VII

Lettre circulaire pour la mère Marie de Jésus:

«Paix en Jésus-Christ.«Comme vous connoissez le mérite de la personne que nous venons de perdre, je ne doute pas que vous ne preniez part à la douleur trèssensible que nous éprouvons. C'est notre très honorée mère Marie de Jésus, que Notre-Seigneur a retirée à lui ce vendredi 29 novembre 1652, à 9 heures du matin. Je me trouve si incapable de vous parler de l'éminente grâce et sainteté de cette âme, que je ne vous en écrirai que très peu en comparaison des merveilles qu'il y auroit à en dire, joint que je crois que Dieu l'ayant donnée à l'ordre dès sa naissance en ce royaume, pour en être, avec notre bienheureuse mère (Madeleine de Saint-Joseph), les pierres fondamentales, le mérite extraordinaire dont il l'avoit douée pour cela ne vous est pas inconnu. Vous aurez vu dans les vies de notre bienheureuse sœur Marie de l'Incarnation (MmeAcarie) et de notre susdite bienheureuse mère, comme les mères espagnoles, arrivant en France, la connurent comme une de ces épouses de Jésus-Christ si chéries de lui qu'il leur envoyoit chercher dans ce royaume; c'est pourquoi je ne vous en rapporterai point la chose bien au long, et vous dirai seulement que ces bonnes mères, notre bienheureux supérieur, monseigneur le cardinal de Bérulle, et toutes les saintes âmes que Dieu appela pour travailler à l'établissement de notre ordre, ont toujours admiré la grande grâce et vertu dont Dieu l'avoit douée.Notre bienheureuse sœur (MmeAcarie) ayant connu dans le monde les grands dons qui étoient en elle, l'aima et l'estima tant que, pendant l'espace de trois années qu'elle y demeura, après avoir pris la résolution de le quitter, attendant que notre monastère fût établi, elle ne passa pas un seul jour sans la voir, pour n'omettre aucun soin à l'éducation d'une personne si illustre dont elle rendoit ce témoignage, de n'avoir jamais vu une âme plus droite, ni qui marchât plus sincèrement dans la voie de la perfection. Feu notre révérend père M. Duval a toujours eu pour elle, je puis user de ce terme, une vénération très particulière qui a continué sans interruption depuis le premier moment qu'il l'a connue jusqu'à celui de sa mort. Il lui communiquoit toutes les affaires considérables de l'ordre, et disoit qu'il étoit bien en repos quand il avoit agi selon ses avis. Cette bonne mère, après avoir fait un noviciat très admirable en toutes les vertus, fut au bout de dix-huit mois élue sous-prieure en ce monastère, qui fut la première élection faite en France, nos mères espagnoles ainsi que toutes les mères françoises l'ayant ardemment désirée. Elle s'acquitta très dignement de cette charge qu'elle exerça près de huit ans, dont il y en eut sept qu'elle passa sous notre bienheureuse mère qui avoit été élue prieure après notre mère Anne de Saint-Barthélemy. Au bout de ce temps, elle lui succéda dans la même charge de prieure, où elle fit paroître, aussi bien que dans celle de sous-prieure, tout le zèle, toute la charité, toute la prudence et humilité que l'on peut désirer pour rendre une prieure parfaite. Celles qui ont eue la bénédiction d'être sous sa conduite en ont rendu ce témoignage. Elle eut pendant ce temps-là de grands travaux pour les procès que vous savez que l'on eut contre les pères Carmes,sur le sujet de la conduite; elle les soutint conjointement avec notre bienheureuse mère et MM. nos révérends pères supérieurs, dans une très grande force et vertu; bref, elle a fait voir ce que peut une sublime grâce, jointe à une capacité naturelle fort extraordinaire.Toutes les vertus ont été éminentes en cette âme. Elle possédoit la charité, qui est la première et celle qui donne le prix aux autres dans toute son étendue. Son amour pour Dieu et pour la personne sainte de Notre-Seigneur étoit si ardent qu'elle ne se donnoit point de relâche, tendant toujours à croître en vertu et à mourir à elle-même en toute rencontre, afin de donner plus de lieu à Jésus-Christ d'être seul vivant en elle. Elle se renouveloit chaque jour afin d'avoir en lui toute la part que le Père éternel avoit voulu lui donner, et que le fils même lui avoit méritée. C'étoit une de ses plus grandes occupations dans les derniers mois de sa vie, dont elle parloit souvent avec une ardeur de séraphine, et veilloit, comme j'ai dit, sur elle-même avec une telle rigueur, pour ne pas empêcher par les productions de la nature tout ce que la grâce exigeoit d'elle, qu'elle se faisoit scrupule d'une seule parole inutile. Elle ne vouloit pas ouïr parler de toutes les choses du monde; elle disoit qu'elle voyoit que toutes les choses de la terre, les plus grandes et les plus importantes qui s'y passent, étoient comme de petites bulles de savon, et que l'âme, créée pour jouir de Dieu et de Jésus-Christ, n'y devoit pas avoir un seul regard, hors celui que la charité donne de prier pour le prochain. L'amour et la lumière qui étoient dans son âme faisoient que nonobstant ses longues et grièves maladies, elle passoit presque toute sa vie devant le très Saint-Sacrement, disant que toute sa consolation et la récréation de son esprit se trouvoit là. La basse estime qu'elle avoit d'elle-même faisoit qu'elle regardoit ce désir continuel qu'elle avoit de tendre à Dieu, plutôt comme un effet de sa misère que de son élévation, et elle nous disoit que comme elle n'avoit rien acquis, elle étoit dans une indigence continuelle et ne pouvoit se passer de Jésus-Christ, même dans les plus petites choses, et qu'ainsi elle étoit contrainte de le chercher sans cesse. Quant à ce qui regarde le prochain, il ne se peut dire avec quel zèle elle contribuoit à son avancement, lorsqu'elle en avoit l'occasion. Sa charité étoit désintéressée, forte et sans nulle flatterie; elle disoit les vérités qu'elle jugeoit nécessaires pour le bien des âmes, sans faire de retour si on lui en savoit bon ou mauvais gré, n'ayant pour fin que la gloire de Dieu et l'avancement des âmes. Aussi de tous ses soins ne vouloit-elle aucune reconnoissance des créatures, lui suffisant d'avoir marché droitement devant Dieu. Elle n'a pas moins relui dans l'humilité que dans les autres vertus, et je me persuade que vous ne l'ignorez pas, puisqu'il y a déjà plus de cinquante ans que la connoissance en étoit déjà si établie dans nos maisons, qu'en plusieurs elle y étoit qualifiée du titre demère humble, et il lui étoit bien dû, car il ne sepeut voir une personne dans un plus bas sentiment d'elle-même. Cela a été la cause pour laquelle elle n'est pas entrée dans les charges, où cependant cette communauté l'a souvent et ardemment désirée; mais elle a fait tant d'instances pour s'en dispenser, que le respect qu'on portoit à sa grâce n'a pas permis de passer outre. Elle a joint à l'humilité le soin de parfaitement obéir, se rendant toujours aux volontés de Dieu qu'elle reconnoissoit en toutes celles qu'elle a eues pour supérieures, avec un assujettissement qui passe l'imagination. Elle les mettoit par là dans une si grande confusion, que ce ne leur étoit pas une petite mortification. Notre bienheureuse mère l'en admiroit elle-même. Pour notre bonne mère Magdeleine de Jésus (Mllede Bains), elle nous a parlé à diverses fois, pendant quelle étoit en charge, de son étonnement de voir cette bienheureuse dans une si grande présence d'esprit, pour s'assujettir jusqu'aux moindres choses et plus exactement que n'auroit pu faire la dernière novice. J'ai si grande confusion de parler de moi sur ce sujet, à l'égard d'une personne dont je n'étois pas digne de baiser les pas, que je n'ose quasi en rien dire. Il faut néanmoins que pour rendre témoignage à la vérité, je vous assure que depuis notre élection jusqu'à celui de sa sainte mort, elle nous a rendu, tant dans les communautés que dans le particulier, des déférences que je suis honteuse de rappeler en mon esprit, et qui m'ont fait rougir beaucoup de fois. Sa patience a été mise à l'épreuve durant beaucoup d'années, ayant eu plusieurs maladies très dangereuses et douloureuses, qu'elle a supportées avec un courage et une conformité à la volonté de Dieu sans pareille. La maladie qui a terminé le cours de sa vie, ou plutôt de son pèlerinage, se peut bien dire avoir commencé il y a plus de deux mois, lui ayant pris le 25 septembre. Elle eut tout à coup une inflammation de poumons si violente, qu'elle la réduisit à l'extrémité. Les médecins dirent qu'elle n'en pouvoit revenir. Notre-Seigneur permit cependant quelle fût soulagée par quelques saignées qui lui furent faites promptement; mais on lui piqua une artère au bras, sur lequel il se jeta une grosse fluxion qui, jointe aux bandages très forts qu'il fallut faire pour arrêter le sang artériel, lui causèrent des douleurs si aiguës et si continuelles que depuis ce temps elle n'a presque pas eu une heure de repos. Il se fit à son bras un anévrisme si gros que les plus habiles chirurgiens de Paris conclurent qu'il lui falloit faire l'opération qui est, à leur rapport même, des plus cruelles de toute la chirurgie; ils lui dirent leurs sentiments, à quoi elle se soumit, croyant que nous le souhaitions toutes pour conserver une vie qu'elle étoit au hasard de perdre à tout moment au défaut de cela. Elle désira que le jour qu'on prendroit pour cela fût un vendredi, afin de rendre hommage par ses douleurs à celles de Jésus-Christ, et d'en recevoir grâce pour les porter en sa force. Chacune de nous trembloit par l'appréhension d'une chose si violente; elle seuleétoit dans la tranquillité que peut donner une parfaite soumission à Dieu, et faisoit des actes si beaux et si élevés, qu'elle donnoit dévotion à toutes. Elle disoit que les imperfections d'une seule de ses journées méritoient de bien plus rudes châtiments, qu'il falloit donc accepter avec esprit d'humilité et même avec amour ceux qu'il nous envoyoit, puisqu'il ne les ordonne que pour notre bien. Elle désira voir la communauté pour se recommander à ses prières, et la remercier de celles qu'elle avoit faites avant sa première incommodité; ce qu'elle fit en termes fort humbles, et dit qu'elle estimoit à grande grâce que Dieu ne l'eût pas prise le jour qu'elle a été attaquée de cette inflammation de poumons, comme elle en étoit menacée, afin d'avoir un peu de temps pour se disposer à ce passage; qu'elle y avoit pensé à diverses fois, mais qu'elle en avoit connu toute autre chose lorsqu'elle en avoit été proche; qu'elle s'étoit vue devant Dieu si petite et si indigne de paroître en sa sainte présence, qu'elle ne trouvoit pas de place, pour basse qu'elle fût, qui pût lui convenir; qu'ainsi elle tenoit à grande grâce et bénédiction d'avoir un peu de temps pour se préparer, mais qu'elle savoit bien qu'il ne seroit pas long, qu'elle avoit vu que ce jour-là elle étoit entrée dans le chemin de la mort, et qu'elle n'avoit plus d'autre ouvrage à faire sur la terre que de s'avancer dans les dispositions que le fils de Dieu demandoit d'elle.Et c'est à quoi on l'a vue appliquée sans relâche tant par l'assiduité à la prière que dans la ferveur avec laquelle elle se renouveloit en la pratique de toutes les vertus. Elle disoit quelquefois fort agréablement, pendant les deux derniers mois, que Notre-Seigneur l'étoit venu prendre par la main pour la faire partir, voulant parler de son mal au bras, qui, en effet, a été une des causes principales de sa mort, quand même cette douloureuse opération n'auroit pas eu lieu, puisqu'avant cela les grandes douleurs qu'elle ressentoit l'avoient déjà privée du repos, et causé une telle intempérie dans le sang que le mercredi, surveille du jour choisi pour cette dite opération, elle tomba dans une grande fièvre et un dévoiement auquel tous les remèdes ont été inutiles. Elle reçut tous les sacrements de la sainte Église avec une présence d'esprit et une élévation à Dieu admirable. Notre révérend père monsieur Duval lui administra celui de l'extrême-onction, et messieurs nos deux autres révérends pères supérieurs l'ont aussi visitée plusieurs fois. Monsieur le nonce nous ayant fait l'honneur de nous visiter plusieurs fois pendant cette maladie, je lui dis l'état de notre bonne mère; et, de son propre mouvement, il nous donna une médaille pour lui appliquer de sa part la bénédiction apostolique et indulgence plénière de tous ses péchés; puis il se recommanda avec grande affection et confiance à ses prières.Voici quelques paroles qu'elle dit après avoir reçu l'extrême-onction: «Je désire que Notre-Seigneur Jésus-Christ m'applique les mérites desa mort; je l'espère de sa bonté. Je désire mourir par soumission à la volonté de Dieu, puisque Jésus-Christ est mort par les ordres de son père et pour les accomplir; je veux aussi mourir par sa volonté, car il étoit juste, et moi je suis une pécheresse et une criminelle. Je ne pleure point et je devrois pleurer; je devrois verser des ruisseaux de larmes; mais je demande à Jésus-Christ les siennes et qu'il daigne m'en appliquer la vertu. Il y a bien des péchés en moi que je ne connois pas et dont je n'ai pas la contrition que je devrois; mais je m'unis à celle de Notre-Seigneur Jésus-Christ.«J'ai été d'un très mauvais exemple à toute la maison, et je prie mes sœurs de l'oublier et de me pardonner; quelquefois on prend meilleure opinion des personnes qu'il n'y en a de sujet, et je crains que pour cela on me laisse longtemps en purgatoire. Je suis très pauvre et misérable, et je supplie mes bonnes sœurs de prier Dieu qu'il me fasse miséricorde. Je n'ai rien de bon par moi-même; Dieu m'a tout donné, mais il m'a toujours fait cette grâce de voir clairement et de séparer ce qui étoit de lui dans les œuvres et ce qui étoit mien; je n'ai pas été trompée en cela par sa miséricorde et n'ai pu m'attribuer de mes actions que ce qui étoit mauvais. Je n'ai jamais espéré en mes œuvres, mais seulement en la très grande miséricorde de Jésus-Christ, et j'ai eu beaucoup de joie d'attendre tout de lui et de sa bonté; en cela je vois très clairement que j'ai eu raison comme aussi de ne me confier en nulle autre chose; c'est ce que je désire faire durant le peu de jours qui me restent à vivre avec sa grâce.«Je remercie Dieu de m'avoir fait religieuse; je n'en étois pas digne et en ai fait un très mauvais usage.«Adieu, mes bonnes sœurs: il faut avoir l'œil sec en se quittant et même se réjouir; car ce n'est pas au monde que nous allons, mais au lieu où la justice et la bonté divine nous conduira, qui sera toujours très heureux, puisque j'espère que nous mourrons en la grâce.»Après avoir dit cela, en se tournant du côté de notre mère Marie Madeleine de Jésus, elle lui dit: «Ma mère, voilà ce que je pense et ce que je désire. Je ne sais si c'est bien; si ce ne l'est pas, j'espère que vous me redresserez, car je souhaite grandement de faire ces choses selon la volonté de Dieu, et je le supplie de suppléer à mes défauts et de me donner les dispositions qu'il demande de moi.»Le dernier jour de son mal, elle a parlé très peu, paroissant toute occupée de Dieu et retirée en lui. La connoissance a été entière et parfaite jusqu'à la fin; elle disoit dans les plus pressantes douleurs:Fiat voluntas tua.Hors quelques mots de ce genre, elle demeuroit dans son occupation avec Dieu. Elle a passé toute cette nuit du jeudi au vendredi dans des souffrances extrêmes, mais avec un visage si dévot que l'on s'en trouvoit tout élevé à Dieu. Elle est expirée à sept heures du matin, etnous a laissées toutes dans une grande douleur et désir de profiter de ses saints exemples; elle étoit âgée de soixante-treize ans et sept mois, dont elle en avoit passé quarante-huit en religion.Nous espérons qu'elle obtiendra beaucoup de grâces à notre saint ordre, pour la perfection duquel elle avoit une ferveur admirable. Elle nous parloit souvent des désirs qu'elle avoit qu'il se maintînt dans son premier esprit, et de la crainte qu'elle ressentoit qu'il en déchût, et elle disoit que quand on se souvenoit de toutes les merveilles que Dieu avoit faites pour l'établir en France, on ne pouvoit se contenter, à moins que d'y voir des âmes toutes ferventes, toutes détachées de la terre, bref, saintes en toutes choses, et que celles qui ne travailloient pas continuellement à y arriver ne pouvoient s'excuser d'être très coupables devant Dieu. J'ai bien du déplaisir, ma chère mère, que la charge où nous sommes me mette dans la nécessité de vous mander une aussi affligeante nouvelle, et de n'avoir pas de quoi y donner la consolation qui s'y peut recevoir en vous parlant de la sainteté de cette âme dont j'aurois souhaité que vous eussiez été informée par notre bonne mère Madeleine de Jésus, puisque, outre la capacité qu'elle auroit de vous l'exprimer, la grande connoissance qu'elle en a eue depuis trente-quatre années auroit encore été d'un très grand avantage; elles ont passé ensemble ce temps dans une union si parfaite qu'il se peut dire qu'elle tenoit de celle du ciel, puisque aucune chose de la nature n'a jamais pu l'altérer.Ce qui me console, c'est que je crois que feu notre révérend père Gibieuf, qui a vu tous nos monastères, vous aura fait connoître quelque chose du mérite et du prix de cette âme qu'il estimoit comme une des plus élevées qui fût sur la terre.Sœur Agnès de Jésus-Maria.»

«Paix en Jésus-Christ.

«Comme vous connoissez le mérite de la personne que nous venons de perdre, je ne doute pas que vous ne preniez part à la douleur trèssensible que nous éprouvons. C'est notre très honorée mère Marie de Jésus, que Notre-Seigneur a retirée à lui ce vendredi 29 novembre 1652, à 9 heures du matin. Je me trouve si incapable de vous parler de l'éminente grâce et sainteté de cette âme, que je ne vous en écrirai que très peu en comparaison des merveilles qu'il y auroit à en dire, joint que je crois que Dieu l'ayant donnée à l'ordre dès sa naissance en ce royaume, pour en être, avec notre bienheureuse mère (Madeleine de Saint-Joseph), les pierres fondamentales, le mérite extraordinaire dont il l'avoit douée pour cela ne vous est pas inconnu. Vous aurez vu dans les vies de notre bienheureuse sœur Marie de l'Incarnation (MmeAcarie) et de notre susdite bienheureuse mère, comme les mères espagnoles, arrivant en France, la connurent comme une de ces épouses de Jésus-Christ si chéries de lui qu'il leur envoyoit chercher dans ce royaume; c'est pourquoi je ne vous en rapporterai point la chose bien au long, et vous dirai seulement que ces bonnes mères, notre bienheureux supérieur, monseigneur le cardinal de Bérulle, et toutes les saintes âmes que Dieu appela pour travailler à l'établissement de notre ordre, ont toujours admiré la grande grâce et vertu dont Dieu l'avoit douée.

Notre bienheureuse sœur (MmeAcarie) ayant connu dans le monde les grands dons qui étoient en elle, l'aima et l'estima tant que, pendant l'espace de trois années qu'elle y demeura, après avoir pris la résolution de le quitter, attendant que notre monastère fût établi, elle ne passa pas un seul jour sans la voir, pour n'omettre aucun soin à l'éducation d'une personne si illustre dont elle rendoit ce témoignage, de n'avoir jamais vu une âme plus droite, ni qui marchât plus sincèrement dans la voie de la perfection. Feu notre révérend père M. Duval a toujours eu pour elle, je puis user de ce terme, une vénération très particulière qui a continué sans interruption depuis le premier moment qu'il l'a connue jusqu'à celui de sa mort. Il lui communiquoit toutes les affaires considérables de l'ordre, et disoit qu'il étoit bien en repos quand il avoit agi selon ses avis. Cette bonne mère, après avoir fait un noviciat très admirable en toutes les vertus, fut au bout de dix-huit mois élue sous-prieure en ce monastère, qui fut la première élection faite en France, nos mères espagnoles ainsi que toutes les mères françoises l'ayant ardemment désirée. Elle s'acquitta très dignement de cette charge qu'elle exerça près de huit ans, dont il y en eut sept qu'elle passa sous notre bienheureuse mère qui avoit été élue prieure après notre mère Anne de Saint-Barthélemy. Au bout de ce temps, elle lui succéda dans la même charge de prieure, où elle fit paroître, aussi bien que dans celle de sous-prieure, tout le zèle, toute la charité, toute la prudence et humilité que l'on peut désirer pour rendre une prieure parfaite. Celles qui ont eue la bénédiction d'être sous sa conduite en ont rendu ce témoignage. Elle eut pendant ce temps-là de grands travaux pour les procès que vous savez que l'on eut contre les pères Carmes,sur le sujet de la conduite; elle les soutint conjointement avec notre bienheureuse mère et MM. nos révérends pères supérieurs, dans une très grande force et vertu; bref, elle a fait voir ce que peut une sublime grâce, jointe à une capacité naturelle fort extraordinaire.

Toutes les vertus ont été éminentes en cette âme. Elle possédoit la charité, qui est la première et celle qui donne le prix aux autres dans toute son étendue. Son amour pour Dieu et pour la personne sainte de Notre-Seigneur étoit si ardent qu'elle ne se donnoit point de relâche, tendant toujours à croître en vertu et à mourir à elle-même en toute rencontre, afin de donner plus de lieu à Jésus-Christ d'être seul vivant en elle. Elle se renouveloit chaque jour afin d'avoir en lui toute la part que le Père éternel avoit voulu lui donner, et que le fils même lui avoit méritée. C'étoit une de ses plus grandes occupations dans les derniers mois de sa vie, dont elle parloit souvent avec une ardeur de séraphine, et veilloit, comme j'ai dit, sur elle-même avec une telle rigueur, pour ne pas empêcher par les productions de la nature tout ce que la grâce exigeoit d'elle, qu'elle se faisoit scrupule d'une seule parole inutile. Elle ne vouloit pas ouïr parler de toutes les choses du monde; elle disoit qu'elle voyoit que toutes les choses de la terre, les plus grandes et les plus importantes qui s'y passent, étoient comme de petites bulles de savon, et que l'âme, créée pour jouir de Dieu et de Jésus-Christ, n'y devoit pas avoir un seul regard, hors celui que la charité donne de prier pour le prochain. L'amour et la lumière qui étoient dans son âme faisoient que nonobstant ses longues et grièves maladies, elle passoit presque toute sa vie devant le très Saint-Sacrement, disant que toute sa consolation et la récréation de son esprit se trouvoit là. La basse estime qu'elle avoit d'elle-même faisoit qu'elle regardoit ce désir continuel qu'elle avoit de tendre à Dieu, plutôt comme un effet de sa misère que de son élévation, et elle nous disoit que comme elle n'avoit rien acquis, elle étoit dans une indigence continuelle et ne pouvoit se passer de Jésus-Christ, même dans les plus petites choses, et qu'ainsi elle étoit contrainte de le chercher sans cesse. Quant à ce qui regarde le prochain, il ne se peut dire avec quel zèle elle contribuoit à son avancement, lorsqu'elle en avoit l'occasion. Sa charité étoit désintéressée, forte et sans nulle flatterie; elle disoit les vérités qu'elle jugeoit nécessaires pour le bien des âmes, sans faire de retour si on lui en savoit bon ou mauvais gré, n'ayant pour fin que la gloire de Dieu et l'avancement des âmes. Aussi de tous ses soins ne vouloit-elle aucune reconnoissance des créatures, lui suffisant d'avoir marché droitement devant Dieu. Elle n'a pas moins relui dans l'humilité que dans les autres vertus, et je me persuade que vous ne l'ignorez pas, puisqu'il y a déjà plus de cinquante ans que la connoissance en étoit déjà si établie dans nos maisons, qu'en plusieurs elle y étoit qualifiée du titre demère humble, et il lui étoit bien dû, car il ne sepeut voir une personne dans un plus bas sentiment d'elle-même. Cela a été la cause pour laquelle elle n'est pas entrée dans les charges, où cependant cette communauté l'a souvent et ardemment désirée; mais elle a fait tant d'instances pour s'en dispenser, que le respect qu'on portoit à sa grâce n'a pas permis de passer outre. Elle a joint à l'humilité le soin de parfaitement obéir, se rendant toujours aux volontés de Dieu qu'elle reconnoissoit en toutes celles qu'elle a eues pour supérieures, avec un assujettissement qui passe l'imagination. Elle les mettoit par là dans une si grande confusion, que ce ne leur étoit pas une petite mortification. Notre bienheureuse mère l'en admiroit elle-même. Pour notre bonne mère Magdeleine de Jésus (Mllede Bains), elle nous a parlé à diverses fois, pendant quelle étoit en charge, de son étonnement de voir cette bienheureuse dans une si grande présence d'esprit, pour s'assujettir jusqu'aux moindres choses et plus exactement que n'auroit pu faire la dernière novice. J'ai si grande confusion de parler de moi sur ce sujet, à l'égard d'une personne dont je n'étois pas digne de baiser les pas, que je n'ose quasi en rien dire. Il faut néanmoins que pour rendre témoignage à la vérité, je vous assure que depuis notre élection jusqu'à celui de sa sainte mort, elle nous a rendu, tant dans les communautés que dans le particulier, des déférences que je suis honteuse de rappeler en mon esprit, et qui m'ont fait rougir beaucoup de fois. Sa patience a été mise à l'épreuve durant beaucoup d'années, ayant eu plusieurs maladies très dangereuses et douloureuses, qu'elle a supportées avec un courage et une conformité à la volonté de Dieu sans pareille. La maladie qui a terminé le cours de sa vie, ou plutôt de son pèlerinage, se peut bien dire avoir commencé il y a plus de deux mois, lui ayant pris le 25 septembre. Elle eut tout à coup une inflammation de poumons si violente, qu'elle la réduisit à l'extrémité. Les médecins dirent qu'elle n'en pouvoit revenir. Notre-Seigneur permit cependant quelle fût soulagée par quelques saignées qui lui furent faites promptement; mais on lui piqua une artère au bras, sur lequel il se jeta une grosse fluxion qui, jointe aux bandages très forts qu'il fallut faire pour arrêter le sang artériel, lui causèrent des douleurs si aiguës et si continuelles que depuis ce temps elle n'a presque pas eu une heure de repos. Il se fit à son bras un anévrisme si gros que les plus habiles chirurgiens de Paris conclurent qu'il lui falloit faire l'opération qui est, à leur rapport même, des plus cruelles de toute la chirurgie; ils lui dirent leurs sentiments, à quoi elle se soumit, croyant que nous le souhaitions toutes pour conserver une vie qu'elle étoit au hasard de perdre à tout moment au défaut de cela. Elle désira que le jour qu'on prendroit pour cela fût un vendredi, afin de rendre hommage par ses douleurs à celles de Jésus-Christ, et d'en recevoir grâce pour les porter en sa force. Chacune de nous trembloit par l'appréhension d'une chose si violente; elle seuleétoit dans la tranquillité que peut donner une parfaite soumission à Dieu, et faisoit des actes si beaux et si élevés, qu'elle donnoit dévotion à toutes. Elle disoit que les imperfections d'une seule de ses journées méritoient de bien plus rudes châtiments, qu'il falloit donc accepter avec esprit d'humilité et même avec amour ceux qu'il nous envoyoit, puisqu'il ne les ordonne que pour notre bien. Elle désira voir la communauté pour se recommander à ses prières, et la remercier de celles qu'elle avoit faites avant sa première incommodité; ce qu'elle fit en termes fort humbles, et dit qu'elle estimoit à grande grâce que Dieu ne l'eût pas prise le jour qu'elle a été attaquée de cette inflammation de poumons, comme elle en étoit menacée, afin d'avoir un peu de temps pour se disposer à ce passage; qu'elle y avoit pensé à diverses fois, mais qu'elle en avoit connu toute autre chose lorsqu'elle en avoit été proche; qu'elle s'étoit vue devant Dieu si petite et si indigne de paroître en sa sainte présence, qu'elle ne trouvoit pas de place, pour basse qu'elle fût, qui pût lui convenir; qu'ainsi elle tenoit à grande grâce et bénédiction d'avoir un peu de temps pour se préparer, mais qu'elle savoit bien qu'il ne seroit pas long, qu'elle avoit vu que ce jour-là elle étoit entrée dans le chemin de la mort, et qu'elle n'avoit plus d'autre ouvrage à faire sur la terre que de s'avancer dans les dispositions que le fils de Dieu demandoit d'elle.

Et c'est à quoi on l'a vue appliquée sans relâche tant par l'assiduité à la prière que dans la ferveur avec laquelle elle se renouveloit en la pratique de toutes les vertus. Elle disoit quelquefois fort agréablement, pendant les deux derniers mois, que Notre-Seigneur l'étoit venu prendre par la main pour la faire partir, voulant parler de son mal au bras, qui, en effet, a été une des causes principales de sa mort, quand même cette douloureuse opération n'auroit pas eu lieu, puisqu'avant cela les grandes douleurs qu'elle ressentoit l'avoient déjà privée du repos, et causé une telle intempérie dans le sang que le mercredi, surveille du jour choisi pour cette dite opération, elle tomba dans une grande fièvre et un dévoiement auquel tous les remèdes ont été inutiles. Elle reçut tous les sacrements de la sainte Église avec une présence d'esprit et une élévation à Dieu admirable. Notre révérend père monsieur Duval lui administra celui de l'extrême-onction, et messieurs nos deux autres révérends pères supérieurs l'ont aussi visitée plusieurs fois. Monsieur le nonce nous ayant fait l'honneur de nous visiter plusieurs fois pendant cette maladie, je lui dis l'état de notre bonne mère; et, de son propre mouvement, il nous donna une médaille pour lui appliquer de sa part la bénédiction apostolique et indulgence plénière de tous ses péchés; puis il se recommanda avec grande affection et confiance à ses prières.

Voici quelques paroles qu'elle dit après avoir reçu l'extrême-onction: «Je désire que Notre-Seigneur Jésus-Christ m'applique les mérites desa mort; je l'espère de sa bonté. Je désire mourir par soumission à la volonté de Dieu, puisque Jésus-Christ est mort par les ordres de son père et pour les accomplir; je veux aussi mourir par sa volonté, car il étoit juste, et moi je suis une pécheresse et une criminelle. Je ne pleure point et je devrois pleurer; je devrois verser des ruisseaux de larmes; mais je demande à Jésus-Christ les siennes et qu'il daigne m'en appliquer la vertu. Il y a bien des péchés en moi que je ne connois pas et dont je n'ai pas la contrition que je devrois; mais je m'unis à celle de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

«J'ai été d'un très mauvais exemple à toute la maison, et je prie mes sœurs de l'oublier et de me pardonner; quelquefois on prend meilleure opinion des personnes qu'il n'y en a de sujet, et je crains que pour cela on me laisse longtemps en purgatoire. Je suis très pauvre et misérable, et je supplie mes bonnes sœurs de prier Dieu qu'il me fasse miséricorde. Je n'ai rien de bon par moi-même; Dieu m'a tout donné, mais il m'a toujours fait cette grâce de voir clairement et de séparer ce qui étoit de lui dans les œuvres et ce qui étoit mien; je n'ai pas été trompée en cela par sa miséricorde et n'ai pu m'attribuer de mes actions que ce qui étoit mauvais. Je n'ai jamais espéré en mes œuvres, mais seulement en la très grande miséricorde de Jésus-Christ, et j'ai eu beaucoup de joie d'attendre tout de lui et de sa bonté; en cela je vois très clairement que j'ai eu raison comme aussi de ne me confier en nulle autre chose; c'est ce que je désire faire durant le peu de jours qui me restent à vivre avec sa grâce.

«Je remercie Dieu de m'avoir fait religieuse; je n'en étois pas digne et en ai fait un très mauvais usage.

«Adieu, mes bonnes sœurs: il faut avoir l'œil sec en se quittant et même se réjouir; car ce n'est pas au monde que nous allons, mais au lieu où la justice et la bonté divine nous conduira, qui sera toujours très heureux, puisque j'espère que nous mourrons en la grâce.»

Après avoir dit cela, en se tournant du côté de notre mère Marie Madeleine de Jésus, elle lui dit: «Ma mère, voilà ce que je pense et ce que je désire. Je ne sais si c'est bien; si ce ne l'est pas, j'espère que vous me redresserez, car je souhaite grandement de faire ces choses selon la volonté de Dieu, et je le supplie de suppléer à mes défauts et de me donner les dispositions qu'il demande de moi.»

Le dernier jour de son mal, elle a parlé très peu, paroissant toute occupée de Dieu et retirée en lui. La connoissance a été entière et parfaite jusqu'à la fin; elle disoit dans les plus pressantes douleurs:Fiat voluntas tua.

Hors quelques mots de ce genre, elle demeuroit dans son occupation avec Dieu. Elle a passé toute cette nuit du jeudi au vendredi dans des souffrances extrêmes, mais avec un visage si dévot que l'on s'en trouvoit tout élevé à Dieu. Elle est expirée à sept heures du matin, etnous a laissées toutes dans une grande douleur et désir de profiter de ses saints exemples; elle étoit âgée de soixante-treize ans et sept mois, dont elle en avoit passé quarante-huit en religion.

Nous espérons qu'elle obtiendra beaucoup de grâces à notre saint ordre, pour la perfection duquel elle avoit une ferveur admirable. Elle nous parloit souvent des désirs qu'elle avoit qu'il se maintînt dans son premier esprit, et de la crainte qu'elle ressentoit qu'il en déchût, et elle disoit que quand on se souvenoit de toutes les merveilles que Dieu avoit faites pour l'établir en France, on ne pouvoit se contenter, à moins que d'y voir des âmes toutes ferventes, toutes détachées de la terre, bref, saintes en toutes choses, et que celles qui ne travailloient pas continuellement à y arriver ne pouvoient s'excuser d'être très coupables devant Dieu. J'ai bien du déplaisir, ma chère mère, que la charge où nous sommes me mette dans la nécessité de vous mander une aussi affligeante nouvelle, et de n'avoir pas de quoi y donner la consolation qui s'y peut recevoir en vous parlant de la sainteté de cette âme dont j'aurois souhaité que vous eussiez été informée par notre bonne mère Madeleine de Jésus, puisque, outre la capacité qu'elle auroit de vous l'exprimer, la grande connoissance qu'elle en a eue depuis trente-quatre années auroit encore été d'un très grand avantage; elles ont passé ensemble ce temps dans une union si parfaite qu'il se peut dire qu'elle tenoit de celle du ciel, puisque aucune chose de la nature n'a jamais pu l'altérer.

Ce qui me console, c'est que je crois que feu notre révérend père Gibieuf, qui a vu tous nos monastères, vous aura fait connoître quelque chose du mérite et du prix de cette âme qu'il estimoit comme une des plus élevées qui fût sur la terre.

Sœur Agnès de Jésus-Maria.»

VIE DE LA MÈRE MARIE MADELEINE DE JÉSUS,MlleDE BAINS.


Back to IndexNext