PROTOT ET MEROUSSE

PROTOT ET MEROUSSE

MeRousse, qui fut bâtonnier de l’ordre et membre de l’Académie française, a laissé, d’une visite qu’il fit à la délégation de Justice en avril 1871, un récit, publié tout d’abord dans laRevue des Deux-Mondes,[218]et qui, depuis, a eu les honneurs d’innombrables reproductions. Voici ce récit. Nous n’en donnons ici que la partie purement descriptive:

Comme j’ouvrais la porte de l’antichambre du ministère de la Justice—raconte MeRousse—deux hommes sortaient, portant, accroché en travers d’un bâton, un seau rempli de vin. L’un d’eux me salua comme une vieille connaissance. Après quelques mots échangés, il me dit qu’il est à la chancellerie depuis sept ans, qu’il y est entré sous le règne de M. Baroche. Voyant que la salle d’attente est pleine de monde, j’ai prié ce brave homme de faire passer ma carte à M. Protot. Au bout d’un instant, je suis introduit par cet huissier improvisé, bras nus et le tablier retroussé, dans le cabinet du garde des sceaux, et c’est bien le cabinet où ont passé les plus hautes gloires de notre magistrature. Dans cette grande pièce solennelle, pleine de si imposants souvenirs, une demi-douzaine d’individus très sales, mal peignés, en vareuse, en paletot douteux ou en blouse d’uniforme, remuaient des papiers entassés pêle-mêle sur des tables, sur les chaises et sur les planchers. Devant le grand bureau de Boulle, j’aperçus un long jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, mince, osseux, sans physionomie, sans barbe, sauf une ombre de moustache incolore, bottes molles, veston râpé, sur la tête un képi de garde national orné de trois galons. J’étais devant le garde des sceaux de la Commune; il se tenait debout, des lettres à la main. En me voyant, il devint très pâle, et m’invita très poliment à m’asseoir pendant que ses secrétaires continuaient à dépouiller la correspondance...

Comme j’ouvrais la porte de l’antichambre du ministère de la Justice—raconte MeRousse—deux hommes sortaient, portant, accroché en travers d’un bâton, un seau rempli de vin. L’un d’eux me salua comme une vieille connaissance. Après quelques mots échangés, il me dit qu’il est à la chancellerie depuis sept ans, qu’il y est entré sous le règne de M. Baroche. Voyant que la salle d’attente est pleine de monde, j’ai prié ce brave homme de faire passer ma carte à M. Protot. Au bout d’un instant, je suis introduit par cet huissier improvisé, bras nus et le tablier retroussé, dans le cabinet du garde des sceaux, et c’est bien le cabinet où ont passé les plus hautes gloires de notre magistrature. Dans cette grande pièce solennelle, pleine de si imposants souvenirs, une demi-douzaine d’individus très sales, mal peignés, en vareuse, en paletot douteux ou en blouse d’uniforme, remuaient des papiers entassés pêle-mêle sur des tables, sur les chaises et sur les planchers. Devant le grand bureau de Boulle, j’aperçus un long jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, mince, osseux, sans physionomie, sans barbe, sauf une ombre de moustache incolore, bottes molles, veston râpé, sur la tête un képi de garde national orné de trois galons. J’étais devant le garde des sceaux de la Commune; il se tenait debout, des lettres à la main. En me voyant, il devint très pâle, et m’invita très poliment à m’asseoir pendant que ses secrétaires continuaient à dépouiller la correspondance...

Nous causions, un de ces jours derniers, à la Bibliothèque Nationale, avec Protot, de ce tableau tracé par MeRousse.

Les individus mal peignés, très sales, étaient nos amisdont j’ai déjà dit les noms.[219]Plusieurs fils de riches bourgeois. Bricon, dont le père était plus que millionnaire. Dessesquelle, fils d’un gros huissier de Neuilly, également fortuné. Le premier, mort assistant à Bicêtre du docteur Bourneville. Le second, mort avocat à Saïgon. Da Costa, le frère du substitut de Rigault; son père professeur de mathématiques à Sainte-Barbe. Et d’autres, que MeRousse a également vus hirsutes et très sales.

—Mais, à propos, me dit en riant Protot, vous êtes renseigné, mieux que personne, sur la visite de MeRousse. C’est vous qui me l’avez amené...

Ce fut moi, en effet, qui introduisis MeRousse dans le cabinet de Protot.

Par une belle matinée d’avril, j’entrais à la délégation de la place Vendôme. Un groupe de fédérés, causant sous la voûte, m’arrêta. Parmi eux, Besson, dont je viens de raconter l’histoire. J’allais poursuivre mon chemin, me diriger vers le cabinet du délégué, quand un nouveau venu s’approche de notre groupe.

—Pardon, messieurs, pourriez-vous me dire à qui je dois m’adresser pour être introduit près de monsieur le ministre de la Justice?

—Vous voulez, citoyen, parler du citoyen délégué?

—Oui..., monsieur... le délégué.

Je regarde le nouveau venu. Le parfait magistrat. Lèvre rasée. Favoris. Haut-de-forme. Pardessus gris...

—Alors, venez avec moi. Je vais précisément vers lui.

Le visiteur me suit, sans mot dire.

A l’entrée de la cour, nous croisons la corvée du poste. Deux fédérés portent le vin dans des seaux. D’autres les vivres.

La grande antichambre, la salle aux portraits, est pleine de monde. Le plus grand nombre en uniforme, dans cette vareuse que nous n’avons pas quittée depuis le siège. Presque seul,mon compagnon est en vêtement civil impeccable. Je suis en lieutenant fédéré...

—Voulez-vous, monsieur, me dit le visiteur, vous charger de faire passer ma carte?

—Mais oui... Donnez... Du reste, entrons ensemble...

Nous entrons... Protot est là... devant le grand bureau de gauche, au fond... Je vais vers lui... J’attends deux minutes la fin d’une conversation engagée avec une dame qui se plaint que son notaire n’ait pas voulu lui remettre des fonds, prétextant qu’il a dû les envoyer à Versailles, en lieu sûr... La dame est partie... Je serre la main de Protot... Je lui remets la carte, qu’il me fait lire... Je n’ai pas eu la curiosité de la regarder. Alors seulement, je sais le nom du visiteur:

Maître Rousse, bâtonnier de l’ordre des avocats.

Protot s’est levé. Devant lui, sur sa table, son képi d’artilleur. Avant d’être commandant du 217ebataillon fédéré, Protot a été, pendant le siège, maréchal des logis-chef de la 2ebatteriebisde l’artillerie auxiliaire. Pendant trois mois il a campé, avec sa batterie, sur les crêtes de Nogent, où pleuvaient les obus, entre le fort de Rosny et le fort de Fontenay, en face le plateau d’Avron. Il n’a pas quitté son costume. Sa vareuse, qui a couché avec lui dans la boue et dans la neige, est râpée. Par-dessus sa culotte à large bande rouge, il chausse les bottes courtes qui complètent son uniforme.

MeRousse a raison. Le «veston» n’est pas de la première fraîcheur. Il a le tort d’avoir fait la dure campagne.

Je m’étais éloigné de quelques pas. Je ne suivis donc qu’à demi la conversation de Protot avec MeRousse. Il s’agissait de l’affaire Chaudey. MeRousse, après quelques minutes d’entretien calme, ayant marqué son impatience, j’entendis distinctement Protot disant à son visiteur, d’une voix ferme:

—Monsieur le bâtonnier, vous êtes ici devant le ministre de la Justice.

Les deux interlocuteurs se saluèrent. MeRousse quitta le cabinet du délégué...


Back to IndexNext