«Mmede Longueville avoit mis au rang d'une de ses meilleures amies, Mmede Ponts, fille de Du Vigean et veuve de M. de Ponts,qui prétendoit être de l'illustre maison d'Albret. Cette dame étoit assez aimable, civile et honnête en son procédé. Ce qu'elle avoit d'esprit étoit tourné du côté de la flatterie. Elle n'étoit nullement belle; mais elle avoit la taille fort jolie et la gorge belle. Elle plaisoit enfin par ses louanges réitérées, qui lui donnoient des amis ou de faux approbateurs; et l'amitié que Mmede Longueville avoit pour elle lui donnoit alors du crédit. L'abbé de La Rivière (le favori de Monsieur, duc d'Orléans) depuis quelque temps s'étoit attaché à elle par les liens de l'inclination et de la politique; car regardant Mmede Longueville comme une personne qui faisoit une grande figure à la cour, il crut que Mmede Ponts lui pourroit être nécessaire pour sa prétention au chapeau de cardinal. Il trouva fort à propos de se faire une amie auprès de cette princesse, qui pût y soutenir ses intérêts, et lui servir de liaison pour traiter par elle les affaires qui pourroient arriver. Mmede Ponts étoit fine et ambitieuse, autant qu'elle étoit adulatrice. Elle n'étoit, non plus que le prince de Marsillac, ni duchesse ni princesse; mais feu son mari étoit aîné de ceux qui se disent de la véritable maison d'Albret, et il lui avoit laissé assez de qualité ou du moins assez de chimère pour aspirer à cette prérogative. Elle demanda au ministre que la Reine lui donnât le tabouret, et l'amitié de Mmede Longueville, qui la protégeoit, jointe à celle de l'abbé de La Rivière, qui fut le négociateur de cette affaire, furent des raisons assez fortes pour lui faire obtenir ce qu'elle souhaitoit.»«Mmede Ponts, comme je l'ai déjà dit, étoit fille de MmeDu Vigean, et sa mère avoit été jusques alors chèrement aimée de la duchesse d'Aiguillon. Cette union, du temps du cardinal de Richelieu, avoit apporté beaucoup de bien à leur famille, par l'éclat que lui donnoit l'amitié d'une personne qui, étant nièce d'un si puissant ministre, ne pouvoit manquer de leur être utile. Mmede Ponts étoit veuve d'un homme de naissance et de peu de biens. La duchesse d'Aiguillon, par la tendresse qu'elle avoit pour MmeDu Vigean, sa mère, lui avoit souvent dit, qu'elle ne se mît pas en peine de ce qu'elle n'étoit pas riche, et qu'elle lui promettoit de partager ses trésors avec elle. Mmede Ponts, moins occupée de la reconnoissance qu'elle devoit à la duchesse d'Aiguillon, que de ses intérêts, et qui vouloit des richesses plus assurées, prit soin de plaire au duc de Richelieu, neveu de la duchesse d'Aiguillon; elle y réussit facilement; car il étoit jeune, et elle étoit assez aimable et bien faite pour pouvoir être aimée avec passion. Mmed'Aiguillon l'avoit priée d'en faire un honnête homme; et comme il auroit pu quasi être son fils, il reçut ses enseignements avec soumission. Mmede Ponts, sans beauté, avoit de bonnes qualités et du mérite; elle étoit bonne, douce, aimant à obliger; sa réputation étoit sans tache. Elle étoit des plus habiles en matière d'une galanterie plus affectée que véritable, pour savoir adroitement triompher d'un cœur tout neuf qui, manquant de hardiesse, n'osoit entreprendre des conquêtesplus difficiles. Cette dame, naturellement libérale de douceurs, animée de ses propres désirs, n'oublia rien sans doute pour se faire aimer de celui de qui elle le vouloit être; et pour lui, comme il manqua de discernement pour connoître ce qu'il lui convenoit de croire et de faire, le plaisir de s'imaginer d'être véritablement aimé eut de grands charmes pour lui. La duchesse d'Aiguillon avoit été choisie par le feu cardinal de Richelieu, son oncle, pour être tutrice de ses petits-neveux; et ce grand homme n'avoit pas cru pouvoir trouver un moyen plus assuré pour conserver son nom, que de laisser ceux qui le portoient du côté des femmes sous la conduite de leur tante. Il jugea que sa vertu, son esprit et son courage les pourroient protéger contre les effets de l'envie et de la haine, qui sont d'ordinaire les suites fâcheuses des grandes fortunes des favoris. Cette illustre tante, malheureuse dans tous ses projets, voyant un jour son neveu rendre de petits services à Mmede Ponts, lui dit qu'elle souhaitoit qu'il fût assez honnête homme pour être amoureux d'elle; et Mmede Ponts, qui avoit son dessein formé, lui répondit en riant qu'elle l'avertissoit que s'il lui parloit d'amour, et qu'il voulût devenir son mari, elle n'auroit point assez de force pour le refuser. Ce discours fut pris par la duchesse d'Aiguillon comme une raillerie, dont elle ne fit que se divertir; mais Mmede Ponts, qui pensoit sérieusement à cette affaire, crut par cet avertissement être quitte de tout ce qu'elle devoit à la duchesse d'Aiguillon; et se croyant obligée de se préférer à elle et à toute autre, elle employa, pour faire réussir son mariage, un homme qui étoit auprès de ce duc, qu'elle gagna, et qu'elle engagea dans ses intérêts. Elle se servit, pour son grand ressort, de l'amitié que Mmede Longueville avoit pour elle, et par cette princesse elle obligea M. le Prince à protéger son mariage comme une chose qui lui pouvoit être avantageuse. Mmede Ponts vouloit un mari, et Mmede Longueville vouloit que son amie eût le gouvernement du Havre de Grâce, place qui pouvoit rendre le duc de Longueville maître absolu de la Normandie. Son dessein et celui de M. le Prince fut qu'en protégeant Mmede Ponts, elle seroit obligée de se lier entièrement à eux et à leur fortune. Desmarets[580], celui qui conseilloit le duc de Richelieu en faveur de Mmede Ponts, lui faisoit de belles chimères sur cette union; mais la duchesse d'Aiguillon traversoit leurs pensées secrètes par le dessein qu'elle avoit de faire épouser Mllede Chevreuse au duc de Richelieu, son neveu, qui, malgré son amitié pour Mmede Ponts, paroissoit un peu amoureux de cette princesse. Elle étoit véritablement belle, d'une naissance illustre, et devoit avoir de grands biens. Mais cet ami fidèle sut si bien mettreen œuvre ses illusions, aidé par la puissance d'une flatterie honnête mais soigneusement pratiquée, qu'il persuada le duc de Richelieu qu'il feroit mieux d'épouser cette laide Hélène que cette belle personne que sa tante lui destinoit. Il l'assura qu'étant du parti de M. le Prince, il n'avoit nul sujet d'appréhender que la duchesse d'Aiguillon désapprouvât son choix, ni le pût jamais inquiéter. Toutes ces choses ensemble firent ce mariage, qui fut fatal à M. le Prince, peu heureux à ceux qui s'épousèrent, douloureux à Mmed'Aiguillon, et nullement utile à Mmede Longueville, qui dans la suite des temps, elle qui l'avoit fait, ne trouva pas dans le Havre le secours qu'elle avoit espéré; et il s'en fallut peu enfin qu'il ne causât autant de maux aux Français que celui de Pâris et de la belle princesse de Grèce en fit aux Troyens. Il se célébra à la campagne, en présence de M. le Prince, qui voulut y être, et qui fit ce que les pères et les mères ont accoutumé de faire en ces occasions. La Reine fut donc surprise quand elle apprit que ces noces s'étoient célébrées de cette manière. Elle connut aussitôt avec quel dessein M. le Prince en faisoit son affaire; et cet événement servit beaucoup à le ruiner entièrement dans son esprit... La duchesse d'Aiguillon, apprenant cette nouvelle, fut au désespoir. Ceux qui ont des enfants, ou des neveux qui leur tiennent lieu d'enfants, qui ont de l'ambition et des grands biens, le peuvent aisément juger. Cette dame, qui avoit du mérite et du courage, soutenant son malheur par la force de son âme, dépêcha aussitôt un courrier au Havre, où elle commandoit, par ordre du feu cardinal de Richelieu, jusqu'à la majorité de son neveu, pour empêcher qu'il n'y fût reçu. D'abord M. le Prince, le lendemain des noces, l'avoit fait partir pour y aller, et lui avoit dit qu'en toutes façons il falloit qu'il s'en rendît le maître. La Reine, de son côté, envoya de Bar[581]pour se saisir de cette place, et pour empêcher, s'il le pouvoit, que M. le Prince par cette voie ne donnât au duc de Longueville, son beau-frère, la possession entière de la Normandie. Quand M. le Prince fut de retour de cette expédition, il vint chez la Reine avec le même visage qu'à l'ordinaire; et quoiqu'il sût qu'elle avoit désapprouvé cette action, et qu'il sût aussi que Bar étoit parti pour s'opposer à ses desseins, il ne laissa pas de l'entretenir des aventures de la noce, et en fit devant elle des contes avec beaucoup de gaieté et de hauteur. La Reine lui dit que Mmed'Aiguillon prétendoit faire rompre le mariage, à cause que son neveu n'étoit pas en âge. Il lui répondit fièrement qu'une chose de cette nature, faite devant des témoins comme lui, ne se rompoit jamais...... Deux jours après, les nouvelles arrivèrent que le duc de Richelieu avoit été reçu au Havre, que Bar l'avoit persuadé qu'il falloit pour son propre intérêt qu'il gardât cette place au Roi, et qu'il se détachâtde M. le Prince. Ce jeune duc envoya à la Reine un gentilhomme, et lui écrivit pour lui faire des excuses de son action. La Reine lui répondit qu'il étoit vrai qu'elle l'avoit blâmé, et dit à ce gentilhomme que son maître portoit un nom qui devoit toute sa grandeur au feu Roi, son seigneur, et que par conséquent il avoit eu grand tort de manquer au respect qu'il lui devoit; mais que si à l'avenir il réparoit sa faute par une grande fidélité, il n'étoit pas impossible d'en obtenir le pardon.... Mmede Longueville (après l'arrestation des princes) avoit tenté d'aller au Havre, mais le duc de Richelieu ne put la recevoir, à cause qu'il n'en étoit pas tout à fait le maître. Les principaux officiers étoient tous à Mmed'Aiguillon qui devoit haïr un neveu rebelle et ingrat, si bien que Mmede Longueville, qui avoit fait avoir ce gouvernement à son amie dans le dessein d'en profiter pour elle-même, eut le déplaisir de voir que ce mariage en partie étoit cause de ses maux, et qu'elle n'en put pas même recevoir le moindre soulagement dans sa disgrâce..... La Reine manda au duc de Richelieu de la venir trouver. L'abbé de Richelieu vint à la cour assurer leurs majestés des bonnes intentions de son frère et de Mmede Richelieu sa belle-sœur. Cette dame vouloit faire confirmer son mariage par le Roi et la Reine. Elle y travailla par ses négociations avec le ministre qui à la fin se laissa persuader par elle. Il lui fit dire que si elle et son mari demeuroient fidèlement attachés à leur devoir, la Reine lui donneroit le tabouret et qu'elle seroit traitée comme duchesse de Richelieu, ce qui s'exécuta quelques jours après.»
«Mmede Longueville avoit mis au rang d'une de ses meilleures amies, Mmede Ponts, fille de Du Vigean et veuve de M. de Ponts,qui prétendoit être de l'illustre maison d'Albret. Cette dame étoit assez aimable, civile et honnête en son procédé. Ce qu'elle avoit d'esprit étoit tourné du côté de la flatterie. Elle n'étoit nullement belle; mais elle avoit la taille fort jolie et la gorge belle. Elle plaisoit enfin par ses louanges réitérées, qui lui donnoient des amis ou de faux approbateurs; et l'amitié que Mmede Longueville avoit pour elle lui donnoit alors du crédit. L'abbé de La Rivière (le favori de Monsieur, duc d'Orléans) depuis quelque temps s'étoit attaché à elle par les liens de l'inclination et de la politique; car regardant Mmede Longueville comme une personne qui faisoit une grande figure à la cour, il crut que Mmede Ponts lui pourroit être nécessaire pour sa prétention au chapeau de cardinal. Il trouva fort à propos de se faire une amie auprès de cette princesse, qui pût y soutenir ses intérêts, et lui servir de liaison pour traiter par elle les affaires qui pourroient arriver. Mmede Ponts étoit fine et ambitieuse, autant qu'elle étoit adulatrice. Elle n'étoit, non plus que le prince de Marsillac, ni duchesse ni princesse; mais feu son mari étoit aîné de ceux qui se disent de la véritable maison d'Albret, et il lui avoit laissé assez de qualité ou du moins assez de chimère pour aspirer à cette prérogative. Elle demanda au ministre que la Reine lui donnât le tabouret, et l'amitié de Mmede Longueville, qui la protégeoit, jointe à celle de l'abbé de La Rivière, qui fut le négociateur de cette affaire, furent des raisons assez fortes pour lui faire obtenir ce qu'elle souhaitoit.»
«Mmede Ponts, comme je l'ai déjà dit, étoit fille de MmeDu Vigean, et sa mère avoit été jusques alors chèrement aimée de la duchesse d'Aiguillon. Cette union, du temps du cardinal de Richelieu, avoit apporté beaucoup de bien à leur famille, par l'éclat que lui donnoit l'amitié d'une personne qui, étant nièce d'un si puissant ministre, ne pouvoit manquer de leur être utile. Mmede Ponts étoit veuve d'un homme de naissance et de peu de biens. La duchesse d'Aiguillon, par la tendresse qu'elle avoit pour MmeDu Vigean, sa mère, lui avoit souvent dit, qu'elle ne se mît pas en peine de ce qu'elle n'étoit pas riche, et qu'elle lui promettoit de partager ses trésors avec elle. Mmede Ponts, moins occupée de la reconnoissance qu'elle devoit à la duchesse d'Aiguillon, que de ses intérêts, et qui vouloit des richesses plus assurées, prit soin de plaire au duc de Richelieu, neveu de la duchesse d'Aiguillon; elle y réussit facilement; car il étoit jeune, et elle étoit assez aimable et bien faite pour pouvoir être aimée avec passion. Mmed'Aiguillon l'avoit priée d'en faire un honnête homme; et comme il auroit pu quasi être son fils, il reçut ses enseignements avec soumission. Mmede Ponts, sans beauté, avoit de bonnes qualités et du mérite; elle étoit bonne, douce, aimant à obliger; sa réputation étoit sans tache. Elle étoit des plus habiles en matière d'une galanterie plus affectée que véritable, pour savoir adroitement triompher d'un cœur tout neuf qui, manquant de hardiesse, n'osoit entreprendre des conquêtesplus difficiles. Cette dame, naturellement libérale de douceurs, animée de ses propres désirs, n'oublia rien sans doute pour se faire aimer de celui de qui elle le vouloit être; et pour lui, comme il manqua de discernement pour connoître ce qu'il lui convenoit de croire et de faire, le plaisir de s'imaginer d'être véritablement aimé eut de grands charmes pour lui. La duchesse d'Aiguillon avoit été choisie par le feu cardinal de Richelieu, son oncle, pour être tutrice de ses petits-neveux; et ce grand homme n'avoit pas cru pouvoir trouver un moyen plus assuré pour conserver son nom, que de laisser ceux qui le portoient du côté des femmes sous la conduite de leur tante. Il jugea que sa vertu, son esprit et son courage les pourroient protéger contre les effets de l'envie et de la haine, qui sont d'ordinaire les suites fâcheuses des grandes fortunes des favoris. Cette illustre tante, malheureuse dans tous ses projets, voyant un jour son neveu rendre de petits services à Mmede Ponts, lui dit qu'elle souhaitoit qu'il fût assez honnête homme pour être amoureux d'elle; et Mmede Ponts, qui avoit son dessein formé, lui répondit en riant qu'elle l'avertissoit que s'il lui parloit d'amour, et qu'il voulût devenir son mari, elle n'auroit point assez de force pour le refuser. Ce discours fut pris par la duchesse d'Aiguillon comme une raillerie, dont elle ne fit que se divertir; mais Mmede Ponts, qui pensoit sérieusement à cette affaire, crut par cet avertissement être quitte de tout ce qu'elle devoit à la duchesse d'Aiguillon; et se croyant obligée de se préférer à elle et à toute autre, elle employa, pour faire réussir son mariage, un homme qui étoit auprès de ce duc, qu'elle gagna, et qu'elle engagea dans ses intérêts. Elle se servit, pour son grand ressort, de l'amitié que Mmede Longueville avoit pour elle, et par cette princesse elle obligea M. le Prince à protéger son mariage comme une chose qui lui pouvoit être avantageuse. Mmede Ponts vouloit un mari, et Mmede Longueville vouloit que son amie eût le gouvernement du Havre de Grâce, place qui pouvoit rendre le duc de Longueville maître absolu de la Normandie. Son dessein et celui de M. le Prince fut qu'en protégeant Mmede Ponts, elle seroit obligée de se lier entièrement à eux et à leur fortune. Desmarets[580], celui qui conseilloit le duc de Richelieu en faveur de Mmede Ponts, lui faisoit de belles chimères sur cette union; mais la duchesse d'Aiguillon traversoit leurs pensées secrètes par le dessein qu'elle avoit de faire épouser Mllede Chevreuse au duc de Richelieu, son neveu, qui, malgré son amitié pour Mmede Ponts, paroissoit un peu amoureux de cette princesse. Elle étoit véritablement belle, d'une naissance illustre, et devoit avoir de grands biens. Mais cet ami fidèle sut si bien mettreen œuvre ses illusions, aidé par la puissance d'une flatterie honnête mais soigneusement pratiquée, qu'il persuada le duc de Richelieu qu'il feroit mieux d'épouser cette laide Hélène que cette belle personne que sa tante lui destinoit. Il l'assura qu'étant du parti de M. le Prince, il n'avoit nul sujet d'appréhender que la duchesse d'Aiguillon désapprouvât son choix, ni le pût jamais inquiéter. Toutes ces choses ensemble firent ce mariage, qui fut fatal à M. le Prince, peu heureux à ceux qui s'épousèrent, douloureux à Mmed'Aiguillon, et nullement utile à Mmede Longueville, qui dans la suite des temps, elle qui l'avoit fait, ne trouva pas dans le Havre le secours qu'elle avoit espéré; et il s'en fallut peu enfin qu'il ne causât autant de maux aux Français que celui de Pâris et de la belle princesse de Grèce en fit aux Troyens. Il se célébra à la campagne, en présence de M. le Prince, qui voulut y être, et qui fit ce que les pères et les mères ont accoutumé de faire en ces occasions. La Reine fut donc surprise quand elle apprit que ces noces s'étoient célébrées de cette manière. Elle connut aussitôt avec quel dessein M. le Prince en faisoit son affaire; et cet événement servit beaucoup à le ruiner entièrement dans son esprit... La duchesse d'Aiguillon, apprenant cette nouvelle, fut au désespoir. Ceux qui ont des enfants, ou des neveux qui leur tiennent lieu d'enfants, qui ont de l'ambition et des grands biens, le peuvent aisément juger. Cette dame, qui avoit du mérite et du courage, soutenant son malheur par la force de son âme, dépêcha aussitôt un courrier au Havre, où elle commandoit, par ordre du feu cardinal de Richelieu, jusqu'à la majorité de son neveu, pour empêcher qu'il n'y fût reçu. D'abord M. le Prince, le lendemain des noces, l'avoit fait partir pour y aller, et lui avoit dit qu'en toutes façons il falloit qu'il s'en rendît le maître. La Reine, de son côté, envoya de Bar[581]pour se saisir de cette place, et pour empêcher, s'il le pouvoit, que M. le Prince par cette voie ne donnât au duc de Longueville, son beau-frère, la possession entière de la Normandie. Quand M. le Prince fut de retour de cette expédition, il vint chez la Reine avec le même visage qu'à l'ordinaire; et quoiqu'il sût qu'elle avoit désapprouvé cette action, et qu'il sût aussi que Bar étoit parti pour s'opposer à ses desseins, il ne laissa pas de l'entretenir des aventures de la noce, et en fit devant elle des contes avec beaucoup de gaieté et de hauteur. La Reine lui dit que Mmed'Aiguillon prétendoit faire rompre le mariage, à cause que son neveu n'étoit pas en âge. Il lui répondit fièrement qu'une chose de cette nature, faite devant des témoins comme lui, ne se rompoit jamais.
..... Deux jours après, les nouvelles arrivèrent que le duc de Richelieu avoit été reçu au Havre, que Bar l'avoit persuadé qu'il falloit pour son propre intérêt qu'il gardât cette place au Roi, et qu'il se détachâtde M. le Prince. Ce jeune duc envoya à la Reine un gentilhomme, et lui écrivit pour lui faire des excuses de son action. La Reine lui répondit qu'il étoit vrai qu'elle l'avoit blâmé, et dit à ce gentilhomme que son maître portoit un nom qui devoit toute sa grandeur au feu Roi, son seigneur, et que par conséquent il avoit eu grand tort de manquer au respect qu'il lui devoit; mais que si à l'avenir il réparoit sa faute par une grande fidélité, il n'étoit pas impossible d'en obtenir le pardon.... Mmede Longueville (après l'arrestation des princes) avoit tenté d'aller au Havre, mais le duc de Richelieu ne put la recevoir, à cause qu'il n'en étoit pas tout à fait le maître. Les principaux officiers étoient tous à Mmed'Aiguillon qui devoit haïr un neveu rebelle et ingrat, si bien que Mmede Longueville, qui avoit fait avoir ce gouvernement à son amie dans le dessein d'en profiter pour elle-même, eut le déplaisir de voir que ce mariage en partie étoit cause de ses maux, et qu'elle n'en put pas même recevoir le moindre soulagement dans sa disgrâce..... La Reine manda au duc de Richelieu de la venir trouver. L'abbé de Richelieu vint à la cour assurer leurs majestés des bonnes intentions de son frère et de Mmede Richelieu sa belle-sœur. Cette dame vouloit faire confirmer son mariage par le Roi et la Reine. Elle y travailla par ses négociations avec le ministre qui à la fin se laissa persuader par elle. Il lui fit dire que si elle et son mari demeuroient fidèlement attachés à leur devoir, la Reine lui donneroit le tabouret et qu'elle seroit traitée comme duchesse de Richelieu, ce qui s'exécuta quelques jours après.»
La carrière de la duchesse de Richelieu ne fut plus qu'une suite non interrompue de succès et de grandeurs sans bonheur véritable. La duchesse d'Aiguillon plaida pour faire casser son mariage, mais il fut confirmé par un arrêt du parlement. MmeDu Vigean partagea le mécontentement de son amie la duchesse d'Aiguillon, puis elle se résigna. La nouvelle duchesse n'eut pas d'enfants de son jeune mari. Elle fut nommée dame d'honneur de la jeune reine Marie Thérèse, à la place de Mmede Montausier, lorsque celle-ci devint gouvernante. Plus tard elle passa en la même qualité auprès de la Dauphine. Elle mourut en 1684, après avoir survécu à sa jeune sœur, la noble religieuse, et à son jeune et dernier frère. La duchesse de Richelieu passa la dernière moitié de sa vie à faire du bien, et ajouta aux succès de l'ambition satisfaite la haute considération quelui acquirent une conduite exemplaire et l'exercice d'une charité éclairée. On peut voir un exposé assez fidèle, quoiqu'un peu flatté, de ses bonnes et solides qualités dans l'Oraison funèbre de très haute et très puissante dame, MmeAnne Poussart de Fors, duchesse de Richelieu, dame d'honneur de Mmela Dauphine, prononcée dans l'église des Nouvelles catholiques, le 14 juillet 1684, par M. le curé de Saint-Symphorien, docteur en théologie, in-4o, à Paris, chez Denis Thierry, rue Saint-Jacques, 1684. Dans cet élégant panégyrique, nous n'avons pas trouvé un seul mot sur Marthe Du Vigean. La trace de l'humble carmélite était déjà effacée dans le monde.
Le jeune Fors Du Vigean succéda au titre de son frère aîné, et comme lui il embrassa la carrière militaire. Il s'y distingua, et il était maréchal de bataille à Lens. Condé avait été aussi utile au frère que Mmede Longueville à la sœur; mais le marquis de Fors fit comme la duchesse de Richelieu, et au lieu de suivre le parti des princes il semble qu'il resta fidèle au Roi et à Mazarin; car on trouve dans le t. CXXXVII desMélanges de Clerambault, à la Bibliothèque nationale, à la date du 12 février 1650, une dépêche du maréchal de L'Hôpital, gouverneur de Champagne, transmettant les assurances de fidélité de diverses personnes, et dans le nombre celles du marquis Du Vigean, et sa lettre même dont voici quelques lignes:
«J'ai cru ne pouvoir mieux m'adresser qu'à vous, m'ayant toujours fait l'honneur de m'aimer comme votre très humble serviteur et votre parent, pour vous supplier de vouloir assurer le Roi et la Reine de ma fidélité et obéissance aveugle pour leur service.De Fors.»
«J'ai cru ne pouvoir mieux m'adresser qu'à vous, m'ayant toujours fait l'honneur de m'aimer comme votre très humble serviteur et votre parent, pour vous supplier de vouloir assurer le Roi et la Reine de ma fidélité et obéissance aveugle pour leur service.
De Fors.»
D'un autre côté, Lenet dit dans ses Mémoires, édit. Michaud, p. 389:
«Le marquis de Fors arriva ce jour-là (20 septembre 1650), à Bordeaux, sans que nous eussions eu encore de ses nouvelles depuis que la Princesse avoit quitté Chantilly, quoiqu'il fût autant et plus attachéet obligé au prince qu'aucun de tous tant que nous étions dans le parti. Ce gentilhomme était fils du baron Du Vigean, frère de deux sœurs de mérite; l'une est la duchesse de Richelieu, et l'autre étoit MlleDu Vigean de laquelle j'ai parlé dans le commencement de ces Mémoires, qui avoit mérité par son esprit, par sa douceur et par sa bonne grâce l'estime du prince de Condé, qui avoit allumé dans son cœur une passion violente, et qui enfin est morte dans le grand couvent des Carmélites de Paris.»
«Le marquis de Fors arriva ce jour-là (20 septembre 1650), à Bordeaux, sans que nous eussions eu encore de ses nouvelles depuis que la Princesse avoit quitté Chantilly, quoiqu'il fût autant et plus attachéet obligé au prince qu'aucun de tous tant que nous étions dans le parti. Ce gentilhomme était fils du baron Du Vigean, frère de deux sœurs de mérite; l'une est la duchesse de Richelieu, et l'autre étoit MlleDu Vigean de laquelle j'ai parlé dans le commencement de ces Mémoires, qui avoit mérité par son esprit, par sa douceur et par sa bonne grâce l'estime du prince de Condé, qui avoit allumé dans son cœur une passion violente, et qui enfin est morte dans le grand couvent des Carmélites de Paris.»
Le nom du marquis de Fors reparaît en diverses circonstances de la troisième Fronde, dans la guerre de Guyenne où il sert le Roi contre le prince de Conti et Mmede Longueville; puis il disparaît entièrement. Le père Anselme, t. IX, p. 163, à l'article des Vaubecourt, dit qu'il mourut le 28 mars 1663. Nous pouvons ajouter qu'il périt assassiné. Lenet, à l'endroit déjà cité, le dit positivement: «Il fut assassiné dans son pays, allant dans son carrosse visiter quelqu'un de ses amis.» Mmede Longueville, dans une lettre inédite et non datée à Mmede Sablé, lui donne cette affreuse nouvelle, et lui demande ses consolations pour celle qui survit à ses deux frères: Bibliothèque nationale,Lettres de Mmede Longueville à Mmede Sablé,Supplément Français, 3029, 2 et 3.
Le marquis de Fors Du Vigean s'était marié à Charlotte de Nettancourt d'Haussonville, de la maison de Vaubecourt, excellente famille de Lorraine, et il en avait eu un fils et une fille. Sa veuve se remaria et se conduisit assez mal, comme on peut le voir dans Lenet qui en raconte une fort étrange aventure. La fille avait eu pour marraine sa jeune tante, MlleDu Vigean, et elle s'appelait Marthe. Elle se fit aussi Carmélite à Paris, non dans le couvent de la rue Saint-Jacques, mais dans celui de la rue de Grenelle. A sa mort, elle eut sa circulaire, qui nous a été communiquée et d'où nous tirons les passages suivants, qui jettent quelque jour sur l'histoire des Du Vigean vers la fin duXVIIesiècle.
Circulaire de la mère Marthe de Jésus, née de Fors Du Vigean:
«Paix en Jésus-Christ. C'est avec la plus sensible douleur que nous sommes obligées de vous demander les suffrages de notre saint ordre pour notre très chère et très honorée mère Marthe de Jésus. Il n'y a que la soumission que nous devons aux ordres de Dieu qui puisse nous soutenir dans un si terrible coup. Tout parut la disposer à la vocation sainte qu'elle a si dignement remplie: une éducation chrétienne, qu'elle reçut dans une communauté de Paris où elle passa l'âge le plus tendre de la vie; l'exemple et les prières d'une tante qui, après avoir été l'admiration de la cour par sa sagesse, s'étoit renfermée dans notre premier monastère pour ne vivre qu'à Dieu seul, et qui lui promit en mourant qu'elle la demanderoit à Dieu (évidemment Marthe Du Vigean); la mort d'un père qui avoit sur elle d'autres vues, et qui fut cruellement assassiné dans ses terres (confirmation de ce que nous apprennent Lenet et Mmede Longueville), et les révolutions que causent les tristes événements dans les familles. Dieu la préparoit ainsi aux desseins qu'il avoit sur elle. Madame sa grand'mère (l'amie de la duchesse d'Aiguillon, MmeDu Vigean de Voiture) ne pensa alors qu'à mettre à couvert de la séduction cet enfant si cher, et l'envoya à la Congrégation de Verdun, où elle avoit des parentes religieuses; mais l'air de cette maison lui étoit contraire, et son retour à Paris étant impraticable à cause des troupes qui inondoient la campagne, on lui obtint la permission d'entrer aux Carmélites de Metz. Là, le premier goût qu'elle avoit pris auprès de sa chère tante (MlleDu Vigean) pour notre saint ordre se réveillant tout à coup à la vue des exemples qu'elle avoit devant les yeux, elle s'y seroit dès lors consacrée, si sa famille ne s'y fût opposée et ne l'eût rappelée à Paris auprès de Madame sa grand'mère. Ce fut peu de temps après que nos mères (du couvent de la rue de Grenelle) eurent le bonheur de la recevoir. Mais Dieu lui réservoit d'autres épreuves. Cet empressement qu'elle avoit eu pour être Carmélite se ralentit; tout lui parut affreux dans une règle dont elle avoit pratiqué une partie à Metz avec tant de joie et qu'elle y auroit observée en entier si on n'avoit arrêté sa ferveur. On inspira d'ailleurs à nos mères des défiances sur sa vocation. On leur disoit que son éloignement pour la vie religieuse étoit connu et ne pouvoit être sitôt changé, que c'étoit une victime qu'on sacrifioit à la fortune de Monsieur son frère[582], et que sa démarche étoit un effort de raison et de courage. Tous ces discours qui venoient de sa famille même obligèrent nos mères à la lui rendre. Son séjour dans le monde ne fut pas long, mais elle y eutbien des tentations à essuyer. La plus séduisante lui vint de la part de Madame sa tante qui, n'ayant point d'enfant et se voyant à la veille d'être dame d'honneur de la Reine, notre fondatrice, fit tous ses efforts pour la retenir auprès d'elle par les offres les plus honorables (il s'agit ici de la duchesse de Richelieu). Quoiqu'elle aimât tendrement Madame sa tante, elle ne s'en laissa pas éblouir, et lui répondit avec fermeté qu'elle préféroit son salut à tout ce que la cour pouvoit lui promettre d'éclat et d'agrément, et qu'elle croyoit ne pouvoir l'assurer que par la fuite du grand monde. Ce sacrifice mit le dernier sceau à sa vocation. Elle entra dans ce monastère avec les dispositions et un sentiment de joie qui lui a duré toute sa vie... Dieu lui avoit donné un esprit vif, élevé, sage et solide, aisé, naturel et noble, incapable de faire de fausses démarches, et, si l'on ose user de ce terme, une amabilité à laquelle il étoit impossible de résister. C'est ce qui lui a attiré un si grand nombre d'amis qui ont été si utiles à cette maison. Elle en a rempli avec applaudissement toutes les charges. Dans celle de sous-prieure, on admiroit son zèle pour le service divin, son assiduité et sa modestie au chœur, son exactitude à observer et à faire observer toutes les cérémonies: rien ne lui paroissoit petit lorsqu'il s'agissoit d'honorer Dieu. Mais son esprit et son cœur n'ont jamais mieux paru que dans la charge de prieure. Elle a su allier l'extrême régularité avec l'extrême politesse. Honorée de fréquentes visites d'une jeune et grande princesse (probablement la seconde duchesse d'Orléans, la Palatine; voyez plus bas) qui faisoit souvent son séjour dans notre monastère, elle eut soin de prévenir tout ce qui pouvoit déranger la communauté ou donner atteinte aux règles de la clôture. Ferme et douce en même temps, elle sut s'attirer son estime et sa bonté, et même une sorte d'autorité, si je l'ose dire, qui est le fruit de la vertu et dont elle ne se servit que pour la porter à Dieu. Jamais mère n'aima plus tendrement sa communauté et n'en fut plus aimée. Elle n'avoit d'intention qu'à la soulager et à lui procurer tous les avantages qui dépendoient d'elle. Sa dévotion à notre sainte Mère la porta, dès qu'elle fut à Metz, à commencer un hermitage en son honneur. Elle en a fait, dans cette maison, un magnifique, aidée des bienfaits de feue Mmela duchesse de Foix qui, par le seul attachement qu'elle avoit pour notre très-honorée mère, nous a comblées de biens, et a voulu qu'après sa mort, son cœur, qu'elle nous a laissé, fût un gage de son amitié pour elle et de sa bonté pour nous. C'est encore à cette chère mère que nous devons la protection dont l'auguste maison d'Orléans nous a toujours honorées. Nous en avons à présent la plus grande marque dans le séjour que fait ici Sa Majesté catholique, la reine d'Espagne, dont la religion et la piété édifient toute notre maison, et dont la bonté et l'attention pour la régularité nous attachent à Sa Majesté plus que ses bienfaits mêmes. Ceux que Monseigneur le Régent a répandus sur nous ont été les effets de l'estime,de la confiance, et si l'on ose user de ce terme, de la tendresse que feue Madame (la mère du Régent, celle dont il est sans doute parlé plus haut) avoit pour cette mère. Tant d'honneurs et de distinctions ne l'élevèrent jamais; plus elle se voyoit estimée, plus elle se renfermoit dans son néant et se regardoit comme la dernière de la maison. Les bas sentiments qu'elle avoit d'elle-même frappoient tous ceux à qui elle parloit avec quelque ouverture..... Dieu, pour la sanctifier, l'a fait passer par des voies bien rudes. Aux pertes les plus sensibles il ajouta des infirmités violentes et presque continuelles. Depuis bien des années, il ne s'en est guère passé qui n'aient été marquées de plusieurs maladies mortelles.... Nous avons eu la douleur de la perdre aujourd'hui (la circulaire n'est pas datée), sur les trois heures du soir, à la soixante-quinzième année et demie de son âge, et à la cinquante-neuvième de religion...»
«Paix en Jésus-Christ. C'est avec la plus sensible douleur que nous sommes obligées de vous demander les suffrages de notre saint ordre pour notre très chère et très honorée mère Marthe de Jésus. Il n'y a que la soumission que nous devons aux ordres de Dieu qui puisse nous soutenir dans un si terrible coup. Tout parut la disposer à la vocation sainte qu'elle a si dignement remplie: une éducation chrétienne, qu'elle reçut dans une communauté de Paris où elle passa l'âge le plus tendre de la vie; l'exemple et les prières d'une tante qui, après avoir été l'admiration de la cour par sa sagesse, s'étoit renfermée dans notre premier monastère pour ne vivre qu'à Dieu seul, et qui lui promit en mourant qu'elle la demanderoit à Dieu (évidemment Marthe Du Vigean); la mort d'un père qui avoit sur elle d'autres vues, et qui fut cruellement assassiné dans ses terres (confirmation de ce que nous apprennent Lenet et Mmede Longueville), et les révolutions que causent les tristes événements dans les familles. Dieu la préparoit ainsi aux desseins qu'il avoit sur elle. Madame sa grand'mère (l'amie de la duchesse d'Aiguillon, MmeDu Vigean de Voiture) ne pensa alors qu'à mettre à couvert de la séduction cet enfant si cher, et l'envoya à la Congrégation de Verdun, où elle avoit des parentes religieuses; mais l'air de cette maison lui étoit contraire, et son retour à Paris étant impraticable à cause des troupes qui inondoient la campagne, on lui obtint la permission d'entrer aux Carmélites de Metz. Là, le premier goût qu'elle avoit pris auprès de sa chère tante (MlleDu Vigean) pour notre saint ordre se réveillant tout à coup à la vue des exemples qu'elle avoit devant les yeux, elle s'y seroit dès lors consacrée, si sa famille ne s'y fût opposée et ne l'eût rappelée à Paris auprès de Madame sa grand'mère. Ce fut peu de temps après que nos mères (du couvent de la rue de Grenelle) eurent le bonheur de la recevoir. Mais Dieu lui réservoit d'autres épreuves. Cet empressement qu'elle avoit eu pour être Carmélite se ralentit; tout lui parut affreux dans une règle dont elle avoit pratiqué une partie à Metz avec tant de joie et qu'elle y auroit observée en entier si on n'avoit arrêté sa ferveur. On inspira d'ailleurs à nos mères des défiances sur sa vocation. On leur disoit que son éloignement pour la vie religieuse étoit connu et ne pouvoit être sitôt changé, que c'étoit une victime qu'on sacrifioit à la fortune de Monsieur son frère[582], et que sa démarche étoit un effort de raison et de courage. Tous ces discours qui venoient de sa famille même obligèrent nos mères à la lui rendre. Son séjour dans le monde ne fut pas long, mais elle y eutbien des tentations à essuyer. La plus séduisante lui vint de la part de Madame sa tante qui, n'ayant point d'enfant et se voyant à la veille d'être dame d'honneur de la Reine, notre fondatrice, fit tous ses efforts pour la retenir auprès d'elle par les offres les plus honorables (il s'agit ici de la duchesse de Richelieu). Quoiqu'elle aimât tendrement Madame sa tante, elle ne s'en laissa pas éblouir, et lui répondit avec fermeté qu'elle préféroit son salut à tout ce que la cour pouvoit lui promettre d'éclat et d'agrément, et qu'elle croyoit ne pouvoir l'assurer que par la fuite du grand monde. Ce sacrifice mit le dernier sceau à sa vocation. Elle entra dans ce monastère avec les dispositions et un sentiment de joie qui lui a duré toute sa vie... Dieu lui avoit donné un esprit vif, élevé, sage et solide, aisé, naturel et noble, incapable de faire de fausses démarches, et, si l'on ose user de ce terme, une amabilité à laquelle il étoit impossible de résister. C'est ce qui lui a attiré un si grand nombre d'amis qui ont été si utiles à cette maison. Elle en a rempli avec applaudissement toutes les charges. Dans celle de sous-prieure, on admiroit son zèle pour le service divin, son assiduité et sa modestie au chœur, son exactitude à observer et à faire observer toutes les cérémonies: rien ne lui paroissoit petit lorsqu'il s'agissoit d'honorer Dieu. Mais son esprit et son cœur n'ont jamais mieux paru que dans la charge de prieure. Elle a su allier l'extrême régularité avec l'extrême politesse. Honorée de fréquentes visites d'une jeune et grande princesse (probablement la seconde duchesse d'Orléans, la Palatine; voyez plus bas) qui faisoit souvent son séjour dans notre monastère, elle eut soin de prévenir tout ce qui pouvoit déranger la communauté ou donner atteinte aux règles de la clôture. Ferme et douce en même temps, elle sut s'attirer son estime et sa bonté, et même une sorte d'autorité, si je l'ose dire, qui est le fruit de la vertu et dont elle ne se servit que pour la porter à Dieu. Jamais mère n'aima plus tendrement sa communauté et n'en fut plus aimée. Elle n'avoit d'intention qu'à la soulager et à lui procurer tous les avantages qui dépendoient d'elle. Sa dévotion à notre sainte Mère la porta, dès qu'elle fut à Metz, à commencer un hermitage en son honneur. Elle en a fait, dans cette maison, un magnifique, aidée des bienfaits de feue Mmela duchesse de Foix qui, par le seul attachement qu'elle avoit pour notre très-honorée mère, nous a comblées de biens, et a voulu qu'après sa mort, son cœur, qu'elle nous a laissé, fût un gage de son amitié pour elle et de sa bonté pour nous. C'est encore à cette chère mère que nous devons la protection dont l'auguste maison d'Orléans nous a toujours honorées. Nous en avons à présent la plus grande marque dans le séjour que fait ici Sa Majesté catholique, la reine d'Espagne, dont la religion et la piété édifient toute notre maison, et dont la bonté et l'attention pour la régularité nous attachent à Sa Majesté plus que ses bienfaits mêmes. Ceux que Monseigneur le Régent a répandus sur nous ont été les effets de l'estime,de la confiance, et si l'on ose user de ce terme, de la tendresse que feue Madame (la mère du Régent, celle dont il est sans doute parlé plus haut) avoit pour cette mère. Tant d'honneurs et de distinctions ne l'élevèrent jamais; plus elle se voyoit estimée, plus elle se renfermoit dans son néant et se regardoit comme la dernière de la maison. Les bas sentiments qu'elle avoit d'elle-même frappoient tous ceux à qui elle parloit avec quelque ouverture..... Dieu, pour la sanctifier, l'a fait passer par des voies bien rudes. Aux pertes les plus sensibles il ajouta des infirmités violentes et presque continuelles. Depuis bien des années, il ne s'en est guère passé qui n'aient été marquées de plusieurs maladies mortelles.... Nous avons eu la douleur de la perdre aujourd'hui (la circulaire n'est pas datée), sur les trois heures du soir, à la soixante-quinzième année et demie de son âge, et à la cinquante-neuvième de religion...»
Nous avons retrouvé aux Archives des affaires étrangères,France, t. C, p. 55, leBrevet pour conserver le rang de princesse du sang à Anne de Bourbon, duchesse de Longueville:
«Aujourd'hui, 19 février 1642, le Roi étant à Lyon, ayant eu bien agréable la supplication très humble qui lui a été faite par M. le prince de Condé et Mmela princesse sa femme, d'agréer le dessein qu'ils ont de donner Mademoiselle Anne de Bourbon à Monsieur le duc de Longueville, lequel de sa part auroit aussi très humblement supplié Sa Majesté de le trouver bon, et voulant, pour marque de la bienveillance dont Sa Majesté honore ledit seigneur et dame prince et princesse de Condé, conserver à ladite demoiselle de Bourbon, lorsqu'elle sera mariée, le même rang, avantages et prééminence dont elle a toujours joui à cause de sa naissance, et pour être sortie de la maison royale qui règne heureusement, Sa Majesté pour ces considérations et autres qui à ce la meuvent, et pour de plus en plus faire connoître le soin qu'il lui plaît prendre de conserver la dignité de ceux de son sang, et n'ayant pas moins d'affection pour ladite demoiselle Anne de Bourbon, qui la touche de parenté du troisième au quatrième degré, que le feu Roi son père eut pour Mmela princesse d'Orange, sœur dudit seigneur prince de Condé, les rois Charles IX et Henri III envers la demoiselle duchessed'Angoulême, leur sœur naturelle, et Sa Majesté aussi envers MlleGabrielle, légitimée de France, sa sœur, mariée avec le duc de La Valette, Sa dite Majesté veut et entend que ladite demoiselle Anne de Bourbon, étant duchesse de Longueville, soit conservée et maintenue au rang qu'elle possède, et qu'en toutes cérémonies, en tous lieux, elle marche immédiatement après la comtesse de Soissons et les filles de M. le duc d'Enghien, et autres princesses du sang; enjoint Sa Majesté au maître des cérémonies, grand maréchal des logis, et tous autres qu'il conviendra, d'obéir à cette sienne volonté, donnant à ladite demoiselle la place immédiate après ladite dame comtesse de Soissons, et lesdites filles de M. le duc d'Enghien, son logement dans ses maisons et ailleurs, avant toutes les autres princesses qui ne sont point du sang royal, sans mettre ledit grand maréchal des logis celui qui lui sera destiné entre les mains de Sa Majesté, s'il lui étoit débattu, ni ledit maître des cérémonies lui destiner autre place ni rang en aucune cérémonie que celle qu'elle y a toujours eue; et pour témoignage de sa volonté, elle a signé de sa main le présent brevet, et fait contre-signer par nous ses conseillers secrétaires d'État et de ses commandements et finances.Signé:Louis.Et plus bas:de Loménie,Felipeaux,SubletetBoutillier.
«Aujourd'hui, 19 février 1642, le Roi étant à Lyon, ayant eu bien agréable la supplication très humble qui lui a été faite par M. le prince de Condé et Mmela princesse sa femme, d'agréer le dessein qu'ils ont de donner Mademoiselle Anne de Bourbon à Monsieur le duc de Longueville, lequel de sa part auroit aussi très humblement supplié Sa Majesté de le trouver bon, et voulant, pour marque de la bienveillance dont Sa Majesté honore ledit seigneur et dame prince et princesse de Condé, conserver à ladite demoiselle de Bourbon, lorsqu'elle sera mariée, le même rang, avantages et prééminence dont elle a toujours joui à cause de sa naissance, et pour être sortie de la maison royale qui règne heureusement, Sa Majesté pour ces considérations et autres qui à ce la meuvent, et pour de plus en plus faire connoître le soin qu'il lui plaît prendre de conserver la dignité de ceux de son sang, et n'ayant pas moins d'affection pour ladite demoiselle Anne de Bourbon, qui la touche de parenté du troisième au quatrième degré, que le feu Roi son père eut pour Mmela princesse d'Orange, sœur dudit seigneur prince de Condé, les rois Charles IX et Henri III envers la demoiselle duchessed'Angoulême, leur sœur naturelle, et Sa Majesté aussi envers MlleGabrielle, légitimée de France, sa sœur, mariée avec le duc de La Valette, Sa dite Majesté veut et entend que ladite demoiselle Anne de Bourbon, étant duchesse de Longueville, soit conservée et maintenue au rang qu'elle possède, et qu'en toutes cérémonies, en tous lieux, elle marche immédiatement après la comtesse de Soissons et les filles de M. le duc d'Enghien, et autres princesses du sang; enjoint Sa Majesté au maître des cérémonies, grand maréchal des logis, et tous autres qu'il conviendra, d'obéir à cette sienne volonté, donnant à ladite demoiselle la place immédiate après ladite dame comtesse de Soissons, et lesdites filles de M. le duc d'Enghien, son logement dans ses maisons et ailleurs, avant toutes les autres princesses qui ne sont point du sang royal, sans mettre ledit grand maréchal des logis celui qui lui sera destiné entre les mains de Sa Majesté, s'il lui étoit débattu, ni ledit maître des cérémonies lui destiner autre place ni rang en aucune cérémonie que celle qu'elle y a toujours eue; et pour témoignage de sa volonté, elle a signé de sa main le présent brevet, et fait contre-signer par nous ses conseillers secrétaires d'État et de ses commandements et finances.
Signé:Louis.
Et plus bas:de Loménie,Felipeaux,SubletetBoutillier.
Ibid., Lettres du comte de Chavigny à M. le Prince.
«De Lyon, 21 février 1642.«Monseigneur, j'envoie à M. de Brienne le brevet que le Roi a fait expédier pour maintenir Mllevotre fille en son rang, lorsqu'elle sera mariée, afin qu'il le signe. J'ai aussi expédié les lettres de pension pour Monseigneur le duc d'Enghien de la somme de cent mille livres, ainsi que Monseigneur le Cardinal lui a fait accorder par le Roi, pour n'en être payé sur l'État que de soixante-seize mille. L'incommodité du voyage m'a empêché de faire plus tôt ces deux expéditions.»
«De Lyon, 21 février 1642.
«Monseigneur, j'envoie à M. de Brienne le brevet que le Roi a fait expédier pour maintenir Mllevotre fille en son rang, lorsqu'elle sera mariée, afin qu'il le signe. J'ai aussi expédié les lettres de pension pour Monseigneur le duc d'Enghien de la somme de cent mille livres, ainsi que Monseigneur le Cardinal lui a fait accorder par le Roi, pour n'en être payé sur l'État que de soixante-seize mille. L'incommodité du voyage m'a empêché de faire plus tôt ces deux expéditions.»
Ibid., p. 127, M. de Longueville à M. de Chavigny:
«De Paris, ce 18 mars 1642.«Monsieur, pardonnez, je vous supplie, aux impatiences des amoureux, si n'ayant point de nouvelles de ma dispence[583]j'ose vous en demander, et le jour que le courrier est parti, afin que je puisse mieux juger du temps que je la dois attendre. Je vous demande aussi, Monsieur, la continuation de l'honneur de vos bonnes grâces, et de vouloir, aux temps que vous y trouverez propices, vous souvenir des autres chefs dont je vous avois supplié, et croire que personne du monde ne sera jamais avec une passion si véritable, votre très affectionné à vous faire service,Longueville.»
«De Paris, ce 18 mars 1642.
«Monsieur, pardonnez, je vous supplie, aux impatiences des amoureux, si n'ayant point de nouvelles de ma dispence[583]j'ose vous en demander, et le jour que le courrier est parti, afin que je puisse mieux juger du temps que je la dois attendre. Je vous demande aussi, Monsieur, la continuation de l'honneur de vos bonnes grâces, et de vouloir, aux temps que vous y trouverez propices, vous souvenir des autres chefs dont je vous avois supplié, et croire que personne du monde ne sera jamais avec une passion si véritable, votre très affectionné à vous faire service,
Longueville.»
Ibid., p. 252.
«De Paris, le dernier jour de mai.(Chavigny était alors dans le midi avec le Cardinal et le Roi.)«Monsieur, la lettre qu'il vous a plu de m'écrire ne m'avoit pas encore ôté l'appréhension du mal de M. le Cardinal; mais tous les courriers qui sont arrivés du depuis, et plus que tout le visage de Mmela duchesse d'Aiguillon, nous ont donné la joie entière de sa parfaite guérison. Nous espérons aussi celle de votre prompt retour, puisque tous vos glorieux succès avancent toutes les choses que vous voulez qui soient achevées avant que revenir de de là. J'ai reçu ma seconde dispence, et dans le commencement de juin se fera mon mariage. L'honneur que vous me faites de m'aimer me fait prendre la liberté de vous entretenir de ce qui me touche; mais je ne vous en importunerai pas davantage, me contentant de vous assurer ici que je serai toujours avec une passion très véritable, Monsieur, votre très affectionné à vous faire service,Longueville.»
«De Paris, le dernier jour de mai.
(Chavigny était alors dans le midi avec le Cardinal et le Roi.)
«Monsieur, la lettre qu'il vous a plu de m'écrire ne m'avoit pas encore ôté l'appréhension du mal de M. le Cardinal; mais tous les courriers qui sont arrivés du depuis, et plus que tout le visage de Mmela duchesse d'Aiguillon, nous ont donné la joie entière de sa parfaite guérison. Nous espérons aussi celle de votre prompt retour, puisque tous vos glorieux succès avancent toutes les choses que vous voulez qui soient achevées avant que revenir de de là. J'ai reçu ma seconde dispence, et dans le commencement de juin se fera mon mariage. L'honneur que vous me faites de m'aimer me fait prendre la liberté de vous entretenir de ce qui me touche; mais je ne vous en importunerai pas davantage, me contentant de vous assurer ici que je serai toujours avec une passion très véritable, Monsieur, votre très affectionné à vous faire service,
Longueville.»
Ibid., t. CII, M. le Prince, dans une lettre à Chavigny du 3 juin, lui dit:
«Ma fille s'est mariée avant-hier 2 juin.»
«Ma fille s'est mariée avant-hier 2 juin.»
Nous croyons faire un cadeau de quelque valeur à la littérature en lui donnant tout entière cette lettre, la première que nous connaissions de La Rochefoucauld, et qui est comme l'essai de cette plume naturelle, aisée, ingénieuse. On voit qu'à vingt-cinq ans, en 1638, il écrivait déjàavec une netteté et une correction peu commune. L'original nous a été communiqué par feu M. le baron de Stassart, de Bruxelles, lequel l'avait acheté à la vente de M. le baron de Trémont. Nous le reproduisons, avec une fidélité scrupuleuse, dans sa vieille orthographe, pour bien marquer sa date. Une main ancienne a mis en tête: «M. de Marcillac à M. de Liancourt, septembre 1638, touchant les pierreries de Mmede Chevreuse.»
«A MONSIEUR DE LIANCOURT.»«Mon très cher oncle,«Comme vous estes un des hommes du monde de quy j'ay toujours le plus pationement souhaité les bonnes grâces, je veux aussy, en vous rendant conte de mes actions, vous faire voir que je n'en ay jamais fait auchune qui vous puisse empescher de me les continuer, et je confesserois moy mesme en estre indigne si j'avois manqué au respect que je dois à Monseigneur le Cardinal après que nostre maison en a receu tant de graces, et moy tant de protection dans ma prison et dans plusieurs autres rencontres dont vous mesme avés esté tesmoin d'une grande partie. Je prétens donc icy vous faire voir le subjet que mes ennemis ont pris de me nuire, et vous suplier, sy vous trouvés que je ne sois pas en effet sy coupable qu'ils ont publié, d'essaier de me justifier auprès de Son Eminence, et de luy protester que je n'ay jamais eu de panssée de m'esloigner du service que je suis obligé de luy rendre, et que l'entrevue que j'ay eue avec un apellé Tartereau a esté sans nulle circonstance que j'aie cru quy luy peut deplaire, comme vous aprendrés par ce que je vas vous en dire.Lorsque je fus la dernière fois à Paris pour donner quelque ordre aux affaires que Mmede Mirebeau nous avoit laissées en mourant, un gentilhomme que je ne cognoissois point me vint trouver, et après quelques civillités me dit qu'il en avoit à me faire d'une personne quy avoit beaucoup de desplaisir d'estre cause de tous ceux que j'avois receu depuis un an, qu'il avoit eu ordre de Mmede Chevreuse de me voir et de m'assurer qu'elle avoit esté bien faschée de la peine que j'avois soufferte et bien aise de ce qu'elle estoit finie. En suitte de cella, il me dit que ce n'estoit pas là le seul subjet de sa visite, et que Mmede Chevreuse me prioit de luy remettre entre les mains les piereries qu'elle m'avoit confiées lorsqu'elle me renvoya mon carosse. Je luy tesmoignai que ce discours me surprenoit extremement, et que je n'avois jamais houy parler des piereries qu'il me demandoit. Il me respondit que je faisois paroistre d'avoir beaucoup de méfiance deluy, et que, puisque je ne me contentois pas de la particularité qu'il me disoit, il alloit me faire voir une marque quy m'osteroit le soubçon en me donnant une lettre que Mmede Chevreuse m'escrivoit sur ce subjet. Je luy dis que, bien que je fusse son très humble serviteur, neantmoins je panssois qu'elle ne deut pas trouver estrange sy, après les obligations que j'ay à Monseigneur le Cardinal, je refusois de recevoir de ses lettres de peur qu'il ne le trouvast mauvais, et que je ne voullois me mettre en ce hasart là pour quoy que ce soit au monde. Il me dit que je ne devois pas aprehender en cella de luy deplaire pour ce qu'il m'engageoit sa foy et son honneur qu'il n'y avoit rien dedans quy fut directement ni indirectement contre les interets de Son Eminence, et que c'estoit seullement pour me redemander son bien qu'elle m'avoit donné à garder. Je vous avoue que voiant qu'il me parlloit ainssy, je crus estre obligé de prendre sa lettre, où après avoir veu qu'elle me prioit de remettre ses piereries entre les mains de ce Tartereau, je vis aussy qu'il m'en devoit donner une pour une personne qu'elle ne me nommoit point. Je luy dis que ce n'estoit pas là observer ponctuellement la promesse qu'il m'avoit faite, et qu'il sçavoit bien que Mmede Chevreuse ne se contentoit pas de me redemander ses piereries, mais qu'elle me chargeoit aussy de faire tenir une lettre à une personne sans me la nommer, et que je trouvois bien estrange qu'il m'eut pressé de lire celle qu'il m'avoit donnée apres la declaration que je luy avois faite des le commencement. Il me respondit là dessus que, quoiqu'il y eut quelque chose de plus qu'il ne m'avoit dit, il n'avoit pas toutefois manqué à sa parolle, pour ce qu'il avoit eu ordre, s'il me trouvoit à la court, de me dire que cette seconde lettre estoit pour la Reine, et de savoir sy je m'en voudrois charger; sinon, de la faire présenter à la Reine sans qu'elle se peut douter de rien, si elle fesoit difficulté d'en recevoir de particulières de Mmede Chevreuse; mais qu'ayant tesmoigné fort nettement qu'elle trouveroit seulement bien estrange qu'on eut eu cette panssée là en l'estat où sont les choses, il avoit aussy tost jeté cette lettre au feu, sellon l'ordre qu'il en avoit, et qu'ainssy je ne me devois mettre en peine de quoyque ce soit que de luy remettre les piereries qu'on me demandoit, et que ce fut sy secretement que M. de Chevreuse et ses domestiques n'en sceussent rien; de sorte que je creus n'y devoir plus aporter de retardement, et luy dis qu'il falloit que je partisse bien tost pour m'en retourner chés mon père; que je ferois quelque séjour à Amboise, et s'il voulloit s'y rendre dans ce mesme temps, que j'y ferois trouver les piereries. Nous prismes donc jour ensemble, et le lieu devoit estre en une hostellerie qui se nomme le Cheval-Bardé, où il ne se rendit que deux jours après celluy qu'il m'avoit promis, et sy tard que je n'eus de ses nouvelles que le lendemain où je le fus trouver au lit, et sy incommodé d'avoir couru la poste qu'il fut longtemps sans se pouvoir lever, ce qui l'obligea deme prier de sortir jusqu'à ce qu'il fut en estat de me voir. J'allai cependant dans un petit jardin où je me promené pres d'une heure, et mesme il m'y envoia faire des excuses de ce qu'il ne m'y venoit pas trouver, mais qu'il avoit esté si mal depuis que je l'avois quité qu'il avoit panssé s'evanouir; néantmoins qu'il se portoit mieux, et que, sy je voullois monter dans sa chambre, je l'y trouverois habillé. J'y fus et luy fis voir des estuis et des boettes cachetées. Nous resolumes de les ouvrir et de mettre en ordre ce que nous trouverions dedans, afin de le conter plus aisément. Tout estoit envelopé dans de petits paquets de papier et de coton separés, de sorte qu'il fallut beaucoup de temps pour les defaire sans rien rompre, et beaucoup plus encore pour conter separement les diamants, tant des boutonieres que des bijoux, des bagues et des autres pièces, outre les esmeraudes, les perlles, les rubis et les turquoises, dont il a mis le nombre, la forme et la grosseur dans l'inventaire qu'il me laissa, que je vous envoiray ou une copie, aussy tost que ma maladie me donnera la force de pouvoir regagner Vertœil. Il me pria ensuitte de cella de luy aider à remettre les choses au mesme estat qu'elles estoient, et apres avoir tout arengé le mieux que nous peumes, je le priay de faire mes très humbles compliments à Mmede Chevreuse, et de l'assurer qu'elle n'avoit point de serviteur en France quy souhaitat sy pationement que moy qu'elle y revint avec les bonnes graces du Roy et de Monseigneur le Cardinal.Je vous puis assurer, mon oncle, que voilla quelle a esté notre entrevue, et que je n'ay jamais creu me pouvoir empescher de rendre un bien qu'on m'avoit confié. Sy je suis touttesfois sy malheureux que cella ait deplu à Son Éminence, j'en suis au desespoir, et vous supplie d'essayer de me justifier autant que vous le pourés, et de me tesmoigner en ceste rencontre icy que vous me faites toujours l'honeur de m'aimer et de me croire,Mon tres cher oncle,Votre tres humble et tres obeissant neveu et serviteur,Marcillac.»
«A MONSIEUR DE LIANCOURT.»
«Mon très cher oncle,
«Comme vous estes un des hommes du monde de quy j'ay toujours le plus pationement souhaité les bonnes grâces, je veux aussy, en vous rendant conte de mes actions, vous faire voir que je n'en ay jamais fait auchune qui vous puisse empescher de me les continuer, et je confesserois moy mesme en estre indigne si j'avois manqué au respect que je dois à Monseigneur le Cardinal après que nostre maison en a receu tant de graces, et moy tant de protection dans ma prison et dans plusieurs autres rencontres dont vous mesme avés esté tesmoin d'une grande partie. Je prétens donc icy vous faire voir le subjet que mes ennemis ont pris de me nuire, et vous suplier, sy vous trouvés que je ne sois pas en effet sy coupable qu'ils ont publié, d'essaier de me justifier auprès de Son Eminence, et de luy protester que je n'ay jamais eu de panssée de m'esloigner du service que je suis obligé de luy rendre, et que l'entrevue que j'ay eue avec un apellé Tartereau a esté sans nulle circonstance que j'aie cru quy luy peut deplaire, comme vous aprendrés par ce que je vas vous en dire.
Lorsque je fus la dernière fois à Paris pour donner quelque ordre aux affaires que Mmede Mirebeau nous avoit laissées en mourant, un gentilhomme que je ne cognoissois point me vint trouver, et après quelques civillités me dit qu'il en avoit à me faire d'une personne quy avoit beaucoup de desplaisir d'estre cause de tous ceux que j'avois receu depuis un an, qu'il avoit eu ordre de Mmede Chevreuse de me voir et de m'assurer qu'elle avoit esté bien faschée de la peine que j'avois soufferte et bien aise de ce qu'elle estoit finie. En suitte de cella, il me dit que ce n'estoit pas là le seul subjet de sa visite, et que Mmede Chevreuse me prioit de luy remettre entre les mains les piereries qu'elle m'avoit confiées lorsqu'elle me renvoya mon carosse. Je luy tesmoignai que ce discours me surprenoit extremement, et que je n'avois jamais houy parler des piereries qu'il me demandoit. Il me respondit que je faisois paroistre d'avoir beaucoup de méfiance deluy, et que, puisque je ne me contentois pas de la particularité qu'il me disoit, il alloit me faire voir une marque quy m'osteroit le soubçon en me donnant une lettre que Mmede Chevreuse m'escrivoit sur ce subjet. Je luy dis que, bien que je fusse son très humble serviteur, neantmoins je panssois qu'elle ne deut pas trouver estrange sy, après les obligations que j'ay à Monseigneur le Cardinal, je refusois de recevoir de ses lettres de peur qu'il ne le trouvast mauvais, et que je ne voullois me mettre en ce hasart là pour quoy que ce soit au monde. Il me dit que je ne devois pas aprehender en cella de luy deplaire pour ce qu'il m'engageoit sa foy et son honneur qu'il n'y avoit rien dedans quy fut directement ni indirectement contre les interets de Son Eminence, et que c'estoit seullement pour me redemander son bien qu'elle m'avoit donné à garder. Je vous avoue que voiant qu'il me parlloit ainssy, je crus estre obligé de prendre sa lettre, où après avoir veu qu'elle me prioit de remettre ses piereries entre les mains de ce Tartereau, je vis aussy qu'il m'en devoit donner une pour une personne qu'elle ne me nommoit point. Je luy dis que ce n'estoit pas là observer ponctuellement la promesse qu'il m'avoit faite, et qu'il sçavoit bien que Mmede Chevreuse ne se contentoit pas de me redemander ses piereries, mais qu'elle me chargeoit aussy de faire tenir une lettre à une personne sans me la nommer, et que je trouvois bien estrange qu'il m'eut pressé de lire celle qu'il m'avoit donnée apres la declaration que je luy avois faite des le commencement. Il me respondit là dessus que, quoiqu'il y eut quelque chose de plus qu'il ne m'avoit dit, il n'avoit pas toutefois manqué à sa parolle, pour ce qu'il avoit eu ordre, s'il me trouvoit à la court, de me dire que cette seconde lettre estoit pour la Reine, et de savoir sy je m'en voudrois charger; sinon, de la faire présenter à la Reine sans qu'elle se peut douter de rien, si elle fesoit difficulté d'en recevoir de particulières de Mmede Chevreuse; mais qu'ayant tesmoigné fort nettement qu'elle trouveroit seulement bien estrange qu'on eut eu cette panssée là en l'estat où sont les choses, il avoit aussy tost jeté cette lettre au feu, sellon l'ordre qu'il en avoit, et qu'ainssy je ne me devois mettre en peine de quoyque ce soit que de luy remettre les piereries qu'on me demandoit, et que ce fut sy secretement que M. de Chevreuse et ses domestiques n'en sceussent rien; de sorte que je creus n'y devoir plus aporter de retardement, et luy dis qu'il falloit que je partisse bien tost pour m'en retourner chés mon père; que je ferois quelque séjour à Amboise, et s'il voulloit s'y rendre dans ce mesme temps, que j'y ferois trouver les piereries. Nous prismes donc jour ensemble, et le lieu devoit estre en une hostellerie qui se nomme le Cheval-Bardé, où il ne se rendit que deux jours après celluy qu'il m'avoit promis, et sy tard que je n'eus de ses nouvelles que le lendemain où je le fus trouver au lit, et sy incommodé d'avoir couru la poste qu'il fut longtemps sans se pouvoir lever, ce qui l'obligea deme prier de sortir jusqu'à ce qu'il fut en estat de me voir. J'allai cependant dans un petit jardin où je me promené pres d'une heure, et mesme il m'y envoia faire des excuses de ce qu'il ne m'y venoit pas trouver, mais qu'il avoit esté si mal depuis que je l'avois quité qu'il avoit panssé s'evanouir; néantmoins qu'il se portoit mieux, et que, sy je voullois monter dans sa chambre, je l'y trouverois habillé. J'y fus et luy fis voir des estuis et des boettes cachetées. Nous resolumes de les ouvrir et de mettre en ordre ce que nous trouverions dedans, afin de le conter plus aisément. Tout estoit envelopé dans de petits paquets de papier et de coton separés, de sorte qu'il fallut beaucoup de temps pour les defaire sans rien rompre, et beaucoup plus encore pour conter separement les diamants, tant des boutonieres que des bijoux, des bagues et des autres pièces, outre les esmeraudes, les perlles, les rubis et les turquoises, dont il a mis le nombre, la forme et la grosseur dans l'inventaire qu'il me laissa, que je vous envoiray ou une copie, aussy tost que ma maladie me donnera la force de pouvoir regagner Vertœil. Il me pria ensuitte de cella de luy aider à remettre les choses au mesme estat qu'elles estoient, et apres avoir tout arengé le mieux que nous peumes, je le priay de faire mes très humbles compliments à Mmede Chevreuse, et de l'assurer qu'elle n'avoit point de serviteur en France quy souhaitat sy pationement que moy qu'elle y revint avec les bonnes graces du Roy et de Monseigneur le Cardinal.
Je vous puis assurer, mon oncle, que voilla quelle a esté notre entrevue, et que je n'ay jamais creu me pouvoir empescher de rendre un bien qu'on m'avoit confié. Sy je suis touttesfois sy malheureux que cella ait deplu à Son Éminence, j'en suis au desespoir, et vous supplie d'essayer de me justifier autant que vous le pourés, et de me tesmoigner en ceste rencontre icy que vous me faites toujours l'honeur de m'aimer et de me croire,
Mon tres cher oncle,Votre tres humble et tres obeissant neveu et serviteur,Marcillac.»
Cette bataille est du nombre des cinq ou six grandes batailles modernes où se sont agitées les destinées de laFrance, telles que la bataille de Lens gagnée par ce même Condé quelques années après, celles de Nerwinde et de Denain à la fin du siècle, et de nos jours celles de Fleurus et de Marengo. Au point de vue militaire elle est aussi de la plus haute importance, et mérite une étude particulière. Elle inaugure une nouvelle école de guerre. Gustave Adolphe venait de renouveler la tactique en créant l'artillerie légère et en rendant l'infanterie plus mobile; Condé commença la stratégie, l'art des grandes manœuvres, et le premier il soumit la fortune à l'esprit servi par le courage.
On peut donner en très peu de lignes, comme nous avons tâché de le faire, une idée exacte de l'affaire de Rocroi. En effet, toute bataille se résout en un problème dont les données essentielles sont assez peu nombreuses. Ici le grand maître, au-dessus même de César, est Napoléon. César dessine, Napoléon peint et grave. Il raconte ses batailles comme il les a conçues, Arcole et Rivoli, par exemple, en quelques pages d'une précision, d'une netteté, d'une grandeur incomparable. Peut-être celui-là seul qui a conçu et livré une bataille, nous entendons une bataille digne de ce nom, en peut-il être l'historien. Quel malheur qu'une modestie sublime ait empêché Condé d'écrire ses mémoires comme César et Napoléon! Il s'y refusa obstinément pour n'avoir pas à dire un peu de bien de lui-même et quelque mal de ses adversaires. Il fallut que son neveu, son plus grand disciple après Turenne et Luxembourg, le prince de Conti, employât de véritables artifices pour lui arracher quelques explications sur ses manœuvres les plus célèbres, et encore sans qu'il se pût douter qu'à peine la conversation terminée le jeune prince allait mettre par écrit ce qu'il venait de tirer de la bouche du vieux guerrier. Les mémoires du prince de Conti sur les campagnesde Condé étaient bien connus au commencement duXVIIIesiècle; ils ont été entre les mains de Massillon, et l'illustre orateur loue leur noblesse et leur précision. Ce passage important et trop peu remarqué vaut la peine d'être cité tout entier.Oraison funèbre du prince François Louis de Bourbon, prince de Conty, prononcée le 21 juin 1709: «Là, dans un glorieux loisir, le grand Condé jouissoit du fruit de sa réputation et de ses victoires, et ayant jusque là vécu pour la postérité, il vivoit enfin pour lui-même. Le prince de Conti étoit là à la source des bons conseils et des grands exemples. Il ne lui falloit que l'histoire du héros qu'il avoit devant les yeux. Que d'instances tendres et respectueuses! Que d'aimables artifices pour la tirer de sa propre bouche! Mais la véritable gloire est toujours simple et modeste, et Condé ne peut se résoudre à raconter ses actions parce qu'il sent bien que c'est raconter ses louanges. Quel nouveau genre de combat, messieurs! La vieillesse toujours prête à raconter ses exploits passés se refuse ici à des instructions domestiques et nécessaires, et le premier âge, qui ne se prête jamais qu'à regret au sérieux des leçons et des préceptes, y court ici comme aux plaisirs, et les sollicite comme des grâces. C'est que les grands hommes le sont dans tous les âges. Enfin la tendresse pour ce cher neveu adoucit la sévérité de sa modestie. Condé manifeste son âme tout entière. Il ouvre à ce jeune prince les trésors de sagesse, de précaution, de prévoyance, d'activité, de hardiesse, de retenue qui l'avoient rendu le premier de tous les hommes dans l'art de combattre et de vaincre. Vrai et simple, il mêle au récit de ses glorieuses actions l'aveu de ses fautes, et montre dans le cours de sa vie de grandes règles à suivre et de grands écueils à éviter. Quels jours heureux pour le prince de Conti! Ses yeux, ses oreilles, son âme tout entière peut à peine suffire à tout ce qu'il voit et ce qu'il entend. Apeine sorti de ces doux entretiens, il court rédiger par écrit les merveilles qu'il a ouïes, et se remplir en les écrivant du génie qui les a produites. Quelle histoire digne du grand Condé, si ces mémoiresque nous avons encore écrits de sa propre main avec tant de noblesse et de précision, étoient enfin mis au jour! Rien ne manqueroit plus à la gloire de ce grand homme.»
Que sont devenus ces mémoires? Ont-ils péri dans la révolution, et s'est-il rencontré des démocrates assez extravagants pour tenter d'abolir la mémoire de pareilles actions, comme d'autres misérables jetaient au vent les cendres d'Henri IV et coupaient la tête au cadavre de Richelieu? En vain nous avons fait des recherches opiniâtres dans les dépôts publics et dans les plus riches bibliothèques particulières. Le sort, qui nous a livré des pages nouvelles de Pascal et de La Rochefoucauld, nous a refusé la découverte des campagnes de Condé, écrites sous sa dictée par un de ses meilleurs disciples. Puisse un autre plus heureux que nous trouver enfin un si précieux manuscrit et le mettre au jour, à l'honneur d'une grande race éteinte et pour la gloire du nom français! Rassemblons au moins sur la première et la plus grande victoire de Condé les lumières de toutes les relations contemporaines qui nous ont été conservées.
Voici d'abord celle qui est le plus près de la source, et qui se peut considérer comme émanant presque de la maison de Condé. Elle a été pour la première fois publiée dans la partie inédite des mémoires de Lenet, édition de M. Aimé Champollion. Lenet lui-même nous apprend dans quelles circonstances et sur quels documents elle fut composée. Collection Michaud, t. II, p. 477:
«La Princesse (dans l'été de 1650, pendant la captivité des princes), après m'avoir donné ses ordres et ses dépêches, voulut sçavoir le détail de la bataille de Rocroi; elle manda plusieurs officiers qui avoientvu cette mémorable journée; chacun vouloit avoir l'avantage d'en raconter le détail; enfin elle voulut l'entendre de la bouche du plus ancien, qui fut interrompu beaucoup de fois par les autres, tant chacun s'empressoit de dire ce qu'il avoit fait. Cependant je partis de la chambre de la Princesse pour aller dans la mienne chercher de quoi les accorder, et après avoir trouvé ce que je cherchois je retournai sur mes pas. J'avois dans une cassette, et parmi des relations des choses les plus mémorables qui étoient arrivées depuis la régence, celle qu'on avoit envoyée au feu prince de Condé de la bataille de Rocroi, que le duc d'Enghien son fils avoit donnée et gagnée le 19 mai 1643. Ce fut un coup de foudre qui renversa les espérances que la longue minorité que nous avions à essuyer avoit fait concevoir aux Espagnols, et qui portant toute sa fumée de leur côté dissipa les nuages qui commençoient à se former sur nous. Ce fut la base sur laquelle s'affermit l'autorité de la Reine et la faveur naissante du cardinal Mazarin. La Princesse voulut que je fisse la lecture de cette relation en présence de tous ces officiers qui y avoient été pour la vérifier. Ils la trouvèrent fort véritable. Quelques-uns pourtant dirent des circonstances considérables qui y avoient été omises; de sorte que de ce que je lus et de ce qu'ils me dirent, j'écrivis le lendemain ce que j'en sais.Le duc d'Enghien, qui mouroit d'impatience d'entrer dans le pays ennemi, n'attendoit que la commodité des fourrages pour exécuter son dessein. Il avoit huit ou dix jours auparavant résolu d'assembler son infanterie sur la rivière d'Authie et sa cavalerie sur l'Oise; mais comme quelques-uns des partis qu'il avoit envoyés du côté des ennemis lui rapportèrent qu'ils marchoient avec des forces fort considérables vers Valenciennes, il changea de résolution et prit celle d'assembler toute son armée à Ancres. Il envoya ses ordres à Espenan[585], et à quelques maréchaux de camp qui commandoient chacun un petit corps séparé, de se tenir prêts pour marcher où il leur commanderoit. Cependant il fit entrer les troupes qu'il jugea nécessaires dans Guise et dans la Capelle, que la marche des ennemis sembloit menacer; et comme il commençoit la sienne, il apprit en sortant d'Ancres que le comte d'Isembourg, à présent gouverneur d'Artois et chef des finances des Pays-Bas, avec un corps de cavalerie et quelque infanterie qu'il avoit jetée dans les bois, avoit investi Rocroi dès le 12 mai, et que le reste de l'armée espagnole, commandée par don Francisco de Mello, gentilhomme portugais, homme de grand sens mais de peu d'expérience à la guerre, pour lors gouverneur des Pays-Bas, marchoitavec toute la diligence possible par notre frontière pour aller rejoindre Isembourg, et former le siége de cette place importante par sa situation à la tête des Ardennes. Elle étoit composée de cinq bastions et de quelques demi-lunes en mauvais état, et n'avoit ni le nombre de gens ni la quantité de munitions nécessaires pour une longue défense, et avec toute apparence elle ne pouvoit durer que deux jours. Le Duc envisagea, avec une prudence qu'à peine pourroit-on attendre d'un général qui ne faisoit que d'achever sa vingt et unième année, la conséquence de la perte de cette place dans la conjoncture des affaires. L'intérêt de l'État et celui de sa gloire lui firent, sans prendre avis de qui que ce fût[586], résoudre de la secourir; et comme toutes ses troupes ne l'avoient pas encore joint et que les Espagnols faisoient des désordres et ravages dans leur marche pour jeter la terreur et l'effroi parmi les paysans de la frontière et par eux jusque dans Paris, le Duc commanda à Gassion, maréchal de camp, général de la cavalerie légère, de suivre la piste des ennemis avec quinze cents chevaux, d'observer leur contenance, de couvrir le pays et surtout la marche de Gèvres qui venoit pour le joindre, et de mettre tout en usage pour jeter tout ce qu'il pourroit de monde dans Rocroi. Gassion étoit fils d'un président de Pau, qui s'étoit jeté à la guerre dès ses plus jeunes ans, qui avoit servi en Allemagne dans les guerres du roi de Suède, et qui de degré en degré étoit devenu ce que je viens de dire. Il s'étoit acquis la réputation de brave, de vigilant et d'homme infatigable; et pour dire la vérité en passant, s'il eût eu autant de fermeté pour ses amis, de probité dans ses actions et de netteté dans sa conduite, qu'il avoit d'esprit, de cœur, de lumière, de dessein et de savoir faire, il auroit été un homme des plus accomplis de son siècle et de plusieurs autres. Je n'en dirai pas davantage, car les occasions que j'aurai d'en parler ailleurs justifieront ce que je dis. Pour revenir à notre sujet, la connoissance que le Duc avoit de sa ponctualité et de son activité à la guerre, l'obligea à le choisir pour cet important emploi, et je lui ai souvent ouï dire qu'il ne fut de sa vie plus étonné que d'entendre le Duc lui donner ses ordres, si nécessaires, si judicieux, en des termes et d'une manière telle que le plus consommé capitaine auroit pu faire[587]. Aussi les exécuta-t-il fort heureusement. Il arriva aux environs de Rocroi, le 16 du mois, avec une diligence extraordinaire; il envoya pendant sa marche toutes les nouvelles qu'il eut des ennemis au Duc qui en sut merveilleusement profiter; il renversa quelques petits corps avancés des ennemis, poussa leurs gardes, obligea la plupart des forces du camp à venir à lui, et cependant fit entrer dans la place cent fusilierschoisis du régiment du Roi, conduits par Saint-Martin et Cimetierre, si à propos, qu'ayant fait brusquement une sortie, ils reprirent une demi-lune et les dehors que les Espagnols avoient occupés avec beaucoup de facilité; car Joffreville, gouverneur de cette place, n'avoit que quatre cents hommes, et l'on peut dire que la prévoyance du Duc et la ponctualité de Gassion à exécuter ses ordres lui donna le temps d'entreprendre et de faire la plus grande, la plus brave et la plus importante action dont on eût ouï parler pendant plusieurs siècles.Cependant le Duc marchoit à grandes journées. Il joignit Gèvres et Espenan à Origny et à Brunchancel[588]; d'où il se rendit le 17 à Bossu, village situé à une lieue de Mariembourg, à deux de Charlemont et à quatre de Rocroy. Gassion qui s'y rendit en même temps que le Duc, lui ramena les quinze cents chevaux qu'il avoit emmenés, lui rendit compte de l'exécution du commandement qu'il avoit reçu de lui, de la contenance des ennemis, de la situation de leur camp et du nombre qui composoit leur armée. La nuit même on sut qu'ils avoient repris les dehors, qu'ils étoient logés dans les fossés, et qu'ils faisoient état d'attacher trois mineurs en trois endroits différents; de sorte que le Duc, jugeant qu'il n'y avoit plus de temps à perdre, résolut de se faire jour à vive force, et de mourir ou de secourir la place assiégée. Pour aviser aux moyens les plus sûrs et les plus avantageux, il assembla ses principaux officiers, et après avoir ouï les uns et les autres et écouté le rapport que lui firent ceux qu'il avoit envoyés reconnoître les bois, leurs avenues et leurs sorties, et su d'eux qu'il y avoit deux défilés dans celui du fort, à une lieue du camp, et qui furent jugés être les seuls endroits propres pour l'exécution de ce grand dessein, il fit détacher cinquante Cravates avec ordre de pousser par delà le défilé le plus commode au passage de son armée, et de reconnoître s'il étoit gardé par les ennemis et s'ils y avoient fait quelques retranchements. L'officier lui rapporta seulement qu'ils paroissoient au delà de ce défilé, et en même temps le Duc, sans délibérer, commanda à Gassion de s'avancer dans une plaine qui est au delà; il lui donna sa propre compagnie des Gardes, tous les Cravates, le régiment de fusiliers et le régiment Collourt[589], avec ordre de nettoyer cette plaine jusques au camp des assiégeants, et de reconnoître s'ils étoient retranchés ou s'ils étoient en état de marcher pour s'opposer à son passage.Gassion ne fut pas moins ponctuel à exécuter l'ordre du Duc que celui qu'il lui avoit donné quatre jours auparavant; il poussa jusque dans le camp ce qu'il rencontra dans la route qu'il tint; et ayantrencontré une éminence qui en étoit fort proche, environ à une heure après midi du 18, il reconnut que les ennemis sortoient de leur front de bandière pour se mettre en bataille. Il renvoya en diligence Chevers pour en avertir le Duc qui à l'instant même et avec une gaieté extraordinaire passa le défilé. Il se fit suivre du régiment du Roi et de ceux de Coaslin, de Sully, de Gassion et de Lenoncourt qui composoient l'aile droite de son avant-garde; il laissa le maréchal de L'Hôpital, Espenan et La Ferté-Seneterre pour faire passer le plus diligemment qu'ils pourroient le reste de l'armée et pour favoriser l'exécution de l'ordre qu'il en donna; et il marcha avec tant de diligence qu'entre deux ou trois heures après midi du même jour, il se trouva en bataille avec cette cavalerie et les troupes que Gassion avoit menées avec lui. Il fit commencer l'escarmouche qui dura jusque sur les cinq heures du soir et qui donna lieu au reste de l'armée de passer heureusement le défilé. Le Duc la faisoit mettre en bataille à mesure qu'elle arrivoit; mais comme il ne jugea pas que le terrain qui nous restoit à occuper fût capable de contenir toutes ses troupes, il commanda aux Cravates, soutenus de deux pelotons de cuirassiers du régiment de Gassion, de pousser les ennemis qui occupoient une certaine éminence et de s'en rendre maîtres, comme ils firent, et notre aile droite s'y étant étendue fit place à la gauche qui étoit pressée d'un marais voisin. Les ennemis commencèrent à se servir contre nous de leur artillerie, qui nous incommoda fort jusques à ce que la nôtre fût en état de leur répondre, comme elle fit un quart d'heure après, et dont ils reçurent un merveilleux dommage.La nuit ayant fait cesser les canonnades de part et d'autre, et le Duc ayant cru qu'il ne devoit pas affoiblir son armée par un secours considérable qu'il pourroit jeter dans Rocroi à la faveur de l'obscurité, parce qu'il jugea qu'en l'état auquel étoient les choses cette place étoit sauvée, il ne songea plus qu'à donner la bataille; mais il voulut tenir conseil de guerre et entendre les sentiments des officiers généraux pour savoir s'il la donneroit la nuit, ou s'il attendroit la pointe du jour le lendemain 19me. Il y avoit beaucoup de raisons pour et contre[590]; mais enfin chacun se rendit à celles dont le Duc se servit avec un sens qui étonna tous ceux qui l'écoutèrent: il fut résolu qu'on laisseroit passer la nuit, et que dès le moment que le jour paroîtroit on commenceroit d'attaquer les ennemis. Après cette résolution prise, le Duc repassa dans tous lesrangs de son armée, avec un air qui communiqua la même impatience qu'il avoit de voir finir la nuit pour commencer la bataille. Il la passa tout entière au feu des officiers de Picardie, après avoir posé toutes lesUn cavalier françois, qui quittoit le service des ennemis, vint se rendre et assura le Duc que le baron de Beck devoit se joindre le lendemain, sur les sept heures du matin, avec trois mille fantassins et mille chevaux; ce qui le confirma dans la résolution qui venoit d'être prise, et en même temps il disposa toute chose pour l'exécuter avant la jonction de ce général. Il laissa Gassion, comme le jour précédent, à l'aile droite; il mit La Ferté-Seneterre à l'aile gauche; il donna le commandement de l'infanterie à Espenan; il voulut particulièrement s'appliquer à l'aile droite, et chargea le maréchal de L'Hospital du soin de la gauche.Le champ de bataille étoit disposé de telle sorte, que l'aile droite aboutissoit à un bois et la gauche à un marais. Il y avoit bien demi-lieue de terrain entre l'une et l'autre, et environ à une grande lieue de la place. Là se commença la bataille; mais après que nos gens eurent poussé les premiers bataillons, désormais le reste de cette mémorable action se passa dans une plaine un peu plus avancée.L'armée du Duc étoit composée d'environ quatorze mille hommes de pied et de six mille chevaux. Ce qui formoit l'infanterie étoient les régiments de Piémont, de Picardie, de Persan, de Bourdonné, de Rambure, de la marine, d'Harcourt, de Guiche, d'Aubeterre, de La Prée, de huit compagnies royales, de Gèvres, du Vidame, Langeron, Biscarras, Vervins, du régiment des gardes écossoises, et des trois régiments suisses de Watteville, de Molondoin et de Rolle. Et la cavalerie étoit composée des gendarmes écossois, de ceux de la Reine, d'une brigade de ceux du prince de Condé, d'une du duc de Longueville, de ceux d'Angoulème, de Vauhecour et de Guiche. La cavalerie légère consistoit au régiment royal, en ceux de Gassion, de Guiche, d'Harcourt, de La Ferté, de Lenoncour, de Sirot, de Sully, de La Clavière, de Méneville, de Hendicourt, de Roquelaure et de Maroles, de la cavalerie étrangère de Sillart, des régiments de Léchelle, de Beauveau, de Vamberg, de Chac et de Raab Croates, outre les fusiliers du Roi, qui faisoient la compagnie des gardes du Duc.L'armée des Espagnols, qui étoit plus forte que la nôtre, étoit composée de vingt-cinq à vingt-six mille hommes, savoir: dix-sept mille fantassins en vingt-deux régiments sous la charge du comte d'Isembourg, et de cent-cinq cornettes de cavalerie commandées par le duc d'Albuquerque, grand d'Espagne, de la maison de la Cueva, général de la cavalerie. Le comte de Fontaine, gentilhomme lorrain, homme de cœur, d'expérience, et qui avoit vieilli dans le service, étoit maîtrede camp général. Et tous étoient commandés, comme je viens de dire, par don Francisco de Mello, gouverneur et capitaine général des Pays-Bas.Avant le jour, le Duc fut à cheval, et dès le moment qu'il le vit paroître, il passa à la tête de tous les bataillons et de tous les escadrons de son armée. Il remontra en termes cavaliers aux officiers et aux soldats la grandeur de l'action qu'ils alloient commencer pour le service du Roi et pour la gloire de son État, de qui toute la plus grande sûreté dans la conjoncture présente dépendoit de leur courage; qu'il espéroit que leur bravoure rassureroit tant de peuples effrayés de l'entreprise d'un ennemi puissant, la défaite duquel les combleroit d'honneur et de fortune. Sa vivacité, la joie qui étoit peinte sur son visage et sa bonne mine animoient merveilleusement son discours. Il avoit pris sa cuirasse, mais il ne voulut pas se servir d'autre habillement de tête que de son chapeau couvert de force plumes blanches qui servirent souvent de ralliement, aussi bien que le mot d'Enghien qu'il avoit donné pour cela.Sur les trois heures du matin, nos deux ailes marchèrent en même temps aux ennemis qui, dans les mêmes sentiments que ceux qu'avoit pris le Duc, n'avoient point bougé toute la nuit, et nous attendoient de pied ferme. Notre droite, où étoit le Duc, rencontra dans un fond et proche d'un bois un petit rideau où ils avoient logé mille mousquetaires qui furent d'abord taillés en pièces, et cette aile poussa et renversa la cavalerie qui lui étoit opposée.La Ferté-Seneterre, qui étoit à l'aile gauche, chargea l'aile droite des ennemis. Le combat y fut fort opiniâtre; il y fut blessé de deux coups de pistolet et de trois coups d'épée; son cheval y fut tué et lui fait prisonnier, mais peu après repris. Ce qui apporta du désordre est qu'ils se rendirent maîtres de notre canon après avoir tué La Barre qui commandoit en cet endroit l'artillerie. Le maréchal de L'Hospital rallia une partie des troupes de son aile, et à leur tête revint à la charge, regagna le canon; il y reçut une mousquetade au bras, qui le mit hors de combat. Cette aile gauche fut une autre fois malmenée; les ennemis faillirent encore se rendre maîtres de cette même artillerie qu'on venoit de reprendre sur eux; quand le baron de Sirot, gentilhomme bourguignon, ancien maître de camp de cavalerie, à qui le Duc avoit donné le commandement du corps de réserve, rallia de nouveau toutes les troupes de cette aile; il arrêta, avec un courage qui ne se peut assez louer, l'effort des ennemis et le soutint vigoureusement assez de temps pour attendre que le Duc le vînt secourir. Aussi le fit-il à point nommé; car après qu'il eut absolument défait la cavalerie qui lui étoit opposée, il gagna le derrière du reste de leur armée où il tailla en pièces toute l'infanterie italienne, wallone et allemande; puis passa comme un éclair à son aile gauche où il trouva Sirot combattant, qu'il secondade telle sorte, qu'il mit en peu de temps cette aile des Espagnols en même état qu'il avoit mis l'autre.Il alla ensuite, et sans perdre un moment, attaquer cette brave infanterie espagnole, qui fit une si belle et si admirable résistance, que les siècles à venir auront peine à le croire; elle fut telle, que le Duc l'attaqua et la fit attaquer en divers endroits et l'on peut dire de tous les côtés avec toute sa cavalerie victorieuse, et à plusieurs reprises, sans qu'elle pût être rompue. Elle faisoit face de tous côtés avec les piques, et le duc qui l'admiroit ne l'eût pas sitôt défaite s'il ne se fût avisé de faire amener deux pièces de canon et de la faire attaquer de nouveau, d'un côté par sa cavalerie et de l'autre par son infanterie de l'aile droite qui, lui donnant en queue et en flanc, la défit à plate couture. Le Duc étoit à toutes ces attaques; il se trouva cette journée-là partout, et partout il donna tant de marques de son intrépidité et de son jugement, qu'on n'entendoit de toutes parts que des acclamations que l'une et l'autre forçoient les officiers et les soldats de faire en sa faveur.On ne vit plus désormais que des morts, que des blessés et que des prisonniers de tous les côtés où la vue pouvoit s'étendre. Jamais gain de bataille ne fut plus complet en toutes ses circonstances. Tout le monde s'écrioit que cette grande victoire étoit due à la prévoyance, à la résolution et à la conduite du Duc, et ce fut une chose admirable que d'ouïr tous les bons connoisseurs estimer autant sa conduite que sa bravoure, tout jeune qu'il étoit et tout intrépide qu'il parût en cette grande journée. Le Duc, au contraire, donnoit tout l'avantage et toute la gloire à ses officiers et à ses soldats. Il y en eut peu de qui il ne fît l'éloge en public, peu de blessés qu'il ne visitât et qui ne sentissent les effets de sa libéralité, peu en faveur desquels il n'écrivît à la Reine et pour qui il ne lui demandât des grâces proportionnées à leurs postes et à ce qu'ils avoient mérité ce jour-là. Gassion, qui combattit toujours par ses ordres et quasi toujours en sa présence, y fit des mieux, et le Duc en resta si satisfait qu'il résolut sur-le-champ de bataille de demander, comme il le fit, le bâton de maréchal de France pour lui et la charge de maréchal de camp pour Sirot. Sa prière pour celui-ci lui fut d'abord accordée; mais celle qu'il fit en faveur de celui-là reçut de grandes difficultés par la conséquence de sa religion, car il étoit de la prétendue réformée; il n'étoit pas possible de le faire maréchal de France sans que le vicomte de Turenne, qui est de la même religion, le fût, et l'on craignoit de désobliger la maison de La Force, si l'on ne faisoit encore le marquis de ce nom. Il n'étoit pas de bon augure ni de la raison d'État de donner au commencement d'une régence une telle dignité à trois huguenots; la piété de la Reine y résistoit; mais plus que tout, la jalousie de donner l'avantage de leur promotion au Duc. Il ne voulut pourtant se relâcher, quoiqu'on lui pût mander de la cour, et quoi que le prince de Condé, son père, qui haïssoit mortellement ceux de cette religion-là, lui pût écrire, et il fallut enfin lui accorder le bâton qu'il avoit demandé pour Gassion; mais on lui fit trouver bon qu'on différât jusqu'à la fin de la campagne, afin qu'on pût donner la même dignité au vicomte de Turenne.Mais pour demeurer dans notre sujet, quand le Duc revint de la chasse des ennemis et qu'il eut visité le champ de bataille, il le trouva jonché de plus de sept mille morts de leur côté, et d'environ quinze cents du nôtre; il trouva qu'il avoit fait plus de sept mille prisonniers: il les envoya promptement en diverses villes en dedans du royaume; il gagna vingt pièces de canon, toute l'artillerie et tout le bagage, et plus de deux cents drapeaux ou étendards; et peu de jours après sa libéralité lui en fit encore apporter soixante.Don Francisco de Mello, qui fut pris mais recous avant la fin du combat, se sauva à course de cheval à Mariembourg. Le comte de Fontaine y fut tué dans sa chaise où la goutte l'avoit réduit, et où il fut toujours vu l'épée à la main, se faisant porter partout où il le jugea à propos. Le Duc souhaita de mourir en son âge aussi glorieusement. Le comte d'Isembourg y fut blessé à mort. Don Antonio Velandia, les deux comtes de Villalva, le chevalier Visconti et le baron d'Ambizi y furent trouvés parmi les morts.Parmi les prisonniers l'on compta plus de cinq cents prisonniers en pied et plus de six cents réformés, du nombre desquels fut le comte de Garcez, pour lors maître de camp d'un vieux terce[591]espagnol, que j'ai depuis connu gouverneur de Cambray, et ensuite mourut pendant que nous étions aux Pays-Bas, maître de camp général. Ce fut de ce gentilhomme, qui avoit de l'honneur et de la bonté, que l'archiduc Léopold se servit pour arrêter à Bruxelles le duc Charles de Lorraine, qui fut mis le lendemain dans la citadelle d'Anvers et depuis transféré à Tolède, comme je dirai ailleurs, et où Georges de Castelvis, autre maître de camp, aussi prisonnier en cette bataille, eut la charge de le garder. Les autres furent don Baltazard Marcadel, aussi maître de camp, que j'ai connu depuis gouverneur d'Anvers et châtelain du château de Milan; don Diégo de Strada; le comte de Beaumont, frère du prince de Chimay, de la maison de Ligne et d'Aremberg; le comte de la Tour; le jeune comte de Rœux, de la maison de Croy; don Emanuel de Léon; don Alonso de Torrès; don Fernando de la Cueva, et le comte de Reitberg, Allemand, et le comte de Montecucully.Je n'en rapporterai pas ici davantage, et ne parlerai des morts, des blessés, ni même de ceux des nôtres qui se signalèrent dans cette bataille, parce que le Duc eut soin d'envoyer des lettres, et de trèsgrands détails de ce que les uns et les autres avoient fait de plus considérable; tout fut imprimé et publié, en sorte que toutes les histoires du temps en sont remplies. Ainsi, pour finir cette relation, que j'ai fort raccourcie, il ne me reste rien à dire sinon que, comme le Duc commença un grand et signalé exploit de guerre par la fervente prière qu'il fit au Dieu des batailles, et par l'absolution qu'il reçut de son confesseur à la tête de son armée, qui imita sa piété; aussi la finit-il par l'action de grâce, qu'il rendit à genoux et toutes les troupes à son exemple, du succès de cette mémorable journée, comme il fit alors solennellement par leTe Deumqu'il fit chanter dans l'église de Rocroi au bruit des canons et des trompettes..... Le jeune marquis de La Moussaye, qui étoit aide de camp du Duc en cette campagne-là, apporta à la Reine la première nouvelle du gain de la bataille, et Tourville, premier gentilhomme de sa chambre[592], en apporta le lendemain les particularités, qui jetèrent la joie dans le cœur de tous les bons François, et la jalousie dans l'âme de plusieurs de la cour, mais qui ne put empêcher que le nom et la gloire du duc d'Enghien ne fussent portés aussi haut que méritoient la grandeur et l'importance de cette action.La Reine en connoissoit l'avantage; le cardinal Mazarin, de qui la faveur était encore fort incertaine, prenoit de nouvelles forces par l'autorité de la Reine que cet exploit affermissoit. Il en témoigna au Prince et au Duc des joies incomparables, et je tiens de Tourville que le cardinal lui proposant de nouer une amitié intime avec son maître, il lui dit ces propres mots: qu'il ne vouloit être que son chapelain et son homme d'affaires auprès de la Reine.... Un valet de chambre du Duc, par qui il envoya les drapeaux gagnés à la bataille, les porta tout droit à l'hôtel de Condé. On les rangea autour de la grande salle, où toute la cour et tout Paris les furent voir, en attendant qu'on les portât, comme on fit, en grand triomphe à Notre-Dame, quand on y chanta leTe Deum, selon la coutume ordinaire.»
«La Princesse (dans l'été de 1650, pendant la captivité des princes), après m'avoir donné ses ordres et ses dépêches, voulut sçavoir le détail de la bataille de Rocroi; elle manda plusieurs officiers qui avoientvu cette mémorable journée; chacun vouloit avoir l'avantage d'en raconter le détail; enfin elle voulut l'entendre de la bouche du plus ancien, qui fut interrompu beaucoup de fois par les autres, tant chacun s'empressoit de dire ce qu'il avoit fait. Cependant je partis de la chambre de la Princesse pour aller dans la mienne chercher de quoi les accorder, et après avoir trouvé ce que je cherchois je retournai sur mes pas. J'avois dans une cassette, et parmi des relations des choses les plus mémorables qui étoient arrivées depuis la régence, celle qu'on avoit envoyée au feu prince de Condé de la bataille de Rocroi, que le duc d'Enghien son fils avoit donnée et gagnée le 19 mai 1643. Ce fut un coup de foudre qui renversa les espérances que la longue minorité que nous avions à essuyer avoit fait concevoir aux Espagnols, et qui portant toute sa fumée de leur côté dissipa les nuages qui commençoient à se former sur nous. Ce fut la base sur laquelle s'affermit l'autorité de la Reine et la faveur naissante du cardinal Mazarin. La Princesse voulut que je fisse la lecture de cette relation en présence de tous ces officiers qui y avoient été pour la vérifier. Ils la trouvèrent fort véritable. Quelques-uns pourtant dirent des circonstances considérables qui y avoient été omises; de sorte que de ce que je lus et de ce qu'ils me dirent, j'écrivis le lendemain ce que j'en sais.
Le duc d'Enghien, qui mouroit d'impatience d'entrer dans le pays ennemi, n'attendoit que la commodité des fourrages pour exécuter son dessein. Il avoit huit ou dix jours auparavant résolu d'assembler son infanterie sur la rivière d'Authie et sa cavalerie sur l'Oise; mais comme quelques-uns des partis qu'il avoit envoyés du côté des ennemis lui rapportèrent qu'ils marchoient avec des forces fort considérables vers Valenciennes, il changea de résolution et prit celle d'assembler toute son armée à Ancres. Il envoya ses ordres à Espenan[585], et à quelques maréchaux de camp qui commandoient chacun un petit corps séparé, de se tenir prêts pour marcher où il leur commanderoit. Cependant il fit entrer les troupes qu'il jugea nécessaires dans Guise et dans la Capelle, que la marche des ennemis sembloit menacer; et comme il commençoit la sienne, il apprit en sortant d'Ancres que le comte d'Isembourg, à présent gouverneur d'Artois et chef des finances des Pays-Bas, avec un corps de cavalerie et quelque infanterie qu'il avoit jetée dans les bois, avoit investi Rocroi dès le 12 mai, et que le reste de l'armée espagnole, commandée par don Francisco de Mello, gentilhomme portugais, homme de grand sens mais de peu d'expérience à la guerre, pour lors gouverneur des Pays-Bas, marchoitavec toute la diligence possible par notre frontière pour aller rejoindre Isembourg, et former le siége de cette place importante par sa situation à la tête des Ardennes. Elle étoit composée de cinq bastions et de quelques demi-lunes en mauvais état, et n'avoit ni le nombre de gens ni la quantité de munitions nécessaires pour une longue défense, et avec toute apparence elle ne pouvoit durer que deux jours. Le Duc envisagea, avec une prudence qu'à peine pourroit-on attendre d'un général qui ne faisoit que d'achever sa vingt et unième année, la conséquence de la perte de cette place dans la conjoncture des affaires. L'intérêt de l'État et celui de sa gloire lui firent, sans prendre avis de qui que ce fût[586], résoudre de la secourir; et comme toutes ses troupes ne l'avoient pas encore joint et que les Espagnols faisoient des désordres et ravages dans leur marche pour jeter la terreur et l'effroi parmi les paysans de la frontière et par eux jusque dans Paris, le Duc commanda à Gassion, maréchal de camp, général de la cavalerie légère, de suivre la piste des ennemis avec quinze cents chevaux, d'observer leur contenance, de couvrir le pays et surtout la marche de Gèvres qui venoit pour le joindre, et de mettre tout en usage pour jeter tout ce qu'il pourroit de monde dans Rocroi. Gassion étoit fils d'un président de Pau, qui s'étoit jeté à la guerre dès ses plus jeunes ans, qui avoit servi en Allemagne dans les guerres du roi de Suède, et qui de degré en degré étoit devenu ce que je viens de dire. Il s'étoit acquis la réputation de brave, de vigilant et d'homme infatigable; et pour dire la vérité en passant, s'il eût eu autant de fermeté pour ses amis, de probité dans ses actions et de netteté dans sa conduite, qu'il avoit d'esprit, de cœur, de lumière, de dessein et de savoir faire, il auroit été un homme des plus accomplis de son siècle et de plusieurs autres. Je n'en dirai pas davantage, car les occasions que j'aurai d'en parler ailleurs justifieront ce que je dis. Pour revenir à notre sujet, la connoissance que le Duc avoit de sa ponctualité et de son activité à la guerre, l'obligea à le choisir pour cet important emploi, et je lui ai souvent ouï dire qu'il ne fut de sa vie plus étonné que d'entendre le Duc lui donner ses ordres, si nécessaires, si judicieux, en des termes et d'une manière telle que le plus consommé capitaine auroit pu faire[587]. Aussi les exécuta-t-il fort heureusement. Il arriva aux environs de Rocroi, le 16 du mois, avec une diligence extraordinaire; il envoya pendant sa marche toutes les nouvelles qu'il eut des ennemis au Duc qui en sut merveilleusement profiter; il renversa quelques petits corps avancés des ennemis, poussa leurs gardes, obligea la plupart des forces du camp à venir à lui, et cependant fit entrer dans la place cent fusilierschoisis du régiment du Roi, conduits par Saint-Martin et Cimetierre, si à propos, qu'ayant fait brusquement une sortie, ils reprirent une demi-lune et les dehors que les Espagnols avoient occupés avec beaucoup de facilité; car Joffreville, gouverneur de cette place, n'avoit que quatre cents hommes, et l'on peut dire que la prévoyance du Duc et la ponctualité de Gassion à exécuter ses ordres lui donna le temps d'entreprendre et de faire la plus grande, la plus brave et la plus importante action dont on eût ouï parler pendant plusieurs siècles.
Cependant le Duc marchoit à grandes journées. Il joignit Gèvres et Espenan à Origny et à Brunchancel[588]; d'où il se rendit le 17 à Bossu, village situé à une lieue de Mariembourg, à deux de Charlemont et à quatre de Rocroy. Gassion qui s'y rendit en même temps que le Duc, lui ramena les quinze cents chevaux qu'il avoit emmenés, lui rendit compte de l'exécution du commandement qu'il avoit reçu de lui, de la contenance des ennemis, de la situation de leur camp et du nombre qui composoit leur armée. La nuit même on sut qu'ils avoient repris les dehors, qu'ils étoient logés dans les fossés, et qu'ils faisoient état d'attacher trois mineurs en trois endroits différents; de sorte que le Duc, jugeant qu'il n'y avoit plus de temps à perdre, résolut de se faire jour à vive force, et de mourir ou de secourir la place assiégée. Pour aviser aux moyens les plus sûrs et les plus avantageux, il assembla ses principaux officiers, et après avoir ouï les uns et les autres et écouté le rapport que lui firent ceux qu'il avoit envoyés reconnoître les bois, leurs avenues et leurs sorties, et su d'eux qu'il y avoit deux défilés dans celui du fort, à une lieue du camp, et qui furent jugés être les seuls endroits propres pour l'exécution de ce grand dessein, il fit détacher cinquante Cravates avec ordre de pousser par delà le défilé le plus commode au passage de son armée, et de reconnoître s'il étoit gardé par les ennemis et s'ils y avoient fait quelques retranchements. L'officier lui rapporta seulement qu'ils paroissoient au delà de ce défilé, et en même temps le Duc, sans délibérer, commanda à Gassion de s'avancer dans une plaine qui est au delà; il lui donna sa propre compagnie des Gardes, tous les Cravates, le régiment de fusiliers et le régiment Collourt[589], avec ordre de nettoyer cette plaine jusques au camp des assiégeants, et de reconnoître s'ils étoient retranchés ou s'ils étoient en état de marcher pour s'opposer à son passage.
Gassion ne fut pas moins ponctuel à exécuter l'ordre du Duc que celui qu'il lui avoit donné quatre jours auparavant; il poussa jusque dans le camp ce qu'il rencontra dans la route qu'il tint; et ayantrencontré une éminence qui en étoit fort proche, environ à une heure après midi du 18, il reconnut que les ennemis sortoient de leur front de bandière pour se mettre en bataille. Il renvoya en diligence Chevers pour en avertir le Duc qui à l'instant même et avec une gaieté extraordinaire passa le défilé. Il se fit suivre du régiment du Roi et de ceux de Coaslin, de Sully, de Gassion et de Lenoncourt qui composoient l'aile droite de son avant-garde; il laissa le maréchal de L'Hôpital, Espenan et La Ferté-Seneterre pour faire passer le plus diligemment qu'ils pourroient le reste de l'armée et pour favoriser l'exécution de l'ordre qu'il en donna; et il marcha avec tant de diligence qu'entre deux ou trois heures après midi du même jour, il se trouva en bataille avec cette cavalerie et les troupes que Gassion avoit menées avec lui. Il fit commencer l'escarmouche qui dura jusque sur les cinq heures du soir et qui donna lieu au reste de l'armée de passer heureusement le défilé. Le Duc la faisoit mettre en bataille à mesure qu'elle arrivoit; mais comme il ne jugea pas que le terrain qui nous restoit à occuper fût capable de contenir toutes ses troupes, il commanda aux Cravates, soutenus de deux pelotons de cuirassiers du régiment de Gassion, de pousser les ennemis qui occupoient une certaine éminence et de s'en rendre maîtres, comme ils firent, et notre aile droite s'y étant étendue fit place à la gauche qui étoit pressée d'un marais voisin. Les ennemis commencèrent à se servir contre nous de leur artillerie, qui nous incommoda fort jusques à ce que la nôtre fût en état de leur répondre, comme elle fit un quart d'heure après, et dont ils reçurent un merveilleux dommage.
La nuit ayant fait cesser les canonnades de part et d'autre, et le Duc ayant cru qu'il ne devoit pas affoiblir son armée par un secours considérable qu'il pourroit jeter dans Rocroi à la faveur de l'obscurité, parce qu'il jugea qu'en l'état auquel étoient les choses cette place étoit sauvée, il ne songea plus qu'à donner la bataille; mais il voulut tenir conseil de guerre et entendre les sentiments des officiers généraux pour savoir s'il la donneroit la nuit, ou s'il attendroit la pointe du jour le lendemain 19me. Il y avoit beaucoup de raisons pour et contre[590]; mais enfin chacun se rendit à celles dont le Duc se servit avec un sens qui étonna tous ceux qui l'écoutèrent: il fut résolu qu'on laisseroit passer la nuit, et que dès le moment que le jour paroîtroit on commenceroit d'attaquer les ennemis. Après cette résolution prise, le Duc repassa dans tous lesrangs de son armée, avec un air qui communiqua la même impatience qu'il avoit de voir finir la nuit pour commencer la bataille. Il la passa tout entière au feu des officiers de Picardie, après avoir posé toutes les
Un cavalier françois, qui quittoit le service des ennemis, vint se rendre et assura le Duc que le baron de Beck devoit se joindre le lendemain, sur les sept heures du matin, avec trois mille fantassins et mille chevaux; ce qui le confirma dans la résolution qui venoit d'être prise, et en même temps il disposa toute chose pour l'exécuter avant la jonction de ce général. Il laissa Gassion, comme le jour précédent, à l'aile droite; il mit La Ferté-Seneterre à l'aile gauche; il donna le commandement de l'infanterie à Espenan; il voulut particulièrement s'appliquer à l'aile droite, et chargea le maréchal de L'Hospital du soin de la gauche.
Le champ de bataille étoit disposé de telle sorte, que l'aile droite aboutissoit à un bois et la gauche à un marais. Il y avoit bien demi-lieue de terrain entre l'une et l'autre, et environ à une grande lieue de la place. Là se commença la bataille; mais après que nos gens eurent poussé les premiers bataillons, désormais le reste de cette mémorable action se passa dans une plaine un peu plus avancée.
L'armée du Duc étoit composée d'environ quatorze mille hommes de pied et de six mille chevaux. Ce qui formoit l'infanterie étoient les régiments de Piémont, de Picardie, de Persan, de Bourdonné, de Rambure, de la marine, d'Harcourt, de Guiche, d'Aubeterre, de La Prée, de huit compagnies royales, de Gèvres, du Vidame, Langeron, Biscarras, Vervins, du régiment des gardes écossoises, et des trois régiments suisses de Watteville, de Molondoin et de Rolle. Et la cavalerie étoit composée des gendarmes écossois, de ceux de la Reine, d'une brigade de ceux du prince de Condé, d'une du duc de Longueville, de ceux d'Angoulème, de Vauhecour et de Guiche. La cavalerie légère consistoit au régiment royal, en ceux de Gassion, de Guiche, d'Harcourt, de La Ferté, de Lenoncour, de Sirot, de Sully, de La Clavière, de Méneville, de Hendicourt, de Roquelaure et de Maroles, de la cavalerie étrangère de Sillart, des régiments de Léchelle, de Beauveau, de Vamberg, de Chac et de Raab Croates, outre les fusiliers du Roi, qui faisoient la compagnie des gardes du Duc.
L'armée des Espagnols, qui étoit plus forte que la nôtre, étoit composée de vingt-cinq à vingt-six mille hommes, savoir: dix-sept mille fantassins en vingt-deux régiments sous la charge du comte d'Isembourg, et de cent-cinq cornettes de cavalerie commandées par le duc d'Albuquerque, grand d'Espagne, de la maison de la Cueva, général de la cavalerie. Le comte de Fontaine, gentilhomme lorrain, homme de cœur, d'expérience, et qui avoit vieilli dans le service, étoit maîtrede camp général. Et tous étoient commandés, comme je viens de dire, par don Francisco de Mello, gouverneur et capitaine général des Pays-Bas.
Avant le jour, le Duc fut à cheval, et dès le moment qu'il le vit paroître, il passa à la tête de tous les bataillons et de tous les escadrons de son armée. Il remontra en termes cavaliers aux officiers et aux soldats la grandeur de l'action qu'ils alloient commencer pour le service du Roi et pour la gloire de son État, de qui toute la plus grande sûreté dans la conjoncture présente dépendoit de leur courage; qu'il espéroit que leur bravoure rassureroit tant de peuples effrayés de l'entreprise d'un ennemi puissant, la défaite duquel les combleroit d'honneur et de fortune. Sa vivacité, la joie qui étoit peinte sur son visage et sa bonne mine animoient merveilleusement son discours. Il avoit pris sa cuirasse, mais il ne voulut pas se servir d'autre habillement de tête que de son chapeau couvert de force plumes blanches qui servirent souvent de ralliement, aussi bien que le mot d'Enghien qu'il avoit donné pour cela.
Sur les trois heures du matin, nos deux ailes marchèrent en même temps aux ennemis qui, dans les mêmes sentiments que ceux qu'avoit pris le Duc, n'avoient point bougé toute la nuit, et nous attendoient de pied ferme. Notre droite, où étoit le Duc, rencontra dans un fond et proche d'un bois un petit rideau où ils avoient logé mille mousquetaires qui furent d'abord taillés en pièces, et cette aile poussa et renversa la cavalerie qui lui étoit opposée.
La Ferté-Seneterre, qui étoit à l'aile gauche, chargea l'aile droite des ennemis. Le combat y fut fort opiniâtre; il y fut blessé de deux coups de pistolet et de trois coups d'épée; son cheval y fut tué et lui fait prisonnier, mais peu après repris. Ce qui apporta du désordre est qu'ils se rendirent maîtres de notre canon après avoir tué La Barre qui commandoit en cet endroit l'artillerie. Le maréchal de L'Hospital rallia une partie des troupes de son aile, et à leur tête revint à la charge, regagna le canon; il y reçut une mousquetade au bras, qui le mit hors de combat. Cette aile gauche fut une autre fois malmenée; les ennemis faillirent encore se rendre maîtres de cette même artillerie qu'on venoit de reprendre sur eux; quand le baron de Sirot, gentilhomme bourguignon, ancien maître de camp de cavalerie, à qui le Duc avoit donné le commandement du corps de réserve, rallia de nouveau toutes les troupes de cette aile; il arrêta, avec un courage qui ne se peut assez louer, l'effort des ennemis et le soutint vigoureusement assez de temps pour attendre que le Duc le vînt secourir. Aussi le fit-il à point nommé; car après qu'il eut absolument défait la cavalerie qui lui étoit opposée, il gagna le derrière du reste de leur armée où il tailla en pièces toute l'infanterie italienne, wallone et allemande; puis passa comme un éclair à son aile gauche où il trouva Sirot combattant, qu'il secondade telle sorte, qu'il mit en peu de temps cette aile des Espagnols en même état qu'il avoit mis l'autre.
Il alla ensuite, et sans perdre un moment, attaquer cette brave infanterie espagnole, qui fit une si belle et si admirable résistance, que les siècles à venir auront peine à le croire; elle fut telle, que le Duc l'attaqua et la fit attaquer en divers endroits et l'on peut dire de tous les côtés avec toute sa cavalerie victorieuse, et à plusieurs reprises, sans qu'elle pût être rompue. Elle faisoit face de tous côtés avec les piques, et le duc qui l'admiroit ne l'eût pas sitôt défaite s'il ne se fût avisé de faire amener deux pièces de canon et de la faire attaquer de nouveau, d'un côté par sa cavalerie et de l'autre par son infanterie de l'aile droite qui, lui donnant en queue et en flanc, la défit à plate couture. Le Duc étoit à toutes ces attaques; il se trouva cette journée-là partout, et partout il donna tant de marques de son intrépidité et de son jugement, qu'on n'entendoit de toutes parts que des acclamations que l'une et l'autre forçoient les officiers et les soldats de faire en sa faveur.
On ne vit plus désormais que des morts, que des blessés et que des prisonniers de tous les côtés où la vue pouvoit s'étendre. Jamais gain de bataille ne fut plus complet en toutes ses circonstances. Tout le monde s'écrioit que cette grande victoire étoit due à la prévoyance, à la résolution et à la conduite du Duc, et ce fut une chose admirable que d'ouïr tous les bons connoisseurs estimer autant sa conduite que sa bravoure, tout jeune qu'il étoit et tout intrépide qu'il parût en cette grande journée. Le Duc, au contraire, donnoit tout l'avantage et toute la gloire à ses officiers et à ses soldats. Il y en eut peu de qui il ne fît l'éloge en public, peu de blessés qu'il ne visitât et qui ne sentissent les effets de sa libéralité, peu en faveur desquels il n'écrivît à la Reine et pour qui il ne lui demandât des grâces proportionnées à leurs postes et à ce qu'ils avoient mérité ce jour-là. Gassion, qui combattit toujours par ses ordres et quasi toujours en sa présence, y fit des mieux, et le Duc en resta si satisfait qu'il résolut sur-le-champ de bataille de demander, comme il le fit, le bâton de maréchal de France pour lui et la charge de maréchal de camp pour Sirot. Sa prière pour celui-ci lui fut d'abord accordée; mais celle qu'il fit en faveur de celui-là reçut de grandes difficultés par la conséquence de sa religion, car il étoit de la prétendue réformée; il n'étoit pas possible de le faire maréchal de France sans que le vicomte de Turenne, qui est de la même religion, le fût, et l'on craignoit de désobliger la maison de La Force, si l'on ne faisoit encore le marquis de ce nom. Il n'étoit pas de bon augure ni de la raison d'État de donner au commencement d'une régence une telle dignité à trois huguenots; la piété de la Reine y résistoit; mais plus que tout, la jalousie de donner l'avantage de leur promotion au Duc. Il ne voulut pourtant se relâcher, quoiqu'on lui pût mander de la cour, et quoi que le prince de Condé, son père, qui haïssoit mortellement ceux de cette religion-là, lui pût écrire, et il fallut enfin lui accorder le bâton qu'il avoit demandé pour Gassion; mais on lui fit trouver bon qu'on différât jusqu'à la fin de la campagne, afin qu'on pût donner la même dignité au vicomte de Turenne.
Mais pour demeurer dans notre sujet, quand le Duc revint de la chasse des ennemis et qu'il eut visité le champ de bataille, il le trouva jonché de plus de sept mille morts de leur côté, et d'environ quinze cents du nôtre; il trouva qu'il avoit fait plus de sept mille prisonniers: il les envoya promptement en diverses villes en dedans du royaume; il gagna vingt pièces de canon, toute l'artillerie et tout le bagage, et plus de deux cents drapeaux ou étendards; et peu de jours après sa libéralité lui en fit encore apporter soixante.
Don Francisco de Mello, qui fut pris mais recous avant la fin du combat, se sauva à course de cheval à Mariembourg. Le comte de Fontaine y fut tué dans sa chaise où la goutte l'avoit réduit, et où il fut toujours vu l'épée à la main, se faisant porter partout où il le jugea à propos. Le Duc souhaita de mourir en son âge aussi glorieusement. Le comte d'Isembourg y fut blessé à mort. Don Antonio Velandia, les deux comtes de Villalva, le chevalier Visconti et le baron d'Ambizi y furent trouvés parmi les morts.
Parmi les prisonniers l'on compta plus de cinq cents prisonniers en pied et plus de six cents réformés, du nombre desquels fut le comte de Garcez, pour lors maître de camp d'un vieux terce[591]espagnol, que j'ai depuis connu gouverneur de Cambray, et ensuite mourut pendant que nous étions aux Pays-Bas, maître de camp général. Ce fut de ce gentilhomme, qui avoit de l'honneur et de la bonté, que l'archiduc Léopold se servit pour arrêter à Bruxelles le duc Charles de Lorraine, qui fut mis le lendemain dans la citadelle d'Anvers et depuis transféré à Tolède, comme je dirai ailleurs, et où Georges de Castelvis, autre maître de camp, aussi prisonnier en cette bataille, eut la charge de le garder. Les autres furent don Baltazard Marcadel, aussi maître de camp, que j'ai connu depuis gouverneur d'Anvers et châtelain du château de Milan; don Diégo de Strada; le comte de Beaumont, frère du prince de Chimay, de la maison de Ligne et d'Aremberg; le comte de la Tour; le jeune comte de Rœux, de la maison de Croy; don Emanuel de Léon; don Alonso de Torrès; don Fernando de la Cueva, et le comte de Reitberg, Allemand, et le comte de Montecucully.
Je n'en rapporterai pas ici davantage, et ne parlerai des morts, des blessés, ni même de ceux des nôtres qui se signalèrent dans cette bataille, parce que le Duc eut soin d'envoyer des lettres, et de trèsgrands détails de ce que les uns et les autres avoient fait de plus considérable; tout fut imprimé et publié, en sorte que toutes les histoires du temps en sont remplies. Ainsi, pour finir cette relation, que j'ai fort raccourcie, il ne me reste rien à dire sinon que, comme le Duc commença un grand et signalé exploit de guerre par la fervente prière qu'il fit au Dieu des batailles, et par l'absolution qu'il reçut de son confesseur à la tête de son armée, qui imita sa piété; aussi la finit-il par l'action de grâce, qu'il rendit à genoux et toutes les troupes à son exemple, du succès de cette mémorable journée, comme il fit alors solennellement par leTe Deumqu'il fit chanter dans l'église de Rocroi au bruit des canons et des trompettes.
.... Le jeune marquis de La Moussaye, qui étoit aide de camp du Duc en cette campagne-là, apporta à la Reine la première nouvelle du gain de la bataille, et Tourville, premier gentilhomme de sa chambre[592], en apporta le lendemain les particularités, qui jetèrent la joie dans le cœur de tous les bons François, et la jalousie dans l'âme de plusieurs de la cour, mais qui ne put empêcher que le nom et la gloire du duc d'Enghien ne fussent portés aussi haut que méritoient la grandeur et l'importance de cette action.
La Reine en connoissoit l'avantage; le cardinal Mazarin, de qui la faveur était encore fort incertaine, prenoit de nouvelles forces par l'autorité de la Reine que cet exploit affermissoit. Il en témoigna au Prince et au Duc des joies incomparables, et je tiens de Tourville que le cardinal lui proposant de nouer une amitié intime avec son maître, il lui dit ces propres mots: qu'il ne vouloit être que son chapelain et son homme d'affaires auprès de la Reine.... Un valet de chambre du Duc, par qui il envoya les drapeaux gagnés à la bataille, les porta tout droit à l'hôtel de Condé. On les rangea autour de la grande salle, où toute la cour et tout Paris les furent voir, en attendant qu'on les portât, comme on fit, en grand triomphe à Notre-Dame, quand on y chanta leTe Deum, selon la coutume ordinaire.»
Au risque de quelques répétitions, à côte de cette relation en quelque sorte domestique, nous allons mettre la relation officielle, le bulletin que publia le gouvernement dans le Moniteur d'alors: laGazettede Renaudot pour 1643, le 27 mai, no65, p. 429[593]. Le récit de la Gazette s'accordede tous points avec celui de Lenet; mais il est plus ample et plus détaillé: il laisse paraître en une juste mesure la personne du jeune général, et en même temps il relève avec raison tous ceux qui prirent part à cette glorieuse journée. Il ne dissimule pas les pertes de l'armée, il donne les noms de tous les morts et de tous les blessés de marque, et c'est pour cela que nous le reproduisons, afin de contribuer, autant qu'il est en nous, à propager le souvenir reconnaissant du sang alors versé pour la France, et à honorer, dans ceux qui les représentaient alors sur le champ de bataille de Rocroy, plus d'une noble famille encore subsistante, les Noailles, les La Ferté, les Beauveau, les La Moussaye, les Chabot, les Toulongeon, les Laubepin, les Pontécoulant et d'autres.