CHAPITRE VIIBALTHASAR ET L'OISEAU ROUGE

Le ciel est bleu, tout bleu, durement bleu, du zénith où flambe un soleil aveuglant jusqu'au lointain horizon où nulle vapeur ne traîne ; il est bleu, de ce bleu sans nuances, de ce bleu dur qui blesse le regard, de ce bleu parfait où l'œil se perd ; il est impeccablement bleu de ce bleu qui brûle et dont l'oiseau même s'épouvante. — L'un, cependant, a pu s'aventurer dans ce désert de feu et s'y maintient à petits coups d'ailes pressés ; il marque d'un point infime le centre de toute cette ardeur, bête active, bête minuscule, perdue au sein de la chaleur transparente et torride, mais qui sait bien ce qu'elle fait là. — Dans cet univers bleu, volant très haut, voyez ce léger oiseau rouge.

Au centre de la plaine ardente, un palais de terre battue s'étend, bas et lourd, écrasé par la chaleur. Il ne brille pas, il ne scintille pas ; il absorbe le jour, il se brûle à boire ses rayons. Il n'élève aucune flèche hardie, aucune tour ; il ne se couronne de nul minaret peint, de nul mince clocheton. Ce palais plat est comme une bête morte, à peau grenue de couleur terne, une large bête ocreuse, crevée en plein air, et qui, sous le ciel qui l'opprime, sèche sans fin.

Voyez encore : l'oiseau rouge se plaît à dessiner des danses ; il brise son vol par un écart soudain, des chutes, des reprises ; il le varie par mille fantaisies. Il chante aussi, mais son essor est à lui seul un chant, déjà, un chant très fol, très libre, très nombreux, imprévu en ses arabesques. — L'oiseau rouge domine de sa haute danse versatile l'humble palais du roi Balthasar.

Pendant ce temps, le roi Balthasar s'étire et bâille. Cela fait un prodigieux spectacle qui étonne, qui saisit, et l'on ne sait si l'effroi s'impose d'abord ou le respect, ou même le dégoût, devant ce géant à peau noire, à face stupide, couché nu sur une grossière natte de paille qu'il pénètre de sueur. Il ouvre ses fortes mains moites, il les referme, étend ses bras dont les muscles jouent, bâille encore d'un vaste bâillement où les dents brillent dans la sombre bouche, se soulève un peu et retombe, inerte, les yeux clignotants, puis tâche de dormir, mais, pour dormir, vraiment il fait trop chaud. La salle basse n'ouvre que par deux portes sur la fournaise du dehors, c'en est assez pour accabler le roi Balthasar, pour assommer le roi Balthasar, grand nègre étendu au centre du palais qui marque le centre de son royaume et, par conséquent, celui de l'univers.

Ce monarque est, en effet, le plus puissant qui soit : nul n'en doute, ni lui, ni personne autour de lui. D'ailleurs, il vient encore de le prouver et d'affirmer son omnipotence en vainquant son voisin, le roi Nobal, qu'il a mis en fuite, poursuivi, dépisté, rejoint et tué, devant son peuple, d'un coup de lance en plein cœur. — On ne saurait faire mieux, plus grand ; l'exploit est sublime, sa mémoire doit se perpétuer éternellement.

Cela se passait hier ; il se repose, aujourd'hui, de l'honorable aventure, il en rappelle le souvenir, il réentend les cris des femmes prisonnières, le râle des blessés ; il revoit, sur le sable aveuglant, la tache des longs cadavres ; il hume encore la chère odeur, la bonne odeur du sang, mais il ne s'ennuie pas moins, il n'arrive pas à dormir, il bâille inutilement sur la frontière du sommeil.

Une troupe de femmes silencieuses, princesses et servantes, l'environne ; l'une d'elles a tenté d'essuyer le corps suant, une autre de démêler et d'huiler la chevelure crêpue, une autre offrait à boire, une autre glissait entre les lourdes lèvres la tranche fraîche d'un fruit. Il les écarte du geste. Sauf, à son chevet, cette enfant maigre qui lui évente le front avec un bouquet de plumes, toutes sont maintenant accroupies autour de la salle, immobiles, muettes, attentives à surprendre un désir, tandis que, sur ses nattes trempées, le roi Balthasar s'ennuie comme seul un roi peut faire, sue à toute peau, magnifiquement, et bâille à toute gueule comme un fauve repu.

Il ne veut rien, ni manger, ni boire, ni se plaire à la mélodie d'une flûte, ni goûter à l'amour, rien, sinon dormir. Lourdement il se demande, par un effort confus de sa pensée, comment le démon qui verse le sommeil a tant d'audace qu'il refuse la pitance d'une sieste au roi victorieux. Et, tout à coup, durant que cette nouvelle idée s'installe en lui avec lenteur, il se sent parcouru d'un frisson brusque et bref. Un instant, un très court instant, le roi qui suait d'ennui sous la chaleur a frémi de la tête aux pieds, et toutes les femmes, aussitôt, ont frémi de même, par nécessité, par prudence et peur, plus attentives encore à guetter ce que le frisson du roi signifie. — Qu'est-il donc arrivé? une mouche a-t-elle piqué l'inégalable jambe, le torse sans rival? Non, la raison est autre : Balthasar ne fait aucun geste de défense, mais on dirait que, se tournant un peu sur sa couche, il prête l'oreille. Chacun écoute. On écoute avec lui, passionnément.

En quoi! serait-ce… ne serait-ce que cela?

Un chant, rien qu'un chant tout mince, tout menu, gracieux et limpide. Sur le pas de l'une des portes, un petit oiseau rouge s'est posé qui chante ainsi. Or le roi vient d'être surpris par ce chant et le roi s'en trouve offensé. Il l'a perçu tout de suite ; son épaisse cervelle discerne l'insolence de ce chant gratuit, non demandé, que la bestiole lui impose. Car ce chant ne ressemble à aucun autre chant : il est sec, il est pointu comme une épine, il est ironique et, surtout, il le vise. Peut-être Balthasar serait-il peu sensible à l'ironie, mais l'insulte le touche, trop évidente. Il refuse d'être insulté par un oiseau.

L'oiseau s'est moqué du roi, ouvertement, indubitablement, à l'instant même où le roi s'indignait de ne pas dormir, et le roi s'en est rendu compte, au point d'avoir frémi de tout son grand corps.

Goutte à goutte, la chanson s'égoutte, injurieuse, et le blesse à chaque fois ; goutte à goutte, la chanson s'exprime, insupportable, par de petites notes dures et rondes, par de petits grelons ; goutte à goutte, la chanson le harcèle, et quand elle se réunit comme ferait une eau qui file, le filet de musique offense plus encore, son irrespect s'augmente. Balthasar va se fâcher pour tout de bon… Et pourquoi l'enfant qui l'éventait cesse-t-elle de balancer son bouquet de plumes pour sourire à l'oiseau?

« Cet oiseau rouge, chassez-le! »

Toutes les femmes se précipitent en murmurant, elles se bousculent, elles s'effondrent sur le seuil, mais l'oiseau passe par dessus le tas d'esclaves, par dessus le grand roi suant, et s'élève dans la salle. Voici qu'il se pose sur une des lampes de cuivre pendues au faîte. Il se rengorge un peu, puis il chante de nouveau.

« Balthasar est-il un grand roi?

« On voudrait bien le croire,

« Mais il ne peut dormir!

« Tuer Nobal d'un coup de lance

« Est un exploit plus difficile!

« Que n'a-t-il asservi le démon du sommeil?

« D'où vient qu'il ne dort pas? »

Oui, c'est cela que l'oiseau chante et qui est insupportable à Balthasar.

Un ordre rauque… la lampe tombe sous le coup de matraque, fort habile, certes, mais pas assez pour toucher l'oiseau qui perche, maintenant, sur la lampe voisine. Toutes les femmes s'agitent, lèvent les bras et piaillent : gestes trop courts et clameurs vaines ; l'oiseau reste hors d'atteinte, les cris ne l'émeuvent point.

« Le buffle dort sur sa litière, entouré de fades relents,

« Le flamant dort sur une patte, la tête sous son aile,

« Le chameau dort dans l'ombre incertaine des palmes,

« Le sanglier dans sa bauge puante,

« L'aigle dans l'air…

« Mais le roi Balthasar ne dort pas! »

Furieux, il saute de sa couche ; il se dresse, et l'oiseau, pour paraître plus petit, sans doute, se pose à ses pieds, tout près, et lève le bec, et hoche la queue, et se moque sans pitié, infime touffe de duvet rouge devant le si grand roi, le si grand nègre nu qui sue de chaude colère et ne dit rien. — Balthasar avancerait si peu que ce fût, qu'il écraserait sans peine ces quelques plumes ébouriffées autour d'un cœur battant ; assurément ; on dirait même que l'oiseau l'y invite… Or le roi ne bouge pas.

Cela est absurde! Plutôt devrait-on penser que la seule paresse entrave Balthasar, ou la très ferme volonté de rester immobile, néanmoins…

Le grand roi a l'air instable sur ses jambes, instable aussi dans son esprit. Il balbutie, il penche plus encore la tête vers l'oiseau. Il vacille ; tout entier, il hésite… Pourquoi? Tâcherait-il de réfléchir? — Tombant de si haut, le regard de ses gros yeux naïfs est très ridicule, ce regard offensé dont il veut châtier l'oiseau.

L'oiseau a cessé de chanter ; il se demande quand le roi Balthasar aura fini sa méditation : lui est accoutumé à méditer plus vite ; il s'étonne, il s'impatiente et, pour se distraire, aiguise prestement son bec sur le cuivre de la lampe abattue, ce qui fait un petit bruit râpeux très agaçant.

Les femmes le surveillent, inquiètes, l'haleine courte, ne devinant pas si l'aventure est terminée ou va reprendre dans le tumulte, les cris mêlés et, comme à l'ordinaire, dans le sang répandu.

Mais l'oiseau n'a pas de temps à perdre : il vole soudain vers la porte, en franchit le seuil, se pose de nouveau, se retourne, puis, sur un ton différent, salue le roi par trois notes de flûte, cordiales, familières, très douces, cette fois. Il le regarde avec malice, la tête oblique. — Balthasar a-t-il compris?

Le roi veut mettre son manteau noir. Aussitôt, les femmes s'empressent et le lui posent sur les épaules ; elles roulent un turban noir à son front, elles le chaussent de sandales noires, elles l'arment de sa hache, et quand, enfin, sans savoir pourquoi, Balthasar s'ébranle et sort à grands pas, l'oiseau se perche sur sa tête, petit plumet précieux qui semble compléter son costume et coiffe, frémissant, fragile et rouge, le solide géant noir.

Non! un geste arrête net ceux qui pensaient l'accompagner : le roi sortira sans nulle escorte, nulle ombrelle qui le protégerait, nulle trompette déchirante pour annoncer de loin sa venue. — Il entre seul dans la fournaise… presque seul.

L'air y palpite toujours, irrespirable ; c'est un grand incendie sans flammes qui brûle sous la coupole bleue. A gauche, la ville brûle de même, dans un silence poignant, toute plate ; en face, la plaine s'étend, brillante de sel et de mica, monotone jusqu'à l'horizon, déserte, sauf cette ligne indécise d'une caravane de passage ; mais à droite, le regard se repose sur la bordure sombre de grands bois.

« L'air est moins chaud sous la voûte des branches ;

« On y trouve parfois un peu de brise errante,

« Les eaux sylvestres gardent leur fraîcheur… »

L'oiseau rouge propose et, comme s'il obéissait à l'oiseau, c'est vers le bois que Balthasar dirige ses pas.

Le sable fait, à cette heure, une piste suppliciante : il agrippe le pied du passant pour mieux le blesser, ou bien il se dérobe, et l'on trébuche tout à coup. — Balthasar avance avec peine, égaré dans la lumière qui l'aveugle, éperdu de chaleur, pâmé. Il marche, il s'obstine à marcher ; un roi ne s'arrête pas en route… Eh! que ne restait-il sur sa couche, parmi des femmes habiles à l'éventer?

L'air ardent s'épaissit devant lui ; le pénétrer demande un effort qu'il faut à chaque instant reprendre. Quand le laboureur écorche en plein soleil un sol dur, il travaille ainsi, mais un roi ne peut-il se distraire d'autre façon?

Le roi Balthasar marche encore sous le ciel qui l'accable ; il marche vraiment sans aucune dignité ; cela ne convient guère à son rang sublime. Il n'a plus l'imposante prestance dont le peuple s'épouvantait ; on dirait d'un pauvre homme pliant sous le faix ; le ciel de feu pèse sur ses épaules, il pèse lourd.

Balthasar ne sait plus marcher : un faux pas le jette à gauche, puis il glisse à droite, puis il se heurte à cette barrière épaisse de chaleur qui, parfois, le fait trépigner sur place. Il marche encore, comme il peut, mais un esclave pris de boisson ne marcherait pas autrement.

Le roi souffre de sa déchéance, il en ressent une douleur extrême, mêlée de honte et de colère. Or cette colère, il ne peut la diriger sur personne ; à quoi servirait-elle? et cette honte insidieuse l'affaiblit. La douleur seule, toute simple, pourtant si vive, ne le brise pas ; il semble qu'elle le soutienne un peu, mais comme il souffre!

Alors, très bas, sans ironie, l'oiseau se reprend à chanter : gazouillis rafraîchissant, notes brouillées qui se confondent et que traverse un courant d'eau claire. — Il s'en dégage un sens évident. L'oiseau rouge parle d'un ciel supérieur où le vent passe, d'une cascade lointaine dont se disperse la fumée, d'un sous-bois plein de murmures où l'on peut dormir dans l'ombre tiède, d'un lac froid, pur et bleu, où l'on peut se baigner, d'une nuit aérée que des fleurs embaument. — Ces images chantées, Balthasar les voit. Il marche et les emporte avec lui ; l'oiseau les répète ; elles se dessinent mieux, se complètent. Brûlé par les feux du jour, Balthasar avance péniblement, les bras tendus, comme quelqu'un qui implore. Il souffre en sa chair, en son esprit, mais il marche vers la brise, la cascade, l'ombre, le lac froid et les corolles odorantes.

Le roi marche toujours. Voici que l'oiseau s'est tu. Le roi vient d'atteindre l'orée verte du bois. — C'est une belle oasis touffue, aux arbres variés, et que parsèment quelques puits. Un long chemin la traverse que le roi suivit, récemment encore, de bout en bout, quand il revint de la guerre, chargé de gloire. Les mêmes rameaux, un peu jaunis, ombragent le sol, filtrant des taches de lumière. Ce chemin tout droit, ce chemin triomphal qui le vit passer en tête de ses guerriers sanglants et d'un troupeau courbé de femmes gémissantes, Balthasar le retrouve avec étonnement, car lui-même a beaucoup changé.

Il n'est plus un roi vainqueur, satisfait de la tâche accomplie ; il est un roi inquiet d'une autre tâche mal définie, d'un devoir obscur qui se dissimule, d'un désir qu'il ne conçoit pas. Que fait-il au juste, en ce lieu? Il l'ignore. — Se battre à coups de lance, ravager une ville, tuer, réduire à merci, ce sont là des actions aisées, bien que sublimes, dont il se charge volontiers, qu'il accomplit en un élan joyeux, mais cette action confuse qu'il entreprend aujourd'hui, où le mènera-t-elle? — Peu importe!… Le roi Balthasar, dont le turban porte en cimier un vivant oiseau rouge, entre, drapé de noir, dans le bois de ses ancêtres, de ses dieux.

Nul n'ignore que la race de Balthasar remonte à la limite même du souvenir ; qu'elle est, proprement, une race divine. — L'Enfant-roi qui, jadis, en des temps très reculés, la fonda, descendit du ciel sombre, on ne sait comment, et fut découvert, dès les premiers rayons du jour, sur un tertre de l'oasis, par les femmes et les esclaves qui allaient puiser de l'eau. Assis dans l'herbe chaude, il tenait entre ses petits doigts, avec beaucoup de dignité, une longue plume d'autruche. C'était un enfant de leur race, de peau très noire. Comme rien n'expliquait sa venue, il fut reconnu pour être un fils de la Nuit et, subsidiairement, le monarque de la vaste terre.

De son règne, on ne sait, à vrai dire, que peu de chose : il accrut ses domaines, en repoussa les frontières vers l'horizon, assura pour l'avenir son trône et répandit beaucoup de sang. Sage autant qu'il était fort, il édicta des lois excellentes. L'une d'elles ordonnait à tous ses descendants d'ériger leur image sculptée sur le chemin qui traversait les bois. Chacune représentait par avance la haute vertu du règne en cours et devait la perpétuer. Quand le roi vivant laissait au peuple sa dépouille mortelle pour remonter au palais de la nuit supérieure, l'image se divinisait de ce fait même, aussi ce chemin était-il bordé d'une haie redoutable de dieux.

Balthasar regarde la dernière statue de bois, celle qu'il fit sculpter à la ressemblance de son corps, avant de partir pour la guerre. Un large sourire se répand sur son visage : il est satisfait de l'œuvre, il se reconnaît en elle. Un progrès notable s'y manifeste, l'artiste ayant su diviser les doigts de la main, détacher du corps le bras puissant, fouiller la musculature du torse. Les jambes engainées, plantées dans le sol, rappellent par leur vigoureuse minceur le fort jaillissement d'un tronc d'arbre.

A l'heure lointaine où Balthasar tombera de son haut dans la poussière et ne sera plus que de la chair morte, livrée au sable, c'est là qu'il revivra en sa gloire, c'est dans cette figure de bois qu'il se reposera, sous cet aspect qu'il deviendra pareil aux dieux, ses ancêtres d'aujourd'hui, demain, ses pairs.

Murmure, léger murmure familier, frémissement furtif de la petite gorge musicienne… L'oiseau va-t-il chanter encore?

Cette statue est bien faite à l'image de Balthasar. Il eut raison d'en livrer aux bêtes l'habile artisan, afin que jamais rien d'autre ne fût sculpté par de si expertes mains. Ce que le roi veut être, et qu'il aspire à devenir dans la mémoire de son peuple, la fibreuse statue l'explique sans mystère. — Quelle inquiétude le harcelait, quand il résolut de traverser la fournaise? Ne se trouve-t-il pas assez grand? La statue confirme cependant sa puissance de façon indubitable. Il fut, il est encore, il sera toujours le roi terrible. — Ce front têtu le prouve, têtu mais noble, et la bouche féroce aux dents découvertes sous les lourdes lèvres, et les yeux ronds, et l'encolure de taureau, comme aussi les majestueuses épaules. Terrible! cela représente assurément un roi terrible, dont le seul aspect fait trembler chacun, dont la colère s'apparente à celle de la foudre. Si terrible, on devrait le nommer le roi de la colère : par la colère il a vaincu, il a doublé ses Etats, illustré sa race. Balthasar sera le roi de l'Impérieuse Colère.

Fine, très fine, insistante et matoise, la chanson renaît, mais ce qu'elle semble dire est en désaccord avec les pensées de Balthasar.

D'abord la voix frêle s'étonne : le roi n'a-t-il pas vu d'autre colère que la sienne? Celle de l'orage est cependant plus tonitruante, ses éclats sont plus émouvants ; celle du vent est pire, aux mauvais jours d'été, quand il soulève le sable en tourbillonnantes nuées, ou quand, la nuit, il gronde, hurle, siffle et, soudain, transperce l'ombre chaude d'un cri. — Se peut-il que le roi veuille rivaliser?

D'un coup de tête impatient, Balthasar se débarrasse de l'oiseau qui se perche aussitôt sur l'autre tête, sur le front de l'image de bois, et qui se remet à chanter. On chante mieux ainsi : face à face, l'on s'exprime de manière plus précise… Oh! la petite voix a décidément perdu toute nuance de respect. — Ecoutez ce qu'elle sous-entend…

« Un homme, fût-il tout noir et de haute taille, qui beugle, fait des gestes égarés, bat une servante oublieuse et frappe l'esclave paresseux, cela n'est pas très redoutable! Un homme, fût-il couronné, qui s'exaspère parce que le soleil cuit sa royale peau, rayonne trop à son avis et le met en moiteur, risque-t-il pas le ridicule? Il s'essoufflera vite, il finira par se taire… Assurément, le vent du ciel se ménage mieux! »

Balthasar va parler, va répliquer ; non pas à l'oiseau (que dirait-il au faible oiseau?) mais à l'image de bois. C'est à lui-même, en somme, qu'il s'adresse. Il parle bas, en accents confus et difficiles ; il se sent aussi troublé qu'à son départ du palais ; néanmoins, il faut qu'il parle et se délivre de son inquiétude.

« Je te somme de répondre! Toi qui devras me représenter dans ma colère, devant ceux qui me suivront, et qui dois être ce que je serai toujours, réponds-moi! Je me sens moins grand, moins fort, moins sûr de ma colère et de ses effets. On dirait qu'une mouche méchante tourne autour de moi, et nul ne peut écarter la mouche. J'ai reçu comme une cruelle piqûre qui ne me laisse aucun repos. Je voudrais tuer quelqu'un, fracasser quelque chose, mais je me demande à quoi cela servirait! Jusqu'à ce jour, je ne pensais pas ainsi ; cela me fait mal de penser autrement. Viens à mon aide! Jamais je n'ai imploré personne, mais à toi je puis parler, car tu es pareil à moi, car tu le seras plus encore. — Que l'ennemi m'écoute et surprenne mon discours, je m'en soucie peu, étant toujours le plus puissant ; je hausse magnifiquement les épaules ; mais toi, je t'appelle à mon aide, toi seul! — Non sans respect, puisque je m'adresse à ma propre personne, je t'enjoins de répondre… Que se passe-t-il en moi? »

Depuis des années, Balthasar n'a tant parlé de suite ; jamais, en tout cas, il ne s'est imposé pareil effort de l'esprit. Il en éprouve une certaine fatigue et, maintenant, il attend, le regard posé droit devant lui, que l'image parle à son tour.

Or les yeux de bois restent immobiles, comme s'ils ne voyaient rien, et la bouche ne desserre pas ses grosses lèvres, et nul geste ne s'ébauche qui puisse signifier quelque chose. Même il semble que la sublime colère de la statue soit moins intense, moins évidente. Balthasar l'admire moins.

Mais, si la statue reste muette, l'oiseau rouge, après quelques sautillements, ébouriffements et piaulements de prélude, dit, d'un petit air très dégagé, très insolent, ce qui lui reste à dire.

« Sans doute, Balthasar est-il lassé par ses devoirs royaux, ou par la grande chaleur, ou par son extrême ennui…

« En vérité, je m'ébahis à l'entendre!

« Il parle à un morceau de bois!

« Cela est-il possible, raisonnable?

« Parler à du bois mort!

« Parle-t-on à un mur? »

Rien d'autre… L'oiseau se tait.

Balthasar se demande avec inquiétude si l'oiseau n'a pas raison. Cette image n'est point divinisée ; l'esprit ne l'anime pas encore. Du bois… du bois qui sera dieu, demain, mais… mais, aujourd'hui?… Ah! qu'il est difficile de réfléchir! — Dure épreuve, lorsqu'on se sait maître de la terre, lorsqu'on y tient tant de place par son omnipotence, par son seul corps, et qu'un petit oiseau rouge vous importune, et qu'il faut prendre un parti!

Lentement, une idée rampe dans l'esprit de Balthasar ; elle en fait le tour, ce qui prend un certain temps ; elle s'y installe enfin ; il la conçoit ; bientôt, il l'adopte. — Le roi de l'Impérieuse Colère se décide : il ira plus loin, devant la statue sculptée à la ressemblance de son père ; il suivra le chemin sacré jusqu'au roi de l'Incommensurable Paresse… Hélas! le méchant oiseau l'accompagne. Sur la tête de la seconde statue, Balthasar retrouve l'oiseau.

Le père de Balthasar fut paresseux ; il s'illustra par une paresse quotidienne, persévérante et majestueuse, qui provoqua l'admiration au cours d'un très long règne monotone. Elle était bien digne d'un roi. Elle possède encore cette statue, moins savamment sculptée que celle de Balthasar mais pleine d'éloquence, qui bâille, qui se détend, les bras ballants, qui s'abandonne pour toujours. Celle-là, on se sent pris de torpeur rien qu'à la regarder! — Balthasar la contemple avec une filiale vénération : elle dira peut-être quelque chose…

« Eh! non, elle ne dira rien! »

C'est l'oiseau qui chante, sans qu'on l'en prie.

« Que veut-on qu'elle dise?

« Elle sommeille dans son bois! »

Le roi préférerait ne pas entendre, mais il entend, il entend trop ; il ne peut s'empêcher d'écouter et pendant que sa cervelle obtuse filtre la blessante épigramme, il se rend compte avec un peu d'effarement que le souvenir des lentes heures où il tâchait d'imiter la vertu de son père et se livrait, suivant le glorieux exemple, au bienfait de la paresse, ne lui donne plus aucune joie. Il s'ennuyait, sans contredit, et d'un irrespectueux ennui, d'un ennui presque sacrilège. N'est-ce pas une lourde faute que de juger son père? n'est-ce pas déchoir que de ne l'égaler point?

Plus avant! Balthasar ira plus avant, plus haut dans sa race, le long du chemin de la palmeraie, vers la statue de son grand-père, le roi glouton, le roi de la Prodigieuse Gourmandise.

Aussitôt, l'oiseau murmure, sur un ton léger :

« Comme le roi voudra… »

Et s'envole.

Une bouche ou, pour la dépeindre mieux, une gueule grande ouverte, armée de redoutables dents blanches, brillant sur un fond très sombre… on ne voit d'abord que cette gueule et deux oreilles en éventail. Les yeux, plissés par l'ouverture extrême de la gueule affamée, disparaissent, pour ainsi dire ; le menton se perd dans un cou puissant et, tout de suite au-dessous, c'est un ventre énorme, tendu, ballonnant, marqué au centre d'un nombril compliqué, peint en rouge. — Un ventre noir, un nombril rouge, une gueule caverneuse à denture d'ivoire, cela représente la personne entière du roi, la vertu particulière du dieu qu'il devint, son histoire, enfin, très simple : il monta sur le trône, il mangea, il mourut, la gueule pleine… Ce fut tout.

Or ce puissant monarque, tant vanté par ceux qui le virent se repaître de nourritures, les déchirer, les mordre, les mâcher et les engloutir, ce dévorateur déjà légendaire de tant de belles viandes, Balthasar, son petit-fils, ne l'admire plus. — Lui aussi mangea beaucoup et s'en fit gloire, comme il sied, mais par une faiblesse singulière, se rappeler les fameux festins, les beuveries sans fond où il se complaisait, hier encore, le soulève, à cette heure, lui donne des douleurs d'entrailles, étrangle sa gorge d'un hoquet.

L'oiseau ne chante ni ne persifle : laissant Balthasar à ses réflexions, il achève tranquillement un léger repas de graines tombées du feuillage d'alentour sur le front fuyant et plat du roi glouton. Il becquète, il picore, voici qu'il a fini.

Plus loin! plus haut!… Le roi Balthasar marche à grands pas sous le dais bruissant du feuillage ; il remonte la lignée de ses ancêtres, de ses dieux.

Celui-ci cherchait son contentement et sa renommée en amassant des richesses qu'il allait quérir jusqu'au bout du monde et déposait dans le palais bien clos dont il était le rusé gardien. Du roi de l'Insondable Avarice, les mains seules sont sculptées, le reste est informe, mais ces vastes mains prenantes se serrent sur un trésor. — Balthasar possède tous les objets de prix, les métaux rares, les pierres brillantes et chatoyantes que recueillit son bisaïeul ; cependant il ouvre rarement les coffres à triple serrure qui les enferment et, même alors, se lasse vite de les contempler. — Certains de ces beaux cailloux translucides retiennent dans leur masse une petite nuée, d'autres, une étoile, d'autres, un coin du ciel bleu ou le semblant d'un regard. Des vases, modelés par un artiste inconnu, sont tout encerclés de plaisantes histoires peintes, et il y a un sceptre dont la splendeur éclairerait la nuit, et des cymbales d'or dont le froissement doux surprend, et des flûtes d'ébène décorées, et des flûtes d'ivoire enchanteresses…

« Enchanteresses? dit l'oiseau perché ;

« Moins que mon chant, pourtant ;

« Moins que la flûte libre de mon chant! »

Plus loin! plus loin! le roi Balthasar va plus loin.

Celui-là… non, il ne s'arrêtera pas devant celui-là, le roi de l'Irrépressible Envie, qui sut rendre ses Etats plus vastes sans coup férir. Jamais Balthasar ne l'estima très haut. Il convoitait en son cœur le bien de ses voisins ; toute suprématie à côté de la sienne lui paraissait odieuse, mais il ne fit aucun usage des armes. L'envie ne grandissait pas son ardeur combative, d'autres moyens lui plaisaient mieux : plutôt aimait-il discuter, tromper par de longues palabres, trahir au besoin.

Non, Balthasar ira plus avant, et l'oiseau ne le retient pas, il l'encourage même par trois notes joyeuses.

Et celui-là, l'un des plus célèbres, qui fut le roi de l'Infatigable Luxure… Ah! que de récits brûlants viennent hanter la mémoire de Balthasar, qui font revivre d'anciennes orgies, et ces nuits noires où passaient des flambeaux, et ces nuits sourdes où le roi se trouvait seul avec la femme choisie, bientôt rejetée! Egarements auxquels l'ennui vient se mêler avant peu, et toujours un regret… Balthasar les conçoit clairement pour la première fois, cet ennui morne de son aïeul, ce regret, tantôt hargneux, tantôt presque désespéré, de n'avoir pas aimé! Balthasar a vu des bergers s'aimer avec tendresse, et même des esclaves, tout entiers voués l'un à l'autre, qui préféraient mourir que de vivre désunis, mais le roi luxurieux n'aimait pas et ne pouvait se faire aimer.

— A quoi bon implorer celui-là? — Balthasar passe.

L'ancêtre! voici le grand ancêtre! le roi, le dieu du Primitif Orgueil! l'Enfant-roi qui descendit du ciel noir pour instaurer sur terre son royaume et créer une race prodigieuse!

Un tronc d'arbre écorcé… l'image de l'Enfant-roi n'est rien de plus qu'un tronc d'arbre écorcé, fiché dans le sol comme un pieu et surmonté d'une grosse boule, sa tête : une noix sombre, cueillie naguère à un cocotier. Les rares filaments qui la couronnent représentent sans doute des cheveux, mais Balthasar éprouve quelque peine à revoir la sommaire figure de son premier ancêtre et bien que les savants assurent que l'œuf était, pour ce crâne, la seule apparence honorable, puisque l'Enfant-roi fut l'œuf même de sa race, cela ne le convainc qu'à demi.

Chemin montant butte devant cette statue ; au delà, l'oasis est plus clairsemée bientôt, elle se perdra dans le sable. De ce haut lieu, on découvre un peu d'horizon, un peu d'azur. La quête de Balthasar, s'est prolongée de dieu en dieu, de roi en roi, depuis l'heure de midi jusqu'à celle-ci, déjà plus douce, en attendant le crépuscule qui s'approche.

Balthasar tient ses yeux fixés sur L'Enfant-roi. Il ressentait pour lui une vénération profonde ; au retour de la guerre, c'est à lui qu'il fit l'offrande pieuse de sa hache maculée de sang, de sa lance meurtrière. Elles sont encore là, toutes deux, accotées à la statue, mais le sang, le luxueux sang pourpre a séché, laissant une tache vilaine…

Balthasar contemple l'Enfant-roi ; ses yeux clignent maintenant ; il cherche à s'exprimer dans la forme suppliante à laquelle un dieu même ne résiste pas. — Quelle émotion trouble à ce point le roi Balthasar? Que va-t-il dire, que va-t-il faire? quel est, au juste, son désir?

Pour incertain qu'il soit, meurtri et révolté, Balthasar espère encore : son orgueil le soutient un peu et aussi le Primitif Orgueil de l'Enfant-roi dont il descendit. Ce grand ancêtre ne saurait l'abandonner ; il attend avec un reste de confiance l'intervention du fils de la nuit. Mais… ah! qu'il voudrait voir une autre figure à ce tronc d'arbre mort! Il écoute, cependant, avec quelle passion têtue! quelle éperdue volonté! — Et son attente sera bientôt récompensée.

Là-bas, le soleil couchant lance de longs rayons sous bois ; tout l'occident se dore. — Balthasar admire… Cette fête d'une belle fin de jour lui clarifie l'âme, mais il souffre encore d'un cruel tourment : son dieu l'a trahi. — Il passait devant les autres ; celui-là seul l'arrête, sombre et muet, quand il voudrait aller plus loin.

Soudain, une petite voix se dégage de la feuillée. Sans l'avoir vu, Balthasar reconnaît l'oiseau.

« Marche vers le pays que je chante!

« En ce pays les palmes jasent,

« Les flots de la mer savent rire

« Et les lacs sont bleus. »

Ce pays, Balthasar l'imagine aussitôt. Est-il donc si beau? Il voudrait le connaître…

La nuit se fonce ; on aperçoit quelques étoiles, déjà. — Dans l'ombre, la statue de l'Enfant-roi a presque disparu.

« Le soir les grands jardins embaument

« Et sur les pelouses plus sombres

« La lune verse de l'argent. »

Il partira! Balthasar fait un pas en avant et brusquement, brutalement, se heurte au bloc de bois dur. — Une furieuse colère l'agite incontinent : la brute se retrouve. A tâtons, il cherche sa hache glorieuse, il en saisit le manche de ses puissantes mains, il la brandit et voici que d'un geste où il met tout son vouloir, toute sa colère, tout son obscur désir de délivrance, il l'abat d'un seul coup sur le chef de l'Enfant-roi. — La tête éclate, le bois se fend, le bois s'ouvre et l'Enfant-roi se déchire en deux.

Humble, plus humble encore, Balthasar, debout devant la statue divisée et détruite, se sent très peu vainqueur et très humble… Il a laissé tomber sa hache, puis il lève les yeux vers le ciel, d'un air stupide.

Maintenant, son regard s'éclaire. Il voudrait… Que voudrait-il? Peut-être découvrir plus humble que lui et l'élever au-dessus de lui ; s'incliner devant un si prodigieux exemple d'humilité, afin de lui vouer ses forces. — Quelle absurde rêverie!

Mais cette étoile?…

Au fond du ciel noir, Balthasar voit une étoile étrangère. Souvent il a regardé l'ombre des nuits, or il ne connaît pas cette très lumineuse étoile. Que signifie cette étoile nouvelle?

Et, parce qu'il ne peut faire autrement, et tandis qu'une joie, timide encore, impatiente déjà, le parcourt, Balthasar, sans savoir pourquoi, se met à chanter. — La grosse voix fruste s'exhale à grand bruit ; la forte voix rustique s'exprime en un cantique maladroit ; Balthasar chante.

Vraiment différente des autres, cette étoile!… L'étoile bouge!

Balthasar chante. Il franchit le dieu mort, il s'avance, il marche vers l'étoile ; il chante en marchant.

Alors l'oiseau, qui n'était pas intervenu, s'occupa d'autre chose. Sa tâche accomplie, dans l'obscur bosquet où il s'envola, il se mit à gazouiller doucement. Bientôt, de très loin, une autre chanson lui répondit, plus douce encore, où il reconnut la chanson de bienvenue et d'amour d'une compagne. — Il voyait dans l'ombre ; il perçut un duvet mince qui passait et le happa du bec. Sans doute songeait-il à la construction prochaine d'un nid où ce brin de duvet serait très à sa place…

Et, durant ce temps, le grand nègre drapé de noir marchait droit devant lui, chantant à pleine voix, de tout son souffle, de toute sa ferveur, et l'étoile glissait sur les bords du ciel nocturne, et le grand nègre vociférant suivait cette étoile mobile.


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