«Cette respectable mère eut pour père messire de Lancri, chevalier, seigneur de Bains, de Boulogne, et autres villes en Picardie, gentilhomme ordinaire de la chambre du Roi Henri IV; et pour mère Diane Catherine de la Porte-Vessine, originaire d'Anjou, l'un et l'autre des plus anciennes noblesses de leur province. De ce mariage naquirentcinq enfants, quatre garçons et une fille. L'aîné fut élevé à la cour d'Henri IV, et servit glorieusement l'État sous son règne et sous celui de Louis XIII, ayant levé jusqu'à quatre régiments tant infanterie que cavalerie; les deux cadets entrèrent dans l'ordre de Malte, dont Son Altesse M. de Vignancourt, cousin germain de leur mère, étoit grand maître, et méritèrent par leurs exploits sur les infidèles, l'un le gouvernement de l'île Goré et de la forteresse, après avoir commandé avec honneur le grand galion, l'autre celui de la ville et cité de Malte; le plus jeune des trois mourut en bas âge.Rien n'eût manqué au bonheur dont M. et Mmede Bains jouissoient, si leur union qui étoit parfaite eût été contractée dans le sein de l'Église catholique; mais l'un et l'autre étoient tellement observateurs des lois de leur secte, que le prêche ainsi que leur cène se tenoient régulièrement dans leur château, et qu'ils y assistoient assidûment avec toute leur petite église de ce lieu.Dieu qui vouloit préserver du venin qui les infectoit celle dont nous écrivons la vie, jeta sur eux un regard de miséricorde, et les secrets ressorts de la Providence conduisirent, en 1597, Mmede Bains à Paris, enceinte de cette enfant de bénédiction. Arrivée dans cette ville capitale, Mmede Ligny, sa sœur, nouvellement veuve, l'engagea à prendre son logement dans sa maison. Mmede Bains y consentit d'autant plus volontiers qu'outre les liens du sang et de l'amitié, elles étoient unies de sentiments sur la religion, et qu'elle espéroit lui être de consolation dans sa douleur.S'entretenant ensemble de l'objet qui occupoit Mmede Ligny tout entière, Mmede Bains lui avoua ingénument qu'elle envioit l'avantage des catholiques qui se flattent de pouvoir soulager les cœurs des personnes qui leur étoient chères par leurs prières et bonnes œuvres, dogme que les protestants rejettent, n'admettant aucunes prières pour les morts. Le zèle de Mmede Ligny pour sa fausse religion lui fit oublier dans le moment sa douleur; de si solides réflexions l'alarmèrent; elle en craignit les suites, et fit promptement avertir Bourguignon, ministre protestant, le priant de venir chez elle pour fortifier la foi de sa sœur qui paroissoit chanceler. Celui-ci, encore plus ardent pour sa secte que celle qui l'appeloit, s'y rendit en diligence. Cependant Dieu, jaloux d'une âme dans laquelle il avoit jeté les semences de la grâce, ne permit pas que le faux docteur réussît à calmer ses inquiétudes. Mmede Prouville, sœur de M. de Champigni, alors premier président, femme de piété, très bonne catholique, et amie de Mmede Bains, ayant appris ce qui se passoit chez Mmede Ligny, y conduisit M. de Bérulle. Ses talents pour la controverse étoient connus, et quoique jeune encore ses conquêtes le rendoient déjà redoutable aux sectaires; ils y trouvèrent Bourguignon. M. de Bérulle entra avec lui en matière, et lui prouva par de si fortes raisons la nécessité et la solidité de laprière pour les morts, que ce ministre, n'ayant rien à répliquer, eut recours aux invectives, ressource ordinaire des hérétiques. Mmede Bains quoique très-ébranlée ne se rendit point encore, Dieu le permettant sans doute afin qu'un plus grand nombre d'âmes participassent à la grâce qu'il vouloit lui faire. Mmede Ligny, affligée du mauvais succès de ses premières démarches, fit appeler M. de Tillemus qui par sa science et son éloquence s'étoit acquis dans le parti la réputation d'un second Dumoulin. Celui-ci, croyant gagner beaucoup en lui interdisant toute entrevue avec son adversaire et les docteurs catholiques, l'exhorta vivement à n'en plus voir, et lui dit: Vous devez craindre, Madame, si vous continuez vos entretiens avec le serpent, qu'il vous arrive le même malheur qu'à notre première mère dont la chute entraîna celle de sa postérité. J'avoue, répliqua Mmede Bains, que j'ai été frappée de tout ce que ce jeune homme a dit, et comme Mmede Prouville doit me l'amener demain à une heure après midi, je vous prie de vous y trouver, afin de me fortifier contre tout ce qu'il pourra me dire. M. de Tillemus n'eut pas de peine à le lui promettre; il avoit à cœur de venger sa secte de l'affront qu'elle avoit reçu en la personne de Bourguignon, il se rendit effectivement à l'heure marquée chez Mmede Ligny. Mmede Prouville de son côté, impatiente de profiter des favorables dispositions de son amie, substitua, à M. de Bérulle qui ne put s'y trouver, M. du Perron, pour lors évêque d'Évreux et depuis cardinal. La conférence s'ouvrit par la première question contestée; de celle-ci on passa à d'autres, et la conclusion fut que l'on tiendroit des conférences publiques à l'hôtel de Montpensier où les deux partis auroient la liberté de porter les livres propres à soutenir leurs causes. Ce projet fut exécuté; plus de trois cents personnes assistèrent à ces conférences qui ne durèrent que trois jours, parce que le ministre, déconcerté par la force des preuves, les rompit, prétendant qu'étant Allemand de nation il ne pouvoit égaler dans notre langue l'éloquence de M. d'Évreux, qu'il prétendoit étouffer la vérité. Il s'offroit néanmoins à la continuer en grec, en hébreu ou en latin, et même en françois par la plume. L'on se sépara de part et d'autre sans tirer aucun fruit de ce travail. Mmede Bains, à l'occasion de laquelle il avoit été entrepris, ne parut pas décidée.Cependant ces conférences firent un si grand bruit que M. de Bains pour lors en Picardie en fut informé. Son zèle pour la religion et le péril où il crut sa femme le déterminèrent à partir sur-le-champ pour Paris. Dès que M. de Bérulle sut son arrivée, se confiant en Dieu, il se rendit chez lui, accompagné de M. Duval, savant docteur de Sorbonne, résolu de ne rien négliger pour le gagner lui-même à l'Église, et assurer par là le salut de l'un et de l'autre. Dieu bénit des vœux si purs, formés par le seul désir de sa gloire. En très peu de temps ils eurent la consolation qu'ils désiroient si ardemment; une conversionsi prompte fut suivie de celle de Mmesde Bains et de Ligny et d'un grand nombre d'autres.Mmede Bains, vivement pénétrée de la grâce qu'elle venoit de recevoir, l'attribuoit à l'intercession de la sainte Vierge, n'ignorant pas que M. de Bérulle avoit souvent imploré pour elle le secours de cette mère de miséricorde, et qu'il lui avoit offert le fruit qu'elle portoit, et l'avoit engagée, au cas que ce fût une fille, à lui faire donner le nom de Marie, pour marque de sa reconnoissance envers cette divine mère. Elle fit vœu, avant son départ de Paris, de faire à pied le pèlerinage de Notre-Dame-de-Liesse, en action de grâces des insignes faveurs qu'elle et toute sa famille avoient reçues de son divin fils; cet engagement pris et ses affaires terminées, elle quitta cette capitale pour se rendre en Picardie, selon les apparences assez près de son terme.Cette fille de bénédiction, en faveur de laquelle il semble que Dieu eût voulu combler sa famille, naquit au château de Bains, le 25 janvier 1598; et baptisée sur les fonts sacrés de la paroisse de Notre-Dame-de-Boulogne, diocèse d'Amiens, elle y reçut le nom de Marie, selon les désirs de M. de Bérulle. Son extrait baptistaire prouve que Monsieur son père n'existoit plus, et que Dieu s'étoit hâté de couronner ses miséricordes, l'appelant à lui si peu de temps après son abjuration.La tradition ne nous a rien conservé de l'enfance de Mllede Bains, sinon que Madame sa mère dans le pèlerinage dont elle avoit fait vœu, voulut être accompagnée de cette enfant qu'elle fit porter entre les bras de sa nourrice. Il est à présumer qu'un voyage de vingt lieues, fait à pied par une dame accoutumée aux ménagements des personnes de sa qualité, dut lui être aussi pénible qu'agréable à la mère de Dieu, et qu'il attira sur elle et sur l'enfant les grâces les plus spéciales. Mllede Bains parvenue à l'âge de neuf ans, Madame sa mère confia son éducation aux dames Ursulines; elle y resta jusqu'à douze ans qu'elle l'en retira pour la placer à la cour, ne doutant point que sa beauté et sa sagesse fort au-dessus de son âge, la solidité de son jugement, jointe à un esprit naturellement élevé, ne dût lui procurer un établissement. Flattée de ce point de vue, elle sollicita, et obtint de la Reine Marie de Médicis une place de fille d'honneur, sans faire réflexion aux périls où elle exposoit cette jeune personne, l'abandonnant à elle-même dans un lieu si rempli d'écueils pour Mllede Bains, d'autant plus à craindre que la faiblesse de son âge et son inexpérience lui permettoient à peine de s'en apercevoir.Mais Dieu qui s'étoit déjà approprié cette âme veilla sur elle, et la conserva sans tache au milieu de cette cour; sa vertu y fut admirée autant que sa parfaite beauté, dont le portrait passa jusque dans les pays étrangers, et les plus fameux peintres la tirèrent à l'envi pour faire valoir leur pinceau. Elle avouoit depuis avec agrément que jusqu'àl'âge de quinze ans, elle ne fit jamais de réflexion sur cet avantage de la nature, n'étant occupée que de ceux qu'elle croyoit lui manquer; mais qu'à cet âge elle se vit des mêmes yeux que le public; connoissance fatale qui jusqu'à dix-huit ans lui fit sentir les dangereux écueils de la vanité. Les agréments de sa personne et plus encore sa douceur et sa modestie lui attirèrent l'estime et l'affection de la Reine. En toute occasion Mllede Bains recevoit de nouvelles preuves de sa bonté; jamais elle ne s'en prévalut que pour faire du bien aux malheureux. A sa prière, Sa Majesté fournit pendant plusieurs années d'abondantes aumônes pour établir plusieurs filles de condition sans ressources; elle-même employoit à semblable œuvre une partie des bienfaits qu'elle recevoit de son auguste maîtresse.Cette générosité puisoit sa source dans un cœur noble, tendre, constant pour ses amis, qu'elle réunissoit à un esprit solide, judicieux, capable des plus grandes choses; et il sembloit que le Créateur eût pris plaisir à préparer dans ce chef-d'œuvre de la nature le triomphe de la grâce. Tant d'aimables qualités fixèrent les yeux de toute la cour; nombre de seigneurs briguèrent une alliance si désirable, et la demandèrent à la Reine, ainsi qu'au grand maître de Malte, nommément M. le duc de Bellegarde, le maréchal de Saint-Luc, le marquis de Fontenay, etc., et Mmede Bains, quoique habituellement en Picardie, n'ignoroit rien de ce qui se passoit. Elle voyoit avec complaisance cette foule de partis se présenter, et ne doutoit pas que ses vues sur sa fille ne fussent bientôt remplies. Mais celui qui l'avoit élue de toute éternité pour son épouse ne permit pas que ce cœur digne de lui seul fût partagé avec aucune créature. La divine Providence lui ménagea dans ce même temps une mortification, nous ignorons le genre, qui commença à lui dessiller les yeux et à lui donner quelque légère idée de vocation pour la vie religieuse. Sur ces entrefaites, la Reine étant entrée dans ce premier monastère, Mllede Bains l'y accompagna. Remplie des pensées qui agitoient son esprit, elle s'en ouvrit à notre bienheureuse mère Madeleine de Saint-Joseph. Cette vénérable mère, soit pour l'éprouver, soit que Dieu lui eût fait connoître que les moments n'étoient pas encore arrivés, lui dit en souriant qu'elle feroit fort bien de profiter des partis qui se présentoient, réponse vague qui ne lui déplut pas, selon les apparences, son cœur tenant encore si fortement au monde que, sans les puissants secours de la grâce qu'elle reçut depuis, jamais elle n'eût eu la force de le quitter.Ces premières impulsions de vocation servirent néanmoins à la rendre plus timide sur le choix d'un état. N'ayant que dix-sept ans, elle ne se pressoit pas de se décider; contente de sa liberté, elle eût voulu en jouir toute sa vie; mais la grâce la poursuivit dans cette espèce de calme. Dans ce même temps, le mariage de Louis XIII obligea la Reine à se rendre à Bordeaux. Sa Majesté passant par Poitiersentra dans l'abbaye de Sainte-Croix. Mmel'abbesse, Mmede Nassau, princesse d'Orange, ayant eu occasion de parler devant cette princesse du bonheur et des avantages de la vie religieuse, elle le fit avec tant d'onction et de force que Mllede Bains présente en fut vivement touchée, et sans une de ses amies, à qui elle confia ses dispositions elle seroit entrée sur-le-champ dans cette abbaye. Cette amie l'en détourna et lui conseilla d'attendre au moins après le mariage du Roi. Ce désir véhément, selon l'aveu qu'elle en faisoit depuis en gémissant, se ralentit. Cherchant à se divertir et à se dissimuler à elle-même la voix secrète qui l'appeloit à la solitude, elle se livra plus que jamais aux plaisirs et à la vanité. Cependant cette voix miséricordieuse ne se taisoit point, et laissoit toujours dans le centre de son âme une forte impression qu'elle seroit religieuse et carmélite. L'approche des sacrements étoit pour elle l'approche de nouveaux combats; la vocation repoussoit, et la grâce, aidant la solidité de son esprit, la jetoit dans une confusion extrême, surtout au sacré tribunal de la pénitence. Toujours coupable des mêmes fautes, elle se disoit à elle-même: Ne vaudroit-il pas mieux quitter une bonne fois le monde tout à fait que d'y rester exposée à offenser Dieu? Elle se renouveloit, prenoit de fortes résolutions, mais quelque sincères qu'elles fussent, le temps les affoiblissoit et le goût du monde revenoit. Rien néanmoins ne pouvoit effacer cette impression secrète qui la poursuivoit sans cesse. Entrant avec la Reine dans ce monastère et se promenant dans les cloîtres, elle croyoit toujours y voir sa place. Pendant son sommeil même, elle se voyoit fréquemment revêtue de l'habit des Carmélites; quelquefois elle en sentoit de la joie, estimant la sainteté de cet état, mais plus souvent encore l'idée seule que cette chimère pourroit se réaliser la faisoit frémir, et la mettoit hors d'elle-même.Enfin une maladie dangereuse qu'elle eut à l'âge de dix-huit ans, et qui fut suivie d'une assistance particulière de la sainte Vierge, acheva de lui ouvrir les yeux et de la dégoûter du monde. Voici le fait tel qu'il se trouve dans des mémoires conservés pour servir à l'histoire de sa vie: «Un jour, dit sa femme de chambre, que Mllede Bains souffroit extrêmement d'un mal de tête qui la tourmentoit depuis quelque temps, je lui proposai de s'adresser à Notre-Dame de Bonne Délivrance pour être guérie et soulagée; elle y consentit, et après avoir obtenu la permission de la Reine, qui voulut que la gouvernante l'accompagnât, nous montâmes en carrosse pour aller à l'église de Saint-Gervais. Y étant arrivées, on nous mena dans la chapelle de Sainte-Marguerite, qui étoit toute pleine de femmes enceintes. Je priai un prêtre qui étoit là de dire une messe pour mademoiselle; après la messe, il lui mit l'étole sur la tête et récita sur elle des évangiles et des prières. Une des femmes auprès de qui j'étois m'ayant demandé si cette jeune belle dame étoit enceinte, parce qu'il n'en venoit pasd'autres en ce lieu, je pensai mourir de douleur, croyant avoir perdu ma maîtresse de réputation; je lui dis donc de sortir bien vite, de la peur que j'avois que quelques seigneurs qui rôdoient dans le quartier pour découvrir où nous étions nous aperçussent; mais nous ne pûmes si bien faire que l'un d'eux ne nous vît; et comme étant veuf, il savoit la dévotion de cette chapelle, il vouloit en railler; mais je l'en empêchai, le menaçant, s'il le faisoit, de lui rendre de mauvais services auprès de Mllede Bains, ce qui l'arrêta. La sous-gouvernante, qui n'en savoit pas plus que nous, fut en grande colère contre moi, craignant que la Reine ne se fâchât contre elle, et pour l'éviter elle m'accusa de simplicité; mais la bonne princesse non-seulement ne me dit mot, mais défendit que l'on parlât de cette aventure à Mllede Bains. Le bon de tout, c'est qu'elle se trouva entièrement quitte de son mal de tête; aussi les courtisans disoient-ils que la sainte Vierge lui avoit dit comme notre Seigneur à la femme de l'Évangile: Ma fille, ta foi t'a guérie.»La grâce agissant alors plus fortement sur son âme que sur son corps, elle en suivit les mouvements; elle prit un carrosse secrètement et vint demander une place à la révérende mère Marie de Jésus (Mmede Bréauté), pour lors prieure de ce monastère. Cette prudente mère, ne voulant rien précipiter, se contenta de lui promettre de lui en ménager une, et la pria en attendant de consulter M. de Bérulle sur une affaire de cette importance. Depuis l'heureux moment où dans le sein de sa mère il l'avoit offerte à la sainte Vierge, il ne la perdoit pas de vue devant Dieu, et à la cour même il prenoit plaisir à l'entretenir de discours de piété. Selon les apparences, le saint cardinal jugea nécessaire qu'elle s'éprouvât encore, puisque son entrée aux Carmélites fut différée de deux ans et qu'elle suivit la Reine dans son exil de Blois.Une lettre écrite de sa main après grand nombre d'années de la vie religieuse prouve que dans cet intervalle elle eut encore de violents combats à soutenir contre elle-même. Cette lettre est trop intéressante pour être omise; nous ne ferons que la copier: les obstacles que Mlled'Épernon eut à vaincre en pareille circonstance y donnèrent occasion.«Mademoiselle, la mère sous-prieure (la mère Agnès) m'ayant fait part de l'honneur que vous me faites de vous souvenir de moi, et du désir que vous avez de savoir ce qu'il m'en a coûté pour quitter le monde, après vous avoir très humblement remerciée de l'un, je vous obéis en l'autre. J'avois une si grande pente pour les vanités du monde, les plaisirs de la vie, les commodités, qu'il me fallut faire beaucoup d'efforts pour les abandonner. Ma raison en étoit si offusquée que je répandois souvent beaucoup de larmes me voyant sur le point de les quitter. Je portois en ma conscience un instinct puissant de servir Dieu, mais enmême temps j'avois tant de traverses dans l'esprit, et tant de liens qui me tenoient engagée, que je ne savois si j'aurois jamais la force de les rompre. Il plut à Dieu, dont la bonté est infinie, de me présenter deux occasions pour m'y aider. La première fut la mort d'une demoiselle avec qui j'avois eu de grands entretiens deux ou trois jours avant; la voyant enlevée de ce monde si promptement, il me prit une si grande frayeur de la mort, que je n'avois de repos qu'en faisant résolution d'abandonner tout pour jamais. L'autre fut un sermon sur la vocation des âmes. Il étoit plein de reproches pour celles qui auroient manqué de fidélité à répondre à l'appel de Dieu, ces âmes qui auroient fait plus de cas de la vie présente que de l'éternelle, qui auroient méprisé l'amour d'un Dieu qui, par de si grands priviléges, les choisissoit pour lui, et se seraient abandonnées à celui qu'elles auroient pour des créatures viles et méprisables. Il dépeignit encore avec tant de grâce pour moi la consolation que mon âme et ses semblables recevroient au jour du jugement, qu'attendrie et saisie d'effroi je baissai ma coiffe de peur que l'on ne me vît, et donnai liberté à mes larmes de suivre le mouvement de mon cœur, et mon esprit fut si persuadé que, sans un crime inexcusable, je ne pouvois plus retarder d'obéir à Dieu, que je ne pris que peu de jours pour avoir mon congé de la Reine, et pour me mettre sur le chemin du lieu où sa divine majesté vouloit que je lui fisse le sacrifice de moi-même.»Elle dit de plus, dans une autre occasion, parlant du père Suffren, auteur dudit sermon: «Ce sermon paroissoit m'être adressé si directement que je crus qu'il l'avoit fait exprès pour moi, quoique depuis deux ans que je marchandois avec Dieu, je n'en eusse parlé à personne. J'en fus si troublée que dès que ce père fut rentré chez lui, j'allai l'y trouver, mais fort secrètement, de peur qu'on ne se doutât de mon dessein, ce qui eût été d'autant plus aisé que tout le monde s'aperçut qu'il m'avoit touchée, m'ayant vue baisser ma coiffe. Il fut bien étonné de me voir, mais il le fut infiniment davantage lorsque je lui eus dit le sujet, et que sans doute il avoit fait ce sermon pour moi. Il m'assura que non, ne pensant pas même que j'eusse de vocation pour la vie religieuse, qu'apparemment Dieu le lui avoit inspiré puisqu'il en voyoit en moi l'heureux fruit. Il m'encouragea beaucoup à suivre la voix de Dieu, et me promit qu'il m'aideroit à obtenir un congé de la Reine.»Dans les deux ans dont Mllede Bains fait ici mention, elle s'exerça en toutes sortes de bonnes œuvres et austérités, couchant sur des planches, et se levant la nuit pour prier; mais tout cela avec tant de précaution que personne de la cour ne soupçonna ce qu'elle méditoit, agissant en tout l'extérieur avec son train ordinaire; le trait suivant en est la preuve.Allant un jour voir Mmesa mère que des affaires appeloient àParis, elle passa dans une maison particulière où une femme eut la hardiesse de lui présenter quantité de pierreries de la part d'un prince. Mllede Bains indignée la refusa d'un ton à faire sentir à cette misérable combien elle en étoit offensée. Comme elle remontoit en carrosse, cette femme la suivit en lui disant les injures les plus atroces. La femme de chambre, qui ne s'étoit point aperçue de ce qui s'étoit passé, lui demanda à quel propos on l'outrageoit ainsi, et l'ayant appris, elle voulut faire arrêter cette femme; mais Mllede Bains le défendit en disant: Laissons à Dieu le soin de nous venger.Mllede Bains, alors bien décidée, ne soupiroit plus qu'après l'heureux moment où, délivrée de la servitude du monde, elle pourroit lui dire un éternel adieu. Pendant son séjour à Blois, elle s'étoit ouverte de son dessein à M. de La Suze, prieur de la Vernesse, son parent. Ce saint religieux, singulièrement dévot à la très sainte Vierge, lui avoit été d'un grand secours, et l'avoit toujours fortifiée dans son projet. Le révérend père Suffren et lui la déterminèrent à déclarer à la Reine en secret sa vocation pour les Carmélites, et à lui demander la permission de se rendre à celles de Paris dont elle avoit fait choix de préférence. La surprise de cette princesse fut extrême; elle l'avoit honorée de sa confiance et de sa bonté plus qu'aucune de ses filles d'honneur; après mille marques d'étonnement et de tendresse, elle lui dit que c'étoit une grande résolution qu'il ne falloit pas prendre légèrement, et qu'elle exigeoit qu'elle prît trois mois pour y penser. Ce terme expiré, Mllede Bains résolut de réparer son délai involontaire, redoubla ses instances auprès de Sa Majesté, qui, touchée de sa constance, céda enfin à ses désirs. Elle lui donna pour l'accompagner dans ce voyage, le père Des Granges, minime, Mmede Saint-Martin, sous-gouvernante de ses filles d'honneur, un gentilhomme et la suite convenable à un carrosse de Sa Majesté. Mllede Bains instruisit ce religieux minime de son secret, par un motif d'autant plus édifiant qu'il découvre toute l'étendue de son sacrifice.Déterminée à la plus entière rupture avec le monde, elle comprit quelle devoit commencer par anéantir son propre esprit; dans cette vue, elle pria ce père de lui dresser le modèle des lettres que le devoir et la reconnoissance l'obligeoient d'écrire aux princesses et dames qui l'honoroient de leur amitié, pour leur annoncer sa retraite aux Carmélites. Elle les copia mot à mot, avec l'humilité et l'admirable simplicité qui ont constamment éclaté en elle. Elle ne se permit même nul retour sur l'étonnement que devoit causer un style si nouveau pour elle; il ne nous est resté qu'un fragment de celle qu'elle écrivit à Mmela princesse de Conti. Le voici: «Madame, étant pour me charger de la croix de mon Sauveur, j'ai cru qu'il étoit de mon devoir, etc.» Toutes les soirées du voyage se passèrent à copier ces édifiantes lettres. A une journée de Paris, la femme de chambre, persuadée,comme toute la cour, qu'elle n'y venoit que pour se marier, l'entretenoit des pompes et des préparatifs relatifs à cet objet. L'indifférence de sa maîtresse lui fit soupçonner sa vocation; elle lui fit part de ses inquiétudes; la réponse qu'elle en reçut lui fit connoître qu'elles étoient fondées; «ce qui me fit crier si fort, dit cette femme, que tous ceux du logis accoururent pour savoir ce qui étoit arrivé. Je leur dis en pleurant, et je sanglotai si fort qu'elle fut contrainte de me l'avouer.» Le secret de Mllede Bains découvert, elle employa cette dernière nuit à régler les libéralités qu'elle vouloit faire, tandis que cette fille s'occupoit avec le gentilhomme qui accompagnoit sa maîtresse des moyens de faire échouer son entreprise. Leur entretien ayant été sans tiers, quel fut l'étonnement de l'un et de l'autre, lorsque, entrant le matin dans sa chambre, elle leur cria: N'exécutez pas vos desseins, car ils ne réussiront pas.Arrivée à Paris, elle fut droit aux Carmélites. En descendant de carrosse, son premier soin fut de donner différents ordres aux personnes qui l'avoient accompagnée pour les écarter du monastère, et leur dérober la vue de son entrée. Pendant qu'on alloit avertir la révérende mère Marie de Jésus, prieure, elle courut à l'église adorer le très Saint-Sacrement. En y entrant, elle aperçut près du sanctuaire M. le marquis de Bréanté, fils unique de cette vénérable mère; la crainte d'en être reconnue la retint au bas de l'église; elle se cacha le mieux qu'elle put dans ses coiffes, et abrégea sa dévotion pour se réfugier chez les tourières en attendant que la porte s'ouvrît. Le marquis la suivit de près; mais, n'ayant pu la reconnoître, il monta au parloir de sa respectable mère. En arrivant, elle lui dit qu'elle n'avoit pour cette fois qu'un moment à être avec lui. «Pourquoi, lui dit-il, Madame, me chassez-vous si vite aujourd'hui?» Mais, sans lui répondre, elle sortit du parloir; une visite si précipitée et le carrosse de la Reine qu'il avoit vu, piquèrent sa curiosité; il s'informa à diverses personnes qui ne crurent pas devoir le satisfaire; enfin, il s'adressa au cocher, qui, sans mystère, lui dit le nom de la personne qu'il avoit amenée.Pendant ce temps, Mllede Bains entra dans le monastère, et par M. de Bréanté la nouvelle en fut aussitôt répandue dans Paris. Elle y attira dès ce premier moment une foule de personnes de tous états, chacune voulant se convaincre par soi-même d'un événement qu'on se persuadoit à peine. Mmela princesse de Conti, instruite par Mllede Bains même de sa retraite, ne perdit point de temps pour s'y rendre, persuadée qu'elle ne pourroit tenir aux marques de sa tendresse; elle n'oublia rien de ce qui pouvoit l'attendrir et la pressa de sortir, joignant aux témoignages de la plus tendre amitié et aux larmes les plus sincères les offres les plus flatteuses, jusqu'à l'assurer que tous ses biens étoient à sa disposition.Cet événement si peu attendu de Mmede Bains fut pour elle un coupde foudre; elle part sur-le-champ de Picardie, se rend à l'hôtel de Conti, se flattant que ses efforts, près de sa fille, soutenus par cette princesse, seroient plus efficaces. Mais sœur Marie de Jésus (c'est le nom qui lui fut donné à son entrée) demeura inébranlable, uniquement occupée du bien éternel et de l'ineffable alliance à laquelle l'infinie bonté de Dieu la destinoit. Elle parut insensible à tout ce que la terre lui pouvoit offrir. Cependant Mmede Bains, au désespoir de ne pouvoir rien gagner sur sa fille, s'adressa au parlement. M. Sevin, avocat général, fut chargé de la cause et la plaida avec zèle, ne doutant point du succès, vu l'âge de Mllede Bains qui n'avoit encore qu'un peu plus de vingt ans. Il l'eût sans doute gagnée, si M. le cardinal de Retz, évêque de Paris, ne se fût porté médiateur entre la mère et la fille, et n'eût fait consentir la première à se contenter d'un entretien secret dans l'intérieur du monastère. Il se chargea lui-même de lui en ménager l'entrée, à la suite de quelques princesses qui en avoient acquis le droit par bref de Rome. Ce projet fut exécuté. Cette mère désolée conduisit sa fille dans le fond du jardin, et là, pendant trois heures entières, employa tout ce que put lui suggérer l'amour le plus tendre et le plus juste. Après avoir épuisé les caresses, employé les menaces, et intéressé sa conscience qu'elle crut alarmer en lui disant qu'étant veuve, chargée de procès, son devoir l'obligeoit à la secourir dans sa vieillesse; enfin, hors d'elle-même par l'excès de sa douleur, elle tomba aux pieds de sa fille, noyée dans ses larmes. Quelle épreuve pour Mllede Bains, qui aimoit autant cette tendre mère qu'elle en étoit aimée! Son recours à Dieu dans un assaut si long et si dangereux lui mérita d'en être secourue, et la fit sortir victorieuse de ce premier combat, qui ne fut pas le dernier, Mmesa mère étant souvent revenue à la charge tout le temps de son noviciat.Dans ces premiers jours, le monastère fut assiégé par les personnes du premier rang et les amies de la nouvelle postulante. Tous firent les derniers efforts sur son cœur, sans en effleurer la constance. Soupirant après la solitude qu'elle étoit venue chercher, elle eut bien voulu se soustraire à ces visites; mais la mère prieure crut devoir l'obliger à s'y prêter pendant les huit premiers jours; elle les employa à persuader aux personnes qui la visitèrent que, passé ce temps, elle devoit être regardée comme morte pour eux et pour le monde.Dans cet intervalle, un seigneur de la cour hasarda encore de charger sa femme de chambre de lui offrir son alliance; et peu de jours après le gentilhomme qui l'avoit accompagnée dans son voyage ayant eu commission d'un autre seigneur de lui faire la même offre, il fut si sensiblement touché du souverain mépris qu'elle témoignoit pour les grandeurs du siècle, qu'il les quitta lui-même et embrassa l'état ecclésiastique. Il ne fut pas le seul sur qui le courage de Mllede Bains fit impression. Une demoiselle, élevée chez Mmela princesse de Conti, sereprochant sa lâcheté à obéir à la voix de Dieu qui depuis longtemps l'appeloit au Carmel, frappée d'un exemple si édifiant, rompit ses liens, et entra dans le monastère des Carmélites d'Aix. Enfin la femme de chambre, dont nous avons si souvent parlé, inconsolable de la perte de sa maîtresse, et réfléchissant sur l'héroïsme de sa vertu, reçut le don inestimable de la vocation religieuse. Elle fut reçue dans le couvent de l'Assomption de Paris, où les bienfaits de sa maîtresse fournirent à sa dot. Elle y a vécu très saintement sous le nom de la mère Antoinette de Sainte-Geneviève. La haute idée qu'elle avoit conçue de la sainteté de sa maîtresse lui persuadant que l'on écriroit un jour sa vie, de son propre mouvement elle dressa les mémoires qui y servent aujourd'hui.Enfin sœur Marie Madeleine de Jésus, délivrée de l'espèce de servitude dans laquelle elle avoit été tenue ces huit premiers jours, se livra tout entière aux devoirs de son nouvel état. Dieu, qui avoit sur elle de grands desseins, inspira à la sainte mère prieure de prendre seule le soin de la former à la vie religieuse. Ses progrès furent si rapides qu'ils surpassèrent les espérances qu'elle en avoit conçues; elle admiroit surtout que dans ce passage d'un état de vie tel que celui de la cour à celui de la religion, il ne lui restât pas le moindre vestige du premier. Les vertus d'humilité, de simplicité, d'obéissance et de mortification, qui y sont les plus opposées, commencèrent dès lors à la caractériser. Chaque fois que la mère prieure l'entretenoit, elle avoit la consolation de recueillir le centuple de sa semence jetée dans ce cœur si bien disposé, ce qui la portoit à bénir incessamment le ciel du don précieux qu'il avoit fait en elle à ce monastère et à tout l'ordre.L'humilité étant le fondement de tout l'édifice spirituel, sœur Marie de Jésus s'appliqua d'abord à lui donner toute la profondeur que la grâce lui suggéroit. Elle saisissoit avec ardeur tous les moyens d'anéantir à ses propres yeux et à ceux des autres, les dons de nature et de grâce dont Dieu l'avoit favorisée. Peu contente de s'être soustraite aux visites des grands et de toutes ses amies, dans le désir d'en être oubliée, et d'ôter de devant leurs yeux tout ce qui pouvoit la rappeler à leur esprit, son premier soin fut sous divers prétextes de retirer ses portraits de leurs mains, dans le dessein de les brûler. Quelques personnes, n'imaginant pas l'usage qu'elle en vouloit faire, eurent pour elle cette complaisance; mais le plus grand nombre ne s'y prêta pas. Un de ces portraits ayant été envoyé à notre bienheureuse mère, alors prieure au second monastère qu'elle venoit de fonder, cette vénérable mère se fit un amusement de le montrer à la communauté assemblée. A cette vue, toutes se sentirent attirées à demander à Dieu de ne point laisser dans le monde ce chef-d'œuvre de nature, digne de lui seul, et d'en gratifier le Carmel. Une d'entre elles, sœur Marie de Sainte-Thérèse, fille de MmeAcarie, s'offroit même à sa divine majesté pour souffrirtout ce qu'il lui plairoit pour obtenir cette grâce. Alors notre bienheureuse mère, en souriant et frappant sur son épaule, lui dit que la bonté de Dieu avoit prévenu ses désirs, qu'elle étoit déjà dans l'ordre, et qu'il ne falloit penser qu'à demander sa persévérance.Ses premiers essais étoient trop parfaits pour ne s'en pas flatter. Les sacrifices momentanés qu'elle faisoit à Dieu de toute elle-même et de ses inclinations les plus innocentes, inondoient son âme d'une paix et d'une joie toute céleste, qui lui faisoit goûter de plus en plus le bonheur de son état, et ne lui laissoit de désirs que pour s'en assurer la stabilité. «Je n'aurois pas voulu, disoit-elle dans la lettre déjà citée à Mlled'Épernon, changer mon sort avec tous les empires du monde. Certainement les délices de la vie sont bien stériles en joie comparées à celles dont je jouissois et jouis encore.»Des dispositions si consolantes, accompagnées des plus solides vertus, engagèrent la mère prieure à abréger le temps de sa première épreuve, et le sentiment de la communauté se trouvant unanime, elle reçut le saint habit de la religion le 20 mars 1619.Revêtue des livrées de Jésus-Christ, qu'elle regardoit comme les arrhes de l'alliance dont elle vouloit s'honorer, elle rechercha avec plus d'ardeur encore les moyens de témoigner à son divin époux son amour et sa reconnoissance. C'étoit en elle une soif insatiable qui ne pouvoit être satisfaite. Les plus grandes austérités lui paroissoient des atomes. Elle lui demandoit sans cesse de lui faire connoître ce qui la rendroit plus agréable à ses yeux. Une prière si digne de Dieu ne pouvoit qu'être exaucée. Un jour, après la sainte communion, une voix intérieure lui dit: Ce que je désire de vous est de bien faire tout ce que vous faites. A ces paroles se joignit une lumière aussi vive que pénétrante qui lui montra une étendue immense dans les vertus religieuses; elle en fut effrayée, et désespéroit de pouvoir les mettre en pratique; elle commençoit à tomber dans l'abattement, lorsque la même voix lui dit: Ce qui est impossible aux hommes ne l'est pas à Dieu; je serai en vous pour opérer ce grand ouvrage. Son âme en ressentit aussitôt l'effet, se trouvant revêtue d'une force supérieure.Il n'y avoit que six semaines que sœur Marie de Jésus étoit revêtue du saint habit, lorsqu'elle éprouva que dans l'ordre de la grâce les faveurs les plus signalées sont toujours suivies des épreuves les moins attendues. Elle tomba tout à coup dans une si profonde léthargie que, quoique très promptement secourue, aucuns remèdes ne l'en purent tirer, ce qui obligea de lui faire administrer l'extrême-onction. La révérende mère Marie de Jésus et toute la communauté consternées firent faire beaucoup de prières en dehors et en dedans du monastère; et notre bienheureuse mère[567], avertie du danger pressant de la novice, la recommanda à ses filles de la rue Chapon, leur disant: Il ne fautpas, mes filles, que Dieu nous ôte sitôt le bien qu'il nous a donné. Au moment qu'on s'y attendoit le moins, la connoissance revint à la malade. Craignant un nouvel accident, l'on profita de ce premier instant pour la faire confesser et lui donner le saint viatique; et Dieu, touché des vœux ardents de tant d'âmes saintes réunies, lui rendit la santé, grâce qui combla de consolation les deux mères et leurs filles. Revenue des portes de la mort, la fervente novice, à qui, selon le témoignage qu'en a rendu la sainte prieure, Dieu avoit accordé de très grandes grâces dans le cours de cette maladie, redoubla de vigilance et de fidélité; et, comprenant que tous les instants de la vie qui lui avoit été rendue devoient être employés à pratiquer ce que renfermoient les paroles que Dieu avoit imprimées dans le centre de son âme, elle s'appliqua tout entière à s'acquitter des actions les plus communes avec toute la perfection dont elles pouvoient être susceptibles, portant cette fidélité jusqu'à bien écrire, fermer une lettre, ployer un paquet sans défaut, etc., et cela avec autant d'attention qu'elle portoit aux choses essentielles; fidélité qui fut en elle si persévérante que ses mères et sœurs assuroient à la fin de sa vie ne l'avoir jamais pu trouver en faute sur les plus foibles objets.Cette maladie ne fut pas la seule épreuve par laquelle Dieu voulut purifier une âme en qui il vouloit mettre ses complaisances. A cette joie sainte, à cette paix délicieuse dont son cœur avoit été inondé dans les commencements de son noviciat, succéda une tentation des plus dangereuses. Le démon, jaloux des progrès d'une âme qu'il prévoyoit devoir lui en ravir tant d'autres, se servoit pour la perdre de la haute idée qu'elle avoit conçue de la sainteté de l'état religieux: il lui persuada que celles qui l'avoient embrassé devoient être des anges, par conséquent exemptes des défauts et des foiblesses que Dieu laisse souvent aux âmes les plus saintes pour exercer leur vertu, et pour les tenir dans l'humilité. Ne pouvant manquer d'en voir de ce genre dans ses sœurs, elle se trouva bientôt en butte aux attaques de l'ennemi de tant de biens. Cette illusion, jointe aux instances que Mmesa mère ne se lassoit pas de faire pour l'obliger à quitter l'habit, lui livrèrent de si rudes combats qu'elle se vit plusieurs fois sur le point de demander à sortir. A cette première erreur l'auteur de ses peines en ajouta une autre, lui mettant dans l'esprit qu'elle devoit les tenir secrètes même à l'égard de la prieure, ce qui lui assuroit sa proie; mais comme une âme tentée est rarement d'accord avec elle-même, la bonté de Dieu se servit pour la tirer de cet abîme d'une pensée bien opposée à celle qui l'y avoit entraînée. Malgré les imperfections qu'elle croyoit apercevoir dans ses sœurs, ne pouvant se dissimuler leurs vertus réelles, elle les regardoit comme des saintes et les croyoit telles; elle se persuada donc qu'elles voyoient tout ce qui se passoit dans son imagination. «Puisque, je ne puis, se disoit-elle à elle-même, leur soustrairela connoissance de mes dispositions, il faut me résoudre à les déclarer.» Dieu, qui n'attendoit que cet acte d'humilité et de simplicité de sa servante pour la faire triompher de son ennemi, rendit aussitôt à son âme le calme qu'elle avoit perdu, et daigna substituer à ses premières et fâcheuses impressions les sentiments contraires, l'amour et l'estime de son état, une charité et un respect sans bornes pour ses sœurs, le plus souverain mépris d'elle-même, et une ouverture sans réserve pour la vénérable mère chargée de sa conduite, pour qui dans la suite de sa vie elle n'eut rien de caché.Enfin le moment heureux où sœur Marie de Jésus devoit consommer son sacrifice étant arrivé, elle s'y prépara par une retraite de dix jours usitée, et une confession générale qu'elle fit à M. le cardinal de Bérulle. Elle prononça ses vœux, âgée de vingt-deux ans, l'an 1620, le 25 de mars, fête de l'Incarnation.Les saintes dispositions qui précédèrent et accompagnèrent son sacrifice sont aussi difficiles à exprimer que les grâces dont l'infinie bonté de Dieu la favorisa. Se regardant dès lors comme une victime immolée à son Dieu, elle comprit que, morte à elle-même, elle ne devoit plus vivre que de sacrifices, et retrancher toutes les inclinations de la nature et les penchants de son cœur, pour ne plus agir que par le mouvement de l'Esprit-Saint. Son amour pour la souffrance devint si véhément que la révérende mère Marie de Jésus, naturellement réservée à accorder aux jeunes religieuses des austérités extraordinaires, crut devoir seconder la grâce de sa nouvelle professe en se rendant à ses désirs. Dès lors cette sainte fille fit son étude de Jésus-Christ. Ses mystères, ses paroles, ses actions, ses douleurs, sa vie, sa mort, ses grandeurs et ses abaissements remplissant son cœur, en portoient l'empreinte sur toute sa conduite, qui attiroit l'admiration de toute la communauté. Il n'y avoit que quatre ans que sœur Marie de Jésus étoit professe, lorsque Dieu rendit à notre monastère notre bienheureuse mère qui en avoit été absente pendant plusieurs années. Cette grande servante de Dieu bénit mille fois la souveraine bonté du trésor inestimable dont il l'avoit enrichie dans la personne de sœur Marie de Jésus; elle ne pouvoit se lasser d'admirer tant de vertus et de talents réunis dans un même sujet; elle se fit un plaisir d'en partager la conduite avec celle à qui elle succédoit en la charge de prieure, regardant comme l'un de ses principaux devoirs le soin de la perfection d'une âme qu'elle prévoyoit devoir être le soutien de tout l'ordre. Cette vue du bien de notre saint ordre lui fit résoudre peu de temps après à faire à Dieu le sacrifice d'un sujet si utile et si necessaire à ce monastère pour celui de Bourges, qui étoit au moment d'être anéanti par la désertion des filles rebelles à l'autorité des supérieurs françois. M. de Bérulle et ses collègues, voulant sauver cette portion de la famille que Dieu avoit confiée à leurs soins, résolurent d'y envoyer d'autresreligieuses, avec une prieure qui joignît à une éminente vertu les qualités propres à une mission si difficile, et qui fût capable de concilier les intérêts divers des personnes qui la traversoient ou la soutenoient.Notre bienheureuse mère, qui y avoit mûrement pensé, n'en trouva pas de plus propre que sœur Marie de Jésus à seconder son zèle; elle lui en parla donc. La seule proposition fut pour elle un coup de foudre, son humilité lui persuadant être aussi indigne qu'incapable de remplir un tel poste, et son cœur souffrant de se voir sitôt séparée de cette bienheureuse mère. Elle ne marqua cependant aucune opposition au dessein qu'elle avoit sur elle; elle reçut même en silence et dans l'intention d'en profiter les avis qu'elle lui donna l'espace de deux mois pour s'en acquitter. Mais lorsqu'elle étoit seule, elle fondoit en larmes, Dieu ne permettant pas qu'un sacrifice si généreux fût adouci par son entière soumission à sa volonté, afin de donner lieu à son plus grand mérite. Elle le poussa même si loin qu'elle ne crut pas devoir pendant ce temps s'ouvrir de ses dispositions à la sainte prieure, dans la crainte de lui faire changer de sentiments et de sortir par là de l'ordre de la Providence. Mais Dieu, qui ne demandoit d'elle que le sacrifice de ses répugnances, permit que, faisant réflexion que cette réserve à l'égard de celle qui lui tenoit sa place pouvoit être contraire à l'esprit de simplicité auquel elle s'étoit dévouée, il n'en fallut pas davantage pour la déterminer à la pratiquer dans cette occasion comme dans toutes les autres; ainsi s'abandonnant de nouveau à la Providence, et à ses desseins tels qu'ils pussent être, elle communiqua par écrit à cette bienheureuse mère la pénible situation où elle se trouvoit. La sainte prieure, qui de son côté ayant découvert dans de fréquents entretiens encore plus clairement les vertus et les talents de la sœur Marie de Jésus, se reprochoit déjà la pensée qu'elle avoit eue d'en priver son monastère; charmée que cet aveu se rencontrât avec ses nouvelles lumières, elle lui dit: Ma fille, vous n'irez point à Bourges, j'ai changé de dessein, n'y pensez plus. A quoi pensois-je, disoit depuis cette bienheureuse mère, d'avoir eu l'idée d'éloigner d'ici un sujet de ce mérite? J'en meurs de confusion, quoique je ne voulusse le faire que par grande charité. Souvent elle lui en demandoit pardon en des termes qui étoient pour cette humble fille une véritable croix. Dès lors cette sainte prieure eut de grandes vues sur elle, et Dieu ne tarda pas à l'y confirmer.Ce monastère étant souvent obligé de se priver de ses meilleurs sujets pour les nouvelles fondations, les supérieurs avaient jugé nécessaire dans le temps de continuer dans leurs emplois celles qui occupoient les premières places. Sœur Marie de Saint-Jérôme, sous-prieure de cette maison, étoit dans ce cas; elle aspiroit depuis longtemps à rentrer dans l'état de simple religieuse. Cette grâce fut enfin accordéeà ses demandes, et la communauté supplia M. de Bérulle d'ordonner à leur bienheureuse mère de demander à Dieu qu'il daignât lui faire connoître celle qu'il destinoit à cet emploi; elle obéit à cet ordre, et pendant qu'elle recommandoit cette affaire à Notre-Seigneur, elle entendit une voix qui lui dit que cette élection devoit tomber sur sœur Marie Madeleine de Jésus, et elle conçut en même temps par une lumière surnaturelle que Dieu l'avoit choisie pour partager avec elle les travaux de la supériorité, lui succéder dans le gouvernement de ce monastère et dans le zèle de la perfection de l'ordre. Cette révélation combla de joie la servante de Dieu, elle en fit part à M. de Bérulle et à la communauté qui l'élut d'une voix unanime pour l'emploi désigné. Sœur Marie de Jésus, aussi surprise et désolée que les sœurs étoient satisfaites, n'oublia rien pour se défendre d'accepter cette place de tout ce que les bas sentiments qu'elle avoit d'elle-même lui suggérèrent; elle eut de violents combats à soutenir contre son humilité et son attrait pour la vie intérieure et la solitude, attrait que l'on pouvoit dire avoir été sa passion dominante, et qui toute sa vie lui fit souffrir une espèce de martyre, étant destinée par la Providence à être le conseil et le recours de ses prieures, et par conséquent à ne pouvoir jamais le satisfaire. La perfection avec laquelle elle s'acquitta des devoirs de son nouvel emploi, justifia le choix que Dieu avoit fait d'elle, et quelque connoissance que la communauté eût déjà de son mérite et de sa capacité, elle surpassa son attente. Entre les devoirs ordinaires attachés à cette place, notre bienheureuse mère se déchargea sur elle des visites fréquentes qu'elle étoit forcée de recevoir, de répondre à la plupart des lettres qui lui étoient écrites; et de plus s'en fit aider dans la direction des âmes. Elle admiroit sans cesse qu'elle pût suffire à tant d'occupations différentes, et bénissoit Dieu de lui avoir donné un tel secours sur la fin de ses jours. Cette bienheureuse voyant approcher le terme de son pèlerinage soupiroit sous le poids du gouvernement, et désiroit avec ardeur d'en être déchargée, pour n'avoir plus d'autre soin que celui de se préparer à l'arrivée de son époux. Dans cette vue, elle fit au révérend père Gibieuf de si fortes instances pour obtenir cette grâce qu'il crut ne lui devoir pas refuser; en conséquence il procéda à une élection; elle tomboit naturellement sur la mère Marie de Jésus qui avoit déjà gouverné ce monastère neuf années consécutives avec une sagesse telle qu'on pouvoit l'attendre de son éminente sainteté; mais attirée à une vie purement intérieure, elle se réserva l'heureux sort de Marie pour le reste de ses jours, et les supérieurs respectant son attrait crurent devoir y condescendre; ainsi le 2 juin 1635, sœur Marie de Jésus, sous-prieure, fut élue prieure, et vérifia en entier la révélation de la bienheureuse mère. La joie de ces deux servantes de Dieu fut aussi sincère que le fut la douleur de la nouvelle élue.Jamais elle n'eût pu se résoudre à accepter ce fardeau, si, outrel'obéissance sous laquelle elle étoit obligée de plier, elle n'eût compté sur le secours et les lumières de celle à qui elle succédoit. Mais cette bienheureuse mère avoit bien d'autres vues; ayant déjà fait l'épreuve de la prudence et du talent de la jeune prieure, elle ne douta pas des bénédictions que le ciel verseroit sur son administration; aussi elle ne pensa plus qu'à partager avec la mère Marie de Jésus, sa sainte amie et compagne, les douceurs de la vie contemplative, et ne voulut plus entrer pour rien dans les sollicitudes du gouvernement. La nouvelle prieure ne tarda pas à s'en apercevoir; elle lui en fit de respectueux mais très vifs reproches, auxquels la bienheureuse mère répondit, qu'il étoit vrai qu'elle ne pensoit plus qu'à honorer l'humble dépendance de Jésus-Christ, ajoutant à ces paroles édifiantes: Mais puisque vous m'ordonnez, ma mère, de vous dire mon sentiment, je le ferai quand l'occasion s'en présentera. Et depuis ce moment jusqu'à sa mort, cette bienheureuse ainsi que la mère Marie de Jésus ne cessèrent de lui communiquer ce que l'expérience dirigée par la grâce leur avoit appris dans l'art de gouverner. Cette excellente élève, de son côté, suivoit leurs avis en tout sans jamais s'en écarter dans les choses même les plus indifférentes; nous n'en donnerons qu'un exemple.La mère Madeleine de Saint-Joseph dit un jour qu'il falloit placer deux grands tableaux dans l'hermitage dédié à feu le saint cardinal de Bérulle; en conséquence la mère prieure ordonna qu'ils y fussent portés. La sœur, chargée de ce petit lieu de dévotion, lui représenta qu'ils étoient trop grands pour la situation; mais elle, ne trouvant rien d'impossible dès qu'il s'agissoit de satisfaire cette vénérable mère, persista à le vouloir; cette sœur ne pouvant s'y résoudre lui représenta qu'étant prieure elle étoit maîtresse d'en ordonner autrement; elle n'eut d'autre réponse que celle-ci: Dieu m'en garde, ma sœur, je perdrois plutôt la vie que de contrevenir à la déférence que je dois à ses moindres désirs. La nouvelle prieure portant cette délicatesse pour les simples désirs de cette bienheureuse, l'on ne peut douter de sa déférence totale sur des points plus importants, tels que ceux du gouvernement intérieur et extérieur du monastère; en effet on n'y vit aucun changement, sa conduite se trouvant en tout conforme à celle qui l'avoit précédée, et la mère Madeleine de Saint-Joseph, dans le transport de sa joie, se croyant désormais inutile sur la terre, eut pu dire avec le saint vieillard Siméon: Laissez aller en paix votre servante, Seigneur, puisque mes yeux ont vu celle que vous avez choisie pour être la gloire et l'appui du nouveau Carmel dont vous m'aviez chargée.En effet cette âme séraphique, qui soupiroit depuis si longtemps après la fin de son exil, alla se réunir à son céleste époux deux ans seulement après l'élection de cette fille chérie, qui éprouva avant la mort de sa sainte mère son pouvoir auprès de Dieu; car lui ayant promis de lui obtenir la grâce nécessaire pour porter leur séparation, ellefit paroître une constance si extraordinaire qu'il étoit aisé de juger que Dieu seul pouvoit en être l'auteur. Voici ce qu'en rapporte une des anciennes mères dans sa déposition lorsque l'on fit les informations de la béatification de la bienheureuse mère.«Je pense pouvoir dire avec vérité que pas une des mères et des sœurs n'égaloit notre mère prieure dans les sentiments d'amour, de vénération et d'estime pour la servante de Dieu. Cependant, pendant son agonie, elle se tint toujours debout, les yeux élevés au ciel, nous exhortant avec des paroles puissantes, un visage enflammé et tout céleste, à offrir à Dieu ce grand sacrifice avec une force et une soumission parfaite; enfin elle étoit dans un état où je ne saurois encore penser qu'avec admiration. Ce fut encore dans cette douloureuse circonstance que s'accomplit la prophétie que cette bienheureuse lui avoit faite, lorsque demandant à la jeune prieure sa bénédiction qu'elle ne pouvoit se résoudre, par respect, de lui donner, elle lui dit: Vous me la refusez à présent; un jour viendra ou vous me la donnerez, sans que je vous la demande. Ce qui arriva, car pendant l'agonie de la sainte mourante, elle ne cessa de la bénir par un mouvement divin dont elle ne s'apercevoit même pas. Mais si le courage et la force de cette digne prieure fut si remarquable dans une conjoncture si accablante pour elle et pour sa communauté, elle fut encore plus surprenante après le bienheureux décès de la servante de Dieu, donnant ordre à tout avec une tranquillité et une liberté d'esprit qui met dans l'admiration toutes les personnes qui connoissoient la grandeur du sacrifice que Dieu venoit d'exiger d'elle. Toute la communauté participa à cette même grâce de force: malgré leur douleur, la conviction du bonheur dont jouissoit leur sainte mère, répandoit dans les cœurs une onction céleste qui les portoit puissamment à louer Dieu de la gloire dont il l'avoit couronnée.»Un des premiers soins de cette révérende mère fut de faire un recueil des miracles de cette bienheureuse qui s'opéroient sous ses yeux, afin qu'ils pussent servir un jour à sa béatification. Elle rechercha aussi avec des peines infinies les attestations de sa sainte vie; elle travailla elle-même à l'écrire avec un si grand soin et une si grande application qu'elle la relut jusqu'à dix fois pour y ajouter ou retrancher ce qu'elle jugeoit nécessaire, se servant à cet effet des mémoires qu'elle avoit ordonné aux sœurs de faire sur ce qu'elles se souvenoient lui avoir ouï dire ou faire, soit pour leur conduite propre, soit pour celle des autres; et c'est sur ces différents mémoires qu'elle avoit compilés que le révérend père Gibieuf a composé sa vie où il ne voulut pas mettre son nom par humilité. C'est celle que nous avons entre les mains où l'on peut voir tout ce que le zèle et la reconnoissance inspirèrent à cette digne fille pour honorer la mémoire de sa bienheureuse mère[568]. Outre neuf services solennels qu'elle fit célébrer dans ce monastère et grand nombre demesses et de communions, elle voulut que la communauté fût quarante jours sans récréation, et que pendant un an les vêpres des morts fussent récitées à la suite de ceux du jour.Dans l'année 1644, Mmela Princesse et Mllede Bourbon, sa fille, se rendirent fondatrices du bâtiment qui fut nommé le petit Logis, qui de nos jours a été cédé en bail emphytéotique. La mère prieure, dont le dessein étoit de l'ajouter pour fournir au grand nombre de sujets que la Providence lui adressoit, ne perdit point cet ouvrage de vue, et voulant qu'il fût en tout conforme à nos usages, elle s'opposa aussi fortement que respectueusement aux désirs de cette princesse qui souhaitoit que les planchers fussent plus élevés que nos constitutions ne le permettent. La vénération pour notre sainte Thérèse et son respect pour tout ce qu'elle prescrit à ses filles la fit consentir aux volontés de cette mère si chérie. Ce ne fut pas la seule occasion où sa fermeté parut inflexible pour soutenir la régularité. La Reine et les princesses avoient quelquefois la dévotion d'assister à matines au dedans du monastère. Comme elles souffroient beaucoup du vent et du froid en hiver, Sa Majesté résolut de faire mettre des châssis aux fenêtres du chœur; mais la mère prieure, craignant jusqu'à l'ombre du relâchement, prit la liberté de lui représenter que cela n'est permis aux Carmélites que pour leurs infirmeries, et la supplia de trouver bon qu'il ne fût rien innové dans nos usages. Cette auguste princesse admira la solidité de ses raisons, les respecta et n'en eut que plus d'estime pour la zélée prieure. Ce fait nous a été transmis par une lettre conservée qu'elle écrivoit peu de temps après à un visiteur pour s'opposer aux désirs d'une prieure qui vouloit faire dans la maison ce qu'elle avoit refusé dans celle-ci.Deux autres faits en matière différente prouvent que son attention s'étendoit à tout pour ne laisser introduire aucune coutume contraire à la régularité. Une princesse, qui étoit venue le matin entendre la messe un jour de grande solennité, demanda une légère soupe au gras; la mère ressentit une douleur extrême de ne pouvoir la satisfaire en chose si facile; mais son amour pour nos saints usages l'emporta sur toute autre considération; elle lui fit offrir des œufs frais pour y suppléer. M. le comte de Brienne, l'un des bienfaiteurs de nos maisons, étant malade et se trouvant dans le même cas, demanda simplement un bouillon; elle lui fit donner aussi deux œufs frais, il monta ensuite au parloir où il s'entretint avec elle de diverses choses sans lui parler de celle-ci: ce qu'elle racontoit souvent pour inspirer aux autres la même fermeté avec les personnes que l'ordre ou la maison a plus d'intérêt de ménager, sans craindre de perdre leur amitié et leur protection. Mille traits semblables, et surtout son zèle ardent pour la perfection des âmes dont Dieu l'avoit chargée, et à laquelle chacune des sœurs travailloit de son côté, faisoient dire à la mère Agnès de Jésus-Maria(M{lle) de Bellefond), cette mère si éclairée, que si ses deux premières mères (Madeleine de Saint-Joseph et Marie de Jésus) avoient été choisies de Dieu pour commencer son œuvre, celle-ci l'avoit été pour la perfectionner.Dieu versant tant de bénédictions sur son gouvernement, la sainteté des religieuses de cette maison lui acquit une si grande réputation, qu'elle lui attira un nombre prodigieux d'excellents sujets; dix-huit firent leurs vœux entre ses mains dans le cours de ses deux premiers triennaux. La vénérable mère Marie de Jésus, au comble de ses vœux, regardoit comme sa mère celle qu'elle avoit, pour ainsi dire, engendrée à la religion, et l'on ne pouvoit voir sans admiration jusqu'où elle portoit le respect, l'obéissance, la soumission et la confiance envers celle qu'elle avoit formée, lui rendant compte de ses dispositions, la consultant dans ses doutes, et voulant être aidée de ses conseils dans les peines intérieures dont Dieu permit qu'elle fût longtemps exercée. Sa respectable fille, confondue du profond anéantissement de cette vénérable mère, non-seulement n'agit jamais en rien sans lui demander son avis, mais la pria même de lui aider dans la conduite des âmes, et conseilloit à toutes les sœurs de s'y adresser. L'union de ces deux grandes âmes se répandoit dans le monastère, animoit et fortifioit celles qui l'habitoient, et leurs exemples encore plus que leurs paroles en faisoient un ciel en terre digne des délices et des complaisances de leur époux.Cependant les six années expirées de ces deux triennaux, il fallut penser nécessairement à une nouvelle élection. Le révérend père Gibieuf, connoissant l'utilité de la conduite de cette digne prieure, ne la pressa pas, il la différa neuf mois par des raisons qui ne nous sont pas parvenues; il y procéda enfin, et les suffrages de la communauté se réunirent sur la mère Marie de la Passion (Mlledu Thil). La mère Madeleine de Jésus; car c'est, selon les apparences, dans cette conjoncture qu'elle prit ce dernier nom, pour la distinguer de sa respectable amie la mère Marie de Jésus, la mère Marie Madeleine, dis-je, au comble de ses vœux de se trouver dans son centre, qui étoit la solitude, crut pouvoir se livrer tout entière à son attrait pour la prière et le silence; mais la nouvelle élue avoit trop de discernement pour ne pas faire usage des lumières de celle dont elle prenoit la place et ne s'en pas prévaloir; aussi remarqua-t-on qu'elle se fit une espèce de loi de se conformer en tout à sa conduite, comme elle-même avoit pris pour modèle les deux respectables mères qui l'avoient précédée.Sous ce gouvernement, le monastère fit une perte réelle en la personne de Marie de Médicis. Le malheureux exil de cette princesse n'avoit point ralenti la tendre affection dont elle avoit toujours honoré cette maison, et surtout la mère Marie Madeleine, son ancienne dame d'honneur. Dès sa jeunesse, comme il a été dit, elle lui avoit donné lesplus précieuses marques de sa bonté royale, et depuis sa consécration à Dieu elle ne cessa jamais de lui en donner de son estime. Même après sa mort, elle combla ce monastère de ses faveurs, lui léguant par son testament toutes les saintes reliques qu'elle avoit laissées dans la maison du Luxembourg. La mère Marie Madeleine, née reconnoissante, n'oublia pas ce qu'elle devoit à son illustre bienfaitrice dans ce fatal événement, et ne négligea ni prières ni pénitences pour assurer son bonheur éternel.Les trois années écoulées du triennal de la mère Marie de la Passion, la communauté remit à sa tête celle dont le gouvernement lui avoit attiré tant de bénédictions, le 25 mars 1645. Si elle retrouva dans elle ce qu'elle y avoit admiré pendant les six ans de sa première administration, la sainte prieure, de son côté, n'eut qu'à louer Dieu du progrès de ses saintes filles dans le chemin de la perfection. Elle travailla avec un nouveau zèle à les y faire avancer de plus en plus; ses avis particuliers et les touchantes exhortations de ses chapitres étoient autant de flèches ardentes qui enflammoient leurs cœurs. A l'exemple du grand apôtre, se regardant redevable à toutes, elle assembloit quelquefois le noviciat et les sœurs du voile blanc pour les instruire de leurs obligations, insistant surtout sur les vertus d'humilité et de charité comme les plus propres à les rendre dignes épouses de Jésus-Christ.Tandis que la mère Marie Madeleine de Jésus recueilloit dans la plus douce paix le fruit de ses constants travaux, la guerre civile allumée dans la France l'obligea de quitter son monastère pour éviter les périls où il étoit exposé; elle partagea sa nombreuse communauté en deux bandes, une partie se réfugia aux Carmélites de Pontoise, et cette révérende mère, avec l'autre et deux novices (Mllesd'Épernon et Du Vigean), à celle de la rue Chapon. L'on peut voir le détail de ce triste événement au tome Ierde nos fondations.Après deux mois de séparation, le fort des troubles de Paris étant apaisé, le chef et les membres se réunirent avec une consolation égale à la douleur qui les avoit séparés; mais le plaisir de se revoir ne tarda pas à se changer en nouveau deuil. Cette respectable mère fut atteinte d'une dangereuse maladie qui jeta l'effroi dans tous les cœurs; les médecins appelés furent si surpris des étranges accidents qu'ils y remarquèrent, qu'ils ne savoient à quoi en attribuer la cause, et la malade elle-même parut persuadée que l'enfer en étoit l'auteur. Outre une fièvre ardente accompagnée de plusieurs redoublements le jour et la nuit, elle se trouva encore attaquée d'une inflammation d'entrailles. Sa tête, dans un état terrible, ne pouvoit souffrir aucun appui, en sorte qu'elle étoit forcée de se tenir simplement assise dans son lit ou sur une chaise. A cela se joignit un assoupissement que tous ses efforts ne pouvoient vaincre, et dont elle ne sortoit qu'avec des convulsions et une agitation si extraordinaire, que le médecin de la Reine, M. Vautier,qui la traitoit, disoit n'avoir jamais rien vu de semblable. Ces tourments extérieurs n'étoient cependant rien à comparer aux angoisses de son âme: son esprit étoit offusqué par les plus épaisses ténèbres, et son cœur crucifié par les plus sensibles peines. Cet état violent dura trois semaines, et dans tout ce temps la malade, ne pouvant prendre que du bouillon entre le jour et la nuit, tomba dans une foiblesse extrême. Le courage incomparable dont Dieu l'avoit douée ne l'abandonna pas dans cette extrémité. Voyant la consternation de la vénérable mère Marie de Jésus et de toute la communauté, elle demanda à recevoir Notre-Seigneur; mais elle voulut que ce fût à jeun et sans la cérémonie du Saint-Viatique, crainte d'augmenter la douleur générale; et, pour ne pas se priver de la grâce qui y est attachée, elle pria M. l'abbé Le Camus, lorsqu'il la communieroit, d'en dire tout bas les paroles; il l'exécuta si exactement que nulle autre qu'elle ne les entendit. Nourrie du pain des forts, cette sainte malade demanda d'être transportée dans une autre chambre; et lorsqu'elle y fut elle parla pendant quatre heures à ses sœurs, en général et en particulier, leur recommandant la conservation de la régularité après sa mort, et les priant par leurs attentions et leurs respects envers la vénérable mère Marie de Jésus de prendre sa place auprès d'elle. Dès qu'elle eut fini de parler, elle tomba dans son premier état. Les excessives douleurs que lui causoient les vésicatoires appliqués aux jambes pour empêcher le transport au cerveau, n'arrachèrent pas une seule plainte de sa bouche, quoiqu'elles fussent si cruelles, qu'elle ne cessoit de demander à Dieu la patience. Cependant leur excès ne diminuant rien de la soif dont elle étoit dévorée pour la souffrance, ne lui permit pas de consentir qu'ils fussent levés un moment plus tôt que le médecin ne l'avoit prescrit. Les prières qu'elle offroit à Dieu dans cette espèce de martyre étoient si tendres et si touchantes, qu'en l'entendant on croyoit ressentir en soi les mêmes douleurs. Toutes celles qui l'approchoient étoient dans une continuelle admiration de sa patience, de sa douceur, de son humilité et de la reconnoissance qu'elle témoignoit des plus petits services qui lui étoient rendus; en sorte qu'on tenoit à grâce de pouvoir la servir en quelque chose. Mais ce qui tenoit toutes les sœurs dans une espèce de ravissement, étoit que dans ce douloureux état, dès qu'il se présentoit une occasion de parler pour la gloire de Dieu ou l'utilité des âmes, elle le faisoit avec tant de lumière, d'onction et de force, qu'il sembloit que tous ses maux étoient suspendus par l'impétuosité de l'Esprit-Saint qui résidoit en elle. A peine avoit-elle achevé de parler qu'elle retomboit aussitôt dans ses premiers accidents. Enfin celui qui la réservoit pour d'autres genres de travaux, daigna la rendre aux vœux de ses filles, lui laissant cependant la plus amère portion du calice par les peines intérieures dont elle continua d'être exercée pendant plusieurs années. Parlant un jour en confiance de ce pénible étatà quelques-unes de ses sœurs, elle avouoit que depuis cette maladie son esprit étoit tellement offusqué de ténèbres et d'angoisses qu'elle ne se connoissoit plus elle-même, et qu'elle ne doutoit point que les étranges tourments qu'elle avoit éprouvés ne fussent un effet de la rage de l'enfer qui se vengeoit des deux conquêtes qu'elle avoit enlevées au monde, aidant de ses conseils Mllesd'Épernon et Du Vigean pour répondre à la grâce de leur vocation.Cette respectable mère avoit en effet donné l'entrée de ce monastère à ces deux généreuses victimes, et reçu leurs vœux entre ses mains, ainsi que ceux de treize autres novices dans les quatre années qu'elle fut en charge; car l'état de danger où l'avoient réduit tant de maux compliqués obligea la communauté, pour se conserver une tête si chère, de supplier le supérieur de lui donner trois ans de repos; en conséquence, la mère Agnès de Jésus-Maria, alors sous prieure, fut élue le 12 octobre 1649.Au milieu de l'année suivante l'ordre fit une des plus grandes pertes qu'il pût faire en la personne du révérend père Gibieuf, l'un des plus dignes supérieurs. La mère Marie Madeleine, qui connoissoit plus que toute autre l'étendue de ses lumières et l'éminence de sa grâce, ressentit le coup d'autant plus vivement, qu'elle en prévit dès lors les suites affligeantes; mais toujours supérieure aux événements par sa parfaite soumission aux ordres de Dieu, elle oublia pour ainsi dire sa douleur pour éterniser en quelque sorte la mémoire de celui qui en étoit l'objet. Elle fit les plus exactes recherches de ses écrits, de ses lettres, et fit faire une planche pour tirer son portrait. C'étoit à sa prière qu'il avoit composé, pour les Carmélites, le livre de laVie parfaite, et dans le dessein de les prémunir contre les fausses spiritualités que l'on travailloit dans le temps à inspirer aux personnes de piété.Si cette perte fut si sensible à la mère Marie Madeleine, quelle plaie dut faire à son cœur celle de la vénérable mère Marie de Jésus (Mmede Bréauté)! Pleine de jours et de mérites, le ciel la ravit à la terre le 29 novembre 1652. Elle restoit seule de ces âmes éminentes que Dieu avoit choisies pour être le fondement de notre saint ordre en France, et il sembloit que son exil n'y fût prolongé que pour en affermir l'esprit primitif par ses exemples. La mère Marie Madeleine avoit été reçue par cette vénérable mère et formée par elle aux vertus religieuses; elle en reçut toujours les marques les plus constantes de tendresse, d'estime et de confiance. Se voyant au moment de sa délivrance et prête à se séparer de cette âme chérie, elle lui en donna encore de plus touchantes; car se trouvant seule un jour avec elle, quelque temps avant son bienheureux trépas, elle lui dit, avec un visage plein de douceur et d'amitié: «Ma mère, soyez persuadée que si Dieu me fait miséricorde, je vous assisterai devant lui selon que l'exigent de moi les qualités de mère, de fille, de sœur et d'intime amie, afin qu'en tout ce que vous ferez, vous agissiez dans une liaison particulière avecDieu, ne vous regardant sur la terre que comme l'instrument dont il veut se servir pour être le soutien de son œuvre. O ma mère, que j'ai eu aujourd'hui une grande joie en pensant ce que nous sommes l'une à l'autre! je ressentois vivement la peine qu'alloit vous causer notre séparation; mais j'ai vu cette belle volonté de Dieu qui fait tout sûrement: j'espère qu'elle vous consolera. Un autre sujet de ma joie, c'est que notre union ne finira pas par ma mort et qu'elle sera stable pour l'éternité, c'est Dieu qui l'a faite; je l'emporte, elle ne s'évanouira pas. Oh! que c'est une grande chose que cette volonté de Dieu, elle conserve elle-même tout ce qui vient d'elle!» Il est aisé de juger des impressions que dut faire sur le cœur de la mère Marie Madeleine un adieu si saint et si tendre; mais la grandeur de sa foi lui faisant envisager le bonheur d'une mère à qui elle avoit été si saintement unie, lui en fit soutenir la séparation avec un courage et une fermeté qui parurent l'effet des promesses que lui avoit faites la sainte défunte. A quoi ne contribua pas peu la connoissance que Dieu lui donna de la gloire dont jouissoit sa respectable et sainte amie, dont elle voulut éterniser la mémoire dans l'Ordre en priant la mère prieure d'ordonner aux sœurs de faire des mémoires de tout ce dont elles pourroient se souvenir lui avoir vu faire ou dire d'édifiant ou d'utile, afin d'en composer sa vie et se régler dans la suite sur ses exemples et ses maximes. Ce qui fut exécuté avec beaucoup d'exactitude et de zèle; on en peut voir le recueil dans plusieurs manuscrits gardés dans ce monastère.L'année suivante, 1653, la mère Marie Madeleine entra en charge par l'élection qu'en fit de nouveau la communauté. On ne peut mieux rendre ses sentiments dans cette circonstance que par l'extrait de la lettre qu'elle écrivit dans cette occasion à une prieure de l'ordre: «Vous savez, ma mère, lui dit-elle, que, contre toute apparence, mes sœurs m'ont de nouveau engagée dans la charge; je ne puis l'attribuer qu'au bonheur de notre chère mère Agnès, et à ma très-grande confusion devant la divine Majesté qui a exaucé ses désirs de retraite et a rejeté les miens. Les âmes pécheresses comme la mienne ne peuvent fléchir le ciel; ainsi je suis livrée à l'affliction, et elle à la joie; elle a exercé la charge comme un ange, et la communauté l'a vue telle que notre bienheureuse mère l'avoit prédit; car vous vous souvenez bien, ma mère, que trois jours après son entrée cette grande servante de Dieu me dit qu'elle seroit prieure ici.» La mère Marie Madeleine ajoute: «J'ai prié Notre-Seigneur au Saint-Sacrement de daigner être prieure de ce couvent ces trois années, et qu'il me fasse la grâce que je ne tienne aucun lieu dans les âmes. J'ai dit à mes sœurs aujourd'hui, tenant mon premier chapitre, qu'elles regardassent ce siége vacant, puisqu'elles n'avoient qu'une ombre et non une prieure, que leur nécessité les obligeoit doublement à chercher à vivre en Jésus-Christ et de Jésus Christ, n'ayant nul appui en terre.»L'année qui suivit cette élection de la mère Marie Madeleine se trouvant la cinquantième de l'établissement de ce premier monastère de l'ordre en France, elle s'occupa tout entière du soin de renouveler dans les âmes commises à sa direction la ferveur de l'esprit primitif dont avoient été animées les premières mères. A cet effet elle tint son chapitre l'avant-veille de Saint-Luc, et avec des paroles de feu elle rappela à ses filles les prodiges que Notre-Seigneur avoit faits pour opérer ce grand œuvre, l'éminente sainteté des âmes qui l'avoient commencé, l'ardeur de leur amour pour Dieu et leur oubli de tout le reste; et, après avoir élevé leur esprit par le souvenir de ces grandes âmes, elle fit naître dans leurs cœurs de si vifs sentiments de contrition de n'avoir peut-être pas répondu à toute l'étendue de la grâce de leur vocation, qu'elles fondirent en larmes, surtout lorsqu'elle leur fit remarquer qu'il y avoit peu d'ordres religieux qui eussent passé plus que les cinquante ans sans quelque affoiblissement de leur premier esprit; enfin elle les exhorta à faire tous leurs efforts pour obtenir, par la ferveur de leurs oraisons, de leurs pénitences et de tous les genres de bonnes œuvres, le pardon des fautes commises et une grâce puissante pour se renouveler dans cette seconde cinquantaine. Elle conclut ce discours en réglant que pour attirer sur la communauté ce renouvellement désirable, la semaine se passeroit en exercices de prières et de mortifications, et que le lendemain, veille de Saint-Luc, jour auquel les mères espagnoles entrèrent dans cette maison, on jeûneroit au pain et à l'eau comme le vendredi saint, que le même jour il n'y auroit pas de récréation, que chaque jour de l'octave l'on feroit diverses processions et pénitences, selon qu'il plairoit à Notre-Seigneur de l'inspirer aux unes et aux autres. Ces saintes filles s'empressèrent à l'envi d'entrer dans les édifiantes vues de leur mère qui, quoique malade, voulut absolument leur donner l'exemple de tout, et jeûna aussi austèrement que si elle eût été en parfaite santé. Le jour de Saint-Luc évangéliste, le très Saint-Sacrement fut exposé à l'oratoire, et pendant cette octave la communauté veilla jusqu'à minuit. Quelles bénédictions ne doit-on pas présumer que durent attirer sur ces âmes ferventes tant de saints exercices et des oraisons si dignes du cœur de Dieu!
«Cette respectable mère eut pour père messire de Lancri, chevalier, seigneur de Bains, de Boulogne, et autres villes en Picardie, gentilhomme ordinaire de la chambre du Roi Henri IV; et pour mère Diane Catherine de la Porte-Vessine, originaire d'Anjou, l'un et l'autre des plus anciennes noblesses de leur province. De ce mariage naquirentcinq enfants, quatre garçons et une fille. L'aîné fut élevé à la cour d'Henri IV, et servit glorieusement l'État sous son règne et sous celui de Louis XIII, ayant levé jusqu'à quatre régiments tant infanterie que cavalerie; les deux cadets entrèrent dans l'ordre de Malte, dont Son Altesse M. de Vignancourt, cousin germain de leur mère, étoit grand maître, et méritèrent par leurs exploits sur les infidèles, l'un le gouvernement de l'île Goré et de la forteresse, après avoir commandé avec honneur le grand galion, l'autre celui de la ville et cité de Malte; le plus jeune des trois mourut en bas âge.
Rien n'eût manqué au bonheur dont M. et Mmede Bains jouissoient, si leur union qui étoit parfaite eût été contractée dans le sein de l'Église catholique; mais l'un et l'autre étoient tellement observateurs des lois de leur secte, que le prêche ainsi que leur cène se tenoient régulièrement dans leur château, et qu'ils y assistoient assidûment avec toute leur petite église de ce lieu.
Dieu qui vouloit préserver du venin qui les infectoit celle dont nous écrivons la vie, jeta sur eux un regard de miséricorde, et les secrets ressorts de la Providence conduisirent, en 1597, Mmede Bains à Paris, enceinte de cette enfant de bénédiction. Arrivée dans cette ville capitale, Mmede Ligny, sa sœur, nouvellement veuve, l'engagea à prendre son logement dans sa maison. Mmede Bains y consentit d'autant plus volontiers qu'outre les liens du sang et de l'amitié, elles étoient unies de sentiments sur la religion, et qu'elle espéroit lui être de consolation dans sa douleur.
S'entretenant ensemble de l'objet qui occupoit Mmede Ligny tout entière, Mmede Bains lui avoua ingénument qu'elle envioit l'avantage des catholiques qui se flattent de pouvoir soulager les cœurs des personnes qui leur étoient chères par leurs prières et bonnes œuvres, dogme que les protestants rejettent, n'admettant aucunes prières pour les morts. Le zèle de Mmede Ligny pour sa fausse religion lui fit oublier dans le moment sa douleur; de si solides réflexions l'alarmèrent; elle en craignit les suites, et fit promptement avertir Bourguignon, ministre protestant, le priant de venir chez elle pour fortifier la foi de sa sœur qui paroissoit chanceler. Celui-ci, encore plus ardent pour sa secte que celle qui l'appeloit, s'y rendit en diligence. Cependant Dieu, jaloux d'une âme dans laquelle il avoit jeté les semences de la grâce, ne permit pas que le faux docteur réussît à calmer ses inquiétudes. Mmede Prouville, sœur de M. de Champigni, alors premier président, femme de piété, très bonne catholique, et amie de Mmede Bains, ayant appris ce qui se passoit chez Mmede Ligny, y conduisit M. de Bérulle. Ses talents pour la controverse étoient connus, et quoique jeune encore ses conquêtes le rendoient déjà redoutable aux sectaires; ils y trouvèrent Bourguignon. M. de Bérulle entra avec lui en matière, et lui prouva par de si fortes raisons la nécessité et la solidité de laprière pour les morts, que ce ministre, n'ayant rien à répliquer, eut recours aux invectives, ressource ordinaire des hérétiques. Mmede Bains quoique très-ébranlée ne se rendit point encore, Dieu le permettant sans doute afin qu'un plus grand nombre d'âmes participassent à la grâce qu'il vouloit lui faire. Mmede Ligny, affligée du mauvais succès de ses premières démarches, fit appeler M. de Tillemus qui par sa science et son éloquence s'étoit acquis dans le parti la réputation d'un second Dumoulin. Celui-ci, croyant gagner beaucoup en lui interdisant toute entrevue avec son adversaire et les docteurs catholiques, l'exhorta vivement à n'en plus voir, et lui dit: Vous devez craindre, Madame, si vous continuez vos entretiens avec le serpent, qu'il vous arrive le même malheur qu'à notre première mère dont la chute entraîna celle de sa postérité. J'avoue, répliqua Mmede Bains, que j'ai été frappée de tout ce que ce jeune homme a dit, et comme Mmede Prouville doit me l'amener demain à une heure après midi, je vous prie de vous y trouver, afin de me fortifier contre tout ce qu'il pourra me dire. M. de Tillemus n'eut pas de peine à le lui promettre; il avoit à cœur de venger sa secte de l'affront qu'elle avoit reçu en la personne de Bourguignon, il se rendit effectivement à l'heure marquée chez Mmede Ligny. Mmede Prouville de son côté, impatiente de profiter des favorables dispositions de son amie, substitua, à M. de Bérulle qui ne put s'y trouver, M. du Perron, pour lors évêque d'Évreux et depuis cardinal. La conférence s'ouvrit par la première question contestée; de celle-ci on passa à d'autres, et la conclusion fut que l'on tiendroit des conférences publiques à l'hôtel de Montpensier où les deux partis auroient la liberté de porter les livres propres à soutenir leurs causes. Ce projet fut exécuté; plus de trois cents personnes assistèrent à ces conférences qui ne durèrent que trois jours, parce que le ministre, déconcerté par la force des preuves, les rompit, prétendant qu'étant Allemand de nation il ne pouvoit égaler dans notre langue l'éloquence de M. d'Évreux, qu'il prétendoit étouffer la vérité. Il s'offroit néanmoins à la continuer en grec, en hébreu ou en latin, et même en françois par la plume. L'on se sépara de part et d'autre sans tirer aucun fruit de ce travail. Mmede Bains, à l'occasion de laquelle il avoit été entrepris, ne parut pas décidée.
Cependant ces conférences firent un si grand bruit que M. de Bains pour lors en Picardie en fut informé. Son zèle pour la religion et le péril où il crut sa femme le déterminèrent à partir sur-le-champ pour Paris. Dès que M. de Bérulle sut son arrivée, se confiant en Dieu, il se rendit chez lui, accompagné de M. Duval, savant docteur de Sorbonne, résolu de ne rien négliger pour le gagner lui-même à l'Église, et assurer par là le salut de l'un et de l'autre. Dieu bénit des vœux si purs, formés par le seul désir de sa gloire. En très peu de temps ils eurent la consolation qu'ils désiroient si ardemment; une conversionsi prompte fut suivie de celle de Mmesde Bains et de Ligny et d'un grand nombre d'autres.
Mmede Bains, vivement pénétrée de la grâce qu'elle venoit de recevoir, l'attribuoit à l'intercession de la sainte Vierge, n'ignorant pas que M. de Bérulle avoit souvent imploré pour elle le secours de cette mère de miséricorde, et qu'il lui avoit offert le fruit qu'elle portoit, et l'avoit engagée, au cas que ce fût une fille, à lui faire donner le nom de Marie, pour marque de sa reconnoissance envers cette divine mère. Elle fit vœu, avant son départ de Paris, de faire à pied le pèlerinage de Notre-Dame-de-Liesse, en action de grâces des insignes faveurs qu'elle et toute sa famille avoient reçues de son divin fils; cet engagement pris et ses affaires terminées, elle quitta cette capitale pour se rendre en Picardie, selon les apparences assez près de son terme.
Cette fille de bénédiction, en faveur de laquelle il semble que Dieu eût voulu combler sa famille, naquit au château de Bains, le 25 janvier 1598; et baptisée sur les fonts sacrés de la paroisse de Notre-Dame-de-Boulogne, diocèse d'Amiens, elle y reçut le nom de Marie, selon les désirs de M. de Bérulle. Son extrait baptistaire prouve que Monsieur son père n'existoit plus, et que Dieu s'étoit hâté de couronner ses miséricordes, l'appelant à lui si peu de temps après son abjuration.
La tradition ne nous a rien conservé de l'enfance de Mllede Bains, sinon que Madame sa mère dans le pèlerinage dont elle avoit fait vœu, voulut être accompagnée de cette enfant qu'elle fit porter entre les bras de sa nourrice. Il est à présumer qu'un voyage de vingt lieues, fait à pied par une dame accoutumée aux ménagements des personnes de sa qualité, dut lui être aussi pénible qu'agréable à la mère de Dieu, et qu'il attira sur elle et sur l'enfant les grâces les plus spéciales. Mllede Bains parvenue à l'âge de neuf ans, Madame sa mère confia son éducation aux dames Ursulines; elle y resta jusqu'à douze ans qu'elle l'en retira pour la placer à la cour, ne doutant point que sa beauté et sa sagesse fort au-dessus de son âge, la solidité de son jugement, jointe à un esprit naturellement élevé, ne dût lui procurer un établissement. Flattée de ce point de vue, elle sollicita, et obtint de la Reine Marie de Médicis une place de fille d'honneur, sans faire réflexion aux périls où elle exposoit cette jeune personne, l'abandonnant à elle-même dans un lieu si rempli d'écueils pour Mllede Bains, d'autant plus à craindre que la faiblesse de son âge et son inexpérience lui permettoient à peine de s'en apercevoir.
Mais Dieu qui s'étoit déjà approprié cette âme veilla sur elle, et la conserva sans tache au milieu de cette cour; sa vertu y fut admirée autant que sa parfaite beauté, dont le portrait passa jusque dans les pays étrangers, et les plus fameux peintres la tirèrent à l'envi pour faire valoir leur pinceau. Elle avouoit depuis avec agrément que jusqu'àl'âge de quinze ans, elle ne fit jamais de réflexion sur cet avantage de la nature, n'étant occupée que de ceux qu'elle croyoit lui manquer; mais qu'à cet âge elle se vit des mêmes yeux que le public; connoissance fatale qui jusqu'à dix-huit ans lui fit sentir les dangereux écueils de la vanité. Les agréments de sa personne et plus encore sa douceur et sa modestie lui attirèrent l'estime et l'affection de la Reine. En toute occasion Mllede Bains recevoit de nouvelles preuves de sa bonté; jamais elle ne s'en prévalut que pour faire du bien aux malheureux. A sa prière, Sa Majesté fournit pendant plusieurs années d'abondantes aumônes pour établir plusieurs filles de condition sans ressources; elle-même employoit à semblable œuvre une partie des bienfaits qu'elle recevoit de son auguste maîtresse.
Cette générosité puisoit sa source dans un cœur noble, tendre, constant pour ses amis, qu'elle réunissoit à un esprit solide, judicieux, capable des plus grandes choses; et il sembloit que le Créateur eût pris plaisir à préparer dans ce chef-d'œuvre de la nature le triomphe de la grâce. Tant d'aimables qualités fixèrent les yeux de toute la cour; nombre de seigneurs briguèrent une alliance si désirable, et la demandèrent à la Reine, ainsi qu'au grand maître de Malte, nommément M. le duc de Bellegarde, le maréchal de Saint-Luc, le marquis de Fontenay, etc., et Mmede Bains, quoique habituellement en Picardie, n'ignoroit rien de ce qui se passoit. Elle voyoit avec complaisance cette foule de partis se présenter, et ne doutoit pas que ses vues sur sa fille ne fussent bientôt remplies. Mais celui qui l'avoit élue de toute éternité pour son épouse ne permit pas que ce cœur digne de lui seul fût partagé avec aucune créature. La divine Providence lui ménagea dans ce même temps une mortification, nous ignorons le genre, qui commença à lui dessiller les yeux et à lui donner quelque légère idée de vocation pour la vie religieuse. Sur ces entrefaites, la Reine étant entrée dans ce premier monastère, Mllede Bains l'y accompagna. Remplie des pensées qui agitoient son esprit, elle s'en ouvrit à notre bienheureuse mère Madeleine de Saint-Joseph. Cette vénérable mère, soit pour l'éprouver, soit que Dieu lui eût fait connoître que les moments n'étoient pas encore arrivés, lui dit en souriant qu'elle feroit fort bien de profiter des partis qui se présentoient, réponse vague qui ne lui déplut pas, selon les apparences, son cœur tenant encore si fortement au monde que, sans les puissants secours de la grâce qu'elle reçut depuis, jamais elle n'eût eu la force de le quitter.
Ces premières impulsions de vocation servirent néanmoins à la rendre plus timide sur le choix d'un état. N'ayant que dix-sept ans, elle ne se pressoit pas de se décider; contente de sa liberté, elle eût voulu en jouir toute sa vie; mais la grâce la poursuivit dans cette espèce de calme. Dans ce même temps, le mariage de Louis XIII obligea la Reine à se rendre à Bordeaux. Sa Majesté passant par Poitiersentra dans l'abbaye de Sainte-Croix. Mmel'abbesse, Mmede Nassau, princesse d'Orange, ayant eu occasion de parler devant cette princesse du bonheur et des avantages de la vie religieuse, elle le fit avec tant d'onction et de force que Mllede Bains présente en fut vivement touchée, et sans une de ses amies, à qui elle confia ses dispositions elle seroit entrée sur-le-champ dans cette abbaye. Cette amie l'en détourna et lui conseilla d'attendre au moins après le mariage du Roi. Ce désir véhément, selon l'aveu qu'elle en faisoit depuis en gémissant, se ralentit. Cherchant à se divertir et à se dissimuler à elle-même la voix secrète qui l'appeloit à la solitude, elle se livra plus que jamais aux plaisirs et à la vanité. Cependant cette voix miséricordieuse ne se taisoit point, et laissoit toujours dans le centre de son âme une forte impression qu'elle seroit religieuse et carmélite. L'approche des sacrements étoit pour elle l'approche de nouveaux combats; la vocation repoussoit, et la grâce, aidant la solidité de son esprit, la jetoit dans une confusion extrême, surtout au sacré tribunal de la pénitence. Toujours coupable des mêmes fautes, elle se disoit à elle-même: Ne vaudroit-il pas mieux quitter une bonne fois le monde tout à fait que d'y rester exposée à offenser Dieu? Elle se renouveloit, prenoit de fortes résolutions, mais quelque sincères qu'elles fussent, le temps les affoiblissoit et le goût du monde revenoit. Rien néanmoins ne pouvoit effacer cette impression secrète qui la poursuivoit sans cesse. Entrant avec la Reine dans ce monastère et se promenant dans les cloîtres, elle croyoit toujours y voir sa place. Pendant son sommeil même, elle se voyoit fréquemment revêtue de l'habit des Carmélites; quelquefois elle en sentoit de la joie, estimant la sainteté de cet état, mais plus souvent encore l'idée seule que cette chimère pourroit se réaliser la faisoit frémir, et la mettoit hors d'elle-même.
Enfin une maladie dangereuse qu'elle eut à l'âge de dix-huit ans, et qui fut suivie d'une assistance particulière de la sainte Vierge, acheva de lui ouvrir les yeux et de la dégoûter du monde. Voici le fait tel qu'il se trouve dans des mémoires conservés pour servir à l'histoire de sa vie: «Un jour, dit sa femme de chambre, que Mllede Bains souffroit extrêmement d'un mal de tête qui la tourmentoit depuis quelque temps, je lui proposai de s'adresser à Notre-Dame de Bonne Délivrance pour être guérie et soulagée; elle y consentit, et après avoir obtenu la permission de la Reine, qui voulut que la gouvernante l'accompagnât, nous montâmes en carrosse pour aller à l'église de Saint-Gervais. Y étant arrivées, on nous mena dans la chapelle de Sainte-Marguerite, qui étoit toute pleine de femmes enceintes. Je priai un prêtre qui étoit là de dire une messe pour mademoiselle; après la messe, il lui mit l'étole sur la tête et récita sur elle des évangiles et des prières. Une des femmes auprès de qui j'étois m'ayant demandé si cette jeune belle dame étoit enceinte, parce qu'il n'en venoit pasd'autres en ce lieu, je pensai mourir de douleur, croyant avoir perdu ma maîtresse de réputation; je lui dis donc de sortir bien vite, de la peur que j'avois que quelques seigneurs qui rôdoient dans le quartier pour découvrir où nous étions nous aperçussent; mais nous ne pûmes si bien faire que l'un d'eux ne nous vît; et comme étant veuf, il savoit la dévotion de cette chapelle, il vouloit en railler; mais je l'en empêchai, le menaçant, s'il le faisoit, de lui rendre de mauvais services auprès de Mllede Bains, ce qui l'arrêta. La sous-gouvernante, qui n'en savoit pas plus que nous, fut en grande colère contre moi, craignant que la Reine ne se fâchât contre elle, et pour l'éviter elle m'accusa de simplicité; mais la bonne princesse non-seulement ne me dit mot, mais défendit que l'on parlât de cette aventure à Mllede Bains. Le bon de tout, c'est qu'elle se trouva entièrement quitte de son mal de tête; aussi les courtisans disoient-ils que la sainte Vierge lui avoit dit comme notre Seigneur à la femme de l'Évangile: Ma fille, ta foi t'a guérie.»
La grâce agissant alors plus fortement sur son âme que sur son corps, elle en suivit les mouvements; elle prit un carrosse secrètement et vint demander une place à la révérende mère Marie de Jésus (Mmede Bréauté), pour lors prieure de ce monastère. Cette prudente mère, ne voulant rien précipiter, se contenta de lui promettre de lui en ménager une, et la pria en attendant de consulter M. de Bérulle sur une affaire de cette importance. Depuis l'heureux moment où dans le sein de sa mère il l'avoit offerte à la sainte Vierge, il ne la perdoit pas de vue devant Dieu, et à la cour même il prenoit plaisir à l'entretenir de discours de piété. Selon les apparences, le saint cardinal jugea nécessaire qu'elle s'éprouvât encore, puisque son entrée aux Carmélites fut différée de deux ans et qu'elle suivit la Reine dans son exil de Blois.
Une lettre écrite de sa main après grand nombre d'années de la vie religieuse prouve que dans cet intervalle elle eut encore de violents combats à soutenir contre elle-même. Cette lettre est trop intéressante pour être omise; nous ne ferons que la copier: les obstacles que Mlled'Épernon eut à vaincre en pareille circonstance y donnèrent occasion.
«Mademoiselle, la mère sous-prieure (la mère Agnès) m'ayant fait part de l'honneur que vous me faites de vous souvenir de moi, et du désir que vous avez de savoir ce qu'il m'en a coûté pour quitter le monde, après vous avoir très humblement remerciée de l'un, je vous obéis en l'autre. J'avois une si grande pente pour les vanités du monde, les plaisirs de la vie, les commodités, qu'il me fallut faire beaucoup d'efforts pour les abandonner. Ma raison en étoit si offusquée que je répandois souvent beaucoup de larmes me voyant sur le point de les quitter. Je portois en ma conscience un instinct puissant de servir Dieu, mais enmême temps j'avois tant de traverses dans l'esprit, et tant de liens qui me tenoient engagée, que je ne savois si j'aurois jamais la force de les rompre. Il plut à Dieu, dont la bonté est infinie, de me présenter deux occasions pour m'y aider. La première fut la mort d'une demoiselle avec qui j'avois eu de grands entretiens deux ou trois jours avant; la voyant enlevée de ce monde si promptement, il me prit une si grande frayeur de la mort, que je n'avois de repos qu'en faisant résolution d'abandonner tout pour jamais. L'autre fut un sermon sur la vocation des âmes. Il étoit plein de reproches pour celles qui auroient manqué de fidélité à répondre à l'appel de Dieu, ces âmes qui auroient fait plus de cas de la vie présente que de l'éternelle, qui auroient méprisé l'amour d'un Dieu qui, par de si grands priviléges, les choisissoit pour lui, et se seraient abandonnées à celui qu'elles auroient pour des créatures viles et méprisables. Il dépeignit encore avec tant de grâce pour moi la consolation que mon âme et ses semblables recevroient au jour du jugement, qu'attendrie et saisie d'effroi je baissai ma coiffe de peur que l'on ne me vît, et donnai liberté à mes larmes de suivre le mouvement de mon cœur, et mon esprit fut si persuadé que, sans un crime inexcusable, je ne pouvois plus retarder d'obéir à Dieu, que je ne pris que peu de jours pour avoir mon congé de la Reine, et pour me mettre sur le chemin du lieu où sa divine majesté vouloit que je lui fisse le sacrifice de moi-même.»
Elle dit de plus, dans une autre occasion, parlant du père Suffren, auteur dudit sermon: «Ce sermon paroissoit m'être adressé si directement que je crus qu'il l'avoit fait exprès pour moi, quoique depuis deux ans que je marchandois avec Dieu, je n'en eusse parlé à personne. J'en fus si troublée que dès que ce père fut rentré chez lui, j'allai l'y trouver, mais fort secrètement, de peur qu'on ne se doutât de mon dessein, ce qui eût été d'autant plus aisé que tout le monde s'aperçut qu'il m'avoit touchée, m'ayant vue baisser ma coiffe. Il fut bien étonné de me voir, mais il le fut infiniment davantage lorsque je lui eus dit le sujet, et que sans doute il avoit fait ce sermon pour moi. Il m'assura que non, ne pensant pas même que j'eusse de vocation pour la vie religieuse, qu'apparemment Dieu le lui avoit inspiré puisqu'il en voyoit en moi l'heureux fruit. Il m'encouragea beaucoup à suivre la voix de Dieu, et me promit qu'il m'aideroit à obtenir un congé de la Reine.»
Dans les deux ans dont Mllede Bains fait ici mention, elle s'exerça en toutes sortes de bonnes œuvres et austérités, couchant sur des planches, et se levant la nuit pour prier; mais tout cela avec tant de précaution que personne de la cour ne soupçonna ce qu'elle méditoit, agissant en tout l'extérieur avec son train ordinaire; le trait suivant en est la preuve.
Allant un jour voir Mmesa mère que des affaires appeloient àParis, elle passa dans une maison particulière où une femme eut la hardiesse de lui présenter quantité de pierreries de la part d'un prince. Mllede Bains indignée la refusa d'un ton à faire sentir à cette misérable combien elle en étoit offensée. Comme elle remontoit en carrosse, cette femme la suivit en lui disant les injures les plus atroces. La femme de chambre, qui ne s'étoit point aperçue de ce qui s'étoit passé, lui demanda à quel propos on l'outrageoit ainsi, et l'ayant appris, elle voulut faire arrêter cette femme; mais Mllede Bains le défendit en disant: Laissons à Dieu le soin de nous venger.
Mllede Bains, alors bien décidée, ne soupiroit plus qu'après l'heureux moment où, délivrée de la servitude du monde, elle pourroit lui dire un éternel adieu. Pendant son séjour à Blois, elle s'étoit ouverte de son dessein à M. de La Suze, prieur de la Vernesse, son parent. Ce saint religieux, singulièrement dévot à la très sainte Vierge, lui avoit été d'un grand secours, et l'avoit toujours fortifiée dans son projet. Le révérend père Suffren et lui la déterminèrent à déclarer à la Reine en secret sa vocation pour les Carmélites, et à lui demander la permission de se rendre à celles de Paris dont elle avoit fait choix de préférence. La surprise de cette princesse fut extrême; elle l'avoit honorée de sa confiance et de sa bonté plus qu'aucune de ses filles d'honneur; après mille marques d'étonnement et de tendresse, elle lui dit que c'étoit une grande résolution qu'il ne falloit pas prendre légèrement, et qu'elle exigeoit qu'elle prît trois mois pour y penser. Ce terme expiré, Mllede Bains résolut de réparer son délai involontaire, redoubla ses instances auprès de Sa Majesté, qui, touchée de sa constance, céda enfin à ses désirs. Elle lui donna pour l'accompagner dans ce voyage, le père Des Granges, minime, Mmede Saint-Martin, sous-gouvernante de ses filles d'honneur, un gentilhomme et la suite convenable à un carrosse de Sa Majesté. Mllede Bains instruisit ce religieux minime de son secret, par un motif d'autant plus édifiant qu'il découvre toute l'étendue de son sacrifice.
Déterminée à la plus entière rupture avec le monde, elle comprit quelle devoit commencer par anéantir son propre esprit; dans cette vue, elle pria ce père de lui dresser le modèle des lettres que le devoir et la reconnoissance l'obligeoient d'écrire aux princesses et dames qui l'honoroient de leur amitié, pour leur annoncer sa retraite aux Carmélites. Elle les copia mot à mot, avec l'humilité et l'admirable simplicité qui ont constamment éclaté en elle. Elle ne se permit même nul retour sur l'étonnement que devoit causer un style si nouveau pour elle; il ne nous est resté qu'un fragment de celle qu'elle écrivit à Mmela princesse de Conti. Le voici: «Madame, étant pour me charger de la croix de mon Sauveur, j'ai cru qu'il étoit de mon devoir, etc.» Toutes les soirées du voyage se passèrent à copier ces édifiantes lettres. A une journée de Paris, la femme de chambre, persuadée,comme toute la cour, qu'elle n'y venoit que pour se marier, l'entretenoit des pompes et des préparatifs relatifs à cet objet. L'indifférence de sa maîtresse lui fit soupçonner sa vocation; elle lui fit part de ses inquiétudes; la réponse qu'elle en reçut lui fit connoître qu'elles étoient fondées; «ce qui me fit crier si fort, dit cette femme, que tous ceux du logis accoururent pour savoir ce qui étoit arrivé. Je leur dis en pleurant, et je sanglotai si fort qu'elle fut contrainte de me l'avouer.» Le secret de Mllede Bains découvert, elle employa cette dernière nuit à régler les libéralités qu'elle vouloit faire, tandis que cette fille s'occupoit avec le gentilhomme qui accompagnoit sa maîtresse des moyens de faire échouer son entreprise. Leur entretien ayant été sans tiers, quel fut l'étonnement de l'un et de l'autre, lorsque, entrant le matin dans sa chambre, elle leur cria: N'exécutez pas vos desseins, car ils ne réussiront pas.
Arrivée à Paris, elle fut droit aux Carmélites. En descendant de carrosse, son premier soin fut de donner différents ordres aux personnes qui l'avoient accompagnée pour les écarter du monastère, et leur dérober la vue de son entrée. Pendant qu'on alloit avertir la révérende mère Marie de Jésus, prieure, elle courut à l'église adorer le très Saint-Sacrement. En y entrant, elle aperçut près du sanctuaire M. le marquis de Bréanté, fils unique de cette vénérable mère; la crainte d'en être reconnue la retint au bas de l'église; elle se cacha le mieux qu'elle put dans ses coiffes, et abrégea sa dévotion pour se réfugier chez les tourières en attendant que la porte s'ouvrît. Le marquis la suivit de près; mais, n'ayant pu la reconnoître, il monta au parloir de sa respectable mère. En arrivant, elle lui dit qu'elle n'avoit pour cette fois qu'un moment à être avec lui. «Pourquoi, lui dit-il, Madame, me chassez-vous si vite aujourd'hui?» Mais, sans lui répondre, elle sortit du parloir; une visite si précipitée et le carrosse de la Reine qu'il avoit vu, piquèrent sa curiosité; il s'informa à diverses personnes qui ne crurent pas devoir le satisfaire; enfin, il s'adressa au cocher, qui, sans mystère, lui dit le nom de la personne qu'il avoit amenée.
Pendant ce temps, Mllede Bains entra dans le monastère, et par M. de Bréanté la nouvelle en fut aussitôt répandue dans Paris. Elle y attira dès ce premier moment une foule de personnes de tous états, chacune voulant se convaincre par soi-même d'un événement qu'on se persuadoit à peine. Mmela princesse de Conti, instruite par Mllede Bains même de sa retraite, ne perdit point de temps pour s'y rendre, persuadée qu'elle ne pourroit tenir aux marques de sa tendresse; elle n'oublia rien de ce qui pouvoit l'attendrir et la pressa de sortir, joignant aux témoignages de la plus tendre amitié et aux larmes les plus sincères les offres les plus flatteuses, jusqu'à l'assurer que tous ses biens étoient à sa disposition.
Cet événement si peu attendu de Mmede Bains fut pour elle un coupde foudre; elle part sur-le-champ de Picardie, se rend à l'hôtel de Conti, se flattant que ses efforts, près de sa fille, soutenus par cette princesse, seroient plus efficaces. Mais sœur Marie de Jésus (c'est le nom qui lui fut donné à son entrée) demeura inébranlable, uniquement occupée du bien éternel et de l'ineffable alliance à laquelle l'infinie bonté de Dieu la destinoit. Elle parut insensible à tout ce que la terre lui pouvoit offrir. Cependant Mmede Bains, au désespoir de ne pouvoir rien gagner sur sa fille, s'adressa au parlement. M. Sevin, avocat général, fut chargé de la cause et la plaida avec zèle, ne doutant point du succès, vu l'âge de Mllede Bains qui n'avoit encore qu'un peu plus de vingt ans. Il l'eût sans doute gagnée, si M. le cardinal de Retz, évêque de Paris, ne se fût porté médiateur entre la mère et la fille, et n'eût fait consentir la première à se contenter d'un entretien secret dans l'intérieur du monastère. Il se chargea lui-même de lui en ménager l'entrée, à la suite de quelques princesses qui en avoient acquis le droit par bref de Rome. Ce projet fut exécuté. Cette mère désolée conduisit sa fille dans le fond du jardin, et là, pendant trois heures entières, employa tout ce que put lui suggérer l'amour le plus tendre et le plus juste. Après avoir épuisé les caresses, employé les menaces, et intéressé sa conscience qu'elle crut alarmer en lui disant qu'étant veuve, chargée de procès, son devoir l'obligeoit à la secourir dans sa vieillesse; enfin, hors d'elle-même par l'excès de sa douleur, elle tomba aux pieds de sa fille, noyée dans ses larmes. Quelle épreuve pour Mllede Bains, qui aimoit autant cette tendre mère qu'elle en étoit aimée! Son recours à Dieu dans un assaut si long et si dangereux lui mérita d'en être secourue, et la fit sortir victorieuse de ce premier combat, qui ne fut pas le dernier, Mmesa mère étant souvent revenue à la charge tout le temps de son noviciat.
Dans ces premiers jours, le monastère fut assiégé par les personnes du premier rang et les amies de la nouvelle postulante. Tous firent les derniers efforts sur son cœur, sans en effleurer la constance. Soupirant après la solitude qu'elle étoit venue chercher, elle eut bien voulu se soustraire à ces visites; mais la mère prieure crut devoir l'obliger à s'y prêter pendant les huit premiers jours; elle les employa à persuader aux personnes qui la visitèrent que, passé ce temps, elle devoit être regardée comme morte pour eux et pour le monde.
Dans cet intervalle, un seigneur de la cour hasarda encore de charger sa femme de chambre de lui offrir son alliance; et peu de jours après le gentilhomme qui l'avoit accompagnée dans son voyage ayant eu commission d'un autre seigneur de lui faire la même offre, il fut si sensiblement touché du souverain mépris qu'elle témoignoit pour les grandeurs du siècle, qu'il les quitta lui-même et embrassa l'état ecclésiastique. Il ne fut pas le seul sur qui le courage de Mllede Bains fit impression. Une demoiselle, élevée chez Mmela princesse de Conti, sereprochant sa lâcheté à obéir à la voix de Dieu qui depuis longtemps l'appeloit au Carmel, frappée d'un exemple si édifiant, rompit ses liens, et entra dans le monastère des Carmélites d'Aix. Enfin la femme de chambre, dont nous avons si souvent parlé, inconsolable de la perte de sa maîtresse, et réfléchissant sur l'héroïsme de sa vertu, reçut le don inestimable de la vocation religieuse. Elle fut reçue dans le couvent de l'Assomption de Paris, où les bienfaits de sa maîtresse fournirent à sa dot. Elle y a vécu très saintement sous le nom de la mère Antoinette de Sainte-Geneviève. La haute idée qu'elle avoit conçue de la sainteté de sa maîtresse lui persuadant que l'on écriroit un jour sa vie, de son propre mouvement elle dressa les mémoires qui y servent aujourd'hui.
Enfin sœur Marie Madeleine de Jésus, délivrée de l'espèce de servitude dans laquelle elle avoit été tenue ces huit premiers jours, se livra tout entière aux devoirs de son nouvel état. Dieu, qui avoit sur elle de grands desseins, inspira à la sainte mère prieure de prendre seule le soin de la former à la vie religieuse. Ses progrès furent si rapides qu'ils surpassèrent les espérances qu'elle en avoit conçues; elle admiroit surtout que dans ce passage d'un état de vie tel que celui de la cour à celui de la religion, il ne lui restât pas le moindre vestige du premier. Les vertus d'humilité, de simplicité, d'obéissance et de mortification, qui y sont les plus opposées, commencèrent dès lors à la caractériser. Chaque fois que la mère prieure l'entretenoit, elle avoit la consolation de recueillir le centuple de sa semence jetée dans ce cœur si bien disposé, ce qui la portoit à bénir incessamment le ciel du don précieux qu'il avoit fait en elle à ce monastère et à tout l'ordre.
L'humilité étant le fondement de tout l'édifice spirituel, sœur Marie de Jésus s'appliqua d'abord à lui donner toute la profondeur que la grâce lui suggéroit. Elle saisissoit avec ardeur tous les moyens d'anéantir à ses propres yeux et à ceux des autres, les dons de nature et de grâce dont Dieu l'avoit favorisée. Peu contente de s'être soustraite aux visites des grands et de toutes ses amies, dans le désir d'en être oubliée, et d'ôter de devant leurs yeux tout ce qui pouvoit la rappeler à leur esprit, son premier soin fut sous divers prétextes de retirer ses portraits de leurs mains, dans le dessein de les brûler. Quelques personnes, n'imaginant pas l'usage qu'elle en vouloit faire, eurent pour elle cette complaisance; mais le plus grand nombre ne s'y prêta pas. Un de ces portraits ayant été envoyé à notre bienheureuse mère, alors prieure au second monastère qu'elle venoit de fonder, cette vénérable mère se fit un amusement de le montrer à la communauté assemblée. A cette vue, toutes se sentirent attirées à demander à Dieu de ne point laisser dans le monde ce chef-d'œuvre de nature, digne de lui seul, et d'en gratifier le Carmel. Une d'entre elles, sœur Marie de Sainte-Thérèse, fille de MmeAcarie, s'offroit même à sa divine majesté pour souffrirtout ce qu'il lui plairoit pour obtenir cette grâce. Alors notre bienheureuse mère, en souriant et frappant sur son épaule, lui dit que la bonté de Dieu avoit prévenu ses désirs, qu'elle étoit déjà dans l'ordre, et qu'il ne falloit penser qu'à demander sa persévérance.
Ses premiers essais étoient trop parfaits pour ne s'en pas flatter. Les sacrifices momentanés qu'elle faisoit à Dieu de toute elle-même et de ses inclinations les plus innocentes, inondoient son âme d'une paix et d'une joie toute céleste, qui lui faisoit goûter de plus en plus le bonheur de son état, et ne lui laissoit de désirs que pour s'en assurer la stabilité. «Je n'aurois pas voulu, disoit-elle dans la lettre déjà citée à Mlled'Épernon, changer mon sort avec tous les empires du monde. Certainement les délices de la vie sont bien stériles en joie comparées à celles dont je jouissois et jouis encore.»
Des dispositions si consolantes, accompagnées des plus solides vertus, engagèrent la mère prieure à abréger le temps de sa première épreuve, et le sentiment de la communauté se trouvant unanime, elle reçut le saint habit de la religion le 20 mars 1619.
Revêtue des livrées de Jésus-Christ, qu'elle regardoit comme les arrhes de l'alliance dont elle vouloit s'honorer, elle rechercha avec plus d'ardeur encore les moyens de témoigner à son divin époux son amour et sa reconnoissance. C'étoit en elle une soif insatiable qui ne pouvoit être satisfaite. Les plus grandes austérités lui paroissoient des atomes. Elle lui demandoit sans cesse de lui faire connoître ce qui la rendroit plus agréable à ses yeux. Une prière si digne de Dieu ne pouvoit qu'être exaucée. Un jour, après la sainte communion, une voix intérieure lui dit: Ce que je désire de vous est de bien faire tout ce que vous faites. A ces paroles se joignit une lumière aussi vive que pénétrante qui lui montra une étendue immense dans les vertus religieuses; elle en fut effrayée, et désespéroit de pouvoir les mettre en pratique; elle commençoit à tomber dans l'abattement, lorsque la même voix lui dit: Ce qui est impossible aux hommes ne l'est pas à Dieu; je serai en vous pour opérer ce grand ouvrage. Son âme en ressentit aussitôt l'effet, se trouvant revêtue d'une force supérieure.
Il n'y avoit que six semaines que sœur Marie de Jésus étoit revêtue du saint habit, lorsqu'elle éprouva que dans l'ordre de la grâce les faveurs les plus signalées sont toujours suivies des épreuves les moins attendues. Elle tomba tout à coup dans une si profonde léthargie que, quoique très promptement secourue, aucuns remèdes ne l'en purent tirer, ce qui obligea de lui faire administrer l'extrême-onction. La révérende mère Marie de Jésus et toute la communauté consternées firent faire beaucoup de prières en dehors et en dedans du monastère; et notre bienheureuse mère[567], avertie du danger pressant de la novice, la recommanda à ses filles de la rue Chapon, leur disant: Il ne fautpas, mes filles, que Dieu nous ôte sitôt le bien qu'il nous a donné. Au moment qu'on s'y attendoit le moins, la connoissance revint à la malade. Craignant un nouvel accident, l'on profita de ce premier instant pour la faire confesser et lui donner le saint viatique; et Dieu, touché des vœux ardents de tant d'âmes saintes réunies, lui rendit la santé, grâce qui combla de consolation les deux mères et leurs filles. Revenue des portes de la mort, la fervente novice, à qui, selon le témoignage qu'en a rendu la sainte prieure, Dieu avoit accordé de très grandes grâces dans le cours de cette maladie, redoubla de vigilance et de fidélité; et, comprenant que tous les instants de la vie qui lui avoit été rendue devoient être employés à pratiquer ce que renfermoient les paroles que Dieu avoit imprimées dans le centre de son âme, elle s'appliqua tout entière à s'acquitter des actions les plus communes avec toute la perfection dont elles pouvoient être susceptibles, portant cette fidélité jusqu'à bien écrire, fermer une lettre, ployer un paquet sans défaut, etc., et cela avec autant d'attention qu'elle portoit aux choses essentielles; fidélité qui fut en elle si persévérante que ses mères et sœurs assuroient à la fin de sa vie ne l'avoir jamais pu trouver en faute sur les plus foibles objets.
Cette maladie ne fut pas la seule épreuve par laquelle Dieu voulut purifier une âme en qui il vouloit mettre ses complaisances. A cette joie sainte, à cette paix délicieuse dont son cœur avoit été inondé dans les commencements de son noviciat, succéda une tentation des plus dangereuses. Le démon, jaloux des progrès d'une âme qu'il prévoyoit devoir lui en ravir tant d'autres, se servoit pour la perdre de la haute idée qu'elle avoit conçue de la sainteté de l'état religieux: il lui persuada que celles qui l'avoient embrassé devoient être des anges, par conséquent exemptes des défauts et des foiblesses que Dieu laisse souvent aux âmes les plus saintes pour exercer leur vertu, et pour les tenir dans l'humilité. Ne pouvant manquer d'en voir de ce genre dans ses sœurs, elle se trouva bientôt en butte aux attaques de l'ennemi de tant de biens. Cette illusion, jointe aux instances que Mmesa mère ne se lassoit pas de faire pour l'obliger à quitter l'habit, lui livrèrent de si rudes combats qu'elle se vit plusieurs fois sur le point de demander à sortir. A cette première erreur l'auteur de ses peines en ajouta une autre, lui mettant dans l'esprit qu'elle devoit les tenir secrètes même à l'égard de la prieure, ce qui lui assuroit sa proie; mais comme une âme tentée est rarement d'accord avec elle-même, la bonté de Dieu se servit pour la tirer de cet abîme d'une pensée bien opposée à celle qui l'y avoit entraînée. Malgré les imperfections qu'elle croyoit apercevoir dans ses sœurs, ne pouvant se dissimuler leurs vertus réelles, elle les regardoit comme des saintes et les croyoit telles; elle se persuada donc qu'elles voyoient tout ce qui se passoit dans son imagination. «Puisque, je ne puis, se disoit-elle à elle-même, leur soustrairela connoissance de mes dispositions, il faut me résoudre à les déclarer.» Dieu, qui n'attendoit que cet acte d'humilité et de simplicité de sa servante pour la faire triompher de son ennemi, rendit aussitôt à son âme le calme qu'elle avoit perdu, et daigna substituer à ses premières et fâcheuses impressions les sentiments contraires, l'amour et l'estime de son état, une charité et un respect sans bornes pour ses sœurs, le plus souverain mépris d'elle-même, et une ouverture sans réserve pour la vénérable mère chargée de sa conduite, pour qui dans la suite de sa vie elle n'eut rien de caché.
Enfin le moment heureux où sœur Marie de Jésus devoit consommer son sacrifice étant arrivé, elle s'y prépara par une retraite de dix jours usitée, et une confession générale qu'elle fit à M. le cardinal de Bérulle. Elle prononça ses vœux, âgée de vingt-deux ans, l'an 1620, le 25 de mars, fête de l'Incarnation.
Les saintes dispositions qui précédèrent et accompagnèrent son sacrifice sont aussi difficiles à exprimer que les grâces dont l'infinie bonté de Dieu la favorisa. Se regardant dès lors comme une victime immolée à son Dieu, elle comprit que, morte à elle-même, elle ne devoit plus vivre que de sacrifices, et retrancher toutes les inclinations de la nature et les penchants de son cœur, pour ne plus agir que par le mouvement de l'Esprit-Saint. Son amour pour la souffrance devint si véhément que la révérende mère Marie de Jésus, naturellement réservée à accorder aux jeunes religieuses des austérités extraordinaires, crut devoir seconder la grâce de sa nouvelle professe en se rendant à ses désirs. Dès lors cette sainte fille fit son étude de Jésus-Christ. Ses mystères, ses paroles, ses actions, ses douleurs, sa vie, sa mort, ses grandeurs et ses abaissements remplissant son cœur, en portoient l'empreinte sur toute sa conduite, qui attiroit l'admiration de toute la communauté. Il n'y avoit que quatre ans que sœur Marie de Jésus étoit professe, lorsque Dieu rendit à notre monastère notre bienheureuse mère qui en avoit été absente pendant plusieurs années. Cette grande servante de Dieu bénit mille fois la souveraine bonté du trésor inestimable dont il l'avoit enrichie dans la personne de sœur Marie de Jésus; elle ne pouvoit se lasser d'admirer tant de vertus et de talents réunis dans un même sujet; elle se fit un plaisir d'en partager la conduite avec celle à qui elle succédoit en la charge de prieure, regardant comme l'un de ses principaux devoirs le soin de la perfection d'une âme qu'elle prévoyoit devoir être le soutien de tout l'ordre. Cette vue du bien de notre saint ordre lui fit résoudre peu de temps après à faire à Dieu le sacrifice d'un sujet si utile et si necessaire à ce monastère pour celui de Bourges, qui étoit au moment d'être anéanti par la désertion des filles rebelles à l'autorité des supérieurs françois. M. de Bérulle et ses collègues, voulant sauver cette portion de la famille que Dieu avoit confiée à leurs soins, résolurent d'y envoyer d'autresreligieuses, avec une prieure qui joignît à une éminente vertu les qualités propres à une mission si difficile, et qui fût capable de concilier les intérêts divers des personnes qui la traversoient ou la soutenoient.
Notre bienheureuse mère, qui y avoit mûrement pensé, n'en trouva pas de plus propre que sœur Marie de Jésus à seconder son zèle; elle lui en parla donc. La seule proposition fut pour elle un coup de foudre, son humilité lui persuadant être aussi indigne qu'incapable de remplir un tel poste, et son cœur souffrant de se voir sitôt séparée de cette bienheureuse mère. Elle ne marqua cependant aucune opposition au dessein qu'elle avoit sur elle; elle reçut même en silence et dans l'intention d'en profiter les avis qu'elle lui donna l'espace de deux mois pour s'en acquitter. Mais lorsqu'elle étoit seule, elle fondoit en larmes, Dieu ne permettant pas qu'un sacrifice si généreux fût adouci par son entière soumission à sa volonté, afin de donner lieu à son plus grand mérite. Elle le poussa même si loin qu'elle ne crut pas devoir pendant ce temps s'ouvrir de ses dispositions à la sainte prieure, dans la crainte de lui faire changer de sentiments et de sortir par là de l'ordre de la Providence. Mais Dieu, qui ne demandoit d'elle que le sacrifice de ses répugnances, permit que, faisant réflexion que cette réserve à l'égard de celle qui lui tenoit sa place pouvoit être contraire à l'esprit de simplicité auquel elle s'étoit dévouée, il n'en fallut pas davantage pour la déterminer à la pratiquer dans cette occasion comme dans toutes les autres; ainsi s'abandonnant de nouveau à la Providence, et à ses desseins tels qu'ils pussent être, elle communiqua par écrit à cette bienheureuse mère la pénible situation où elle se trouvoit. La sainte prieure, qui de son côté ayant découvert dans de fréquents entretiens encore plus clairement les vertus et les talents de la sœur Marie de Jésus, se reprochoit déjà la pensée qu'elle avoit eue d'en priver son monastère; charmée que cet aveu se rencontrât avec ses nouvelles lumières, elle lui dit: Ma fille, vous n'irez point à Bourges, j'ai changé de dessein, n'y pensez plus. A quoi pensois-je, disoit depuis cette bienheureuse mère, d'avoir eu l'idée d'éloigner d'ici un sujet de ce mérite? J'en meurs de confusion, quoique je ne voulusse le faire que par grande charité. Souvent elle lui en demandoit pardon en des termes qui étoient pour cette humble fille une véritable croix. Dès lors cette sainte prieure eut de grandes vues sur elle, et Dieu ne tarda pas à l'y confirmer.
Ce monastère étant souvent obligé de se priver de ses meilleurs sujets pour les nouvelles fondations, les supérieurs avaient jugé nécessaire dans le temps de continuer dans leurs emplois celles qui occupoient les premières places. Sœur Marie de Saint-Jérôme, sous-prieure de cette maison, étoit dans ce cas; elle aspiroit depuis longtemps à rentrer dans l'état de simple religieuse. Cette grâce fut enfin accordéeà ses demandes, et la communauté supplia M. de Bérulle d'ordonner à leur bienheureuse mère de demander à Dieu qu'il daignât lui faire connoître celle qu'il destinoit à cet emploi; elle obéit à cet ordre, et pendant qu'elle recommandoit cette affaire à Notre-Seigneur, elle entendit une voix qui lui dit que cette élection devoit tomber sur sœur Marie Madeleine de Jésus, et elle conçut en même temps par une lumière surnaturelle que Dieu l'avoit choisie pour partager avec elle les travaux de la supériorité, lui succéder dans le gouvernement de ce monastère et dans le zèle de la perfection de l'ordre. Cette révélation combla de joie la servante de Dieu, elle en fit part à M. de Bérulle et à la communauté qui l'élut d'une voix unanime pour l'emploi désigné. Sœur Marie de Jésus, aussi surprise et désolée que les sœurs étoient satisfaites, n'oublia rien pour se défendre d'accepter cette place de tout ce que les bas sentiments qu'elle avoit d'elle-même lui suggérèrent; elle eut de violents combats à soutenir contre son humilité et son attrait pour la vie intérieure et la solitude, attrait que l'on pouvoit dire avoir été sa passion dominante, et qui toute sa vie lui fit souffrir une espèce de martyre, étant destinée par la Providence à être le conseil et le recours de ses prieures, et par conséquent à ne pouvoir jamais le satisfaire. La perfection avec laquelle elle s'acquitta des devoirs de son nouvel emploi, justifia le choix que Dieu avoit fait d'elle, et quelque connoissance que la communauté eût déjà de son mérite et de sa capacité, elle surpassa son attente. Entre les devoirs ordinaires attachés à cette place, notre bienheureuse mère se déchargea sur elle des visites fréquentes qu'elle étoit forcée de recevoir, de répondre à la plupart des lettres qui lui étoient écrites; et de plus s'en fit aider dans la direction des âmes. Elle admiroit sans cesse qu'elle pût suffire à tant d'occupations différentes, et bénissoit Dieu de lui avoir donné un tel secours sur la fin de ses jours. Cette bienheureuse voyant approcher le terme de son pèlerinage soupiroit sous le poids du gouvernement, et désiroit avec ardeur d'en être déchargée, pour n'avoir plus d'autre soin que celui de se préparer à l'arrivée de son époux. Dans cette vue, elle fit au révérend père Gibieuf de si fortes instances pour obtenir cette grâce qu'il crut ne lui devoir pas refuser; en conséquence il procéda à une élection; elle tomboit naturellement sur la mère Marie de Jésus qui avoit déjà gouverné ce monastère neuf années consécutives avec une sagesse telle qu'on pouvoit l'attendre de son éminente sainteté; mais attirée à une vie purement intérieure, elle se réserva l'heureux sort de Marie pour le reste de ses jours, et les supérieurs respectant son attrait crurent devoir y condescendre; ainsi le 2 juin 1635, sœur Marie de Jésus, sous-prieure, fut élue prieure, et vérifia en entier la révélation de la bienheureuse mère. La joie de ces deux servantes de Dieu fut aussi sincère que le fut la douleur de la nouvelle élue.
Jamais elle n'eût pu se résoudre à accepter ce fardeau, si, outrel'obéissance sous laquelle elle étoit obligée de plier, elle n'eût compté sur le secours et les lumières de celle à qui elle succédoit. Mais cette bienheureuse mère avoit bien d'autres vues; ayant déjà fait l'épreuve de la prudence et du talent de la jeune prieure, elle ne douta pas des bénédictions que le ciel verseroit sur son administration; aussi elle ne pensa plus qu'à partager avec la mère Marie de Jésus, sa sainte amie et compagne, les douceurs de la vie contemplative, et ne voulut plus entrer pour rien dans les sollicitudes du gouvernement. La nouvelle prieure ne tarda pas à s'en apercevoir; elle lui en fit de respectueux mais très vifs reproches, auxquels la bienheureuse mère répondit, qu'il étoit vrai qu'elle ne pensoit plus qu'à honorer l'humble dépendance de Jésus-Christ, ajoutant à ces paroles édifiantes: Mais puisque vous m'ordonnez, ma mère, de vous dire mon sentiment, je le ferai quand l'occasion s'en présentera. Et depuis ce moment jusqu'à sa mort, cette bienheureuse ainsi que la mère Marie de Jésus ne cessèrent de lui communiquer ce que l'expérience dirigée par la grâce leur avoit appris dans l'art de gouverner. Cette excellente élève, de son côté, suivoit leurs avis en tout sans jamais s'en écarter dans les choses même les plus indifférentes; nous n'en donnerons qu'un exemple.
La mère Madeleine de Saint-Joseph dit un jour qu'il falloit placer deux grands tableaux dans l'hermitage dédié à feu le saint cardinal de Bérulle; en conséquence la mère prieure ordonna qu'ils y fussent portés. La sœur, chargée de ce petit lieu de dévotion, lui représenta qu'ils étoient trop grands pour la situation; mais elle, ne trouvant rien d'impossible dès qu'il s'agissoit de satisfaire cette vénérable mère, persista à le vouloir; cette sœur ne pouvant s'y résoudre lui représenta qu'étant prieure elle étoit maîtresse d'en ordonner autrement; elle n'eut d'autre réponse que celle-ci: Dieu m'en garde, ma sœur, je perdrois plutôt la vie que de contrevenir à la déférence que je dois à ses moindres désirs. La nouvelle prieure portant cette délicatesse pour les simples désirs de cette bienheureuse, l'on ne peut douter de sa déférence totale sur des points plus importants, tels que ceux du gouvernement intérieur et extérieur du monastère; en effet on n'y vit aucun changement, sa conduite se trouvant en tout conforme à celle qui l'avoit précédée, et la mère Madeleine de Saint-Joseph, dans le transport de sa joie, se croyant désormais inutile sur la terre, eut pu dire avec le saint vieillard Siméon: Laissez aller en paix votre servante, Seigneur, puisque mes yeux ont vu celle que vous avez choisie pour être la gloire et l'appui du nouveau Carmel dont vous m'aviez chargée.
En effet cette âme séraphique, qui soupiroit depuis si longtemps après la fin de son exil, alla se réunir à son céleste époux deux ans seulement après l'élection de cette fille chérie, qui éprouva avant la mort de sa sainte mère son pouvoir auprès de Dieu; car lui ayant promis de lui obtenir la grâce nécessaire pour porter leur séparation, ellefit paroître une constance si extraordinaire qu'il étoit aisé de juger que Dieu seul pouvoit en être l'auteur. Voici ce qu'en rapporte une des anciennes mères dans sa déposition lorsque l'on fit les informations de la béatification de la bienheureuse mère.
«Je pense pouvoir dire avec vérité que pas une des mères et des sœurs n'égaloit notre mère prieure dans les sentiments d'amour, de vénération et d'estime pour la servante de Dieu. Cependant, pendant son agonie, elle se tint toujours debout, les yeux élevés au ciel, nous exhortant avec des paroles puissantes, un visage enflammé et tout céleste, à offrir à Dieu ce grand sacrifice avec une force et une soumission parfaite; enfin elle étoit dans un état où je ne saurois encore penser qu'avec admiration. Ce fut encore dans cette douloureuse circonstance que s'accomplit la prophétie que cette bienheureuse lui avoit faite, lorsque demandant à la jeune prieure sa bénédiction qu'elle ne pouvoit se résoudre, par respect, de lui donner, elle lui dit: Vous me la refusez à présent; un jour viendra ou vous me la donnerez, sans que je vous la demande. Ce qui arriva, car pendant l'agonie de la sainte mourante, elle ne cessa de la bénir par un mouvement divin dont elle ne s'apercevoit même pas. Mais si le courage et la force de cette digne prieure fut si remarquable dans une conjoncture si accablante pour elle et pour sa communauté, elle fut encore plus surprenante après le bienheureux décès de la servante de Dieu, donnant ordre à tout avec une tranquillité et une liberté d'esprit qui met dans l'admiration toutes les personnes qui connoissoient la grandeur du sacrifice que Dieu venoit d'exiger d'elle. Toute la communauté participa à cette même grâce de force: malgré leur douleur, la conviction du bonheur dont jouissoit leur sainte mère, répandoit dans les cœurs une onction céleste qui les portoit puissamment à louer Dieu de la gloire dont il l'avoit couronnée.»
Un des premiers soins de cette révérende mère fut de faire un recueil des miracles de cette bienheureuse qui s'opéroient sous ses yeux, afin qu'ils pussent servir un jour à sa béatification. Elle rechercha aussi avec des peines infinies les attestations de sa sainte vie; elle travailla elle-même à l'écrire avec un si grand soin et une si grande application qu'elle la relut jusqu'à dix fois pour y ajouter ou retrancher ce qu'elle jugeoit nécessaire, se servant à cet effet des mémoires qu'elle avoit ordonné aux sœurs de faire sur ce qu'elles se souvenoient lui avoir ouï dire ou faire, soit pour leur conduite propre, soit pour celle des autres; et c'est sur ces différents mémoires qu'elle avoit compilés que le révérend père Gibieuf a composé sa vie où il ne voulut pas mettre son nom par humilité. C'est celle que nous avons entre les mains où l'on peut voir tout ce que le zèle et la reconnoissance inspirèrent à cette digne fille pour honorer la mémoire de sa bienheureuse mère[568]. Outre neuf services solennels qu'elle fit célébrer dans ce monastère et grand nombre demesses et de communions, elle voulut que la communauté fût quarante jours sans récréation, et que pendant un an les vêpres des morts fussent récitées à la suite de ceux du jour.
Dans l'année 1644, Mmela Princesse et Mllede Bourbon, sa fille, se rendirent fondatrices du bâtiment qui fut nommé le petit Logis, qui de nos jours a été cédé en bail emphytéotique. La mère prieure, dont le dessein étoit de l'ajouter pour fournir au grand nombre de sujets que la Providence lui adressoit, ne perdit point cet ouvrage de vue, et voulant qu'il fût en tout conforme à nos usages, elle s'opposa aussi fortement que respectueusement aux désirs de cette princesse qui souhaitoit que les planchers fussent plus élevés que nos constitutions ne le permettent. La vénération pour notre sainte Thérèse et son respect pour tout ce qu'elle prescrit à ses filles la fit consentir aux volontés de cette mère si chérie. Ce ne fut pas la seule occasion où sa fermeté parut inflexible pour soutenir la régularité. La Reine et les princesses avoient quelquefois la dévotion d'assister à matines au dedans du monastère. Comme elles souffroient beaucoup du vent et du froid en hiver, Sa Majesté résolut de faire mettre des châssis aux fenêtres du chœur; mais la mère prieure, craignant jusqu'à l'ombre du relâchement, prit la liberté de lui représenter que cela n'est permis aux Carmélites que pour leurs infirmeries, et la supplia de trouver bon qu'il ne fût rien innové dans nos usages. Cette auguste princesse admira la solidité de ses raisons, les respecta et n'en eut que plus d'estime pour la zélée prieure. Ce fait nous a été transmis par une lettre conservée qu'elle écrivoit peu de temps après à un visiteur pour s'opposer aux désirs d'une prieure qui vouloit faire dans la maison ce qu'elle avoit refusé dans celle-ci.
Deux autres faits en matière différente prouvent que son attention s'étendoit à tout pour ne laisser introduire aucune coutume contraire à la régularité. Une princesse, qui étoit venue le matin entendre la messe un jour de grande solennité, demanda une légère soupe au gras; la mère ressentit une douleur extrême de ne pouvoir la satisfaire en chose si facile; mais son amour pour nos saints usages l'emporta sur toute autre considération; elle lui fit offrir des œufs frais pour y suppléer. M. le comte de Brienne, l'un des bienfaiteurs de nos maisons, étant malade et se trouvant dans le même cas, demanda simplement un bouillon; elle lui fit donner aussi deux œufs frais, il monta ensuite au parloir où il s'entretint avec elle de diverses choses sans lui parler de celle-ci: ce qu'elle racontoit souvent pour inspirer aux autres la même fermeté avec les personnes que l'ordre ou la maison a plus d'intérêt de ménager, sans craindre de perdre leur amitié et leur protection. Mille traits semblables, et surtout son zèle ardent pour la perfection des âmes dont Dieu l'avoit chargée, et à laquelle chacune des sœurs travailloit de son côté, faisoient dire à la mère Agnès de Jésus-Maria(M{lle) de Bellefond), cette mère si éclairée, que si ses deux premières mères (Madeleine de Saint-Joseph et Marie de Jésus) avoient été choisies de Dieu pour commencer son œuvre, celle-ci l'avoit été pour la perfectionner.
Dieu versant tant de bénédictions sur son gouvernement, la sainteté des religieuses de cette maison lui acquit une si grande réputation, qu'elle lui attira un nombre prodigieux d'excellents sujets; dix-huit firent leurs vœux entre ses mains dans le cours de ses deux premiers triennaux. La vénérable mère Marie de Jésus, au comble de ses vœux, regardoit comme sa mère celle qu'elle avoit, pour ainsi dire, engendrée à la religion, et l'on ne pouvoit voir sans admiration jusqu'où elle portoit le respect, l'obéissance, la soumission et la confiance envers celle qu'elle avoit formée, lui rendant compte de ses dispositions, la consultant dans ses doutes, et voulant être aidée de ses conseils dans les peines intérieures dont Dieu permit qu'elle fût longtemps exercée. Sa respectable fille, confondue du profond anéantissement de cette vénérable mère, non-seulement n'agit jamais en rien sans lui demander son avis, mais la pria même de lui aider dans la conduite des âmes, et conseilloit à toutes les sœurs de s'y adresser. L'union de ces deux grandes âmes se répandoit dans le monastère, animoit et fortifioit celles qui l'habitoient, et leurs exemples encore plus que leurs paroles en faisoient un ciel en terre digne des délices et des complaisances de leur époux.
Cependant les six années expirées de ces deux triennaux, il fallut penser nécessairement à une nouvelle élection. Le révérend père Gibieuf, connoissant l'utilité de la conduite de cette digne prieure, ne la pressa pas, il la différa neuf mois par des raisons qui ne nous sont pas parvenues; il y procéda enfin, et les suffrages de la communauté se réunirent sur la mère Marie de la Passion (Mlledu Thil). La mère Madeleine de Jésus; car c'est, selon les apparences, dans cette conjoncture qu'elle prit ce dernier nom, pour la distinguer de sa respectable amie la mère Marie de Jésus, la mère Marie Madeleine, dis-je, au comble de ses vœux de se trouver dans son centre, qui étoit la solitude, crut pouvoir se livrer tout entière à son attrait pour la prière et le silence; mais la nouvelle élue avoit trop de discernement pour ne pas faire usage des lumières de celle dont elle prenoit la place et ne s'en pas prévaloir; aussi remarqua-t-on qu'elle se fit une espèce de loi de se conformer en tout à sa conduite, comme elle-même avoit pris pour modèle les deux respectables mères qui l'avoient précédée.
Sous ce gouvernement, le monastère fit une perte réelle en la personne de Marie de Médicis. Le malheureux exil de cette princesse n'avoit point ralenti la tendre affection dont elle avoit toujours honoré cette maison, et surtout la mère Marie Madeleine, son ancienne dame d'honneur. Dès sa jeunesse, comme il a été dit, elle lui avoit donné lesplus précieuses marques de sa bonté royale, et depuis sa consécration à Dieu elle ne cessa jamais de lui en donner de son estime. Même après sa mort, elle combla ce monastère de ses faveurs, lui léguant par son testament toutes les saintes reliques qu'elle avoit laissées dans la maison du Luxembourg. La mère Marie Madeleine, née reconnoissante, n'oublia pas ce qu'elle devoit à son illustre bienfaitrice dans ce fatal événement, et ne négligea ni prières ni pénitences pour assurer son bonheur éternel.
Les trois années écoulées du triennal de la mère Marie de la Passion, la communauté remit à sa tête celle dont le gouvernement lui avoit attiré tant de bénédictions, le 25 mars 1645. Si elle retrouva dans elle ce qu'elle y avoit admiré pendant les six ans de sa première administration, la sainte prieure, de son côté, n'eut qu'à louer Dieu du progrès de ses saintes filles dans le chemin de la perfection. Elle travailla avec un nouveau zèle à les y faire avancer de plus en plus; ses avis particuliers et les touchantes exhortations de ses chapitres étoient autant de flèches ardentes qui enflammoient leurs cœurs. A l'exemple du grand apôtre, se regardant redevable à toutes, elle assembloit quelquefois le noviciat et les sœurs du voile blanc pour les instruire de leurs obligations, insistant surtout sur les vertus d'humilité et de charité comme les plus propres à les rendre dignes épouses de Jésus-Christ.
Tandis que la mère Marie Madeleine de Jésus recueilloit dans la plus douce paix le fruit de ses constants travaux, la guerre civile allumée dans la France l'obligea de quitter son monastère pour éviter les périls où il étoit exposé; elle partagea sa nombreuse communauté en deux bandes, une partie se réfugia aux Carmélites de Pontoise, et cette révérende mère, avec l'autre et deux novices (Mllesd'Épernon et Du Vigean), à celle de la rue Chapon. L'on peut voir le détail de ce triste événement au tome Ierde nos fondations.
Après deux mois de séparation, le fort des troubles de Paris étant apaisé, le chef et les membres se réunirent avec une consolation égale à la douleur qui les avoit séparés; mais le plaisir de se revoir ne tarda pas à se changer en nouveau deuil. Cette respectable mère fut atteinte d'une dangereuse maladie qui jeta l'effroi dans tous les cœurs; les médecins appelés furent si surpris des étranges accidents qu'ils y remarquèrent, qu'ils ne savoient à quoi en attribuer la cause, et la malade elle-même parut persuadée que l'enfer en étoit l'auteur. Outre une fièvre ardente accompagnée de plusieurs redoublements le jour et la nuit, elle se trouva encore attaquée d'une inflammation d'entrailles. Sa tête, dans un état terrible, ne pouvoit souffrir aucun appui, en sorte qu'elle étoit forcée de se tenir simplement assise dans son lit ou sur une chaise. A cela se joignit un assoupissement que tous ses efforts ne pouvoient vaincre, et dont elle ne sortoit qu'avec des convulsions et une agitation si extraordinaire, que le médecin de la Reine, M. Vautier,qui la traitoit, disoit n'avoir jamais rien vu de semblable. Ces tourments extérieurs n'étoient cependant rien à comparer aux angoisses de son âme: son esprit étoit offusqué par les plus épaisses ténèbres, et son cœur crucifié par les plus sensibles peines. Cet état violent dura trois semaines, et dans tout ce temps la malade, ne pouvant prendre que du bouillon entre le jour et la nuit, tomba dans une foiblesse extrême. Le courage incomparable dont Dieu l'avoit douée ne l'abandonna pas dans cette extrémité. Voyant la consternation de la vénérable mère Marie de Jésus et de toute la communauté, elle demanda à recevoir Notre-Seigneur; mais elle voulut que ce fût à jeun et sans la cérémonie du Saint-Viatique, crainte d'augmenter la douleur générale; et, pour ne pas se priver de la grâce qui y est attachée, elle pria M. l'abbé Le Camus, lorsqu'il la communieroit, d'en dire tout bas les paroles; il l'exécuta si exactement que nulle autre qu'elle ne les entendit. Nourrie du pain des forts, cette sainte malade demanda d'être transportée dans une autre chambre; et lorsqu'elle y fut elle parla pendant quatre heures à ses sœurs, en général et en particulier, leur recommandant la conservation de la régularité après sa mort, et les priant par leurs attentions et leurs respects envers la vénérable mère Marie de Jésus de prendre sa place auprès d'elle. Dès qu'elle eut fini de parler, elle tomba dans son premier état. Les excessives douleurs que lui causoient les vésicatoires appliqués aux jambes pour empêcher le transport au cerveau, n'arrachèrent pas une seule plainte de sa bouche, quoiqu'elles fussent si cruelles, qu'elle ne cessoit de demander à Dieu la patience. Cependant leur excès ne diminuant rien de la soif dont elle étoit dévorée pour la souffrance, ne lui permit pas de consentir qu'ils fussent levés un moment plus tôt que le médecin ne l'avoit prescrit. Les prières qu'elle offroit à Dieu dans cette espèce de martyre étoient si tendres et si touchantes, qu'en l'entendant on croyoit ressentir en soi les mêmes douleurs. Toutes celles qui l'approchoient étoient dans une continuelle admiration de sa patience, de sa douceur, de son humilité et de la reconnoissance qu'elle témoignoit des plus petits services qui lui étoient rendus; en sorte qu'on tenoit à grâce de pouvoir la servir en quelque chose. Mais ce qui tenoit toutes les sœurs dans une espèce de ravissement, étoit que dans ce douloureux état, dès qu'il se présentoit une occasion de parler pour la gloire de Dieu ou l'utilité des âmes, elle le faisoit avec tant de lumière, d'onction et de force, qu'il sembloit que tous ses maux étoient suspendus par l'impétuosité de l'Esprit-Saint qui résidoit en elle. A peine avoit-elle achevé de parler qu'elle retomboit aussitôt dans ses premiers accidents. Enfin celui qui la réservoit pour d'autres genres de travaux, daigna la rendre aux vœux de ses filles, lui laissant cependant la plus amère portion du calice par les peines intérieures dont elle continua d'être exercée pendant plusieurs années. Parlant un jour en confiance de ce pénible étatà quelques-unes de ses sœurs, elle avouoit que depuis cette maladie son esprit étoit tellement offusqué de ténèbres et d'angoisses qu'elle ne se connoissoit plus elle-même, et qu'elle ne doutoit point que les étranges tourments qu'elle avoit éprouvés ne fussent un effet de la rage de l'enfer qui se vengeoit des deux conquêtes qu'elle avoit enlevées au monde, aidant de ses conseils Mllesd'Épernon et Du Vigean pour répondre à la grâce de leur vocation.
Cette respectable mère avoit en effet donné l'entrée de ce monastère à ces deux généreuses victimes, et reçu leurs vœux entre ses mains, ainsi que ceux de treize autres novices dans les quatre années qu'elle fut en charge; car l'état de danger où l'avoient réduit tant de maux compliqués obligea la communauté, pour se conserver une tête si chère, de supplier le supérieur de lui donner trois ans de repos; en conséquence, la mère Agnès de Jésus-Maria, alors sous prieure, fut élue le 12 octobre 1649.
Au milieu de l'année suivante l'ordre fit une des plus grandes pertes qu'il pût faire en la personne du révérend père Gibieuf, l'un des plus dignes supérieurs. La mère Marie Madeleine, qui connoissoit plus que toute autre l'étendue de ses lumières et l'éminence de sa grâce, ressentit le coup d'autant plus vivement, qu'elle en prévit dès lors les suites affligeantes; mais toujours supérieure aux événements par sa parfaite soumission aux ordres de Dieu, elle oublia pour ainsi dire sa douleur pour éterniser en quelque sorte la mémoire de celui qui en étoit l'objet. Elle fit les plus exactes recherches de ses écrits, de ses lettres, et fit faire une planche pour tirer son portrait. C'étoit à sa prière qu'il avoit composé, pour les Carmélites, le livre de laVie parfaite, et dans le dessein de les prémunir contre les fausses spiritualités que l'on travailloit dans le temps à inspirer aux personnes de piété.
Si cette perte fut si sensible à la mère Marie Madeleine, quelle plaie dut faire à son cœur celle de la vénérable mère Marie de Jésus (Mmede Bréauté)! Pleine de jours et de mérites, le ciel la ravit à la terre le 29 novembre 1652. Elle restoit seule de ces âmes éminentes que Dieu avoit choisies pour être le fondement de notre saint ordre en France, et il sembloit que son exil n'y fût prolongé que pour en affermir l'esprit primitif par ses exemples. La mère Marie Madeleine avoit été reçue par cette vénérable mère et formée par elle aux vertus religieuses; elle en reçut toujours les marques les plus constantes de tendresse, d'estime et de confiance. Se voyant au moment de sa délivrance et prête à se séparer de cette âme chérie, elle lui en donna encore de plus touchantes; car se trouvant seule un jour avec elle, quelque temps avant son bienheureux trépas, elle lui dit, avec un visage plein de douceur et d'amitié: «Ma mère, soyez persuadée que si Dieu me fait miséricorde, je vous assisterai devant lui selon que l'exigent de moi les qualités de mère, de fille, de sœur et d'intime amie, afin qu'en tout ce que vous ferez, vous agissiez dans une liaison particulière avecDieu, ne vous regardant sur la terre que comme l'instrument dont il veut se servir pour être le soutien de son œuvre. O ma mère, que j'ai eu aujourd'hui une grande joie en pensant ce que nous sommes l'une à l'autre! je ressentois vivement la peine qu'alloit vous causer notre séparation; mais j'ai vu cette belle volonté de Dieu qui fait tout sûrement: j'espère qu'elle vous consolera. Un autre sujet de ma joie, c'est que notre union ne finira pas par ma mort et qu'elle sera stable pour l'éternité, c'est Dieu qui l'a faite; je l'emporte, elle ne s'évanouira pas. Oh! que c'est une grande chose que cette volonté de Dieu, elle conserve elle-même tout ce qui vient d'elle!» Il est aisé de juger des impressions que dut faire sur le cœur de la mère Marie Madeleine un adieu si saint et si tendre; mais la grandeur de sa foi lui faisant envisager le bonheur d'une mère à qui elle avoit été si saintement unie, lui en fit soutenir la séparation avec un courage et une fermeté qui parurent l'effet des promesses que lui avoit faites la sainte défunte. A quoi ne contribua pas peu la connoissance que Dieu lui donna de la gloire dont jouissoit sa respectable et sainte amie, dont elle voulut éterniser la mémoire dans l'Ordre en priant la mère prieure d'ordonner aux sœurs de faire des mémoires de tout ce dont elles pourroient se souvenir lui avoir vu faire ou dire d'édifiant ou d'utile, afin d'en composer sa vie et se régler dans la suite sur ses exemples et ses maximes. Ce qui fut exécuté avec beaucoup d'exactitude et de zèle; on en peut voir le recueil dans plusieurs manuscrits gardés dans ce monastère.
L'année suivante, 1653, la mère Marie Madeleine entra en charge par l'élection qu'en fit de nouveau la communauté. On ne peut mieux rendre ses sentiments dans cette circonstance que par l'extrait de la lettre qu'elle écrivit dans cette occasion à une prieure de l'ordre: «Vous savez, ma mère, lui dit-elle, que, contre toute apparence, mes sœurs m'ont de nouveau engagée dans la charge; je ne puis l'attribuer qu'au bonheur de notre chère mère Agnès, et à ma très-grande confusion devant la divine Majesté qui a exaucé ses désirs de retraite et a rejeté les miens. Les âmes pécheresses comme la mienne ne peuvent fléchir le ciel; ainsi je suis livrée à l'affliction, et elle à la joie; elle a exercé la charge comme un ange, et la communauté l'a vue telle que notre bienheureuse mère l'avoit prédit; car vous vous souvenez bien, ma mère, que trois jours après son entrée cette grande servante de Dieu me dit qu'elle seroit prieure ici.» La mère Marie Madeleine ajoute: «J'ai prié Notre-Seigneur au Saint-Sacrement de daigner être prieure de ce couvent ces trois années, et qu'il me fasse la grâce que je ne tienne aucun lieu dans les âmes. J'ai dit à mes sœurs aujourd'hui, tenant mon premier chapitre, qu'elles regardassent ce siége vacant, puisqu'elles n'avoient qu'une ombre et non une prieure, que leur nécessité les obligeoit doublement à chercher à vivre en Jésus-Christ et de Jésus Christ, n'ayant nul appui en terre.»
L'année qui suivit cette élection de la mère Marie Madeleine se trouvant la cinquantième de l'établissement de ce premier monastère de l'ordre en France, elle s'occupa tout entière du soin de renouveler dans les âmes commises à sa direction la ferveur de l'esprit primitif dont avoient été animées les premières mères. A cet effet elle tint son chapitre l'avant-veille de Saint-Luc, et avec des paroles de feu elle rappela à ses filles les prodiges que Notre-Seigneur avoit faits pour opérer ce grand œuvre, l'éminente sainteté des âmes qui l'avoient commencé, l'ardeur de leur amour pour Dieu et leur oubli de tout le reste; et, après avoir élevé leur esprit par le souvenir de ces grandes âmes, elle fit naître dans leurs cœurs de si vifs sentiments de contrition de n'avoir peut-être pas répondu à toute l'étendue de la grâce de leur vocation, qu'elles fondirent en larmes, surtout lorsqu'elle leur fit remarquer qu'il y avoit peu d'ordres religieux qui eussent passé plus que les cinquante ans sans quelque affoiblissement de leur premier esprit; enfin elle les exhorta à faire tous leurs efforts pour obtenir, par la ferveur de leurs oraisons, de leurs pénitences et de tous les genres de bonnes œuvres, le pardon des fautes commises et une grâce puissante pour se renouveler dans cette seconde cinquantaine. Elle conclut ce discours en réglant que pour attirer sur la communauté ce renouvellement désirable, la semaine se passeroit en exercices de prières et de mortifications, et que le lendemain, veille de Saint-Luc, jour auquel les mères espagnoles entrèrent dans cette maison, on jeûneroit au pain et à l'eau comme le vendredi saint, que le même jour il n'y auroit pas de récréation, que chaque jour de l'octave l'on feroit diverses processions et pénitences, selon qu'il plairoit à Notre-Seigneur de l'inspirer aux unes et aux autres. Ces saintes filles s'empressèrent à l'envi d'entrer dans les édifiantes vues de leur mère qui, quoique malade, voulut absolument leur donner l'exemple de tout, et jeûna aussi austèrement que si elle eût été en parfaite santé. Le jour de Saint-Luc évangéliste, le très Saint-Sacrement fut exposé à l'oratoire, et pendant cette octave la communauté veilla jusqu'à minuit. Quelles bénédictions ne doit-on pas présumer que durent attirer sur ces âmes ferventes tant de saints exercices et des oraisons si dignes du cœur de Dieu!