dernier s'accordèrent tous à une chose et fu ferme le conseil à ce que on
iroit assegier la cité de Damas. Le ban fu crié que à un jour qui fu mis
venissent tous appareillés, chascun selon son povoir, en la cité de
Tabarie. Ce fu en l'an de l'Incarnacion Nostre-Seigneur mil cent
quarante-sept, le quinzième jour de may. Ces haulx hommes qui venus
estoient en pellerinage et les autres du royaume de Jhérusalem, et tous Ã
cheval et à pié, vindrent en la cité de Tabarie[689] qui est appellée en
l'évangile Césaire Phelippe. La vraye croix fu là apportée, si comme il
estoit de coustume au temps de lors, car elle alloit la première ès grans
besongnes. Illec parlèrent les grans hommes à ceux de la terre qui bien
sçavoient l'estre du païs et mesmement la situation de la cité de Damas.
Ceux donnèrent conseil aux barons que on mist peine que les jardins de
Damas fussent premièrement pris, car il ataignoient une grande partie de la
ville et moult y a grant forteresse où les Turs de la ville se fioient
trop. Bien sembloit estre voir que sé l'en povoit les jardins prendre, la
cité ne se tendroit pas longuement. Le lendemain il murent tous ensemble et
passèrent le mont de Libane qui est moult renommé en l'Escripture, et si
est entre ces deux cités Belinas et Damas. Et quant il furent descendus de
celle montaigne il vindrent jusques à une ville qui a nom Daire. Illec se
logièrent tous ensemble. Moult fu beau l'ost à veoir, car il y avoit grant
plenté de pavillons tous neufs et de maintes manières. Près estoient de la
cité de Damas à quatre lieues ou à cinq, si qu'il povoient véoir tout
plainement la ville. Les Turs mesmes qui dedens estoient montoient ès murs
et sur les tours, pour regarder l'ost dont il avoient trop grant paour.
Note 688:
Gesta Lud. jun.
, § 19.--
Guill. de Tyr, liv.
XVII, § 2.
Note 689: Il falloit ajouter avec le
Guill. de Tyr
latin:
Et de là à Panéas qui est
, etc.
XVI.
ANNEE: 1147.
Coment la noble baronie des crestiens assegièrent la cité de Damas par lesjardins, dont il orent moult à faire.
[690]Damas est la greigneur cité d'une terre qui a nom la Mendre Surie, qui
est appellée par autre nom la Fenice de Libane, dont le prophète dit: Le
chief de Surie Damas un sergent d'Abraham la fonda qui estoit appellé
Damas; de luy fu elle ainsi nommée. Elle siet en un plain de quoy la terre
est are[691], stérile et brehaigne, sé ce n'est tant comme les
gaigneurs[692] la font fertille et plentureuse, par un fleuve qui descent
de la montaigne qu'il mènent par conduis et par chaneaus, là où mestier
est, devers la partie d'orient. Ès deux rives de ce fleuve croist moult
grant plenté d'arbres qui portent fruit de toutes manières. Si comme il fu
jour et l'ost des crestiens fu armé ainsi comme il estoit devisé, de toutes
leur gens ne firent que trois batailles. Le roy d'oultre mer avoit la
première, pour ce que ses gens sçavoient mieux le pays que les pellerins
estranges qui y estoient venus. La seconde fist le roy de France pour
secourre, sé mestier fust, à ceux qui les premiers alloient. L'arrière
garde fist l'empereur et ceux qui de sa terre estoient. En celle manière
s'en allèrent vers la cité, et estoit vers le soleil couchant celle part
dont nos gens venoient. Les jardins estoient devers bise qui durent bien
quatre lieues ou cinq, tous plains d'arbres si grans et si espés que ce
sembloit une grant forest, selon ce que chascun y a son jardin clos de murs
de terre: car en ce pays n'a mie plenté de pierres. Les sentiers y sont
moult estrois d'un vergier à autre; mais il y a une commune voye qui va Ã
la cité où va à paine un homme atout son cheval chargié de fruit. De celle
part est la cité trop forte pour les murs de pierres dont il y a tant et
pour les ruisseaux qui cueurent par tres-tous les jardins et pour les
estroictes voyes qui sont bien clouses deçà et delà . Accordé fu que par lÃ
s'en iroit tout l'ost vers la cité pour deux choses: l'une ce fu que sé les
jardins estoient pris, la ville seroit ainsi comme desclose et demie prise;
l'autre si fu qu'il y avoit là grant plenté du fruis tous meurs par les
arbres qui grant mestier aroient en l'ost, et pour les eaues qui celle part
couroient, dont l'ost avoit bien mestier et pour les hommes et pour les
chevaux.
Note 690:
Gesta Ludov. jun.
, § 20.--
Guill. de Tyr, liv.
XVII, § 3.
Note 691:
Are.
Aride.
Note 692:
Gaigneurs.
«Agricolæ.»
[693]Le roy Baudoin commanda que ses gens se missent dedens les jardins:
mais trop y eut grant force à aller par là ; car derrière les murs de terre,
deçà et delà des sentiers, y avoit grant plenté de Turs qui ne finoient de
traire par archières qu'il avoient faictes espesséement, et à ceux ne
povoient avenir les nostres. Si en y avoit assez de ceux qui se mettoient
appertement en la voye contre eux et leur deffendoient le pas, car tous
ceux qui povoient armes porter s'estoient mis hors et deffendoient à leur
povoir que nos gens ne guaignassent les jardins. Il y avoit de lieux en
lieux bonnes tournelles et haultes que les riches hommes de Damas y avoient
fait faire pour eux logier, sé mestier estoit, quant il faisoient cueillir
leurs fruis; ycelles tours estoient lors moult bien garnies d'archiers qui
grant mal faisoient à nos gens. Et quant on passoit près de ces tournelles,
on gettoit sur eux de grosses pierres; moult estoient à grant meschief:
souvent les feroit-on de glaives par les archières des murs de terre qui
estoient deçà et delà . Assez en occirent en celle manière et hommes et
chevaux, si que maintes fois se repentirent les barons de ce que il avoient
empris asseoir la ville, de celle part.
Note 693:
Gesta Lud. jun.
, § 21.
XVII.
ANNEE: 1147.
Coment les nos gaignièrent les jardins et le fleuve à grant paine etchacièrent les Tiers dedens la cité.
[694]Grant despit en prist sur soy le roy Baudouin et tous les barons. Bien
virent qu'il ne pourroient en telle manière passer jusques à la ville, sans
trop grant dommaige. Lors se tournèrent ès costés de la voye et
commencièrent à dérompre et à abattre les murs de terre. Les Turs qu'il
trouvèrent dedens la closture de ces mars sourprisrent, si qu'il ne les
laissèrent mie passer outre les autres murs, ainçois en occirent assez et
mains en retindrent pris. Ainsi le firent les nostres ne sçay en quans
lieux.
Note 694:
Guill. de Tyr, liv.
XVII, § 4.
Quant les Turs, qui estoient espandus par les jardins, virent que les
nostres alloient ainsi abattant les murs et occiant la gent, trop furent
espovantés; si s'en fouirent vers la ville. Les jardins laissièrent et s'en
fouirent à grans routes dedens la cité. Lors allèrent les nostres tout Ã
bandon[695] parmi les sentiers; mais les Turs s'estoient bien pensés que
les nostres auroient mestier de venir au fleuve pour abeuvrer eux-mesmes et
leurs chevaux: et pour ce, si tost comme il s'apperceurent que la cité
seroit assiégée de celle partie, il garnirent moult bien la rive du fleuve
d'archiers et d'arbalestriers. De chevaliers y misrent assez pour garder
que les nostres n'approchassent du fleuve. Quant la bataille du roy
Baudouin eut presque passé tous les jardins, grant talent eut de venir au
fleuve qui couroit près des murs de la cité; mais quant il approchèrent,
bien leur fu contredicte l'eaue et furent par force les nostres reboutés
arrière. Après se rallièrent et emprisrent à gaigner l'eaue; aux Turs
assemblèrent et fu l'assault aspre et fier; mais les nostres furent
reboutés arrière. Le roy de France chevauchoit après à tout sa bataille et
attendoit pour secourre aux premiers quant mestier en seroit et qu'il
seroient las. L'empereur, qui venoit derrière, demanda pourquoi il estoient
arrestés; et l'en luy dist que la première bataille s'estoit assemblée aux
Turs qu'il avoient trouvé hors de la ville.
Note 695:
A bandon.
A qui mieux mieux.
Quant les Thiois qui peu scevent de tous atiremens d'armes et sont une gens
qui rien ne peuvent souffrir[696] oïrent ce, tantost se désordonnèrent et
coururent tous à desroy; et l'empereur mesme y fu; parmi la bataille le roy
de France passèrent tous sans conroy jusques à tant qu'il vindrent aux
poignéis sur l'eaue. Lors descendirent tous de sus leur chevaux et misrent
les escus devant eux, et tindrent les longues espées, asprement coururent
sus aux Turcs, si que il ne leur peurent résister et ne demoura guères
qu'il laissièrent l'eaue et se misrent dedens la ville[697]. L'empereur
fist à celle venue un coup de quoy l'on doit à tousjours mais parler; car
un Turc le tenoit moult de près qui estoit armé de haubert. L'empereur fu Ã
pié et tenoit en sa main une moult bonne espée. Il féri le Turc entre le
col et la senestre espaule, si que le coup descendi parmi le pis au destre
costé. La pièce chéi qui emporta le col et la teste et le senestre bras.
Les Turcs qui ce virent ne s'arrestèrent plus illec, ainçois s'en fouirent
en la ville. Quant il racomptèrent aux autres le coup qu'il avoient veu, il
n'y eut si hardi qui n'eust paour, si que tous furent désespérés qu'il ne
se peussent tenir contre telles gens.
Note 696: Le traducteur transforme en reproche une observation de
Guillaume de Tyr qui n'avoit pas ce caractère: «Imperator... tam ipse
quam sui de equis descendentes et facti pedites (sicut mos est
Theutonicis, in summis necessitatibus, bellica tractare negotia).»
Note 697:
Gesta Ludov. jun.
, § 22.
XVIII.
ANNEE: 1147.
Coment l'ost fu délogié des jardins par le conseil d'aucuns princesdesloyaux et traitres de Surie qui firent entendant qu'il prendroient lacité de l'autre part, dont elle n'avoit garde de assaut.
[698]Le fleuve et les jardins eurent nos gens gaignés tout à délivre[699].
Lors tendirent leur pavillons entour la cité. Grant doutance eurent les
Sarrasins en toutes manières; si montèrent sus les murs et regardèrent
l'ost qui trop estoit beau, quant il fu logié. Bien se pensèrent que si
grans gens avoient bien povoir de conquerre leur ville. Paour eurent moult
grant qu'il ne fissent aucune saillie soudainement par quoy il entrassent
dedens et les occissent tous. Pour ce prisrent conseil entre eux et fu
accordé que par toutes les rues de la ville de celle partie où le siège
estoit, l'en mist de bonnes barres de gros bois en plusieurs lieux. Pour ce
le firent que sé les nostres se mettoient dedens, tandis comme il
entendroient à copper les barres, que les Turs s'en peussent aller par les
portes et mener à sauveté leur femmes et leur enfans. Bien sembloit qu'il
n'eussent mie couraige de la ville deffendre moult longuement, s'il
estoient à meschief, quant il s'atournoient jà à fouir[700]. Assez estoit
légière chose de faire si grant fait que de prendre la cité de Damas, sé
Nostre-Seigneur y eust voulu ouvrer. Mais pour les péchés de la crestienté
et pour ce, par aventure, qu'il destinast celle grant chose à faire et
acomplir par autres gens en aucun temps, souffrit que la malice au déable
qui cueurt tousjours et est preste à mal destourba celle haute besongne.
Mains Sarrasins y avoit jà qui avoient troussé toutes les choses qu'il
prétendoient à emporter quant il s'enfuiroient. Mais les plus saiges de la
cité se pourpensèrent que des barons de la terre y avoit mains qui estoient
de trop grant convoitise; bien cogneurent que les cuers des crestiens qui
là estoient assemblés ne vaincroient-il mie par bataille, pour ce voulurent
essayer à vaincre les cuers d'aucuns par avarice. Si envoyèrent à ces gens
leur avoir qui est moult grant et leur promisrent et bien leur asseurèrent
que ainsi le feroient comme il leur promettoient, s'il povoient tant faire
que le siège se partist d'illec. Bien est voir que ces barons furent de la
terre de Surie; mais leur lignaiges né leur noms né les terres que il
tenoient ne nomme pas l'ystoire[701], espoir, pour ce qu'il y avoit encore
de leur hoirs qui pour rien ne l'eussent souffert. Ces barons qui avoient
empris le mestier Judas de pourchascier la traïson contre Nostre-Seigneur
vindrent à l'empereur et au roy de France et au roy de Jhérusalem qui moult
les créoient et leur disrent que ce n'avoit pas esté bon conseil d'assiéger
la cité par devers les jardins, car elle y estoit plus forte à prendre que
de nulle autre partie: pour ce disrent qu'il requeroient à ces grans
seigneurs et leur louoient en bonne foy que avant qu'il gastassent là leurs
peines et perdissent leur temps, il feroient l'ost remuer et asseoir la
cité en ce costé qui estoit tout droit contre celluy qu'il avoient assis.
Car, si comme il disoient, ès parties de la ville qui sont contre Orient et
contre Midi n'avoit né jardin né arbre qui destourber les péust à venir là ;
le fleuve n'y couroit mie qui fust fort à gaigner. Les murs estoient illec
bas et fèbles, si qu'il n'y convenoit jà engins à drecier, ainsois pourroit
bien estre pris de venue.
Note 698:
Guillaume de Tyr, liv.
XVII, § 5.
Note 699:
A delivre.
Sans réserve aucune.
Note 700:
Gesta Lud. jun.
, § XXIII.
Note 701: C'est-Ã -dire: Guillaume de Tyr.
Quant les princes et les autres barons les oïrent ainsi parler, bien
cuidièrent qu'il le déissent en bonne foy et en bonne entencion. Si les
creurent et firent crier parmi l'ost que tous se deslogeassent et
suivissent les barons qu'il leur nommèrent. Les traitres se misrent devant;
tout l'ost menèrent près de la ville jusques à tant qu'il furent en la
partie de quoy il scavoient de vray qu'elle n'avoit garde d'assaut et où
l'ost avoit plus grant souffrete de toutes choses, si qu'il ne pourroient
illec longuement demourer. Là demourèrent les barons et les princes et
firent l'ost logier tout entour. Si n'eurent guères demouré en celle place
qu'il s'apperceurent certainement que trahis estoient et que par grant
malice les avoit-on fait illec venir: car il avoient perdu le fleuve de
quoy si grant plenté de gens ne se povoient passer; et aussi les fruis des
jardins dont il avoient assez aise et délit.
XIX.
ANNEE: 1147.
Coment l'ost des Crestiens, vilainement traï, laissa le siège de Damaspour la grant souffraite qu'il orent de vivres.
[702]Viande commença du tout à faillir en l'ost, si que tous en eurent
grant souffrete et mesmement les pélerins des estranges terres: car il n'en
povoit point venir de Surie, et ceux en estoient povrement garnis pour ce
que on leur avoit fait entendant que la cité seroit prise où il en