous avions de partir, & par-fois la faisions-nous avant-jour: que si nous nous rencontrions deux mesnages en une mesme Cabane, chacun faisoit sa chaudiere à part, puis tous ensemblement les mangions l'une apres l'autre, sans aucun debat ny contention, & chacun participoit & à l'une & à l'autre: mais pour moy je me contentois, pour l'ordinaire, de la Sagamite des deux qui m'agreoit d'avantage, bien qu'à l'une & à l'autre il y eust tousjours des salletez & ordures, à couse, en partie, qu'on servoit tous les jours de nouvelles pierres, & assez mal nettes, pour concasser le bled, joint que les escuelles ne pouvoient sentir gueres bon: car ayans necessité de faire de l'eau en leur Canot, ils s'en servoient ordinairement en cette action mais sur terre ils s'accroupissoit en quelque lieu à l'escart avec de l'honnesteté & de la modestie qui n'avoit rien de sauvage.
Ils faisoient par-fois chaudiere de bled d'Inde non concassé, & bien qu'il fust toujours fort dur, pour la difficulté qu'il y a à le faire cuire, il m'agreoit d'avantage au commencement, pour ce que je le prenois grain à grain, & par ainsi je le mangeois nettement & à loisir en marchant, & dans notre Canot. Aux endroits de la riviere & des lacs où ils pensoient avoir du poisson, ils y laissoient traisner apres-eux une ligne, à l'ain de laquelle ils avoient accommodé & lié de la peau de quelque grenouille qu'ils avoient escorchee, & par fois ils y prenoient du poisson, qui servoit à donner goust à la chaudiere: mais quand le temps ne les pressoit point, comme lors qu'ils descendoient pour la traicte, le soir ayans cabané, une partie d'eux alloient tendre leurs rets dans la rivieres, en laquelle ils prenoient souvent de bons poissons comme Bricgets, Esturgeons & des Carpes, qui ne sont neantmoins belles, ni si bonnes, ni si grosses que les nostres, puis plusieurs autres especes de poissons que nous n'avons pas par deçà.
Le bled d'Inde que nous mangions en chemin, ils l'alloient chercher de deux en deux jours en de certains lieux escartez où ils l'avoient caché en descendans, dans de petits sacs d'escorces de Bouleau: car autrement ce leur seroit trop de peine de porter toujours quant & eux tut le bled qui leur est necessaire en leur voyage, & m'estonnois grandement comme ils pouvoient si bien remarquer tous les endroicts où ils l'avoient caché, sans se mesprendre aucunement, bien qu'il fust par-fois fort esloigné du chemin, & bien avant dans les bois, ou enterré dans le sable.
La maniere & l'invention qu'ils avoient à tirer du feu, & laquelle est pratiquee par tous les peuples Sauvages, est telle. Ils prenoient deux bastons de bois de saulx, tillet, ou d'autre espece, secs & legers, puis en accommodoient un d'environ la longueur d'une coudee, ou peu moins, & espaix d'un doigt ou environ, & ayans sur le bord de la largeur un peu cavé de la pointe d'un cousteau, ou de la dent d'un Castor, une petite fossette avec un petit cran de costé, pour faire tomber à bas sur quelque bout de meiche, ou chose propre à prendre feu, la poudre réduite en feu, qui devoit tomber du trou: ils mettoient la poincte d'un autre baston du mesme bois, gros comme le petit doigt, ou peu moins, dans ce trou ainsi commencé, & estans contre terre le genouil sur le bout du baston large, ils tournoient l'autre entre les deux mains si soudainement & si longtemps, que les deux bois estans bien ci-chauffés, la poudre qui en sortoit à cause ce cette continuelle agitation se convertissoit en feu, duquel ils allumoient un bout de leur corde seiche, qui conserve le feu come meiche d'arquebuze: puis aprés avec un peu de menu bois sec ils faisoient du feu pour faire chaudiere. Mais il faut noter que tout bois n'est propre à en tirer du feu, ains de particulier que les Sauvages sçavent choisir. Or quand ils avoient de la difficulté d'en tirer, ils deminçoient dans ce trou un peu de charbon, ou un peu de bois sec en poudre, qu'ils prenoient à quelque souche, s'ils n'avoient un baston large, comme j'ay dict, ils en prenoient deux ronds, & les lioient ensemble par les deux bouts, & estans couchez le genouil dessus pour les tenir, mettoient entre-deux la poincte d'un autre baston de ce bois, faict de la façon d'une navette de tisser, & le tournoient par l'autre bout entre deux mains, comme j'ay dit.
Pour revenir donc à nostre voyage, nous ne faisions chaudiere que deux fois le jour, & n'en pouvant gueres manger à la fois, pour n'y estre encor' accoustumé, il me faut demander si je patissois grandement de necessité plus que mes Sauvages, qui estoient accoustumez à cette maniere de vivre, joint que petunant assez souvent durant le jour, cela leur amortissoit la faim.
L'humanité de mon hoste estoit remarquable, en ce que n'ayant pour toute couverture qu'une peau d'Ours à se couvrir, encor' m'en faisoit-il part quand il pleuvoit la nuict sans que je l'en priasse, & mesme me disposoit la place le soir, où je devois reposer la nuict, y accommodant quelques petits rameaux, & une petite natte de jonc qu'ils ont accoustumé de porter quant & eux en de longs voyages, & compatissant à ma peine & foiblesse, il m'exemptoit de nager & de tenir l'aviron, qui n'estoit pas me descharger d'une petite peine, outre le service qu'il me faisoit de porter mes hardes & mon pacquet aux Saults, bien qu'il fust desja assez chargé de sa marchandise, & du Canot qu'il portoit sur son espaule parmy de si fascheux & penibles chemins.
Un jour ayant pris le devant, comme je faisois ordinairement, pendant que mes Sauvages deschargeoient le Canot, pource qu'ils alloient (bien que chargez) d'un pas beaucoup plus viste que moy, & m'approchant d'un lac, je sentis la terre bransler sous moy, comme une Isle flotante sur les eauës; & de faict, je m'en retiray bien doucement, & allay attendre mes gens sur un grand Rocher là aupres, de peur que quelque inconvenient ne m'arrivast: il nous falloit aussi par-fois passer sur de fascheux bourbiers, desquels à toute peint pouvions nous retirer, & particulierement en un certain marest joignant un lac, où l'on pourroit facilement enfoncer jusques par-dessus la teste, comme il arriva à un François qui s'enfonça tellement, que s'il n'eust eu les jambes escaqrquillees au large, il eust esté en grand danger, encor enfonça-il jusque aux reins. On a aussi quelques-fois bien de la peine à se faire passage avec la teste & les mains parmi les bois touffus, où il s'y en rencontre aussi grand nombre de pourris & tombez les uns sur les autres, qu'il faut enjamber, puis des rochers, pierres & autres incommoditez qui augmentent le travail du chemin, outre le nombre infiny de Mousquites qui nous faisoient incessamment une tres-cruelle & fascheuse guerre, & n'eust esté le soin que je portois à me conserver les yeux, par le moyen d'une estamine que j'avois sur la face, ces meschans animaux m'auroient rendu aveugle beaucoup de fois, comme on m'avoit adverty, & ainsi en estoit il arrivé à d'autres, qui en perdirent la veue par plusieurs jours, tant leur picqueure & morsure est venimeuse à l'endroict de ceux qui n'ont encor'pris l'air du pays. Neantmoins pour toute diligence que je pûs apporter à m'en deffendre, je ne laissay pas d'en avoir le visage, les mains & les jambes offencees. Aux Hurons, à cause que le pays est descouvert & habité, il n'y en a pas si grand nombre, sinon aux forest & lieux où les vents ne donnent point pendant les grandes chaleurs de l'Esté.
Nous passasmes par plusieurs Nations Sauvages; mais nous n'arrestions qu'une nuict à chacune, pour tousjours advancer chemin, excepté aux Epicerinys & Sorciers, où nous sejournasmes deux jours, tant pour nous reposer de la fatigue du chemin, que pour traiter quelque chose avec cette Nation. Ce fut là où je trouvay le Pere Nicolas proche le lac, où il m'attendoit. Cette heureuse rencontre & entre-veue nous resjouyt grandement, & nous nous consolasmes avec quelques François, pendant le peu de sejour que nos gens firent là. Nostre festin fut d'un peu de poisson que nous avions & des Citrouilles cuittes dans l'eau, que je trouvay meilleures que viande que j'aye jamais mangee, tant j'estois abbatu & attenué de necessité, & puis fallut partir chacun separément à l'ordinaire avec ses gens. Ce peuple Epicerinyen est aussi surnommé Sorcier, pour le grand nombre qu'il y en a entr'eux, & des Magiciens que font profession de parler au Diable en de petites tours rondes & separees à l'escart, qu'ils font à dessein, pour y recevoir les Oracles, & predire ou apprendre quelque chose de leur Maistre. Ils sont aussi coustumiers à donner des sorts & de certaines maladies, qui ne se guerissent que par autre sort & remede extraordinaire, dont il y en a, du corps desquels sortent des serpents & des longs boyaux, & quelquefois seulement à demy, puis rentrent, qui sont toutes choses diaboliques, & inventees par ces malheureux Sorciers: & hors ces sorts magiques, & la communication qu'ils ont avec les Demons, je les trouvois fort humains & courtois.
Ce fut en ce village, où par m'esgard, je perdis, à mon tres-grand regret, tous mes memoires que j'avois faits, des pays, chemins, rencontres & choses remarquables que nous avions veufs depuis Dieppe en Normandie, jusques-là, & ne m'en apperceuz qu'à la rencontre de deux Canots de Sauvages, de la Nation du Bois: cette Nation est fort esloignee & dependante des Cheveux Relevez, qui ne couvrent point du tout leur honte & nudité, sinon pour cause de grand froid & de longs voyages, qui les obligent à se servir d'une couverture de peau. Ils avoient à leur col de petites fraises de plumme, & leurs cheveux accommodez de mesme parure. Leur visage estoit peint de diverses couleurs en huile, fort jolivement, les uns estoient d'un costé tout vert, & de l'autre rouge: autres sembloient avoir tout le visage couvert de passements naturels, & autres tout autrement. Ils ont aussi accoustumé de se peindre & matacher, particulierement quend ils doivent arriver, ou passer par quelqu'autre Nation, comme avoient faict mes Sauvages arrivans auSquekaneronons: c'est pour ce suject qu'ils portent de ces peintures & de l'huile avec eux en voyageans, & aussi à cause des festins, dances, ou autres assemblees, afin de sembler plus beaux, & attirer les yeux des regardans sur eux.
Une journee, apres avoir trouvé ces Sauvages, nous nous arrestames quelque temps en un villaged'Algoumequins, & y entendant un grand bruit, je fus curieux de regarder par la fente d'une Cabane, pour sçavoir que c'estoit, là où je vis au dedans (ainsi que j'ay veu du depuis par plusieurs fois aux Hurons, pour semblables occasions) une quantité d'hommes, mi-partis en deux bandes, assis contre terre, & arrangez des deux costez de la Cabane, chaque bande avoit devant soy une longue perche platte, large de trois ou quatre doigts, & tous les hommes ayans chacun un baston en main, en frappoient continuellement ces perches plattes, à la cadence du son des Tortuës, & de plusieurs chansons qu'ils chantoient de toute la force de leur voix. LeLokiou Medecin, qui estoit au haut bout avec sa grande Tortuë en main, commençoit, & les autres À pleine teste poursuyvoient, & sembloit un sabat & une vraye confusion & harmonie de Demons. Deux femmes cependant tenoient l'enfant tout nud, le ventre en haut proche d'eux, vis-à-vis deLoki, à quelque temps de là leLokià quatre pattes, s'approchoit de l'enfant, avec des cris & hurlemens comme d'un furieux Taureau, puis souffloit environ les parties naturelles, & apres recommençoient leur tintamarre & leur ceremonie, qui finit par un festin qui se disposoit au but de la Cabane: de sçavoir que devint l'enfant, & s'il fut guery ou non, ou si on y adjousta encore quelqu'autre ceremonie, je n'en ay rien sceu depuis, pour ce qu'il nous fallut partir incontinent, apres avoir repeu & un peu reposé.
De cette Nation nous allasmes cabaner en un villaged'Andarahouats, que nous disons Cheveux ou Poil levé, qui s'estoient venus poser proche la mer douce, à dessein de traicter avec les Hurons & autres qui retournoient dans la traite de Kebec, & fusmes deux jours à traitter & negotier avec eux. Ces Sauvages sont une certaine Nation qui portent leurs cheveux relevez sur le front, plus droicts que les perruques des Dames, & les font tenir ainsi droicts par le moyen d'un fer, ou d'une hache chaude, ce qui n'est point autrement de mauvaise grace; ouy bien de ce que les hommes ne couvrent point du tout leurs parties naturelles, qu'ils tiennent à descouvert, avec tout le reste du corps, sans honte ny vergongne; mais pour les femmes, elles ont un petit cuir à peu prés grand comme une serviette, ceint à l'entour des reins, & descend jusques sur le milieu des cuisses, à la façon des Huronnes. Il y a un grand peuple en cette Nation, & la pluspart des hommes sont grands guerriers, chasseurs & pescheurs. Je vis là beaucoup de femmes & filles qui faisoient des nattes de joncs, grandement bien tissuës, & embellies de diverses couleurs, qu'elles traittoient par apres pour d'autres marchandises, des Sauvages de diverses contrees, qui abordoient en leur village. Ils sont errans, sinon que quelques villages d'entr'eux sement des bleds d'Inde, & font la guerre à une autre Nation nomméeAssicagueronon, qui veut dire gens de feu: car en langue Huronne,Assistasignifie feu, &Erononsignifie Nation. Ils sont esloignez d'eux d'environ deux cens lieuës & plus; ils vont par trouppes en plusieurs regions & contrees, esloignees de plus de quatre cens lieuës (à ce qu'ils m'ont dit) où ils trafiquent de leurs marchandises, & eschangent pour des pelleteries, peintures, pourceleines, & autres fatras.
Les femmes vivent fort bien avec leurs marys, & ont cette coustumes avec toutes les autres femmes des peuples errans, que lors qu'elles ont leurs mois, elles se retirent d'avec leurs marys, & la fille d'avec ses pere & mere, & autres parens, & s'en vont en de certaines Cabanes escartees & esloignees de leur village, où elles sejournent & demeurent tout le temps de ces incommoditez, sans avoir aucune compagnie d'hommes, lesquels leur portent des vivres & ce qui leur est necessaire, jusqu'à leur retour, si elles mesmes n'emportent suffisamment pour leur provision, comme elles font ordinairement. Entre les Hurons, & autres peuples sedentaires, les femmes ny les filles ne sortent point de leur maison ou village, pour semblables incommoditez; mais elles font leur manger en de petits pots à part pendant ce temps-là, & ne permettent à personne de manger de leurs viandes & menestres: de sorte qu'elles semblent imiter les Juisves, lesquelles s'estimoient immondes pendant le temps de leurs fleurs. Je n'ay peu apprendre d'où leur estoit arrivé cette coustume de se separer ainsi quoy que je l'estime pleine d'honnesteté.
UIS, qu'avec la grace du bon Dieu, nous sommes arrivez jusques-là, que d'avoisiner le pays de nos Hurons, il est maintenant temps que je commence à en traicter plus amplement, & de la façon de faire de ses habitans, non à la maniere de certaines personnes, lesquelles descrivans leurs Histoires, ne disent ordinairement que les choses principales, & les enrichissent encore tellement, que quand on en vient à l'experience, on n'y voit plus la face de l'Autheur: car j'escrit non seulement les choses principales, comme elles sont; mais aussi les moindres & plus petites, avec la mesme naïfveté & simplicité que j'ai accoustumé.
C'est pourquoy je prie le Lecteur d'avoir pour agreable ma maniere de proceder, & d'excuser si pour mieux faire comprendre l'humeur de nos Sauvages, j'ay esté contrainct inserer icy plusieurs chose inciviles & extravagantes; d'autant que l'on ne peut pas donner une entiere cognoissance d'un pays estranger, ny ce qui est de son gouvernement, qu'en faisant voir avec le bien, le mal & l'imperfection qui s'y retrouve: autrement il ne m'eust fallu descrire les moeurs des Sauvages, s'il ne s'y trouvoit rien de sauvage, mais des moeurs polies & civiles, comme les peuples qui sont cultivez par la religion & pieté, ou par des Magistrats & sages, qui par leurs bonnes lois eussent donné quelque forme aux moeurs si difformes de ces peuples barbares, dans lesquels on void bien peu reluire la lumiere de la raison, & la pureté d'une nature espuree.
Deux jours avant nostre arrivée aux Hurons, nous trouvasmes la mer douce, sur laquelle ayans traversé d'Isle en Isle, & pris terre au pays tant desiré, par un jour de Dimanche, feste sainct Bernard, environ midy, que le Soleil donnoit à plomb: mes Sauvages ayans serré leur Canot en un bois là auprés me chargerent de mes hardes & pacquets, qu'ils avoient auparavant tousjours portez par le chemin: la cause fut la grande distance qu'il y avoit de là au Bourg, & qu'ils estoient desja plus que suffisamment chargez de leurs marchandises. Je portai donc mon pacquet avec une tres grande peine, tant pour sa pesanteur, & de l'excessive chaleur qu'il faisoit, que pour une foiblesse & debilité grande que je ressentois en tous mes membres depuis un long temps, joinct que pour m'avoir fait prendre le devant comme ils avoient accoustumé (à cause que je ne pouvois les suyvre qu'à toute peine) je me perdis du droict chemin, & me trouvay longtemps seul, sans sçavoir où j'allois. A la fin, apres avoir bien marché & traversé pays, je trouvay deux femmes Huronnes proche d'un chemin croisé & leur demanday par où il falloit aller au Bourg où je me devois rendre, je n'en sçavois pas le nom, & moins lequel je devois prendre des deux chemins, ces pauvres femmes se peinoient assez pour se faire entendre, mais il n'y avoit encore moyen. Enfin, inspiré de Dieu, je pris le bon chemin, & au bout de quelque temps je trouvay mes Sauvages assis à l'ombre sous un arbre, en une belle grande prairie, où ils m'attendoient, bien en peine que j'estois devenu: ils me firent seoir auprés d'eux, & me donnerent des cannes de bled d'Inde à succer, qu'ils avoient cueillies en un champ tout proche de là. Je pris garde comme ils en usoient, & les trouvay d'un assez bon suc: apres, passant par un autre champ plein de Fezolles, j'en cueillay un plein plat, que je fis par apres cuire dans nostre Cabane avec de l'eau quoyque l'escorce en fust desja assez dure: cela nous servit pour un second festin apres nostre arrivee.
A mesme temps que je fus apperceu de nostre ville deQuieuindahian, autrement nommeeTéquemonkiayé, lieu assez bien fortifié à leur mode, & qui pouvoit contenir deux ou trois cens mesnages, en trente ou quarante Cabanes qu'il y avoit, il s'esleva un si grand bruit par toute la ville, que tous sortirent presque de leurs Cabanes pour me venir voir, & fus ainsi conduit avec grande acclamation jusques dans la Cabane de mon Sauvage, & pour ce que la presse y estoit fort grande, je fus contrainct de gaigner le haut de l'establie, & me desrober de leur presse. Les pere & mere de mon Sauvage me firent un fort bon accueil à leur mode & par des caresses extraordinaires me tesmoignoient l'ayse & le contentement qu'ils avoient de ma venuë, ils me traiterent aussi doucement que leur propre enfant & me donnerent tout sujet de louer Dieu, voyant l'humanité & fidelité de ces pauvres gens, privez de la cognoissance. Ils prirent soin que rien ne se perdist de mes petites hardes, & m'advertirent de me donner garde des larrons & trompeurs, particulierement desQuiennoncateronons, qui me venoient souvent voir, pour tirer quelque chose de moy: car entre les Nations Sauvages celle-cy est l'une des plus subtile de toutes, en faict de tromperie & de vol.
Mon Sauvage, qui me tenoit en qualité de frere, me donna advis d'appeller sa mereSenaoué, c'est à dire ma mere, puis luy ses freresAtaquenmon frere, & le refit de ses parents en suitte, selon les degrez de consanguinité, & eux de mesme m'appelloient leur parent. La bonne femme disoitAyein, mon fils, & les autresAtaquen, mon frere,Earassé, mon cousin,Hineittan, non nepveu,Houatinoron, mon oncle,Ayatan, mon pere: selon l'aage des personnes j'estois ainsi appellé oncle ou nepveu, &c. & des autres qui ne me tenoit en qualité de parent,Yatayo, mon compagnon, mon camarade, & de ceux qui m'estimoient d'avantage:Garithouanne, grand Capitaine. Voyla comme ce peuple n'est pas tant dans la rudesse & la rusticité qu'on l'estime.
Le festin qui nous fut faict à nostre arrivee, fut de bled d'Inde pilé, qu'ils appellentOttet, avec un petit morceau de poisson boucanné à chacun, cuit en l'eau, car c'est toute la saulce du pays, & mes Fezolles me servirent pour le lendemain: dés lors je trouvay bonne la Sagamite qui estoit faicte dans nostre Cabane, pour estre assez nettement accommodee, je n'en pouvois seulement manger lors qu'il y avoit du poisson puant demincé parmy, ou d'autres petits, qu'ils appellentAuhaitsique, ny aussi deLeindohy, qui est un bled qu'ils font pourrir dans les fanges & eauës croupies & marescageuses, trois ou quatre mois durant, duquel ils font neantmoins grand estat: nous mangions par-fois des Citrouilles du pays, cuittes dans l'eau, ou bien sous la cendre chaude, que je trouvois fort bonnes, comme semblablement des espics de bled d'Inde, que nous faisions rostir devant le feu, & d'autres esgrené, grillé comme pois dans les cendres: pour des Meures champestres nostre Sauvagesse m'en apportoit souvent au matin pour mon desjeuner, du hien de Cannesd'Honnehaà succer, & autre chose qu'elle pouvoit, & avoit ce soin de faire dresser ma Sagamite la premiere, dans l'escuelle de bois ou d'escorce la plus nette, large comme un plat-bassin, & la cuillier avec laquelle je mangeois, grande comme un petit plat ou sauciere. Pour mon département & quartier, ils me donnerent à moy seul, autant de place qu'en pouvoit occuper un petit mesnage, qu'ils firent sortir à mon occasion, dés le lendemain de mon arrivee: en quoy je remarquay particulierement leur bonne affection, & comme ils desiroient de me contenter, & m'assister & servir avec toute l'honnesteté & respect deu à un grand Capitaine & chef de guerre, tel qu'ils me tenoient. Et pour ce qu'ils n'ont point accoustumé de se servir de chevet, je me servois la nuid d'un billot de bois, ou d'une pierre, que je mettois sous ma teste, & au reste couché simplement sur la natte comme eux, sans couverture ny forme de couche, & en lieu tellement dur, que le matin me levant, je me trouvois tout rompu & brisé de la teste & du corps.
Le matin, apres estre esveillé, & prié un peu Dieu, je desjeunois de ce peu que nostre Sauvagesse m'avoit apporté, puis ayant pris mon Cadran solaire, je sortois de la ville en quelque lieu escarté, pour pouvoir dire mon service en pais, & faire mes prieres & meditations ordinaires: estant environ midy ou une heure, je retournois è nostre Cabane, pour disner d'un peu de Sagamite, ou de quelque Citrouille cuitte; apres disner je lisois dans quelque petit livre que j'avois apporté, ou bien j'escrivois, & observant soigneusement les mots de la langue, que j'apprenois, j'en dressois des memoires que j'estudiois, & repetois devant mes Sauvages, lesquels y prenoient plaisir, & m'aydoient à me perfectionner avec une assez bonne methode, m'y disant souvent,Auiel, au lieu de Gabriel, qu'ils ne pouvoient prononcer, à cause de la lettre B, qui ne se trouve point en toute leur langue, non plus que les autres lettres labiales,asséhona, agnonra, & Séaconqua: Gabriel, prends ta plume & escris, puis ils m'expliquoient au mieux qu'ils pouvoient ce que je desirois sçavoir d'eux.
Et comme ils ne pouvoient par fois me faire entendre leurs conceptions, ils me les demonstroient par figures, similitudes & demonstrations exterieures, par-fois par discours, & quelquesfois avec un baston, traçant la chose sur la terre, au mieux qu'ils pouvoient, ou par le mouvement du corps, n'estans pas honteux d'en faire de bien indecents, pour se pouvoir mieux donner à entendre par ces comparaisons, plustost que par longs discours & raisons qu'ils eussent pû alleguer, pour estre leur langue assez pauvre en disetteuze de mots en plusieurs choses, & particulierement en ce qui est des mysteres de nostre saincte Religion, lesquels nous ne leur pouvions expliquer, ny mesme lePater noster, sinon par periphrase, c'est à dire, que pour un de nos mots, il en falloit user de plusieurs des leurs: car entr'eux ils ne sçavent que c'est de Sanctification, de Regne celeste, du tres-sainct Sacrement, ny d'induire en tentation. Les mots de Gloire, Trinité, sainct Esprit, Anges, Resurrection, Paradis, Enfer, Eglise, Foy, Esperance & Charité, & autres infinis, ne sont pas en usage chez-eux. De sorte qu'il n'y a pas besoin de gens bien sçavans pour le commencement, mais bien de personnes craignans Dieu, patiens, & pleins de charité: & voilà enquoy il faut principalement exceller pour convertir ce pauvre peuple, & le tirer hors du peché & de son aveuglement.
Je sortois aussi fort souvent par le Bourg, & les visitois en leurs Cabanes & ménages, ce qu'ils trouvoient tres-bon, & m'en aymoient d'avantage, voyans que je traitois doucement & affablement avec eux, autrement ils ne m'eussent point veu de bon oeil, & m'eussent creu superbe & desdaigneux, ce qui n'eust pas esté le moyen de rien gaigner sur eux, mais plustost d'acquerir la disgrace d'un chacun, & se faire hayr de tous: car à mesme temps qu'un Estranger a donné à l'un d'eux quelque petit sujet ou ombrage de mescontentement ou fascherie, il est aussi-tost sceu par toute la ville de l'un à l'autre: & comme le mal est plustost creu que le bien, ils vous estiment tel pour un temps, que le mescontent vous a depeint.
Nostre Bourg estoit de ce costé là le plus proche voysin des Yroquois, leurs ennemis mortels, c'est pourquoy n m'advertissoit souvent de me tenir sur mes gardes, de peur de quelque surprise pendant que j'allois au bois pour prier Dieu, ou aux champs cueillir des Meures champestres: mais je n'y rencontray jamais aucun danger ny hazard (Dieu mercy) il y eut seulement un Huron qui bandit son arc contre moy, pensant que je fusse ennemy: mais ayant parlé il se rasseura, & me salua à la mode du pays,Quoye, puis il passa outre son chemin, & moy le mien.
Je visitois aussi par fois leur Cimetiere, qu'ils appellentAgosayé, admirant le soin que ces pauvres gens ont des corps morts De leurs parents & amis deffuncts, & trouvois qu'en cela ils surpassoient le pieté des Chrestiens puis qu'ils n'espargnent rien pour le soulagement de leurs ames, qu'ils croyent immortelles, & avoit besoin du secours des vivans. Que si par fois j'avois quelque petit ennuy, je me recreois & consolois en Dieu par la priere, ou en chantant des Hymnes & Cantiques spirituels, à la louange de sa divine Majesté, lesquels les Sauvages escoutoient avec attention & contentement, & me prioyent de chanter souvent, principalement apres que je leur eûs dict, que ces chants & Cantiques spirituels estoient des prieres que je faisois & addresois à Dieu nostre seigneur, pour leur salut & conversion.
Pendant la nuict j'entendois aussi parfois la mere de mon Sauvage pleurer, & s'affliger grandement, à cause des illusions du Diable. J'interrogeay mon Sauvage pour en sçavoir le sujet, il me fit response que c'estoit le Diable qui la travailloit & affligeoit, par des songes & representations fascheuses de la mort de ses parens, & autres imaginations. Cela est particulierement commun aux femmes plustots qu'aux hommes, à qui cela arrive plus rarement, bien qu'il s'y en trouve par-fois quelques-uns qui en deviennent fols & furieux, selon leur forte imagination, & la foiblesse de leur esprit, qui leur fait adjouter foy à ces ruseries diaboliques.
Il se passa un assez long temps apres mon arrivee, avant que j'eusse aucune cognoissance ny nouvelle du lieu où estoient arrivez mes Confreres, jusques à un certain jour que le Pere Nicolas accompagné d'un Sauvage me vint trouver de son village, qui n'estoit qu'à cinq lieuës du nostre, je fus fort resjouy de le voir en bonne santé & disposition, nonobstant les penibles travaux & disettes qu'il avoit souffertes depuis nostre departement de la traicte; mes Sauvages le receurent aussi volontiers à coucher en nostre Cabane, & luy firent festin de ce qu'ils pûrent, à cause qu'il estoit mon Frere, & à nos autres François, pour estre mes bons amys. Apres donc nous estre congratulez de nostre heureuse arrivee, & un peu discouru de ce qui nous estoit arrivé pendant un si long & penible chemin, nous advisasme d'aller trouver le Pere Joseph, qui estoit demeurant en un autre village, ç quatre ou cinq lieuës de nous; car ainsi Dieu nous avoit-il faict la grace, que sans l'avoir premedité, nous nous mismes à la conduite de personnes qui demeurassent si proches les uns des autres: mais pource que j'estois fort aymé deOouchiareymon Sauvage, & de la pluspart de ses parens, je ne sçavois comment l'advertir de nostre dessein, sans le mescontenter grandement. Nous trouvasmes enfin moyen de luy persuader que j'avois quelque affaire à communiquer à nostre Frere Joseph, & qu'allant vers luy il falloit necessairement que j'y portasse tout ce que j'avois, qui estoit autant à luy comme à moy, afin de prendre chacun ce qui luy appartenoit, ce qu'ayant dict, je pris congé d'eux leur donnant esperance de revenir en bref, ainsi je partis avec le bon Pere Nicolas, & fusmes trouver le Pere Joseph, qui demeuroit àQuieunonascaran, où je ne vous sçaurois expliquer la joye & le contentement que nous eusmes de nous revoir tous trois ensemble, qui ne fut pas sans en rendre graces à Dieu, le priant de benir nostre entreprise pour sa gloire, & conversion de ces pauvres infideles: en faitte, nous fismes bastir une Cabane pour nous loger où à grand-peine eusmes-nous le loisir de nous entre caresser, que je vis mes Sauvages (ennuyez de mon absence) nous venir visiter, ce qu'ils reitererent plusieurs fois, & nous nous estudions à les recevoir & traicter si humainement & civilement, que nous les gaignasmes, en sorte, qu'ils sembloient debattre de courtoisie à recevoir les François En leur Cabane, lors que la necessité de leurs affaires les jettoit à la mercy de ces Sauvages, que nous experimentasmes avoir esté utils à ceux qui doivent traiter avec eux, esperant par ce moyen de nous insinuer au principal dessein de leur conversion, seul motif d'un si long & fascheux voyage.
Or nous voyans parmy eux nous nous resolusmes d'y bastir un logement, pour prendre possession, au nom de Jesus Christ de ce pays, afin d'y faire les fonctions & exercer les ministere de nostre Mission ce qui fut cause que nous priames le Chef qu'ils nommentGarihoüa Androntiac'est à dire, Capitaine & Chef de la police, de nous le permettre, ce qu'il fit, apres avoir assemblé le Conseil des plus notables, & ouy leur advis: & apres qu'ils se furent efforcez de nous dissuader ce dessein, nous persuadans de prendre plustost logement en leurs Cabanes pour y estre mieux traitez. Nous obtinmes ce que nous desirions, leur ayans faict entendre qu'il estoit ainsi necessaire pour leur bien; car estans venus de si long pays pour leur faire entendre ce qui concernoit le salut de leurs ames, & le bien de la felicité eternelle, avec la cognoissance d'un vray Dieu, par la predication de l'Evangile, il n'estoit pas possible d'estre assez illuminez du Ciel pour les instruire parmy le tracas de la mesnagerie de leurs Cabanes, joint que desirans leur conserver l'amitié des François qui traitoient avec eux, nous aurions plus de credit à les conserver ainsi à part, que non pas quand nous serions cabanez parmy-eux. De sorte que s'estans laissez persuader par ces discours & autres semblable, ils nous dirent que nous fissions cesser les pluyes (qui pour lors estoient fort grandes & importunes) en priant ce grand Dieu, que nous appellions Pere, & nous disions ses serviteurs, afin qu'il les fist cesser, pour pouvoir nous accommoder la Cabane que nous desirions: si bien que Dieu favorisant nos prieres (apres avoir passé la nuict suyvante à le solliciter) il nous exauça, & les fit cesser si parfaictement, que nous eusmes un temps fort serain; dequoy ils furent si estonnez & ravis, qu'ils le publierent pour miracle, dont nos rendismes graces à Dieu. Et ce qui les confirma d'avantage, ce fut qu'apres avoir employé quelques jours à ce pieux travail, & apres l'avoir mis à sa perfection, les pluyes recommencerent: de sorte qu'ils publierent par tout la grandeur de nostre Dieu.
Je ne puis obmettre un gentil debat qui arrive entr'eux, à raison de nostre bastiment, d'un jeune garçon lequel n'y travaillant pas de bonne volonté, se plaignoit aux autres de la peine & du soin qu'ils se donnoient de bastir une Cabane à des gens qui ne leurs estoient point parens, & eust volontiers desiré qu'on eust delaissé la chose imparfaite, & nous en peine de loger avec eux dans leurs Cabanes, ou d'estre exposez à l'injure de l'air, & incommodité du temps: mais les autres Sauvages portez de meilleure volonté, ne luy voulurent point acquiescer, & le reprirent de sa paresse, & du peu d'amitié qu'il tesmoignoit à des personnes si recommandables, qu'ils devoient cherir comme parens & amys bien qu'estrangers, puis qu'ils n'estoient venus que pour leur propre bien & profit.
Ces bons Sauvages ont cette louable coustume entr'eux; que quand quelques-uns de leurs Concitoyens n'ont point de Cabane è se loger, tous unanimement prestent la main, & luy en font une, & ne l'abondonnent point que la chose ne soit mise en sa perfection, ou du moins que celuy ou ceux pour qui elle est destinée, ne la puisse aysement parachever: & pour obliger un chacun à un si pieux & charitable office, quand il est question d'y travailler, la chose se decide toujours en plein conseil, puis le cry s'en faict tous les jours par le Bourg, afin qu'un chacun s'y trouve à l'heure ordonnée, ce qui est un tres-bel ordre, & fort admirable pour des personnes sauvages, que nous croyons, & sont en effect, moins policées que nous. Mais pour nous, qui leur estions estranger, & arrivez de nouveau, c'estoit beaucoup, de se monstrer si humains que de nous en bastir avec une si commune & universelle affection, veu qu'ils ne donnent ordinairement rien pour rien aux estrangers, si ce n'est à des personnes qui le meritent, ou qui les ayent bien obligez, quoy qu'ils demandent tousjours, particulierement aux François, qu'ils appellentAgnouha, c'est à dire gens de fer, en leur lange, & les Canadiens & Montagnars nous sur-nommentMistigoche, qui signifie en leur langue Canot ou Basteau de bois: ils nous appellent ainsi, à cause que nos Navires & Basteaux sont faicts de bois, & non d'escorces comme les leurs: mais pour le nom que nous donnent les Hurons, il vient de ce qu'auparavant nous, ils ne sçavoient que c'estoit de fer, & n'en avoient aucun usage, non plus que de tout autre metal ou mineral.
Pour revenir au parachevement de nostre Cabane, ils la dresserent environ à deux portées de flesches lin du Bourg, en un lieu que nous-mesmes avions choisi pour le plus commode, sur le costeau d'un fond, où passoit un beau & agreable ruisseau, de l'eau duquel nous nous servions à boire, & à faire nostre Sagamité, excepté pendant les grandes neiges de l'hyver, que pour cause du fascheux chemin; nous prenions de la neige proche de nous pour faire nostre manger, & ne nous en trouvasmes pont mal, Dieu mercy. Il est vray qu'on passe d'ordinaire les sepmaines & les mois entiers sans boire: car ne mangeant jamais rien de sallé ny espicé, & son manger quotidien n'estant que de ce bled d'Inde bouilly en eau, cela sert de boisson & de mangeaille, & nous nous trouvons fort bien de ne point manger de sel: aussi restons-nous pres de trois cens lieuës loin de toute eau sallée, de laquelle eussions pû esperer du sel. Et à mon retour en Canada, je me trouvois mal au commencement d'en manger; pour l'avoir discontinué trop longtemps; ce qui me faict croire que le sel n'est pas necessaire à la conservation de la vie, ny à la santé de l'homme.
Nostre pauvre Cabane pouvoit avoir environ vingt pieds de longueur, & dix ou douze de large, faicte en forme d'un berceau de jardin, couverte d'escorces par tout, excepté au faiste, où on avoit laissé une fente & ouverture exprez pour sortir la fumée; estoit ainsi achevée de nous-mesmes au mieux qu'il nous fut possible, & avec quelques haches que nous avions apportées, nous fismes une cloison de pieces de bois, separant nostre Cabane en deux: du costé de la porte estoit le lieu où nous faisions nostre mesnage, & prenions nostre repos, & la chambre intérieure nous servoit de Chappelle, car nous y avons dressé un Autel pour dire la saincte Messe; & y serrions encores nos ornements & autres petites commoditez, ce de peur de la main larronnesse des Sauvages nous tenions la petite porte d'escorce, qui estoit à la cloison, fermee & attachee, avec une cordelette. A l'entour de nostre petit logis nous Y accommodasme un petit jardin, fermé d'une petite pallissade, pour en oster le libre accez aux petits enfans Sauvages, qui ne cherchent qu'à mal faire pour la pluspart: les pois, herbes & autres petites choses que avions semees en ce petit jardin; y profiterent assez bien, encore que la terre en fust fort maigre, comme l'un des pires & moindres endroicts du pays.
Mais pour avoir faict nostre Cabane hors saison, elle fut couvere de tres mauvaise escorce, qui se décreva & fendit toute, de sorte qu'elle nous garentissoit peu ou point des pluyes qui nous tomboient partout, & ne nous en pouvions deffendre ny le jour ny la nuict, non plus que des neiges pendant l'hyver, de laquelle nous nous trouvions par-fois couverts le matin en nous levant. Si la pluye estoit aspre, elle esteignoit nostre feu, nous privoit du disner, & nous causoit tant d'autres incommoditez, que je puis dire avec verité, que jusqu'à ce que nous y eussions un peu remedié, qu'il n'y avoit pas un seul petit coin en nostre Cabane, où il ne pleust comme dehors, ce qui nous contraignoit d'y passer les nuicts entieres sas dormir, cherchans à nous tenir & ranger debouts ou assis en quelque petit coin pendant ces orages.
La Terre nue où nos genouils, nous servoient de table à prendre nostre repas ains comme les Sauvages, & n'avions non plus de nappes ny serviettes à essuyer nos doigts, ny de cousteau à couper nostre pain ou nos viandes: car le pain nous estoit interdict, & la viande nous estoit si rare, que nous avons passé des 6 sepmaines, & deux & trois mois entiers sans en manger, encor' n'estoit-ce que quelque petits morceau de Chien, d'Ours ou de Renard, qu'on nous donnoit en festin, excepté vers Pasques & en l'Automne, que quelques François nous firent part de leur chasse & gibier. La chandelle de quoy nous nous servions la nuict, n'estoit que de petits cornets d'escorce de Bouleau, qui estoient de peu de duree, & la clairté du feu nous servoit pour lire, escrire, & faire autres petites choses pendant les longues nuicts de l'hyver, ce qui n'estoit une petite incommodité.
Nostre vie & nourriture ordinaire estoit des mesmes mets & viandes que celles que les Sauvages usent ordinairement sinon que celle de nos Sagamites estoient un peu plus nettement accommodées, & que nous y mettions encore par fois de petites herbes, comme de la Marjolaine sauvage, & autres, pour y donner goust & saveur, au lieu de sel & d'espice; mais les Sauvages s'appercevans qu'il y en avoit, ils n'en voulurent nullement gouster, disans que cela sentoit mauvais, & par ainsi ils nous la laissoient manger en paix, sans nous en demander, comme ils avoient accoustumé de faire lors qu'il n'y en avoit point, aussi ne nous en refusoient-ils point en leurs Cabanes quand nous leur en demandions, & eux-mesmes nous en offroient souvent.
Au temps que les bois estoient en seve, nous faisions par-fois une fente dans l'escorce de quelque gros Bouleau, & tenans au dessous une escuelle, nous recevions le jus & la liqueur qui en distilloit, laquelle nous servoit pour nous fortifier le coeur lors que nous nous en sentions incommodez; mais c'est neantmoins un remede bien simple & de peu d'effect, & qui assadist plustost qu'il ne fortifie, & si nous nous en servions, c'estoit faute d'autre chose plus propre & meilleure.
Avant que de partir pour aller à la mer douce, le vin des Messes, que nous avions porté en un petit baril de deux pots, estant failly, nous en fismes d'autre avec des raisins du pays, qui estoit tres-bon & bouillit en nostre petit baril, & en deux autres bouteilles que nous avions, de mesmes qu'il eust pû faire en des plus grands vaisseaux, & si nous en eussions encore en d'autres, il y avoit moyen d'en faire une assez bonne provision, pour la grande quantité de vignes & de raisins qui sont en ce pays-là. Les Sauvages en mangent bien le raisin, mais ils ne les cultivent ny n'en font aucun vin, pour n'en avoir l'invention, ny les instrumens propres: Nostre mortier de bois, & une serviette de nostre Chappelle nous servirent de pressoir, & un Anderoqua, ou sceau d'escorces, nous servit de contenans nos petits vaisseaux n'estans capables de contenir tout nostre vin nouveau, nous fusmes contraincts, pour ne point perdre le res, d'en faire du raisiné, qui fut aussi bon que celuy que l'on faict en France, lequel nous servit aux jours de recreation & bonne feste de l'annee, à en prendre un petit sur la poincte d'un cousteau.
Pendant les neiges nous estions contraincts de nous attacher des raquettes sous les pieds, aussi bien que les Sauvages, pour aller querir du bois pour nous chauffer, qui est une tres-bonne invention: car avec icelles on n'enfonce point dans les neiges, & si on faict bien du chemin en peu de temps. Ces raquettes que nos Sauvages Hurons appellentAgnonia, sont deux ou trois fois grandes comme les nostres. Les Montagnars, Canadiens, & Algoumequins, hommes, femmes, filles & enfans avec icelles, suyvent la piste des animaux & la beste estant trouvee, & abatue à coups de flesches, & espees emmanchee au bout d'une demye picque, qu'ils sçavent dextrement darder ils se cabanent, & là se consolent, jouissent du fruict de leur travail, & sans ces raquettes ils ne pourroient courir l'Eslan ny le Cerfs, & par consequent il faudroit qu'ils mourussent de faim en temps d'hyver.
Pendant le jour nous estions continuellement visitez d'un bon nombre de Sauvages, & à diverses intentions; car les uns venoient pour l'amitié qu'ils nous portoient, & pour s'instruire & entretenir de discours avec nous: d'autres pour voir s'ils nous pourroient rien desrober, ce qui arrivoit assez souvent, jusqu'à prendre de nos cousteaux, cueilliers, escuelles d'escorce ou de bois, & autres choses qui nous faisoient besoin: & d'autres plus charitables nous apportoient de petits presens, comme du bled d'Inde, des Citrouilles, des Fezolles, & quelquesfois des petits Poissons boucanez, & en recompense nous lur donnions aussi d'autres petits presens, comme quelques aleines, fer à flesches, ou un peu de rassade à pendre à leur col, ou à leurs oreilles; & comme ils sont pauvres en meubles, empruntant quelqu'un de nos chaudrons, ils nous le rendoient tousjours avec quelque reste de Sagamité dedans, & quand il arrivoit de faire festin pour un deffunct, plusieurs de ceux qui nous aymoient nous en envoyoient, comme ils faisoient au reste de leurs parens & amys selon leur coustume. Ils nous venoient aussi souvent prier de festin; mais nous n'y allions que le plus rarement qu'il nous estoit possible, pour ne nous obliger à leur en rendre, & pour plusieurs autres bonnes raisons.
Quand quelque particulier Sauvage de nos amys nous venoit visiter, entrant chez-nous, la salutation estoit ho, ho, ho, qui est une salutation de joye, & la seule voix ho, ho, ne se peut faire que ce ne soit quasi en riant, tesmognans par là la joye & le contentement qu'ils avoient de nous voir; car leur autre salutationQuoye, qui est comme si on disoit: Qu'est-ce, que dites-vous, se peut prendre en divers sens, aussi est-elle commune envers les amys, comme envers les ennemis, qui respondent en la mesme maniereQuoye, ou bien plus gracieusementYatoyo, qui est à dire mon amy, mon compagnon, mon camarade, ou disentAtaquen, mon frere, & aux fillesEadié, ma bonne amie, ma compagne, & quelquefois aux vieillardsYastan, mon pere,Honratinoyon, oncle, mon oncle, &c.
Ils nous demandoient aussi à petuner, & plus souvent pour espargner le petun qu'ils avoient dans leur sac, car ils n'en sont jamais desgarnis: mais comme la foule y estoit souvent si grande qu'à peine avions-nous place en nostre Cabane, nous ne pouvions pas leur en fournir à tous, & nous en excusions, en ce qu'eux-mesmes nous traictoient ce peu que nous en avions, & cette raison les rendoit contens. Une grande invention du Diable, qui fait su singe par tout est, que comme entre nous on salue de quelque devote priere celuy ou celle qui esternue, eux au contraire, poussez de Sathan, & d'un esprit de vengeance, entendans esternuer quelqu'un, leur salut ordinaire n'est que des imprécations, des injures, & la mort mesme qu'ils souhaittent & desirent aux Yroquois, & à tous leurs ennemis, dequoy nous les reprenions, mais il n'estoit pas encore entré en leur esprit que ce fust ma faict, d'autant que la vengeance leur est tellement coustumiere & ordinaire, qu'ils la tiennent comme vertu à l'endroict de l'ennemy estranger, & non toutefois envers ceux de leur propre Nation, desquels ils sçavent assez bien dissimuler et supporte un tort ou injure quand il faut. Et à ce propos, de la vengeance je diray que comme le General de la flotte assisté des autres Capitaines de navire, eussent par certaine ceremonie, jetté une espee dans la riviere sainct Laurens au temps de la traicte, en la presence de tous les Sauvages, pour asseurance aux meurtriers Canadiens qui avoient tué deux François, que leur faute leur estoit entierement pardonnee, & ensevelie dans l'oubly, en la mesme sorte que cette espee estoit perdue & ensevelie au fond des eauës. Nos Hurons, qui sçavent bien dissimuler, & qui tiennent bonne mine en cette action, estans de retour dans leur pays, tournerent toute cette ceremonie en risee, & s'en mocquerent, disans que toute la colere des François avoit esté noyee en cette espée, & que pour tuer un François on en seroit dores-navant quitte pour une douzaine de castors.
Pendant l'hyver, que les Epicerinys se vindrent cabaner au pays de nos Hurons, à trois lieuës de nous, ils venoient souvent nous visiter en nostre Cabane pour nous voir, & pour s'entretenir de discours avec nous: car comme j'ay dict ailleurs, ils sont assez bonnes gens, & sçavent les deux langues, la Huronne & la leur, ce que n'ont pas les Hurons, lesquels ne sçavent ny n'apprennent autre langue que la leur, soit par negligence ou pour ce qu'ils ont moins affaire de leurs voysins, que leurs voysins n'ont affaire d'eux. Ils nous parlerent par plusieurs fois d'une certaine Nation à laquelle ils vont tous les ans une fois à la traite, n'en estans esloignez qu'environ une Lune & demye, qui est un mois ou six sepmaines de chemin, tant par terre que par eau & riviere. A laquelle vient aussi trafiquer un certain peuple qui y aborde par mer, avec des grands basteaux ou navires de bois, chargez de diverses marchandises, comme haches, faictes en queuë de perdrix, des bas de chausses, avec les souliers attachez ensemble, souples néantmoins comme un gand, & plusieurs autres choses qu'ils eschangent pour des pelleteries. Ils nous dirent aussi que ces personnes-là ne portoient point de poil, ny à la barbe ny à la teste, (& pour ce par nous sur-nommez Teste pelles) & nous asseurerent que ce peuple leur avoit dict qu'il seroit fort ayse de nous voir, pour la façon de laquelle on nous avoit dépeinct en son endroit, ce qui nous fit conjecturer que ce pouvoit estre quelque peuple & nation policee & habituee vers la mer de la Chine, qui borne ce pays vers l'Occident comme ils aussi borné de la mer Oceane, environ les 40 degrez vers l'Orient, & esperions y faire un voyage à la premiere commodité avec ces Epicerinys, comme ils nous en donnoient quelques esperance, moyennant quelque petit present; si l'obedience ne m'eust r'appellé trop-tost en France: tant bien que ces Epicerinys ne veulent pas mener de François seculiers en leur voyage, non plus que les Montagnars & Hurons n'en veulent point mener au Saguenay, de peur de descouvrir leur bonne & meilleure traitte, & le pays où ils vont amasser quantité de pelleteries: ils ne sont pas si reserrez en nostre endroict, sçachans desja par experience, que nous ne nous meslons d'aucun autre trafic que de celuy des ames, que nous nous efforçons de gaigner à Jesus-Christ.
Quand nous allions voir & visiter nos Sauvages en leurs Cabanes, ils en estoient pour la pluspart bien ayse, & le tenoient à honneur & faveur, se plaignans de ne nous y voir pas assez souvent, & nous faisoient par-fois comme font ordinairement les Merciers & Marchands du Palais de Paris, nous appellans chacun à son foyer, & peut-estre sous esperance de quelque aleine, ou d'un petit bot de rassade, de laquelle ils sont fort curieux à se parer. Ils nous faisoient aussi bonne place sur la natte auprés d'eux au plus bel endroict, puis nous offroient à manger de leur Sagamité, y en ayant souvent quelque reste de leur pot: mais pour mon particulier j'en prenois fort rarement, tant à cause qu'il sentoit pour l'ordinaire trop le poisson puant, que pour ce que les chiens y mettoient souvent leur nez, & les enfans leur reste. Nous avions aussi fort à dégoust & à contre-coeur de voir les Sauvagesses manger les pouls d'elles & de leurs enfans; car elles les mangent comme si c'estoit chose fort excellente & de bon goust. Puis comme par-deça que l'on boit l'un à l'autre, en presentant le ver à celuy à qui on a beu, ainsi les Sauvages qui n'ont que de l'eau à boire, pour toute boisson, voulans festoyer quelqu'un, & lui mon digne d'amitié, aprés avoir petuné luy presentent le petunoir tout allumé, & nous tenans en cette qualité d'amis & de parens, ils nous en offroient & presentoient de fort bonne grace: Mais comme je ne me suis jamais voulu habituer au petun; je les en remerciois, & n'en prenois nullement, dequoy ils estoient au commencement tous estonnez, pour n'y avoir personne en tous ces pays-là, qui n'en prenne & use, pour à faute de vin & d'espices eschauffer cet estomach, & aucunement corrompre tant de cruditez provenant de leur mauvaise nourriture.
Lorsque pour quelque necessité ou affaire, il nous falloit aller d'un village à un autre, nous allions librement loger & manger en leurs Cabanes, ausquelles s'ils nous recevoient & traittoient fort humainement; bien qu'ils ne nous eussent aucune obligation, car ils ont cela de propre d'assister les passans, & recevoir courtoisement entr'eux toute personne qui ne leur est point ennemie: & à plus forte raison, ceux de leur propre Nation, qui se rendent l'hospitalité reciproque, & assistent tellement l'un l'autre, qu'ils pourvoyent à la necessité d'un chacun, sans qu'il y ait aucun pauvre mendiant parmy leurs villes & villages, & trouvoient fort mauvais entendant dire qu'il y avoit en France grand nombre de ces necessiteux & mendians, & pensoient que cela fust faute de charité qui fust en nous, & nous en blasmoient grandement.