CHAPITRE VIDOULEUR DE MELCHIOR

Elle respirait mal, avec effort : l'air lui déchirait la poitrine et, chaque fois, noyant les yeux, empourprant soudain les joues blêmies, déformant la bouche avide de son souffle, une angoisse si torturante se lisait sur sa jeune face que le vieillard penché sur elle ne se dominait plus, perdait courage, étouffé lui-même par cette petite toux sèche et répétée, qui, lentement, lui ravissait sa fille.

L'enfant souffrait, l'enfant gémissait. Il l'écoutait gémir. La mémoire lui revenait d'un rire insouciant, de courses libres dans les prés, au printemps, de ce regard bleu dont l'assurance tranquille le surprenait toujours : un regard confiant qui se donnait au monde lumineux, où se reflétaient les plus belles apparences et qui savait rendre par de délicats présents de bonté, de douceur et de joie l'ivresse offerte par les fleurs, le chant des sources, la voix des oiseaux. — Alors le père se rappelait que ce regard, bientôt, pourrait s'éteindre.

Elle était l'enfant de sa vieillesse : la mère, morte en couches, lui avait laissé ce portrait d'elle-même. L'épouse chérie, l'épouse vénérée avait un peu revécu, dès les premiers mois de son absence, dans le dessin délicat des traits, dans le sourire des prunelles embuées, point encore habituées au jour, dans la grâce naïve de quelques gestes ébauchés. La détresse du roi se distrayait à ce spectacle que lui offrait, chaque matin, l'enfant balbutiante et rieuse, extase continuelle, chargée d'attente inquiète et d'incertitude, mais qui lui comblait le cœur de l'espoir d'un bonheur nouveau. Il revivait ainsi, il sortait de l'ombre sous l'injonction puérile de ces yeux livrant leur azur.

L'enfant avait grandi ; elle s'était révélée bonne, intelligente et belle, douce envers les malheureux et les malades, compatissante aux affligés et, surtout, éblouie de vivre. Elle se donnait tout entière aux délices quotidiennes ; elle en goûtait la saveur ; elle en retenait l'accent ; elle les accueillait, bras tendus et mains ouvertes, remerciant chaque chose d'être si merveilleuse, la plus fugitive image de tant l'émouvoir. La vieillesse du roi Melchior trouvait en elle son parfum, son harmonie, son enchantement. Il la serrait sur son cœur comme un trésor vivant chaque jour plus précieux.

En cette demeure haute et nue, accrochée au versant de la montagne, elle se plaisait bien : elle aimait parcourir les vastes salles austères dont quelques peaux de bêtes, quelques armes pendues étaient tout l'ornement ; elle contemplait, du faîte des murs, le royaume paternel pour en connaître les diverses splendeurs, pour mieux en mesurer l'étendue, depuis la frontière interdite des neiges et des glaciers jusqu'à celle, indistincte et lointaine, de la mer. Alentour, il y avait la forêt, peuplée parfois de cris farouches et que le vent faisait hurler des nuits entières. De telles clameurs, et si effrayantes, ne la troublaient pas, ne lui causaient aucune peur : c'était le cri de ses chères bêtes, de ses chers arbres ; elle leur répondait secrètement, et quand un cèdre craquait sous la tourmente de façon trop lugubre, elle se pressait le cœur des deux mains pour aider son ami à supporter l'assaut.

De grands oiseaux survolaient l'abrupt domaine : ils tournoyaient avec lenteur dans l'air froid ; elle les suivait du regard, elle les enviait de voguer ainsi, au-dessus des bois, au-dessus des cimes blanches, tout baignés dans le plein jour. De la lumière elle recevait ses plus belles joies. Elle observait les premiers rayons du soleil perçant un ciel brumeux, teignant de rose les neiges, débordant leur crête pour caresser la chevelure des forêts, plongeant au fond d'une vallée obscure et se répandant sur la plaine, réchauffée aussitôt jusqu'à son bord marin qui brasillait ou montrait de l'écume.

Chacun l'aimait. Dans le village groupé au pied même du palais, sur le flanc touffu de la montagne, pas un berger, pas une fermière, pas un vieux bûcheron qui n'interrompît son travail pour sourire à la jeune fille familière, passant, les bras chargés de fleurs cueillies par elle dans la vallée. Ils la saluaient respectueusement, par des paroles joyeuses ; elle y répondait de façon si courtoise, s'enquerrant de tout avec tant de bonne grâce, que ceux-là qui la voyaient passer, de grand matin, en gardaient jusqu'au soir du plaisir. Les serviteurs du palais, vêtus de bure sombre, la rencontraient souvent dans les hautes salles rougies par le soleil couchant. Comme elle les connaissait tous, toujours elle trouvait à leur dire quelques mots justes et doux, de ces mots qui aident à vivre.

Mais plus encore, plus passionnément, les enfants l'adoraient. La princesse était leur compagne chérie. La fille du forgeron, toute ronde, toute replète, le fils du jardinier, un grand gars pataud dont on se moquait, les quatre filles de la meunière, très délurées, les fils jumeaux du corroyeur, si ressemblants qu'on les distinguait mal, le fils rouquin de la brodeuse, quelques autres avaient été ses premiers amis. On les entendait rire et chanter ensemble, ils dansaient dans les clairières, ou bien ils parcouraient de conserve la forêt d'alentour, visitant le vivier, les ruches, buvant aux vasques vertes où le torrent versait sa cascade, grimpant aux arbres et fouillant les terriers.

Jamais ils ne s'éloignaient beaucoup, par crainte des bêtes méchantes : l'enfant royale étant confiée à son escorte, celle-ci faisait bonne garde. Tous rentraient vers le crépuscule, hélés du haut du palais par le beuglement d'une conque tordue, rapportant l'odeur des mousses, des résines, des fruits mûrs, brisés de fatigue heureuse et les yeux ravis.

Certes, le roi Melchior avait placé auprès de sa fille des maîtres illustres qui lui enseignaient le mystère des choses, les influences des constellations, la merveilleuse nomenclature des bêtes et des plantes, celle plus secrète des métaux qui semblent dormir au sein de la terre et pèsent néanmoins sur la destinée de l'homme, celle enfin des habitants du céleste domaine, au sujet desquels tant de savants esprits disputèrent en de longues controverses, mais si passionnantes et profondes que fussent ces leçons dont elle sentait le prix, la jeune princesse préférait l'étude quotidienne que lui permettaient ses libres promenades. Suivre le vol brisé d'une chauve-souris lui plaisait plus que de l'entendre décrire, surveiller les abeilles d'une ruche la renseignait mieux qu'un discours à leur sujet, et rien n'approchait de l'extase où l'incitait la contemplation des astres durant une nuit d'été. A voir son enfant se créer ainsi une sagesse, Melchior goûtait la plus ineffable joie et quand elle partait à l'aventure avec ses petits compagnons, toujours il descendait jusqu'au seuil du palais afin de lui donner un baiser d'adieu. Parfois il disait :

« Je te souhaite que le monde soit encore plus beau qu'il n'était hier. »

Mais il advint un jour funeste où le cœur du roi fut déchiré, où l'ombre alourdit son âme.

La princesse était sortie de grand matin. Melchior la regardait s'éloigner au milieu de sa troupe fidèle. Il les vit s'engager dans la forêt, disparaître en chantant… Et rien ne lui signala par avance la détresse prochaine : nul souffle surgi de l'air, nulle voix chuchotant au fond du sommeil, nul pressentiment secret ne l'avertit. Cette aurore d'été ressemblait à telle autre aurore d'été. — Pourtant, vers l'heure de midi, d'insignes nuées chevauchèrent l'horizon… Le vent les pousserait-il au large? Elles paraissaient très noires, vaguement éclairées par de fulgurantes lueurs. Puis une tempête s'éleva qui, bientôt, gagna le rivage, projetant sur les flots des reflets violets, qui balaya les côtes de son haleine humide, prit la mesure de son aire et se mit à hurler. Le sonneur de trompe lançait en vain ses appels sur les bois : le tumulte orageux dominait un si petit bruit. Il ne pleuvait pas encore, mais l'atmosphère s'obscurcissait étrangement : c'était la nuit en plein jour, une nuit bourdonnante, emplie par le grondement long d'un tonnerre dispersé. Les cris, les éclats du vent, la plainte des arbres à la torture se mêlaient au sifflement d'un tourbillon d'air, colonne vivante qui se déplaçait avec lenteur contre le flanc de la montagne ravagée dont les échos se rejetaient de roche en roche ces voix élémentaires.

Puis les nuées se réunirent dans le haut du ciel où se forma un grand bouclier obscur, lourd de désastres. Brusquement, la foudre qu'il portait en lui le fit craquer de bout en bout ; ce fut, une seconde à peine, un éblouissement bleu d'acier. Le paysage se représenta soudain par des profils cernés et durs ; la moindre chose revécut : le dessin d'un rameau de cèdre, la courbe d'un caillou, le miroir d'une flaque parmi les mousses. — Tout s'éteignit et, noyant le sol de cataractes, le ciel saturé se déversa, crevé d'un vaste trou. La terre s'ouvrait à ce déluge, elle s'en abreuvait et, ne pouvant boire davantage, rejetait le surplus. Les torrent gonflés débordèrent ; les clameurs de l'air furent étouffées par les clameurs de l'eau. Elle bondissait le long des pentes, effondrant les murs, déracinant les arbres, se creusant de nouveaux lits. — Un puissant désordre régna quelque temps ; enfin, dans la voûte vidée, se découvrit furtivement un peu d'azur.

Quand la princesse fut ramenée au palais, ruisselante, elle tremblait de fièvre, elle claquait des dents. Son regard perdu ne reconnaissait personne. — Elle ne s'était plus relevée et, dès le premier instant, la plus noire détresse avait saisi le cœur de Melchior.

Voir sa fille souffrir était pour lui un supplice sans égal ; il en sentait à plein toute l'horreur ; il eût voulu fuir et n'osait quitter le chevet de ce lit. Quand, recru de fatigue et de désespoir, il se décidait à sommeiller un peu, c'était là, par terre, sur une couverture jetée, et d'un somme bien court.

Le délire avait cessé avec la nuit ; les yeux avaient retrouvé leur intelligence des choses, mais l'angoisse ne diminuait guère : un pauvre corps brisé, un visage très pâle, empourpré soudain, une bouche flétrie où le père croyait parfois deviner l'approche de quelque parole…

« Non, disait-il, ne parle pas! repose, mon enfant. J'ai compris. »

Alors elle tâchait de sourire, ah! le pauvre sourire! des pleurs eussent été moins cruels. Les gestes de ses faibles mains faisaient peine : gestes couchés, retrait affreux, quand venaient les quintes, des doigts maladroits contre le lit.

Melchior n'a pu s'empêcher de gémir : voici qu'un peu de mousse rouge paraît au bord des lèvres. Doucement, il l'essuie.

La nuit se traîne, l'aube se lève enfin, un nouveau jour commence, s'illumine, s'obscurcit, sombre dans une nouvelle nuit, et les jours succèdent aux jours, tous faits d'heures égales, et les nuits succèdent aux nuits, variées par les seuls cauchemars. L'enfant souffre toujours autant, Melchior la veille, se désespère sans pleurer, attentif à la plainte, au soupir, à l'expression fugitive, à la faible requête balbutiée, au bruit harcelant de la petite toux plus fréquente.

Des médecins sont venus, hommes très illustres, guérisseurs de haut renom. Ils apportaient leur contingent de phrases savantes, glorieuses à dire et superflues. Telle herbe fut cueillie à la limite des neiges : infusée, elle devait soulager la malade ; telle queue de lézard, séchée au soleil, fut pilée en un mortier pour calmer le cœur affolé ; tel champignon peu commun, découvert au fond des bois, apaiserait la fièvre ; tel joyau brillant, de vertu certaine, placé sur la poitrine nue, attirerait le mal au dehors. — Le remède essayé, poudre, subtile influence ou tisane, toussait-elle moins? montait-il moins de sang à ses lèvres, moins de pourpre à ses joues?… Non : davantage.

Puisque toute tentative reste vaine, puisque l'instant qui vient est plus suppliciant encore que l'instant échu, qu'on laisse en repos le roi Melchior. Il n'est qu'un père surveillant l'agonie de sa fille. Il ne se connaît pas d'autres devoirs.

Ah! que semble-t-elle dire? qu'a-t-il lu sur sa bouche?… Par la baie ouverte, l'aurore jette dans la chambre des rayons d'une fraîcheur neuve. La princesse sourit à la lumière survenue ; elle murmure en accents à peine sensibles :

« Des fleurs… Père, je voudrais des fleurs. »

Rapidement, il s'éloigne de quelques pas ; il donne un ordre bref par la lourde porte entrebâillée, mais des voix s'insinuent aussitôt, pressantes, confuses…

On ne lui permettra pas de n'être qu'un père! Il est un roi, d'abord, un prêtre, un juge aussi. Ces voix le lui rappellent ; il s'en souvient lui-même avec effroi. Durant des années, d'un cœur aimant et généreux, il a gouverné son peuple, il a enseigné Dieu à ses sujets et, suivant sa conscience, leur a rendu la justice. Maintenant, on le réclame pour résoudre un conflit où fut lésée certaine famille de pauvres gens. Ils n'ont foi qu'en lui seul, ils attendent sa sentence ; mais aujourd'hui, lui feront-ils abandonner sa fille?

La douleur de Melchior s'envenime d'un trouble insupportable. Comment remplir son office de roi, loin de celle qui par sa présence l'inclinait à plus de douceur, toujours, qui retenait parfois les gestes souverains et le faisait aimer de son peuple? Comment va-t-il montrer à ce peuple la route qui mène vers Dieu quand lui-même ne la retrouve pas? Depuis que la princesse souffre, le roi prie. La nuit, le jour, il présente à Dieu son oraison, mais Dieu ne répond pas. Ses longues prières, nourries de ferveur et dont sa peine lui dicte les mots, il lui semble qu'elles retombent au lieu de s'échapper, car le ciel les refuse. Et surtout comment jugera-t-il autrui suivant une claire équité quand lui-même ne se reconnaît plus? Comment son âme porterait-elle la lumière en d'autres âmes, étant obscure, la certitude, étant incertaine? Comment pèserait-il justement d'une balance faussée?

Son désir ne faiblit ni ne varie : être seul auprès d'elle, pouvoir pleurer enfin, car il n'a pas pleuré encore, se vouer tout entier à cette veille au chevet de l'enfant qui meurt.

Mais, s'imaginant l'étonnement des chers yeux limpides s'il agissait ainsi et qu'elle s'en rendît compte, il hésite… Elle ne l'approuverait pas, celle qui, toujours, entre ses belles mains, tenait une balance juste.

Il se décide ; il fait appeler la nourrice de sa fille. L'effort est rude, moins rude pourtant qu'il ne pensait. Le roi confie la malade à cette servante dévouée, puis il descend dans la grande salle où l'attend une assemblée inquiète d'hommes et de femmes, jeunes et vieux.

« Seigneur! l'impôt est lourd à nos épaules…

— Seigneur! mon père m'oblige à travailler pour lui et ne me donne aucun salaire…

— Il nous a volé notre bien, Seigneur! il refuse de le rendre et nous sommes de pauvres gens…

— Seigneur! j'ai soif de sagesse, mais je ne sais en découvrir la source ; cette source, montrez-la moi…

— Seigneur, le percepteur de l'impôt ne se montre pas équitable…

— La chair de porc est-elle impure, Seigneur, comme le disent certains, ou ne l'est-elle pas?…

— Ma fille a quitté la maison paternelle avec un étranger ; comment punir son séducteur?…

— J'aspire à la vertu, mais chaque jour, je pèche plus grièvement ; enseignez-moi, Seigneur, une façon de me contraindre…

— Mes bestiaux ont été frappés d'un mal étrange…

— Les olives de mon champ…

— Seigneur! je veux répudier ma femme…

— Seigneur! le vin de ma vigne… »

Il lui fallut bien entendre, donner un conseil, proposer une médiation, rendre une sentence. Des serviteurs venaient parfois murmurer quelques mots à son oreille : la princesse respirait mieux, la princesse avait moins toussé. Il écoutait, le cœur battant. Il reprenait ensuite sa tâche.

Melchior a vaincu la tentation, qui, d'abord, lui paraissait irrésistible, de remettre au lendemain l'obsédant devoir ou de s'en décharger sur un autre. Il eût voulu se désintéresser de ces choses… mais le souvenir des yeux clairs… Lorsque l'on prétend être un juge, se refuse-t-on à juger?

Autant qu'il le pouvait, il a donc fait ce qu'il devait faire, alors pourquoi n'en ressent-il aucun bénéfice, pas le moindre allégement? C'est d'un esprit un peu distrait qu'il écoute ces gens lui présenter leurs hommages, le louer de sa haute vertu, célébrer son équité… à vrai dire, il ne les écoute plus : il s'écoute méditer. S'il a eu tant de peine à rendre la justice, son angoisse de père est-elle seule en cause? Il lui semble avoir jugé sans liberté, à la suite d'une réflexion asservie où sa conscience ne participait pas. Ses raisons de se décider, de conclure, il les prenait dans un fonds très ancien de décisions traditionnelles, de conclusions analogues. Il a donc jugé par tradition, par analogie, non d'après un ordre de lui-même… Que vaut cette méthode? n'est-elle point celle de l'esclave enchaîné? Sa sentence devrait jaillir du débat obscur à l'instant où lui, le juge, y porte la lumière, or elle s'en est déduite péniblement sans que la flamme évidente, convaincante eût paru.

Scrupule étrange!… rien de pareil, jamais, ne l'a troublé. Ce que disaient jadis son père et ses aïeux demeurait bien dit. Il le croyait, hier, en est-il certain, aujourd'hui? La peine des hommes lui semble plus diverse et réclamer un arrêt neuf, chaque fois, brillant d'un éclat neuf qui rassure le cœur contrit et l'âme inquiète, de même que le soleil, à chaque aurore, est un soleil nouveau, donnant une nouvelle allégresse.

Respectueusement, l'assemblée se retirait à petit bruit. Le roi Melchior, caressant sa barbe grise, regardait partir ceux qu'il venait de juger, mais dès qu'il se trouva seul, son angoisse de père le reprit. Enfin, la tâche faite, il pouvait mieux goûter sa douleur, il pleurerait peut-être… Il se leva, il s'en fut d'un pas rapide auprès de celle qui l'attendait en souffrant.

Et durant ce temps, libérés de souci, ses sujets reconnaissants descendaient la pente rocheuse qui les menait à leurs maisons. Ils s'étonnèrent d'abord de les voir si désertes : point de rires fous, point de jeux… Leurs enfants, qu'étaient-ils devenus? Ils ne tardèrent pas à l'apprendre. Un vieux serviteur du palais avait décidé leur départ en communiquant une nouvelle : la princesse voulait des fleurs. Aussitôt, le fils du jardinier s'empressa, il courut chercher la fille du forgeron, le fils de la brodeuse. Ils conférèrent. Leurs compagnes, leurs compagnons, mandés au plus vite, se réunirent devant l'auberge.

« La princesse veut des fleurs.

— Nous lui cueillerons les plus belles.

— Non! pas celles des jardins : les fleurs de la forêt lui plaisent mieux.

— Au pied de la falaise, j'ai vu des fleurs mauves.

— Une grappe bleue retombe du vieux chêne, à la croisée des chemins.

— De grandes fleurs jaunes sont écloses dans un fourré que je connais.

— Elle aime ces fleurs d'un bleu sombre qui tremblent sur leurs tiges.

— A quelques pas de la cascade, on voit comme des étoiles blanches sur un buisson.

— Allons les cueillir toutes pour elle… »

Ils se partagèrent la besogne et se dispersèrent le long des pentes. Ce coin de forêt humide fut bientôt peuplé de leurs courses, de leurs appels, de leur industrieuse quête, de leur jubilation pour une trouvaille imprévue, et quand ils se rejoignirent, chargés de bouquets et de gerbes, ils surent que ce lourd butin qui leur faisait honneur, serait digne de la princesse aimée.

Dans la chambre où repose sa fille, le roi veille auprès de la couche, le roi souffre en silence, priant parfois, toujours en vain : l'enfant n'a pas dormi, n'a cessé de gémir, et la fièvre empourpre ses joues.

Voici que l'on gratte à la porte… Des voix murmurent au dehors. Le gardien entr'ouvre et Melchior aperçoit la jeune troupe sous le faix de ses fardeaux embaumés. Tout doucement, les enfants s'avancent, muets, retenant leur souffle, se gardant de faire le moindre bruit, et déposent leur belle cueillette. Mais en voyant le visage de leur amie et ses pauvres bras maigres et son regard absent et surtout ce long frisson qui la parcourt à tout moment, ils pleurent… Seul le roi ne pleure pas et, quand les enfants ont disparu, c'est lui qui frissonne…

La chambre est pleine de fleurs, de branches fleuries… Melchior a vu des tombes ornées de même. Certains de ses sujets se plaisent à fleurir les lieux où leurs morts sont couchés. Des fleurs bientôt fanées, pour rappeler, sans doute, que la vie est précaire… Quoi! sa fille va donc mourir? sa fille va se raidir dans la mort, se dépouiller, se détruire et n'être plus qu'un peu de cendre inerte sous le poids de la terre?

Dès lors, il n'ose plus la regarder, il détourne les yeux vers la baie ouverte dont on vient de soulever le lourd rideau. La princesse respirait mieux sous l'air du soir… Un ciel pourpre, déjà foncé… Ce jour finissant serait-il son dernier jour? Melchior étouffe d'angoisse, debout au milieu de la jonchée qui l'encense de parfums.

De nouveau, quelqu'un gratte à la porte, quelqu'un entre : un tout petit homme, robuste, vraiment bien petit, d'apparence assez surprenante. Des bras noueux, des jambes tortues, un plaisant visage encadré de boucles blondes à reflets de cuivre. Un bonnet vert foncé le coiffe que dépassent les oreilles en pointe. Aucun poil, aucun duvet n'ombre sa face couperosée, toute rubiconde. Son regard veille comme une eau tranquille sous le sourcil broussailleux. Il est vêtu de verdure moussue, du même vert que son bonnet ; ses pieds sont chaussés de feuilles sèches. Il tient un bouquet à la main.

Un intrus! le roi s'étonne… Mais le petit homme s'approche du roi ; il parle bas, et Melchior l'écoute avec stupeur, car ce n'est pas une voix humaine… Ah! il la reconnaît soudain! c'est la voix de la brise dans la forêt, la voix que sa fille aimait tant :

« Seigneur, dit le petit homme, ne vous troublez pas! Je suis le génie des bois, je distribue dans les brises les parfums de la résine et je fourbis les rayons jaunes des soleils couchants. Bien des fois la princesse s'est promenée en mon domaine, bien des fois, je l'accompagnai le long des sentes. Pour elle, j'écartais les rameaux du fourré, vers ses doigts j'inclinais une tige et j'avertissais les abeilles de sa venue quand elle visitait les ruches. La princesse a demandé qu'on lui portât des fleurs : il en est de plus rares que celles-ci et qu'elle avait découvertes par mes soins… Car je connais la fleur que le poète préfère, celle amie de la lune qui, suivant la lune, s'accroît et diminue, la fleur que les chauves-souris couronnent de leurs brusques danses, la fleur qui ne fleurit qu'un jour et celle aussi qui n'est qu'une coupe claire tendue à la rosée. — Agréez, Seigneur, le modeste hommage de ces quelques fleurs choisies pour la princesse, votre fille. »

Melchior, se penchant sur le petit homme, posa la main sur son épaule et murmura tendrement :

« Ces fleurs, offre-les lui toi-même, génie des bois. »

Tous deux s'approchèrent alors du lit et là le petit homme, debout, très grave, un peu solennel, présenta, l'une après l'autre, les cinq merveilleuses fleurs de son bouquet. Il les posait sur le lit près du visage de l'enfant malade et, chaque fois, prononçait quelques paroles…

« Une pour les belles pensées qui s'éployaient en votre esprit…

« Celle-ci comme un souvenir de l'astre blanc que vous aimiez…

« Celle-ci pour la fantaisie des rêves qui vous ravissaient…

« Celle-ci pour que vous sentiez que la douleur est éphémère…

« Et cette coupe d'onde claire pour les pleurs qu'elle fait verser. »

Il se retira lentement, avec force saluts et déférentes courbettes, mais le roi ne le vit pas sortir. Melchior regardait le visage de sa fille : calme, ce visage, sans nulle angoisse, reposé, heureux, semblait-il, et dans les yeux d'azur, grands ouverts, qui contemplaient l'air obscurci du soir, deux larmes se formaient qui roulèrent le long des joues maintenant pâlies.

Ce fut alors que le roi put pleurer.

Il pleurait à sanglots pressés. Sa douleur n'était plus inquiète ni troublée, elle se lavait dans les pleurs. Libre, enfin, Melchior se donnait à sa peine comme l'on s'abandonne à la joie. Un double ruisseau noyait sa vieille face et des deux mains il tenait sa barbe grise, la tête penchée sur l'enfant mourante dont les yeux ne se fermaient pas. Il priait en pleurant, ses larmes baignaient son oraison et la prière fraîche éclose montait comme un encens.

… Est-ce donc que son regard le trompe?… Quoi? que signifie l'extase sereine qui, maintenant, transfigure sa fille, cette expression de bonheur surhumain, de radieuse délivrance? Les lèvres balbutient, dirait-on. Le roi se penche plus encore, il écoute de plus près… Les lèvres de l'enfant vont-elles ébaucher une requête, lui révéler un secret?

Quelque temps, il écoute en vain, puis il croit deviner…

« Plus haut, Père! lève les yeux plus haut! »

A-t-il bien entendu?…

Le faible corps dévoue ses forces dernières à lui faire partager une pensée.

« Lève les yeux plus haut! »

Elle a dit cela.

Melchior se redresse : il regarde alentour, au hasard, les murs de la chambre vide et, par la baie ouverte, un carré de ciel noir…

Avant peu, il pourra comprendre ; peut-être a-t-il compris déjà.

Quelle est cette étoile étrangère, cette étoile nouvelle qui, lentement, se meut dans la nuit?

Oh! la face de l'enfant devient toute pâle, sa bouche se décolore… Va-t-elle souffrir de nouveau? — Non, l'enfant meurt, simplement, l'enfant meurt de joie!

Une étoile mobile, un astre nouveau… Le roi l'admire…

La poitrine de l'enfant se soulève une fois encore, un dernier souffle s'en échappe. La princesse est morte… Voyez ses yeux ravis, sa bouche souriante… En vérité, la princesse est morte de joie.

Et, dressé tout droit à son chevet, les bras tendus vers l'ombre, Melchior chante, soudain. Il pleure, mais il chante, et ce chant est une prière aussi. Devant sa fille morte, le roi Melchior chante de sa vieille voix grave et passionnée. Le roi Melchior chante un chant mouillé de pleurs et que ses prières emportent ; il chante pour célébrer une étoile neuve qui se déplace au firmament.


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