LXIXSIGISMOND A GUSTAVE.

A Lomazy.

Pendant ta campagne, mon cher Gustave, tu m'as fait le récit de tes tristes aventures. Je t'ai plaint de toute mon âme. Mais, absorbé par ta douleur, il semblait que tu ne voulais que la verser dans mon sein, sans attendre aucune consolation des soins de la tendre amitié; car tu ne m'as jamais marqué où il fallait t'écrire: la plupart de tes lettres sont même sans date.

C'est une omission de ta part, je le sens; omission toutefois que je ne pouvais suppléer. Je t'ai bien adressé quelques lettres aux endroits d'où tu m'écrivais, dans l'espoir qu'elles t'y trouveraient encore; mais je vois qu'elles ne te sont point parvenues. Qu'importe à présent? puisque l'amour qui s'était plu à t'affliger a pris soin de te consoler. On ne t'entendra donc plus gémir et troubler les airs de tes éternelles plaintes?

Je te félicite d'avoir retrouvé ta belle encore pleine de vie malgré son désespoir, et te remercie de la scène amusante dont tu me fais le détail. Mais, à te parler franchement, tu as joué là un fort étrange rôle avec une jolie femme, si bien disposée à te faire le sacrifice de sa chasteté.

Quoi! tu as pu, sans te rendre, voir à tes pieds une belle éplorée t'avouer qu'elle ne respire que pour toi, te prodiguer ses charmes, et implorer ta charité! Tu as pu tenir contre la vue de tant d'attraits! tu as pu sentir ces bras d'ivoire te presser tendrement et cette gorge d'albâtre palpiter contre ton sein! tu as eu le courage de regarder d'un œil sec le martyre de cette gentille affligée et la dureté de prendre ainsi congé d'elle! «Mais la cruelle a fait couler mes larmes,» diras-tu? Hé bien! à ta place, je me serais dédommagé dans ses bras des mauvais moments qu'elle m'aurait donnés.

Va, s'il te reste encore une goutte de sang dans les veines, tu dois te reprocher cent fois tes rigueurs; et si j'avais à te donner un conseil, ce serait de prendre bien garde de ne pas faire la sottise de t'en vanter à personne autre qu'à ta Lucile. Il n'y a qu'elle qui puisse t'absoudre. Il me semble la voir s'applaudir de son triomphe. Assurément, elle t'a de grandes obligations. Mais, as-tu seulement eu l'esprit d'en tirer quelque à-compte?

Te voilà, je pense, sur le sein de ta belle: adieu, je t'y laisse, mais prends garde d'expirer de plaisir.

P. S.J'oubliai de te dire combien m'a fait plaisir la relation de ton entretien avec cet inconnu, qui mangeait son pain trempé dans de belle eau claire au pied d'un rocher. Ma foi, j'aurais bien voulu être des vôtres, au risque de faire un mauvais repas. C'était une trouvaille, en effet, que cet honnête censeur.

Je sais fort mauvais gré à ces bêtes de Russes de vous avoir ainsi donné la chasse. Je connais ton bon cœur, tu l'aurais pris avec toi; mais sois bien sûr que je te l'aurais enlevé: c'est un homme de cette trempe que je voudrais avoir auprès de moi.

De Pinsk, le 9 octobre 1770.


Back to IndexNext