Le mercredi, 7 septembre 1707 (que de sept en ce mercredi !) le suisse de Notre-Dame de Paris agrippait au collet et traînait jusqu’au bureau du sieur Delamarre, commissaire du Châtelet, un individu qui, sans débat, avouait tout aussitôt les faits mis à sa charge.
C’était un de ces aberrants passionnels que les psychiâtres d’à présent nomment « exhibitionnistes ». Le mot n’existait pas encore dans la technologie médicale de ce temps-là  ; mais la chose précède toujours le mot. Le plaisir favori de cet homme était de flâner dans les chapelles, de rôder autour des piliers de la nef et, quand il se croyait à peu près sûr d’être impuni, de dévoiler brusquement son sexe aux yeux des dévotes médusées.
Vu la rareté du cas, le lieu du sacrilège et le nom du criminel, le commissaire Delamarre, ayant confié son prisonnier à la garde de l’exempt Simonnet, réclamait du lieutenant de police des instructions spéciales. Fallait-il écrouer le satyre à l’Hôpital ou bien, comme il avait de quoi payer pension, à Saint-Lazare, à Charenton ? — « Le Roy veut que vous le fassiez mettre à la Bastille », répondait le ministre Pontchartrain à qui le lieutenant de police en avait lui-même référé ; « et que vous l’interrogiez à fond sur sa naissance et sur les désordres qui ont donné lieu de l’arrester ; après quoi, on verra ce qu’il conviendra de faire ».
Ces pourparlers avaient pris plusieurs jours. L’exhibitionniste ne fut mené à la Bastille que le 25 septembre. Le 6 octobre suivant, conformément aux ordres reçus, M. d’Argenson en personne procédait, dans la grande salle du château, à un interrogatoire dont il rapportait le curieux procès-verbal ci-dessous :
« Interrogé… a dit qu’il se nommePierre de Cyrano, âgé de cinquante-un ans, de la religion catholique, apostolique et romaine ; estre bourgeois de Paris, natif de cette ville et qu’il a esté arresté de l’ordre du Roy ;« Que son père estoit bourgeois de Paris où il vivoit de son bien ; que Cyrano de Bergerac estoit son oncle et que ses ouvrages ont esté dédiés par le sieur Le Brest (qui les a recueillys et fait imprimer) [à ] Abel Cyrano de Mauvières, père de lui, répondant ; que les ouvrages de Cyrano de Bergerac sont, entr’autres choses,Agrippine, tragédie ; desLettressatiriques et amoureuses ;Les États de l’Empire de la Lune et du Soleilet la comédie duPédant Joué;« Que son oncle estoit originaire de Paris, et fils d’Abel Cyrano, ayeul du répondant, qui estoit de Paris et y vivoit de son bien ; qu’il croit qu’il a esté baptisé ou sur les fonts de la paroisse Saint-Nicolas-des-Champs ou sur ceux de Saint-Eustache et que le nom de Bergerac que portoit son oncle avec celui de Cyrano, vient d’une petite terre ou hameau située près de Chevreuse, ainsi que celle de Mauvières, dont le père du répondant portoit le nom, lesquelles deux terres ont esté vendues par l’ayeul du répondant en l’année 1636 ;« Qu’il a entendu dire que son ayeul estoit originaire de Paris et que son bisayeul estoit originaire de Sardaigne ; que son père est mort il y a vingt-un ans et qu’il n’y a pas plus de cinq mois et demy que sa mère avec laquelle luy, répondant, demeuroit, est décédée et a esté enterrée dans l’église Saint-Benoist ; que sa mère estoit fille de Simon Marcy, marchand mercier au faubourg Saint-Jacques, dit de Soy ; que celle de Cyrano de Bergerac, son oncle, se nommoit Espérance Belanger et estoit fille d’Estienne Belanger duquel le répondant n’a pas sçu la qualité ;« Qu’il a estudié jusqu’en seconde au collège des Jésuites, qu’ensuite il est entré, en qualité de cadet dans le régiment de Navarre et, après y avoir servi deux années, il est entré dans le régiment Colonel-Général de la cavalerie où il y a servy trois campagnes, et enfin qu’il est entré dans la gendarmerie, compagnie des gendarmes de Flandres, brigade de feu M. de Marsin où il y a servy dix campagnes, s’estant trouvé aux batailles de Stinkerque, de la Marsaille et de Fleurus ; qu’il a esté dangereusement blessé à la dernière, d’un coup de feu à la teste, et qu’estant tombé malade en l’année 1698, demanda son congé qu’il obtint de M. le marquis de Beauvau qui estoit pour l’ors au quartier à Ham ;« Qu’il n’a qu’une sœur laquelle est mariée au sieur Vlaighels, commis dans les gabelles de Saint-Quentin ;« Qu’il jouit de 400 livres de rentes qui lui appartiennent sur l’hostel de Ville de Paris et proviennent de la succession de son père ;« Que provoqué par le vin et l’eau-de-vie dont sa fénéantise luy a malheureusement fait contracter l’habitude, il s’est abandonné à des infamies dont il se repent et en demande pardon à Dieu et au Roy… »
« Interrogé… a dit qu’il se nommePierre de Cyrano, âgé de cinquante-un ans, de la religion catholique, apostolique et romaine ; estre bourgeois de Paris, natif de cette ville et qu’il a esté arresté de l’ordre du Roy ;
« Que son père estoit bourgeois de Paris où il vivoit de son bien ; que Cyrano de Bergerac estoit son oncle et que ses ouvrages ont esté dédiés par le sieur Le Brest (qui les a recueillys et fait imprimer) [à ] Abel Cyrano de Mauvières, père de lui, répondant ; que les ouvrages de Cyrano de Bergerac sont, entr’autres choses,Agrippine, tragédie ; desLettressatiriques et amoureuses ;Les États de l’Empire de la Lune et du Soleilet la comédie duPédant Joué;
« Que son oncle estoit originaire de Paris, et fils d’Abel Cyrano, ayeul du répondant, qui estoit de Paris et y vivoit de son bien ; qu’il croit qu’il a esté baptisé ou sur les fonts de la paroisse Saint-Nicolas-des-Champs ou sur ceux de Saint-Eustache et que le nom de Bergerac que portoit son oncle avec celui de Cyrano, vient d’une petite terre ou hameau située près de Chevreuse, ainsi que celle de Mauvières, dont le père du répondant portoit le nom, lesquelles deux terres ont esté vendues par l’ayeul du répondant en l’année 1636 ;
« Qu’il a entendu dire que son ayeul estoit originaire de Paris et que son bisayeul estoit originaire de Sardaigne ; que son père est mort il y a vingt-un ans et qu’il n’y a pas plus de cinq mois et demy que sa mère avec laquelle luy, répondant, demeuroit, est décédée et a esté enterrée dans l’église Saint-Benoist ; que sa mère estoit fille de Simon Marcy, marchand mercier au faubourg Saint-Jacques, dit de Soy ; que celle de Cyrano de Bergerac, son oncle, se nommoit Espérance Belanger et estoit fille d’Estienne Belanger duquel le répondant n’a pas sçu la qualité ;
« Qu’il a estudié jusqu’en seconde au collège des Jésuites, qu’ensuite il est entré, en qualité de cadet dans le régiment de Navarre et, après y avoir servi deux années, il est entré dans le régiment Colonel-Général de la cavalerie où il y a servy trois campagnes, et enfin qu’il est entré dans la gendarmerie, compagnie des gendarmes de Flandres, brigade de feu M. de Marsin où il y a servy dix campagnes, s’estant trouvé aux batailles de Stinkerque, de la Marsaille et de Fleurus ; qu’il a esté dangereusement blessé à la dernière, d’un coup de feu à la teste, et qu’estant tombé malade en l’année 1698, demanda son congé qu’il obtint de M. le marquis de Beauvau qui estoit pour l’ors au quartier à Ham ;
« Qu’il n’a qu’une sœur laquelle est mariée au sieur Vlaighels, commis dans les gabelles de Saint-Quentin ;
« Qu’il jouit de 400 livres de rentes qui lui appartiennent sur l’hostel de Ville de Paris et proviennent de la succession de son père ;
« Que provoqué par le vin et l’eau-de-vie dont sa fénéantise luy a malheureusement fait contracter l’habitude, il s’est abandonné à des infamies dont il se repent et en demande pardon à Dieu et au Roy… »
Suit le détail des « infamies » auxquelles se livrait le « répondant ». Mais ceci n’intéresse plus notre sujet. Bornons-nous à noter que Pierre de Cyrano sortit de la Bastille le 19 octobre 1707, « pour être transporté dans un autre lieu de détention », où nous n’avons pas poursuivi sa trace.
Pour nous, le point capital dans cette pièce d’archives, jusqu’ici demeurée inédite, c’est la généalogie de ce gendarme à passions. Par un témoignage qui ne saurait être révoqué en doute, sont précisés et confirmés les dires des biographes avisés qui ont combattu la légende, trop longtemps tenue pour vérité, du Cyrano de Bergerac gascon, parce que de Bergerac, en Gascogne.
L’auteur desLettres d’Amourque nous avons entrepris de restituer au public lettré d’après le seul manuscrit contemporain que l’on connaisse, était Parisien, fils de Parisien ; c’est son propre neveu qui l’atteste. Et son nom de Bergerac venait d’une terre que son père possédait auprès de Chevreuse. Ajoutons que ce dernier, noble homme Abel de Cyrano, écuyer, seigneur de Mauvières et de Bergerac, tenait en plein fief de Charles de Lorraine, duc de Chevreuse, cette terre et seigneurie qui se nommait Sous-Forêt avant que de s’appeler Bergerac.
Savinien de Cyrano, cinquième fils d’Abel et d’Espérance Belanger, mariés en 1612 à la paroisse Saint-Gervais, fut baptisé le 10 mars 1619, à la paroisse Saint-Sauveur. Tous ses aînés moururent en bas âge, sauf le deuxième, prénommé Abel, comme son père. (A la mort du seigneur de Mauvières et de Bergerac, Abel devait prendre le nom de Cyrano de Mauvières ; Savinien, celui de Cyrano de Bergerac).
Deux filles, Marie et Anne, vinrent au monde après Savinien. Comme on n’a pu découvrir leurs actes de baptême à Paris, on a présumé que la famille Cyrano abandonna, postérieurement à 1619, son logis de la rue des Prouvaires pour aller se fixer à la campagne ; peut-être à Bergerac ou à Mauvières, puisque ces domaines ne furent vendus qu’en 1636. Il est probable également qu’après cette vente les Cyrano revinrent dans la capitale ; ce qui est sûr, c’est que l’acte de décès d’Abel de Cyrano père (1645) dit formellement que celui-ci habitait Paris au moment de sa mort, et, de nouveau, rue des Prouvaires.
Toujours est-il que Savinien fut élevé aux champs. Son futur panégyriste Le Bret, qui le connut et qui l’aima dès son enfance, était élève du même maître : un curé de village, « bon prebstre » paraît-il, mais des leçons et des corrections duquel Savinien faisait peu de cas, le considérant comme un « âne aristotélique ». Si bien que l’enfant obtenait de son père d’être envoyé à Paris faire ses humanités au collège de Dormans ou de Beauvais.
C’était tomber de Charybde en Scylla. Le principal de ce collège était pour lors une espèce de savantasse fort érudit mais très maniaque, et plus pédant encore. Jean Grangier s’était rendu fameux dans l’Université de Paris par sa pouilleuse avarice autant que par ses polémiques acerbes, par ses amours ancillaires autant que par ses saillies de cuistre rhétoricien. Sans doute, le caractère tout d’une pièce de Savinien se heurta plus d’une fois aux procédés d’éducation de ce fouettard sorbonique. L’élève semble avoir gardé au maître une terrible rancune des quelques années qu’il passa sous sa férule : la vengeance de Cyrano devait s’intitulerLe Pédant Joué, comédie où Grangier, mis en scène presque nommément, est drapé de la belle manière.
Ses études achevées, vers l’âge de dix-huit ans, Savinien mena la vie joyeuse des garçons de son âge. Nous croyons pourtant que ses biographes ont exagéré en avançant qu’abandonné à lui-même, il se livra aux écarts d’un effréné libertinage. D’abord il n’était pas abandonné des siens puisque son père, ayant vendu Mauvières et Bergerac l’année d’avant, devait être revenu à Paris en 1637. Par ailleurs Savinien ne manquait point de parents pour veiller sur sa conduite. N’avait-il pas son oncle, Samuel de Cyrano, trésorier des aumônes à l’Hôtel Dieu ; et son oncle Pierre, sur l’état de qui nous manquons de documents, mais que nous savons avoir été paroissien de Saint-Germain-l’Auxerrois ; et sa tante Anne, épouse de Jacques Stoppar, trésorier des aumônes royales ; et sa tante Catherine, enfin, qui, plus tard, sera prieure des Filles de la Croix ? L’abandon de Cyrano à Paris est encore une de ces hypothèses échafaudées sur sa prétendue origine gasconne et l’éloignement de la ville de Bergerac. Lebret a écrit simplement ceci dans la notice qu’il consacra à son ami en publiant ses œuvres : « Cet âge où la nature se corrompt plus aisément et la grande liberté qu’il avoit de ne faire que ce que bon lui sembloit, le portèrent sur un dangereux penchant où j’ose dire que je l’arrestay ». Mais Lebret ne dit pas quel était ce penchant. Les femmes ? Cyrano était un chaste, ou du moins un timide en amour et sa remarquable laideur ne devait pas peu contribuer à lui inspirer « cette grande retenue auprès du beau sexe » dont Lebret lui fait un mérite. Le vin ? Cyrano était d’une exemplaire sobriété dans le manger et dans le boire ; même il tenait le vin pour « un poison comparable à l’arsenic ». Les coups ? Lebret témoigne que le talent d’escrimeur de Cyrano qui lui valut une si grande réputation, ne s’exerça jamais qu’en qualité de second, car « il n’eut jamais une querelle de son chef ». Tous ces traits, on en conviendra, ne peignent guère un débauché. Peut-être Cyrano fut-il un prodigue. Il afficha jusqu’au tombeau un souverain mépris de l’argent. Encore ce grief de prodigalité n’est-il, de notre part, qu’une conjecture.
Quoi qu’il en soit, les déportements du jeune homme (si déportements il y eut) furent de courte durée, puisque Lebret, que ses parents destinaient à la carrière des armes, déterminait Cyrano à s’engager en même temps que lui dans les gardes-nobles du capitaine Carbon de Castel-Geloux.
Carbon comptait dans sa compagnie presque autant de gascons que de soldats. Parmi ces raffinés d’honneur, qui la plupart n’avaient pour biens qu’une épée solide et un nom sonore, Cyrano se fit, de prime-saut, un renom par son adresse, par son esprit, par sa bravoure. Celle-ci allait avoir l’occasion de s’affirmer au service du Roi.
C’était l’époque (1639) où la France, intervenant après le traité de Prague qui clôturait la période suédoise de la guerre de Trente ans, avait à la fois sur les bras l’Espagne, l’Allemagne et l’Italie. La compagnie Carbon fut désignée pour être de la petite armée opposée en Champagne à l’effort allemand. Enfermée dans Monzou où elle subit un rigoureux blocus, elle ne se ravitaillait que par des sorties répétées. A l’une, Cyrano reçut une balle de mousquet au travers du corps. Il était à peine rétabli quand la place fut débloquée par le maréchal de Châtillon. Cependant il rejoignait l’année suivante au siège d’Arras, où nous tenions les Espagnols. Dans l’intervalle, il avait permuté, des gardes-nobles aux gendarmes de Conti.
Cyrano n’était pas de ceux qu’une première blessure barde de prudence. Avant la fin du siège, il était frappé à la gorge d’un coup d’épée dont il se ressentit toute sa vie.
« Les incommodités que lui laissèrent ces deux grandes plaies (dit Lebret) et le peu d’espérance qu’il avoit d’avancer », faute d’un patron influent, le firent renoncer au métier des armes pour se consacrer tout entier à l’étude. Il avait vingt-deux ans.
C’est alors que, rentré au bercail, il compléta son instruction en suivant les leçons privées que professait Gassendi, récemment établi à Paris chez son ami François Luillier, maître des requêtes. Gassendi avait pour élèves : Chapelle, fils naturel de Luillier ; Jean-Baptiste Poquelin, le futur Molière ; Bernier, Hesnaut et La Mothe Le Vayer. Cyrano compléta la demi-douzaine…
Combien de temps durèrent ces leçons ? Il n’est guère possible de le savoir au juste. Pas plus qu’il n’est possible de classer désormais sous des dates précises la plupart des faits et gestes de Cyrano jusqu’à la veille, presque, de sa mort.
Quelques-uns prétendent qu’il voyagea en Angleterre, en Italie, en Pologne, fondant leur assertion sur certains passages de ses œuvres où il semble en effet se désigner comme ayant visité ces pays. Mais rien n’est moins prouvé. Car si l’on admet qu’il est lui-même ce philosophe desÉtats et Empires de la Lune, lequel parle de « sa traversée de France en Angleterre », doit-on admettre également qu’il alla au Canada, parce qu’il raconte (même ouvrage) son arrivée aérienne dans la Nouvelle-France, sur une ceinture de « phioles pleines de rosée » ? Et si l’on tient pour sérieux le récit de son séjour à Rome et de son embarquement à Civita-Vecchia, doit-on prendre de même au pied de la lettre ces lignes de l’Histoire de la République du Soleiloù il dit avoir retrouvé en Pologne sa boîte aérostatique ? Il est bien malaisé, dans tout cela, de départager entre la fiction et la réalité. Toute la période de l’existence de Cyrano qui va de 1642 à 1648 est en vérité fort obscure et nous n’avons pour jalonner notre route que quelques anecdotes assez décousues.
L’une, rapportée par Lebret, est la lutte homérique qu’il soutint seul, un soir, l’épée au poing, contre cent coupe-jarrets apostés qui guettaient le poète Linières à la porte de Nesles ; Linières, prévenu, n’osait point retourner coucher à son domicile : « Prends une lanterne et marche derrière moi, dit Cyrano à son ami. Je veux t’aider moi-même à faire ta couverture. » Le lendemain matin, on relevait au lieu dit sept blessés et deux morts ; les quatre-vingt-onze autres chenapans avaient fui devant ce « démon de la bravoure ».
Une autre historiette, moins héroïque et peut-être inventée, est le combat de Cyrano contre le singe de Brioché, montreur de marionnettes, près du Pont-Neuf. Ce singe, appelé Fagotin, était « grand comme un petit homme et gros comme un pâté d’Amiens ». Son maître qui se servait de lui pour ses parades, l’avait affublé « d’une fraise à la Scaramouche, revêtu d’un pourpoint à six basques et d’un baudrier où pendait une lame sans pointe ». Pour justifier cette inoffensive colichemarde, il lui avait enseigné l’escrime et Fagotin déguisé, en bretteur, imitait sans le savoir Cyrano. On se figure la joie des laquais massés devant les tréteaux de Brioché quand, d’aventure, ils aperçurent un jour Cyrano dans la foule, le modèle près de la copie. Savinien n’était pas très endurant. Aux premiers lazzis de cette populace, il met flamberge au vent ; les laquais dégaînent aussi (la valetaille portait encore l’épée). Notre héros, à qui cent spadassins ne pesaient guère, n’eut pas gros mérite à mettre en déroute cette racaille. Mais le malheur voulut que Fagotin, qui prenait cela pour un jeu, se campât en garde devant Cyrano et que Cyrano prît Fagotin pour un laquais plus brave que les autres. D’un coup d’estoc il vous l’embrocha net. D’où procès, que Cyrano gagna, dit-on, tant sa bonne foi sauta aux yeux des juges.
Tel est du moins le récit, très enjolivé, d’un contemporain, récit publié après la mort de Cyrano. Le même factum contient un portrait en pied, à la plume, qui ne correspond guère aux portraits au burin que nous ont laissés les graveurs :
Bergerac n’estoit ni de la nature des Lapons ny de celle des géans. Sa tête paraissoit presque veuve de cheveux : on les eût comptez de dix pas. Ses yeux se perdoient dans ses sourcils ; son nez, large par la tige et recourbé, représentoit celuy de ces babillards jaunes et verds qu’on apporte d’Amérique. Ses jambes brouillées avec sa chair figuroient des fuseaux. Son œsophage pagotoit un peu. Son estomach étoit une copie de la bedaine ésopique. Il n’est pas vray que notre auteur fut malpropre ; mais il est vray que ses souliers aimoient fort madame la boue ; ils ne se quittoient presque point…
Bergerac n’estoit ni de la nature des Lapons ny de celle des géans. Sa tête paraissoit presque veuve de cheveux : on les eût comptez de dix pas. Ses yeux se perdoient dans ses sourcils ; son nez, large par la tige et recourbé, représentoit celuy de ces babillards jaunes et verds qu’on apporte d’Amérique. Ses jambes brouillées avec sa chair figuroient des fuseaux. Son œsophage pagotoit un peu. Son estomach étoit une copie de la bedaine ésopique. Il n’est pas vray que notre auteur fut malpropre ; mais il est vray que ses souliers aimoient fort madame la boue ; ils ne se quittoient presque point…
Nous connaissons encore, par les Lettres satiriques de Cyrano, ses querelles avec Scarron, Beaulieu, Loret, avec le comédien Montfleury, auquel il interdit (s’il en faut croire leMénagiana) de paraître sur la scène un mois durant, l’invectivant du milieu du parterre et défiant collectivement les spectateurs qui faisaient mine de s’interposer.
Nous n’ignorons pas qu’il sut se faire, malgré tant d’ennemis, des amitiés précieuses : Longueville-Gontier, conseiller au Parlement ; Gilles Filleau des Billettes, l’érudit ; Adrien de la Morlière, le chanoine généalogiste ; Michel de Marolles, abbé de Villeloin ; Jacques Rohault, le mathématicien philosophe ; Tristan L’hermite, le duelliste, et Le Royer de Prades, l’historien… Sans parler de ses anciens compagnons d’armes : Cavoye, Brissailles, Saint-Gilles, Châteaufort, Brienne, Cuigny, Bourgogne, bien d’autres encore dont il serait fastidieux d’énumérer les noms. Mais nous ignorons où, quand, comment, il les connut.
De façon plus sûre nous savons que Cyrano était à Paris en 1648, puisqu’il écrivait, à cette date, une préface pour leJugement de Parisde Dassoucy, ami d’aujourd’hui, ennemi de demain. Nous savons aussi qu’il prit parti dans la Fronde, d’abord contre, ensuite pour Mazarin.
Lebret nous apprend que MM. de Bourgogne et de Cuigny, témoins de l’exploit de Cyrano à la porte de Nesles, ayant narré l’aventure au maréchal de Gassion, celui-ci s’était offert pour prendre à sa solde un homme si valeureux. Mais Bergerac était trop orgueilleux pour accepter une domesticité même dorée. Il préférait « ses grandes libertés de sentiments et de paroles en sa qualité d’esprit fort », comme dit La Monnoye. Il avait donc décliné l’offre, encore que celle-ci n’eût rien que d’honorable à une époque où tous les hommes de lettres vivaient plus ou moins, de leurs dédicaces, aux crocs de quelque grand seigneur.
Cependant, assagi par les ans, assoupli peut-être par la misère, Cyrano devait se résoudre à subir le collier. En 1653 il se donnait au duc d’Arpajon qui le logeait en qualité de secrétaire dans son hôtel de la rue des Archives, au Marais, près du couvent de la Merci. Savinien jusque-là avait habité, croit-on, dans le faubourg Saint-Jacques.
Mais il était écrit que Cyrano ne vivrait jamais tranquille. Il avait déjà indisposé son Mécène par le succès de scandale de sonAgrippine, quand, un soir de juillet 1654, rentrant au Marais, il reçut sur le crâne une poutre qui faillit le tuer du coup. Crime ou accident ? On n’a jamais su. Et tous les doutes sont permis en présence du silence mystérieux des biographes, en présence aussi de l’attitude de M. d’Arpajon qui s’empressa de mettre son « client » à la porte.
Cyrano malade, mourant, dut accepter l’hospitalité généreuse que lui offrait un ami de Le Bret, M. Tanneguy des Bois-Clairs, conseiller du Roi. Savinien languit pendant quatorze mois sans pouvoir se rétablir, quotidiennement chapitré par trois pieuses femmes qui avaient conspiré de réconcilier avec le ciel un libertin philosophe : l’une d’elles était cette tante dont il fut question plus haut, Catherine de Cyrano, en religion sœur Saint-Hyacinthe, prieure des Filles de la Croix.
Enfin, au mois de septembre 1655, Bergerac, se sentant perdu, voulut être porté à la campagne, chez son cousin, Pierre Cyrano, fils de Samuel. Il mourut cinq jours plus tard, âgé de trente-six ans et demi, laissant aux Filles de la Croix neuf cents livres, pour une messe hebdomadaire, à perpétuité. Par reconnaissance, ces dominicaines réclamèrent le corps de l’écrivain qui fut inhumé dans la chapelle même de leur couvent.
Ce couvent existe encore au numéro 92 de la rue de Charonne. Les cendres de Cyrano de Bergerac y reposent donc, à moins qu’elles n’aient été jetées au vent sous la Terreur, alors que l’église était transformée en dépôt de charbon.
Nous ne saurions, au sujet des seulesLettres d’Amourentreprendre une étude, même succincte, des Œuvres complètes de Cyrano. Nous devons dire pourtant quelques mots de son style et chercher le pourquoi de sonécriturebizarre.
Afféterie des termes, mythologie tortillée, raffinements burlesques, esprit de mauvais aloi, abus des concetti et despointes, voilà ce qui frappe dès l’abord chez Cyrano. Mais ces défauts de plume étaient ceux de tous les épistolaires admirés de son temps, Balzac et Voiture en tête. L’Hôtel de Rambouillet donnait le ton à la société polie quand notre auteur naquit aux lettres ; et, lorsqu’il mourut, les samedis de Mlle de Scudéry étaient en pleine vogue. Nul ne trouvait encore les précieuses ridicules. Alors que les Corneille, les Saint-Evremont, les Larochefoucauld, les Ménage, les Chapelain, les Sarrasin raffolaient de lapointe, comment un nouveau venu dans la littérature aurait-il échappé à cette espèce d’épidémie qui frappait les amoureux de bel esprit ?
Lapointetelle que la cultiva le XVIIesiècle était une manière de calembour honteux, équivoquant non sur des sons, mais sur les sens multiples de certains mots. Le fin du fin consistait à bien placer les équivoques. Cyrano se conformait à la mode des ruelles en faisant, quelque part, agenouiller le brin de thym devant la tulipe « à cause qu’elle porte un calice » ; en plaçant, dans les Enfers, Lucain, que Néron fit tuer par jalousie de poète, à côté de petits enfants « que les vers ont fait mourir » ; et Raymond Lulle, l’alchimiste fameux « qui juroit d’avoir rendu l’or potable », en compagnie d’ivrognes « qui avoient fait la même chose », buvant leurs écus. Tout cela est assurément d’un goût lamentable ; mais c’était le goût du jour. Et si Bergerac force parfois la note, c’est qu’il vise en outre au burlesque et recherche l’effet comique.
Par où, en revanche, Cyrano se distingue de la plupart des précieux de son temps, c’est par son procédé de recherche. Et l’on ne découvrirait peut-être pas la source secrète où s’abreuva sa verve, si l’on oubliait qu’il fut, un moment, l’élève de Gassendi. Sans doute lui-même eût été bien en peine d’anatomisercomment, du naturalisme scientifique de son professeur, il tira son naturalisme à lui, disciple excentrique. Les auteurs novices, ou qui s’essaient dans un genre nouveau, n’ont pas le loisir d’analyser leur propre mentalité ni de décrire la spécialité de leur état d’âme. Mais si les compositions de Cyrano, précurseur de nos humoristes familiers, ne nous exposent ni sa méthode littéraire ni ses disciplines philosophiques, il n’en demeure pas moins très visible que la doctrine gassendiste a réglé et dominé sa fantaisie.
Les gassendistes, qui se réclamaient d’Épicure, prisaient fort, avec les épicuriens, la qualité irréductible des sensations, la saveur de ce qui est individuel, la physionomie pittoresque de la chose vue, le charme, saisi sur le vif, d’une rencontre inopinée. Tandis que les cartésiens, tournés vers l’étude abstraite des phénomènes moraux, estimaient trop bas les objets sensibles et repoussaient comme indignes du penseur et du styliste les vils accidents de la substance-matière, les gassendistes professaient une curiosité naturaliste toujours en éveil, et quêtaient perpétuellement la sensation neuve.
Chez un gassendiste savant, le devoir de curiosité, enseigné par le maître, s’aiguillera vers la découverte des lois mécaniques de l’univers. Chez un imaginatif, comme Cyrano, cette curiosité se traduira par la recherche inconsciente ou réfléchie de l’inédit littéraire, par la haine du plagiat, par le mépris dudéjà lu; Cyrano sera lechasseur d’imagessi bien crayonné depuis par M. Jules Renard : « Ses yeux servent de filets où les images s’emprisonnent d’elles-mêmes… » Et notre auteur burlesque trouvera dans ce mariage du concret et de l’abstrait, de l’image réaliste et de l’équivoque morale, les meilleures bouffonneries de son style pointu.
Lorsque Cyrano écrit à une dame : « Encore si vous n’aviez mon cœur, j’aurois le cœur de me défendre ; mais j’ai fait, par ce présent, que je n’oserois pas même me fier à vous, à cause que vous avez le cœur double… », c’est comme s’il écrivait : « Je vous ai donné mon cœur ; je n’en ai plus et vous en avez deux ; on ne peut se fier à un cœur double ». Il équivoque, c’est convenu, sur le sens de duplicité inclus dans le mot double. Mais il n’arrive à cette équivoque qu’en posant comme prémisse une absurdité physique : vous avez deux cœurs. Et cette recherche, intentionnelle quoique irrationnelle, de l’aspect physique d’une situation morale, fait l’originalité de sa pointe.
Lorsqu’il dit à une autre : « Dois-je pleurer, dois-je écrire, dois-je mourir ? Il vaut mieux que j’écrive ; mon cornet me prêtera plus d’encre que mes yeux ne me fourniront de larmes… », c’est encore par une contingence physique, hors du champ de l’attention de son lecteur, qu’il provoque ce dernier à sourire. Pointe burlesque par réalisme, phrase relevée par l’épice imprévue d’une trivialité préméditée.
Le burlesque de Cyrano ne serait ni meilleur ni pire que celui de Sorel, de Dassoucy ou de Scarron, si l’on n’y retrouvait ce constant scrupule d’observation qui rend parfois ses comparaisons ingénieuses et jolies. C’est ainsi qu’avant le « chemin qui marche » de Pascal, il voit un aqueduc comme « un os dont la moelle chemine » ; avant l’« obélisque vert » de Flaubert, il voit le cyprès comme « une pique allumée à la flamme verte » ; le lys, sur quoi furent débitées tant de fadeurs, lui apparaît tel un « géant de lait caillé », et les nuages lui semblent de « grands arrosoirs » qui se promènent au ciel.
Qu’on n’aille pas conclure que Cyrano fut un descriptif à outrance. Tout au contraire, il est sobre, presque sec, dans ses descriptions. Et s’il s’efforce de peindre d’après nature, quand ses contemporains ne peignent que « de chic » ou d’après l’antique, c’est toujours par petites touches qu’il procède, fichant çà et là ses impressions, comme on pique des fleurs sur un tapis de mousse.
Au résumé, Bergerac ouvrit le premier la veine que devaient exploiter longtemps après lui tant de nos écrivains modernes. Mort jeune, il ne pouvait qu’être incompris des classiques de son temps qui le regardaient un peu comme un fou, à cause de ses allures extérieures de bravo littéraire. Ce n’était qu’un amant de la douce nature, né dans la peau rude d’un « réfractaire ».
LesLettres d’Amourque nous publions ci-après ne peuvent être absolument qualifiées : inédites. Elles n’ont pourtant jamais été éditées fidèlement. Les éditions imprimées présentent avec le manuscrit que nous avons eu sous les yeux des différences importantes.
Ce manuscrit, d’une grosse écriture du XVIIesiècle appartint au regretté savant Monmerqué qui l’avait acheté en 1837 près de Saint-Sulpice.
Il écrivait à ce propos en 1856 au bibliophile Paul Lacroix : « Mon manuscrit est du temps de Bergerac et je ne serais pas éloigné de croire qu’il est de sa main ; mais je n’ai jamais vu une lettre écrite et signée par lui… »
Ce précieux recueil fut vendu en 1861 et il faisait partie, en 1890, de la bibliothèque de M. Deullin, d’Épernay, lorsque ce dernier l’offrit à la Bibliothèque nationale.
Nous avons extrait onze lettres des quarante et une qu’il renferme ; quelques-unes sont étiquetées formellement :d’amour. D’autres, qui entrent par leur sujet dans la même catégorie, portent des titres spéciaux que nous avons reproduits. Nous avons aussi scrupuleusement respecté l’orthographe et nous n’avons modifié la ponctuation, souvent défectueuse, que pour rendre le texte intelligible.
Ces lettres furent-elles adressées à des correspondantes de chair et d’os ? Ou bien faut-il ne voir dans ces galanteries caricaturales que des exercices de rhétorique pure ? C’est un problème que nous ne nous chargerons point de résoudre, la vie privée de Cyrano étant trop inconnue pour rien hasarder sur ses liaisons amoureuses. Il faut laisser aux poètes et aux dramaturges le soin d’arranger ou de déranger l’Histoire.
G. Capon,R. Yve-Plessis.