CHAPITRE X.

—Et qui a vu Son éminence le cardinal? demanda Louis. Il me semble que c'est manquer de politesse, et montrer peu d'égards pour la sainte église, que de le laisser à pied dans cette forêt.

—Si Votre Majesté me le permet, dit Durward, qui vit que tout le monde gardait le silence, je lui dirai que j'ai vu Son éminence sortir de la forêt, montée sur un cheval qu'on lui avait prêté.

—Le ciel prend soin de ceux qui lui appartiennent, dit le roi. Allons, messieurs, partons; nous ne chasserons pas davantage aujourd'hui. Sir écuyer, ajouta-t-il en s'adressant à Quentin, donnez-moi mon couteau de chasse: je l'ai laissé tomber près du sanglier. Marchez en avant, Dunois; je vous suis dans un instant.

Louis, dont les mouvemens les moins importans en apparence étaient souvent calculés comme des stratagèmes de guerre, se procura ainsi l'occasion de dire un mot à Durward en particulier.

—Mon brave Écossais, lui dit-il, tu as des yeux, à ce que je vois. Peux-tu me dire qui a donné un cheval au cardinal? Quelque étranger, sans doute; car mes courtisans, m'ayant vu passer devant lui sans m'arrêter, ne se seront sûrement pas pressés de lui rendre ce service.

—Je n'ai vu qu'un instant ceux qui ont rendu ce bon office à Son éminence, Sire, répondit Quentin; car j'avais eu le malheur d'être jeté à bas de cheval, et je faisais hâte pour me trouver à mon poste; mais je crois que c'était l'ambassadeur de Bourgogne et ses gens.

—Ah, dit Louis, fort bien: eh bien! soit, le roi de France est en état de faire leur partie.

Il ne se passa plus rien de remarquable ce jour-là, et le roi rentra au château avec sa suite.

«D'où nous viennent ces sons? de la terre ou de l'air?»SHAKSPEARE.LaTempête.«J'écoutais! mon oreille aussitôt fut ravie«Par des sons qui pourraient aux morts rendre la vie.»MILTON.Comus.

QUENTINétait à peine rentré dans sa petite chambre pour y faire à son costume quelques changemens indispensables, que son digne oncle vint lui demander des détails sur ce qui lui était arrivé pendant la chasse.

Le jeune homme, qui ne pouvait s'empêcher de penser que le bras de Ludovic valait probablement mieux que son jugement, eut soin, en lui répondant, de laisser le roi en pleine possession de la victoire qu'il avait paru vouloir s'approprier exclusivement. Le Balafré lui répondit en faisant le détail de la manière bien supérieure dont il se serait conduit en pareilles circonstances; et il ajouta, quoique avec douceur, quelques reproches sur le peu d'empressement qu'il avait mis pour courir au secours du roi, lorsque sa vie pouvait être en danger. Le jeune homme eût assez de prudence, en lui répliquant, pour ne chercher à se justifier qu'en alléguant que, d'après toutes les règles de la chasse, il n'était pas honnête de frapper l'animal attaqué par un autre chasseur, à moins que celui-ci ne demandât assistance. Cette discussion était à peine finie, que Quentin eut lieu de s'applaudir de sa réserve. On frappa légèrement à la porte; elle fut ouverte, et Olivier le Dain, ou le Mauvais, ou le Diable, car il était connu sous ces trois noms, entra dans l'appartement.

Nous avons déjà fait, du moins quant à l'extérieur, la description de cet homme habile, mais sans principes. Son allure et ses manières pouvaient être assez heureusement comparées à celles du chat domestique, qui, couché et en apparence endormi, ou traversant l'appartement à pas lents, furtifs et timides, n'en est pas moins occupé à guetter le trou de quelque malheureuse souris, et, se frottant avec un air de confiance contre ceux dont il désire que la main le flatte, saute sur sa proie un moment après, et égratigne peut-être celui-là même qu'il vient de caresser.

Olivier entra, arrondissant les épaules d'un air humble et modeste, et salua le Balafré avec tant de civilité, que tout témoin de cette entrevue n'aurait pu s'empêcher d'en conclure qu'il venait solliciter une faveur de l'archer Écossais. Il félicita Lesly sur l'excellente conduite de son neveu pendant la chasse, et ajouta qu'elle avait attiré l'attention particulière du roi. Il fit une pause à ces mots, et resta les yeux baissés, les soulevant seulement de temps en temps pour jeter un regard à la dérobée sur Quentin, tandis que le Balafré disait que le roi avait été fort malheureux de ne pas l'avoir près de lui au lieu de son neveu, attendu qu'il aurait incontestablement percé le sanglier d'un bon coup d'épieu, tandis qu'il apprenait, autant qu'il en pouvait juger, que Quentin en avait laissé tout l'embarras à Sa Majesté:—Mais, ajouta-t-il, cela servira de leçon à Sa Majesté pour tout le reste de sa vie, et lui apprendra à monter un homme de ma taille sur un meilleur coursier. Comment mon cheval flamand, espèce de montagne, aurait-il pu suivre le coursier normand de Sa Majesté? et cependant ce n'était pas faute de lui labourer les flancs à coups d'éperons. Cela est fort mal vu, monsieur Olivier, et vous devriez faire une représentation à ce sujet à Sa Majesté.

M. Olivier ne répondit à cette observation qu'en adressant à l'intrépide archer un de ces regards lents et équivoques, qui, accompagnés d'un léger mouvement de la main d'un côté, et de la tête de l'autre, peuvent être interprétés, soit comme un assentiment à ce qu'on vient d'entendre, soit comme une invitation à ne pas en dire davantage sur ce sujet. Le coup d'œil qu'il jeta ensuite sur le jeune écuyer était plus vif, plus observateur, et il lui dit avec un sourire dont l'expression était difficile à interpréter:—Ainsi donc, jeune homme, c'est l'usage en écosse de laisser vos princes en danger, faute de secours, dans les occasions comme celle qui s'est présentée ce matin?

—Notre usage, répondit Quentin, déterminé à ne pas jeter plus de jour sur cet objet, est de ne pas intervenir mal à propos dans les honorables amusemens de nos rois, quand ils peuvent se tirer d'affaire sans notre aide. Nous pensons qu'un prince à la chasse doit courir la même chance que tout autre, et qu'il n'y va que pour cela. Que serait la chasse sans fatigue et sans danger?

—Vous entendez ce jeune fou! dit son oncle; il est toujours le même. Il a toujours une réponse prête, une raison à donner pour tout ce qu'il fait. Je ne sais où il a pêché ce talent; car, quant à moi, je n'ai jamais pu rendre raison d'aucune action de ma vie, si ce n'est de celle de manger quand j'ai faim, de faire l'appel de ma troupe, et d'autres devoirs semblables.

—Et je vous prie, mon digne monsieur, dit le barbier royal en soulevant à demi ses paupières pour le regarder, quelle raison donnez-vous pour faire l'appel de votre troupe?

—L'ordre de mon capitaine, répondit le Balafré. Par saint Gilles! je n'en connais pas d'autre raison. S'il le donnait à Tyrie ou à Cunningham, il faudrait qu'ils le fissent de même.

—C'est une cause finale tout-à-fait militaire, dit Olivier. Mais, monsieur Lesly, vous serez sans doute charmé d'apprendre que Sa Majesté est si loin d'avoir le moindre mécontentement de la manière dont votre neveu s'est conduit ce matin, qu'elle l'a choisi pour lui donner aujourd'hui un devoir à remplir.

—L'a choisi! s'écria le Balafré du ton de la plus grande surprise; vous voulez dire m'a choisi?

—Je veux dire précisément ce que je dis, répliqua le barbier avec beaucoup de douceur, mais d'un ton positif. Le roi a des ordres à donner à votre neveu.

—Comment! s'écria le Balafré, pourquoi? comment se fait-il? par quelle raison Sa Majesté choisit-elle un enfant de préférence à moi?

—Je ne puis vous donner de meilleures raisons, monsieur Lesly, répondit Olivier, que celle que vous m'alléguiez vous-même tout à l'heure: tel est l'ordre de Sa Majesté. Mais si je puis me permettre de faire une conjecture, c'est peut-être que Sa Majesté a une mission à donner qui convient mieux à un jeune homme comme votre neveu, qu'à un guerrier expérimenté comme vous l'êtes. En conséquence, jeune homme, préparez vos armes et suivez-moi. Prenez une arquebuse, car vous allez remplir les fonctions de sentinelle.

—De sentinelle! répéta l'oncle. êtes-vous bien sûr que vous ne vous trompez pas, monsieur Olivier? La garde des postes de l'intérieur n'a jamais été confiée qu'à ceux qui, comme moi, ont servi douze ans dans notre honorable corps.

—Je suis tout-à-fait certain des intentions de Sa Majesté, répondit Olivier; et je ne dois pas tarder plus long-temps à les remplir. Ayez la bonté d'aider votre neveu à se préparer pour son service.

Le Balafré, qui n'était ni envieux ni jaloux, s'empressa d'aider Quentin à s'équiper et à s'armer; et il lui donnait en même temps des instructions sur la manière dont il devait se conduire quand il serait sous les armes, s'interrompant de temps en temps pour mêler à ses leçons une interjection de surprise sur ce qu'une telle bonne fortune arrivait si promptement à un si jeune homme.

—Jamais on n'a vu pareille chose dans la garde écossaise, dit-il, pas même en ma faveur; mais il va sans doute être en faction près des paons et des perroquets des Indes dont l'ambassadeur de Venise a fait présent au roi tout récemment. Ce ne peut être autre chose; et ce service ne pouvant convenir qu'à un jeune homme sans barbe, ajouta-t-il, en relevant ses moustaches, je suis charmé que le choix de Sa Majesté soit tombé sur mon beau neveu.

Doué d'un esprit vif et subtil, et d'une imagination ardente, Quentin attacha beaucoup plus d'importance à l'ordre qu'il venait de recevoir, et son cœur battit de joie à l'idée d'une distinction qui lui promettait un avancement rapide. Il résolut d'épier avec soin les discours et jusqu'aux gestes de son conducteur; car il soupçonnait qu'en certain cas, du moins, il fallait les interpréter par les contraires, comme on dit que les devins expliquent les songes. Il ne pouvait que se féliciter d'avoir gardé le plus profond secret sur les événemens de la matinée; et il prit une détermination qui, vu son âge, annonçait beaucoup de prudence: c'était d'enchaîner ses pensées dans son cœur, et de tenir sa langue dans un assujettissement complet, tant qu'il respirerait l'air dans cette cour mystérieuse. Son équipement fut bientôt terminé, et suivant Olivier le Dain, il sortit de la caserne, l'arquebuse sur l'épaule; car quoique la garde écossaise conservât le nom d'archers, elle avait substitué de bonne heure les armes à feu à l'arc, qui n'avait jamais été l'arme favorite de l'écosse.

Son oncle le suivit long-temps des yeux, d'un air qui annonçait un mélange d'étonnement et de curiosité; et quoique ni l'envie ni les sentimens honteux qu'elle engendre n'eussent part à ses réflexions, il lui semblait que la faveur accordée à son neveu, dès le premier jour de son service, offensait un peu sa propre importance, et cette idée ne laissait pas de diminuer le plaisir qu'il en ressentait.

Il branla gravement la tête, ouvrit un buffet, y prit une grandebottrinede vin vieux, la secoua pour s'assurer si le contenu ne commençait pas à baisser, en remplit un verre, le vida d'un seul trait, et s'assit, le dos bien appuyé, dans un grand fauteuil en bois de chêne. Ayant alors branlé la tête une seconde fois, il paraît qu'il trouva un tel soulagement dans ce mouvement d'oscillation, semblable à celui du jouet d'enfant qu'on nomme un mandarin, qu'il le continua jusqu'à ce qu'il tombât dans un assoupissement dont il ne fut tiré que par le signal ordinaire du dîner.

Ayant laissé son oncle libre de se livrer à ses sublimes méditations, Quentin Durward suivit son guide Olivier le Dain, qui, sans traverser aucune cour, le conduisit par des passages, les uns voûtés, les autres exposés en plein air, par des escaliers, des galeries et des corridors, tous communiquant les uns aux autres au moyen de portes secrètes, placées aux endroits où on les aurait le moins soupçonnées. De là, il le fît entrer dans une grande et spacieuse galerie, décorée d'une tapisserie plus antique que belle, et de quelques tableaux de ce style de peinture dur et froid appartenant à l'époque qui précéda immédiatement celle où les arts brillèrent tout à coup d'un éclat si grand. Ils étaient censés représenter les paladins de Charlemagne, qui figurent d'une manière si distinguée dans l'histoire romanesque de la France; et comme le célèbre Roland, avec sa stature de géant, en était le personnage le plus remarquable, on avait nommé cet appartement la galerie de Roland.

—Vous allez rester ici en sentinelle, dit Olivier à voix basse, comme s'il eût pensé que les monarques et les guerriers représentés autour de lui pourraient armer d'une expression de courroux leurs traits austères en l'entendant élever la voix, ou comme s'il eût craint d'éveiller les échos qui sommeillaient dans les voûtes sculptées et les ornemens gothiques de ce vaste et sombre appartement.

—Quelle est ma consigne? Quel est le mot d'ordre? demanda Durward sans élever la voix plus haut que ne l'avait fait Olivier.

—Votre arquebuse est-elle chargée? lui demanda le barbier sans répondre à ses questions.

—Cela sera bientôt fait, répondit Quentin; et ayant chargé son arme, il alluma la mèche aux restes d'un feu presque éteint, dans une immense cheminée d'une telle dimension, qu'on aurait pu la prendre pour un cabinet ou une chapelle gothique dépendant de cette galerie.

Pendant ce temps, Olivier lui dit qu'il ne connaissait pas encore un des principaux privilèges du corps dans lequel il servait, et qui était de recevoir des ordres directs du roi ou du grand connétable, sans qu'ils fussent transmis par la bouche des officiers.—Vous êtes placé ici, jeune homme, ajouta-t-il, par ordre de Sa Majesté, et vous ne tarderez pas à savoir pourquoi vous y avez été appelé. En attendant, vous allez vous mettre en faction dans cette galerie. Vous pouvez vous promener ou rester en place, comme bon vous semblera; mais vous ne devez ni vous asseoir ni quitter un instant votre arme. Il ne vous est permis ni de siffler, ni de chanter; mais vous pouvez, si vous le voulez, murmurer quelques prières de l'église, ou même fredonner quelques chansons décentes, pourvu que ce soit à voix basse. Adieu, et soyez attentif à tout surveiller.

—à tout surveiller! pensa le jeune soldat pendant que son guide s'éloignait sans bruit, de ce pas furtif qui lui était habituel, et en le voyant disparaître par une porte latérale, cachée sous la tapisserie.—Et sur qui, sur quoi dois-je exercer ma surveillance? Je ne vois pas d'apparence que je trouve ici d'autres ennemis à combattre que quelque rat et quelque chauve-souris, à moins que ces sombres et antiques portraits ne s'animent pour venir me troubler dans ma faction. N'importe, c'est mon devoir, à ce qu'il paraît, et il faut l'exécuter.

Ayant ainsi formé l'énergique résolution de remplir son devoir à la rigueur, il essaya d'abréger le temps en chantant à voix basse quelques-unes des hymnes qu'il avait apprises dans le couvent où il avait trouvé un asile après la mort de son père, reconnaissant en même temps que, sauf le changement du froc de novice en un bel uniforme militaire, tel que celui qu'il portait alors, sa promenade dans une galerie d'un château royal de France ressemblait beaucoup à celle dont il s'était dégoûté dans la solitude monastique d'Aberbrothock.

Bientôt, comme pour se convaincre qu'il n'appartenait plus au cloître, mais au monde, il se mit à chanter, assez bas pour ne pas excéder la permission qui lui avait été donnée, quelques-unes des anciennes ballades que lui avait apprises le vieux joueur de harpe de sa famille: telles que la Défaite des Danois à Aberlemno et à Forres; le Meurtre du roi Duffus à Forfar, et d'autres lais ou sonnets énergiques relatifs à l'histoire de son pays, et particulièrement à celle du canton qui l'avait vu naître. Il passa ainsi un temps assez considérable, et il était plus de deux heures après midi quand l'appétit de Quentin lui rappela que, si les bons pères d'Aberbrothock exigeaient strictement sa présence aux heures des offices de l'église, ils n'étaient pas moins ponctuels à l'avertir de celles des réfections; au lieu que, dans l'intérieur d'un château royal, après avoir passé la matinée à la chasse, et être resté trois ou quatre heures en faction, il lui semblait que personne ne songeait qu'il devait naturellement être pressé de dîner.

Il existe pourtant dans les sons harmonieux un charme qui peut calmer le sentiment d'impatience que Quentin éprouvait en ce moment. Aux deux extrémités opposées de la galerie étaient deux grandes portes ornées de lourdes architraves qui donnaient probablement entrée dans différentes suites d'appartemens auxquels la galerie servait de communication. Tandis que notre héros se promenait solitairement d'une de ces portes à l'autre, limite de sa faction, il fut surpris par les sons d'une musique délicieuse qui se firent entendre tout à coup, et qui, du moins dans son imagination, parurent produits par le même luth et par la même voix qui l'avaient enchanté la veille. Tous ses rêves du jour précédent, et dont le souvenir s'était affaibli par suite des événemens plus que sérieux qui lui étaient arrivés ensuite, se présentèrent à son esprit plus vivement que jamais, et prenant en quelque sorte racine sur la place d'où son oreille pouvait le plus facilement s'enivrer de ces accens mélodieux, l'arquebuse sur l'épaule, la bouche à demi ouverte, et dans l'attitude de l'attention la plus vive, il semblait la statue d'une sentinelle plutôt qu'un être animé, et n'avait plus d'autre idée que celle de saisir chaque son au passage. Ces sons délicieux ne se faisaient entendre que par intervalles. Ils languissaient, se ralentissaient, cessaient entièrement, et se renouvelaient de temps en temps après un silence dont la durée était irrégulière. Mais la musique, de même que la beauté, n'en est souvent que plus séduisante, ou du moins plus intéressante à l'imagination, quand elle ne déploie ses charmes que par intervalles, et qu'elle laisse à la pensée le soin de remplir le vide occasionné par la distance; d'ailleurs Quentin, pendant les intervalles de l'enchantement qu'il éprouvait, avait encore de quoi se livrer à ses rêveries. D'après le rapport des camarades de son oncle, et la scène qui s'était passée dans la salle d'audience, il ne pouvait plus douter que la sirène qui avait ainsi charmé ses, oreilles ne fut, non la fille ou la parente d'un vilcabaretier, comme il l'avait profanement supposé, mais l'infortunée comtesse déguisée, pour la cause de laquelle les rois et les princes étaient sur le point de prendre les armes et de lever la lance. Cent idées bizarres, auxquelles se livrait aisément un jeune homme entreprenant et romanesque, dans un siècle romanesque et entreprenant, effacèrent à ses yeux la scène réelle où il figurait, et y substituèrent leurs propres illusions; mais elles se dissipèrent tout à coup lorsqu'il sentit une main saisir brusquement son arme; une voix dure lui cria en même temps à l'oreille:—Pâques-Dieu! sire écuyer, il me semble que vous montez votre garde en dormant!

C'était la voix monotone, mais imposante et ironique, de maître Pierre; et Quentin, rappelé soudainement à lui-même, fut saisi de honte et de crainte en voyant qu'il avait été tellement absorbé dans sa rêverie qu'il ne s'était pas aperçu que le roi, entré probablement sans bruit par une porte secrète, et se glissant le long du mur, ou derrière la tapisserie, s'était assez approché de lui pour s'emparer de son arme.

Dans sa surprise, son premier mouvement avait été de dégager son arquebuse par une secousse violente, qui fit reculer le roi de quelques pas. à ce mouvement irréfléchi succéda la crainte qu'en cédant à cet instinct, comme on peut l'appeler, qui porte un homme brave à résister à une tentative qu'on fait pour le désarmer, il n'eût aggravé, en luttant ainsi contre le roi, le mécontentement que Louis devait avoir conçu en voyant la négligence avec laquelle il montait sa garde. Plein de cette idée, il reprit son arquebuse, presque sans savoir ce qu'il faisait; et l'appuyant sur son épaule, il resta immobile devant le monarque, qu'il avait lieu de croire mortellement offensé.

Louis, dont les dispositions tyranniques prenaient leur source moins dans une férocité naturelle et dans un caractère cruel, que dans une politique jalouse et soupçonneuse, avait pourtant sa bonne part de cette sévérité caustique qui aurait fait de lui un despote dans la conversation, s'il n'eût été qu'un particulier, et il semblait toujours jouir des inquiétudes qu'il causait dans des occasions semblables. Il ne poussa pourtant pas son triomphe trop loin, car il se contenta de dire à Durward:—Le service que tu nous as rendu ce matin est plus que suffisant pour faire excuser une négligence dans un si jeune soldat. As-tu dîné?

Quentin, qui s'attendait à être envoyé au grand prévôt plutôt qu'à recevoir un tel compliment, répondit négativement avec humilité.

—Pauvre garçon! dit Louis d'un ton plus doux que de coutume, c'est la faim qui l'a assoupi. Je sais que ton appétit est un loup, continua-t-il, et je te sauverai d'une bête féroce, comme tu m'as sauvé d'une autre. Tu as été discret dans cette affaire, et je t'en sais bon gré. Peux-tu tenir encore une heure sans manger?

—Vingt-quatre, Sire, répondit Durward, ou je ne serais pas un véritable Écossais.

—Je ne voudrais pas pour un autre royaume, répliqua le roi, être le pâté que tu rencontrerais après un tel jeûne. Mais il s'agit en ce moment, non de ton dîner, mais du mien. J'admets à ma table aujourd'hui, et tout-à-fait en particulier, le cardinal de La Balue, et cet envoyé bourguignon, ce comte de Crèvecœur, et,... il pourrait se faire que... Le diable a fort à faire quand des ennemis se réunissent sur le pied de l'amitié.

Il s'interrompit, garda le silence d'un air sombre et pensif.

Comme le roi ne semblait pas se disposer à reprendre la parole, Quentin se hasarda enfin à lui demander quels devoirs il aurait à remplir en cette circonstance.

—Rester en faction au buffet avec ton arquebuse chargée, répondit le roi, et s'il y a quelque trahison, faire feu sur le traître.

—Quelque trahison, Sire! s'écria Durward, dans un château si bien gardé!

—Tu le crois impossible, dit le roi sans paraître offensé de sa franchise; mais notre histoire a prouvé que la trahison peut s'introduire par le trou que fait une vrille.—La trahison prévenue par des gardes?—Jeune insensé!Sed quis custodiat ipsos custodes? Qui me garantira contre la trahison de ces mêmes gardes?

—L'honneur Écossais, Sire, répondit Quentin avec hardiesse.

—Tu as raison. Cette réponse me plaît. Elle est vraie, dit Louis avec un ton d'enjouement; l'honneur Écossais ne s'est jamais démenti, et c'est pourquoi j'y mets ma confiance. Mais la trahison... Et reprenant son air sombre, il se promena dans l'appartement, d'un pas irrégulier, et ajouta:—Elle s'assied a nos banquets; elle brille dans nos coupes; elle porte la barbe de nos conseillers; elle affecte le sourire de nos courtisans et la gaieté maligne de nos bouffons: par-dessus tout, elle se cache sous l'air amical d'un ennemi réconcilié. Louis d'Orléans se fia à Jean de Bourgogne; il fut assassiné dans la rue Barbette. Jean de Bourgogne se fia au parti d'Orléans; il fut assassiné sur le pont de Montereau. Je ne me fierai à personne, à personne: écoute-moi, j'aurai l'œil sur cet insolent Bourguignon, et aussi sur ce cardinal, que je ne crois pas trop fidèle sujet. Si je dis:écosse, en avant! fais feu sur Crèvecœur, et qu'il meure sur la place!

—C'est mon devoir, dit Quentin, la vie de Votre Majesté se trouvant en danger.

—Certainement, ajouta le roi, je ne l'entends pas autrement. Quel fruit retirerais-je de la mort d'un insolent soldat? Si c'était le connétable de Saint-Pol... Il fit une nouvelle pause comme s'il eût craint d'avoir dit un mot de trop, et reprit ensuite la parole en souriant:—Notre beau-frère, Jacques d'écosse, Durward, votre roi Jacques, poignarda Douglas pendant qu'il lui donnait l'hospitalité dans son château royal de Skirling[43].

—De Stirling, s'il plaît à Votre Majesté, répondit Quentin; et ce fut un acte dont il ne résulta pas grand bien.

—Appelez-vous ce château Stirling? dit le roi sans vouloir paraître faire attention à ce que Quentin avait ajouté. Stirling soit; le nom n'y fait rien. Au surplus, je ne veux aucun mal à ces gens-ci: je n'y trouverais aucun avantage. Mais ils peuvent avoir à mon égard des projets moins innocens, et, en ce cas, je compte sur ton arquebuse.

—Je serai prompt au signal, Sire, mais cependant...

—Vous hésitez! Parlez! je vous le permets. Des gens comme vous peuvent quelquefois donner un avis utile.

—Je voulais seulement prendre la liberté de dire que, Votre Majesté ayant lieu de se méfier de ce Bourguignon, je suis surpris que vous l'admettiez si près de votre personne, et tellement en particulier.

—Soyez tranquille, sire écuyer, il y a des dangers qui s'évanouissent quand on les brave, et qui deviennent certains et inévitables quand on laisse voir qu'on les craint. Quand je m'avance hardiment vers un chien qui gronde, et que je le caresse, il y a dix à parier contre un que je lui rendrai sa bonne humeur; mais si je lui montre qu'il me fait peur, il s'élancera sur moi et me mordra. Je serai franc avec toi, Quentin: il m'importe de ne pas renvoyer cet homme à son maître impétueux, avec le ressentiment dans l'âme; et je consens à courir quelque risque, parce que je n'ai jamais craint d'exposer ma vie pour le bien de mon royaume. Suis-moi.

Louis fit passer le jeune écuyer, pour lequel il semblait avoir conçu une affection toute particulière, par la porte dérobée, et dit en la lui montrant:—Celui qui veut réussir à la cour a besoin de connaître les guichets et les escaliers secrets, même les trappes et les pièges des palais des rois, aussi-bien que les grandes entrées et les portes à deux battans.

Après avoir parcouru un long labyrinthe de passages et de corridors, le roi entra dans une petite salle voûtée où une table à trois couverts était préparée pour le dîner. L'ameublement en était si simple, qu'il pouvait passer pour mesquin. Un buffet sur lequel étaient placées quelques pièces de vaisselle d'or et d'argent, était la seule chose qui annonçât qu'on était dans le palais d'un roi, Louis assigna à Durward son poste derrière ce meuble, qui le cachait entièrement; et après s'être assuré, en se plaçant dans diverses parties de la salle, qu'on ne pouvait l'apercevoir, il lui donna ses dernières instructions. Souviens-toi des motsécosse, en avant! Dès que je les prononcerai, renverse le buffet, ne t'inquiète ni des coupes ni des gobelets, et fais feu sur Crèvecœur d'une main sûre. Si tu manques ton coup, tombe sur lui le couteau à la main. Olivier et moi nous nous chargerons du cardinal. à ces mots il donna un coup de sifflet, et ce signal fit paraître Olivier, qui était premier valet de chambre aussi-bien que barbier du roi, et qui, dans le fait, remplissait près de ce prince toutes les fonctions qui concernaient immédiatement sa personne. Il arriva, suivi de deux hommes âgés, seuls domestiques qui servirent à table. Dès que le roi se fut assis, les deux convives furent admis, et Quentin, quoique invisible pour eux, était placé de manière à ne perdre aucun des détails de cette entrevue.

Louis les reçut avec une cordialité que Durward eut beaucoup de difficulté à concilier avec les ordres qui lui avaient été donnés et avec le motif qui l'avait fait placer en sentinelle derrière ce buffet avec une arme de mort. Non-seulement le roi paraissait étranger à toute espèce de crainte, mais on aurait même pu supposer que les deux individus auxquels il avait fait l'honneur d'accorder une place à sa table, étaient ceux à qui il pouvait le plus justement accorder une confiance sans réserve, et à qui il voulait témoigner le plus d'estime. Il y avait dans ses manières une extrême dignité, et en même temps beaucoup de courtoisie. Si tout ce qui l'entourait, et même ses vêtemens, offrait moins de luxe que les plus petits princes du royaume n'en déployaient dans les solennités, ses discours et ses gestes annonçaient un puissant monarque dans un moment de condescendance. Quentin était tenté de supposer, ou que la conversation qu'il avait eue auparavant avec Louis était un rêve, ou que le respect et la soumission du cardinal, et l'air franc, ouvert et loyal du brave Bourguignon, avaient entièrement dissipé les soupçons de ce prince.

Mais tandis que les deux convives, obéissant aux ordres de Sa Majesté, prenaient les places qui leur étaient destinées à sa table, le roi jeta sur eux un coup d'œil prompt comme un éclair, et porta ensuite un regard vers le buffet derrière lequel Quentin était posté. Ce fut l'affaire d'un instant; mais ce regard était animé par une telle expression de haine et de méfiance contre ses deux hôtes, il semblait porter à Durward une injonction si précise de veiller avec soin, et d'exécuter promptement ses ordres, qu'il ne put lui rester aucun doute que les craintes et les dispositions de Louis ne fussent toujours les mêmes. Il fut donc plus surpris que jamais du voile épais dont ce monarque était en état de couvrir les mouvemens de sa méfiance.

Semblant avoir entièrement oublié le langage que Crèvecœur lui avait tenu en face de toute sa cour, le roi causa avec lui des anciens temps, et des événemens qui s'étaient passés pendant qu'il était lui-même en exil en Bourgogne; il lui fit des questions sur tous les nobles qu'il avait connus alors, comme si cette époque avait été la plus heureuse de sa vie, et comme s'il avait conservé pour tous ceux qui avaient contribué à adoucir le temps de son exil les plus tendres sentimens de reconnaissance et d'amitié.

—S'il s'était agi d'un ambassadeur d'une autre nation, lui dit-il, j'aurais mis plus de pompe et d'appareil dans sa réception; mais à un ancien ami qui a mangé à ma table au château de Génappes, j'ai voulu me montrer tel que j'aime à être, le vieux Louis de Valois, aussi simple et aussi uni qu'aucun de sesbadaudsde Paris. Cependant, j'ai ordonné qu'on nous fît meilleure chère que de coutume, sire comte; car je connais votre proverbe bourguignon,mieux vault bon repas que bel habit, et j'ai recommandé qu'on nous servit un bon dîner. Quant au vin, vous savez que c'est le sujet d'une ancienne émulation entre la France et la Bourgogne; mais nous arrangerons les choses de manière à contenter les deux pays. Je boirai à votre santé du vin de Bourgogne, et vous me ferez raison avec du vin de Champagne. Olivier, donnez-moi un verre de vin d'Auxerre. Et en même temps il entonna gaiement une chanson alors fort connue:

Auxerre est la boisson des rois.

Auxerre est la boisson des rois.

—Sire comte, continua-t-il, je bois à la santé de notre bon et cher cousin, le noble duc de Bourgogne. Olivier, emplissez cette coupe d'or de vin de Reims, et offrez-la au comte, à genoux: il représente ici notre frère. Monsieur le cardinal, nous remplirons nous-mêmes votre coupe.

—La voilà pleine, Sire, jusqu'à verser, dit le cardinal avec l'air vil d'un favori parlant à un maître indulgent.

—Nous savons que Votre éminence est en état de la tenir d'une main ferme, répondit le roi. Mais quel parti épouserez-vous dans notre grande controverse? Sillery ou Auxerre? France ou Bourgogne?

—Je resterai neutre, Sire, répondit le cardinal, et je remplirai ma coupe de vin d'Auvergne.

—La neutralité est un rôle dangereux, répliqua le roi. Mais voyant que le cardinal rougissait un peu, il changea de sujet, et ajouta:—Vous préférez le vin d'Auvergne, parce qu'il est si généreux qu'il ne supporte pas l'eau. Eh bien! sire comte, vous hésitez à vider votre coupe? j'espère que vous n'y trouvez pas d'amertume nationale.

—Je voudrais, Sire, répondit le comte de Crèvecœur, que toutes les querelles nationales pussent se terminer aussi agréablement que la rivalité de nos vignobles.

—Avec le temps, sire comte, avec le temps, dit le roi; autant qu'il vous en a fallu pour boire ce Champagne; et maintenant qu'il est bu, faites-moi le plaisir de mettre cette coupe dans votre sein, et de la garder comme un gage de notre estime. C'est un présent que je ne ferais pas au premier venu. Elle a appartenu à la terreur de la France, à Henri V, roi d'Angleterre. Elle fut prise à la réduction de Rouen, quand ces insulaires furent chassés de Normandie par les armes réunies de Bourgogne et de France. Je ne puis donner un plus digne maître à cette coupe qu'un noble et vaillant Bourguignon, qui sait que ce n'est que par l'union de ces deux nations que le continent peut demeurer libre du joug de l'Angleterre.

Le comte fît la réponse que la circonstance exigeait; et Louis se livra sans contrainte à la gaieté satirique qui jetait quelquefois un éclair de lumière sur son humeur naturellement sombre. Tenant le dé dans la conversation, comme cela était naturel, il faisait des remarques toujours fines et caustiques, souvent spirituelles, mais qui semblaient rarement partir d'un bon cœur; et les anecdotes qu'il y entre-mêlait brillaient ordinairement par la gaieté plus que par la délicatesse. Mais pas un mot, pas une syllabe, pas une lettre ne trahissait la situation d'un homme qui, craignant d'être assassiné, avait dans son appartement un militaire armé d'une arquebuse chargée, pour prévenir ou anticiper ce forfait.

Le comte de Crèvecœur fit chorus avec franchise à la gaieté du roi, tandis que le prélat, d'une humeur plus flexible, éclatait de rire à chaque plaisanterie, et renchérissait sur chaque quolibet qui échappait au roi, sans être effarouché le moins du monde d'expressions qui faisaient rougir le jeune Écossais dans l'endroit où il était caché. Au bout d'une heure et demie on se leva de table, et le roi, prenant congé de ses hôtes avec courtoisie, leur fit entendre qu'il désirait être seul.

Dès qu'ils furent partis, et qu'Olivier lui-même se fut retiré, il appela Quentin, en lui disant qu'il pouvait se montrer; mais ce fut d'une voix si faible que le jeune homme put à peine croire que c'était la même qui venait d'animer la gaieté du festin par ses plaisanteries. En approchant, il vit que la physionomie du roi avait subi un pareil changement.

Le feu d'une vivacité forcée s'était éteint dans ses yeux, le sourire avait abandonné ses lèvres, et tous ses traits montraient la même fatigue que celle qu'éprouve un acteur célèbre quand il vient d'épuiser ses forces pour jouer un rôle dans lequel il voulait entraîner tous les suffrages.

—Tu n'es pas encore relevé de garde, dit Louis à Durward; mais prends quelques rafraîchissemens; cette table t'en offre les moyens. Ce n'est qu'en suite que je t'instruirai de ce qui te reste à faire, car je sais que ventre affamé n'a point d'oreilles.

Il s'assit de nouveau sur son fauteuil, s'appuya le front sur la main, et, garda le silence.

«Cupidon est aveugle! Hymen y voit-il mieux?«Ou peut-être on lui met, pour abuser ses yeux,«Des parens, des tuteurs les trompeuses lunettes,«Qui peuvent, à travers leurs verres à facettes,«Décupler la valeur de l'argent, des joyaux,«Des terres, des maisons, des rentes, des lingots?«C'est une question à discuter, je pense.»Les Malheurs d'un mariage forcé.

LOUISXI, quoiqu'il fût le souverain de l'Europe le plus jaloux de son pouvoir, savait pourtant se contenter d'en posséder les avantages réels; et quoiqu'il connût et qu'il exigeât quelquefois strictement tout ce qui était dû à son rang, il négligeait en général ce qui ne tenait qu'à la représentation extérieure.

Dans un prince doué de meilleures qualités, la familiarité avec laquelle il invitait des sujets à sa table, ou quelquefois même s'asseyait à la leur, l'aurait rendu populaire au plus haut degré; et même, malgré son caractère bien connu, la simplicité de ses manières lui faisait pardonner une bonne partie de ses vices par la classe de ses sujets qui n'était point immédiatement exposée à en ressentir les conséquences. Le tiers-état, qui sous le règne de ce prince habile s'était élevé à un nouveau degré d'opulence et d'importance, respectait sa personne, quoique sans l'aimer; et ce fut grâce à son appui qu'il fut en état de se maintenir contre la haine des nobles, qui l'accusaient de dégrader l'honneur de la couronne de France, et de ternir leurs brillans privilèges par ce même mépris pour l'étiquette qui plaisait aux citoyens, d'une classe moins élevée[44].

Avec une patience que beaucoup d'autres princes auraient regardée comme dégradante, peut-être même en y trouvant quelque amusement, le roi de France attendit qu'un soldat de sa garde eût satisfait un appétit des mieux aiguisés. On doit pourtant supposer que Quentin avait trop de bon sens et de prudence pour soumettre la patience d'un roi à une trop longue épreuve, et, dans le fait, il avait voulu plus d'une fois terminer son repas, sans que Louis le lui permît.

—Non, non, lui dit-il, je vois dans tes yeux qu'il te reste encore du courage. En avant, de par Dieu et saint Denis! retourne à la charge. Je te dis qu'un bon repas et une messe (et il fit le signe de la croix) ne nuisent jamais à la besogne d'un chrétien.—Bois un verre de vin, mais tiens-toi en garde contre le flacon: c'est le défaut de tes concitoyens aussi-bien que des Anglais, qui, cette folie à part, sont les meilleurs soldats du monde. Allons, lave-toi les mains promptement, n'oublie pas de dire tes grâces, et suis-moi. Durward obéit; et traversant d'autres corridors que ceux par lesquels il avait déjà passé, mais qui formaient également une sorte de labyrinthe, il se retrouva dans la galerie de Roland.

—Souviens-toi bien, lui dit le roi d'un ton d'autorité, que tu n'as jamais quitté ce poste, et que ce soit là ta réponse à ton oncle et à tes camarades. écoute, pour mieux graver cet ordre dans ta mémoire, je te donne cette chaîne d'or. (Et il lui jeta sur le bras une chaîne d'un grand prix.) Si je ne me pare pas moi-même, ceux à qui j'accorde ma confiance ont toujours le moyen de disputer de parure avec qui que ce soit. Mais quand une chaîne comme celle-ci ne suffît pas pour lier une langue indiscrète, mon compère l'Ermite a une amulette pour la gorge, qui ne manque jamais d'opérer une cure certaine. Maintenant, fais attention à ce que je vais te dire. Aucun homme, excepté Olivier et moi, ne doit entrer ici ce soir; mais il y viendra des dames, peut-être d'un bout de cette galerie, peut-être de l'autre, peut-être de tous les deux. Tu peux leur répondre, si elles te parlent; mais étant en faction, ta réponse doit être courte, et tu ne dois ni leur adresser la parole à ton tour, ni chercher à prolonger la conversation. Seulement, aie soin d'écouter ce qu'elles diront. Tes oreilles sont à mon service comme tes bras: je t'ai acheté corps et âme; par conséquent, ce que tu pourras entendre de leur entretien, tu le graveras dans ta mémoire, jusqu'à ce que tu me l'aies rapporté, après quoi tu l'oublieras. Et maintenant que j'y réfléchis, il vaudra mieux que tu passes pour un nouveau venu d'écosse, arrivé directement de ses montagnes et qui ne connaît pas encore notre langue très-chrétienne. C'est cela: de cette manière, si elles te parlent, tu ne leur répondras pas. Cela te délivrera de tout embarras, et elles n'en parleront que plus librement devant toi. Tu m'as bien compris; adieu, sois prudent, et tu as un ami.

à peine le roi avait-il parlé ainsi, qu'il disparut derrière la tapisserie, laissant Quentin libre de réfléchir sur tout ce qu'il avait vu et entendu. Le jeune Écossais se trouvait dans une de ces situations où il est plus agréable de regarder en avant qu'en arrière; car l'idée qu'il avait été placé comme un chasseur à l'affût qui guette un cerf derrière un buisson, pour ôter la vie au noble comte de Crèvecœur, n'avait rien de flatteur. à la vérité, les mesures prises par le roi en cette occasion semblaient purement défensives et de précaution, mais comment savait-il s'il ne recevrait pas bientôt des ordres pour quelque expédition offensive du même genre? Ce serait une crise fort désagréable, car il ne pouvait douter, d'après le caractère de son maître, qu'il ne fût perdu s'il refusait d'obéir, tandis que l'honneur lui disait que l'obéissance, en pareil cas, serait une honte et un crime. Il détourna ses pensées de ce sujet de réflexions, et fit usage de la sage consolation, si souvent adoptée par la jeunesse quand elle aperçoit des dangers en perspective, en songeant qu'il serait temps de réfléchir à ce qu'il devrait faire quand l'occasion s'en présenterait, et que le mal de chaque jour lui suffit[45].

Il fut d'autant plus facile à Quentin de faire usage de cette réflexion, que les derniers ordres du roi lui avaient donné lieu de s'occuper d'idées plus agréables que celles que lui inspirait sa propre situation.

La dame au luth était certainement une des dames auxquelles il devait consacrer son attention, et il se promit bien de se conformer exactement à cette partie des instructions qu'il venait de recevoir, et d'écouter avec le plus grand soin chaque mot qui sortirait de ses lèvres, afin de voir si la magie de sa conversation égalait celle de sa musique. Mais ce ne fut pas avec moins de sincérité qu'il prêta intérieurement le serment de ne rapporter au roi, de tout ce qu'il entendrait, que ce qui pourrait lui inspirer des sentimens favorables pour celle à qui il prenait tant d'intérêt.

Cependant, il n'y avait pas de danger qu'il s'endormît de nouveau à son poste. Chaque souffle d'air qui, passant à travers une fenêtre ouverte, agitait la vieille tapisserie, lui paraissait annoncer l'approche de l'objet de son attente. En un mot, il éprouvait cette inquiétude mystérieuse, cette impatience vague qui accompagnent toujours l'amour, et qui quelquefois même ne contribuent pas peu à le faire naître.

Enfin une porte s'ouvrit et cria en roulant sur ses gonds; car les portes du quinzième siècle n'exécutaient pas ce mouvement aussi silencieusement que les nôtres.

Mais hélas! ce n'était pas la porte placée à l'extrémité de la galerie où les sons du luth s'étaient fait entendre. Une femme se montra. Elle était accompagnée de deux autres, à qui elle fit signe de ne pas la suivre, et elle entra dans la galerie. à l'inégalité de sa marche, qui n'était que plus sensible dans le vaste appartement où elle s'avançait, Quentin reconnut la princesse Jeanne; et prenant l'attitude respectueuse qu'exigeait sa situation, il lui rendit les honneurs militaires quand elle passa devant lui. Elle répondit à cette politesse par une inclination gracieuse, et il eut alors l'occasion de la voir plus distinctement qu'il ne l'avait pu dans la matinée.

Les traits de cette malheureuse princesse n'étaient guère faits pour compenser les défauts de sa taille et de sa marche. Il était vrai que sa figure n'avait rien de désagréable en elle-même, quoiqu'elle fût dépourvue de beauté, et l'on remarquait une expression de douceur, de chagrin et de patience dans ses grands yeux bleus, qu'elle tenait ordinairement baissés. Mais outre que son teint était naturellement pâle, sa peau avait cette teinte jaunâtre qui annonce une mauvaise santé habituelle; et quoique ses dents fussent blanches et bien placées, elle avait les lèvres maigres et blafardes. La chevelure de la princesse était d'une nuance blonde fort singulière et tirant presque sur le bleu; et sa femme de chambre, qui regardait sans doute comme une beauté de nombreuses tresses disposées autour d'une figure sans couleurs, les multipliait tellement, qu'au lieu de remédier à ce défaut elle le rendait plus frappant, et donnait à la physionomie de sa maîtresse une expression qui ne semblait pas appartenir à une habitante de ce monde. Enfin, pour que rien ne manquât au tableau, Jeanne avait choisi une simarre de soie d'un vert pâle, qui achevait de lui donner l'air d'un fantôme ou d'un spectre.

Tandis que Quentin la suivait des yeux avec une curiosité mêlée de compassion, car chaque regard, chaque mouvement de la princesse semblait appeler ce dernier sentiment, la seconde porte s'ouvrit à l'autre extrémité de la galerie, et deux dames entrèrent dans l'appartement.

L'une d'elles était la jeune personne qui, d'après l'ordre de Louis, lui avait apporté des fruits, lors du mémorable déjeuner de Quentin à l'auberge des Fleurs-de-Lis. Investie alors de toute la mystérieuse dignité qui appartenait à la nymphe au voile et au luth, et étant au moins, à ce que pensait Durward, la noble héritière d'un riche comté, sa beauté fit sur lui dix fois plus d'impression que lorsqu'il n'avait vu en elle que la fille d'un misérable aubergiste servant un vieux bourgeois riche et fantasque. Il ne concevait pas alors quel étrange enchantement avait pu lui cacher son véritable rang. Cependant son costume était presque aussi simple que lorsqu'il l'avait vue la première fois; car elle ne portait qu'une robe de deuil sans aucun ornement; sa coiffure ne consistait qu'en un voile de crêpe rejeté en arrière, de manière à laisser son visage à découvert; et ce ne fut que parce que Quentin connaissait alors sa naissance qu'il crut trouver dans sa belle taille une élégance et dans son maintien une dignité qui ne l'avaient pas frappé auparavant, avec un air de noblesse qui rehaussait des traits réguliers, un teint brillant et des yeux pleins de feu et de vivacité.

Quand la mort aurait dû en être le châtiment, Durward n'aurait pu s'empêcher de lui rendre, ainsi qu'à sa compagne, le même tribut d'honneur qu'il venait de payer à la princesse royale. Elles le reçurent en femmes accoutumées aux témoignages de respect de leurs inférieurs, et y répondirent avec courtoisie; mais Quentin pensa (peut-être n'était-ce qu'une vision de jeunesse) que la plus jeune rougissait un peu, avait les yeux baissés, et semblait éprouver un léger embarras en lui rendant son salut militaire. Ce ne pouvait être que parce qu'elle se rappelait le téméraire étranger, habitant la tourelle voisine de la sienne à l'auberge des Fleurs-de-Lis; mais était-ce un signe de mécontentement?—question impossible à résoudre.

La compagne de la jeune princesse, vêtue comme elle fort simplement et en grand deuil, était arrivée à cet âge où les femmes tiennent le plus à la réputation d'une beauté qui commence à être sur son déclin. Il lui en restait encore assez pour montrer quel avait dû être autrefois le pouvoir de ses charmes; et il était évident, d'après ses manières, qu'elle se souvenait de ses anciennes conquêtes, et qu'elle n'avait pas tout-à-fait renoncé à de nouveaux triomphes. Elle était grande, avait l'air gracieux quoique un peu hautain, et en rendant à Quentin son salut avec un agréable sourire de condescendance, presqu'au même instant elle dit quelques mots à l'oreille de sa jeune compagne, qui se retourna vers le militaire de service, comme pour vérifier quelque remarque qui venait de lui être faite, et à laquelle elle répondit sans lever les yeux. Quentin ne put s'empêcher de soupçonner que l'observation faite à la jeune dame ne lui était pas défavorable, et il fut charmé, je ne sais pourquoi, de l'idée qu'elle n'avait pas levé les yeux sur lui pour en vérifier la justesse. Peut-être pensait-il qu'il commençait déjà à exister entre eux une sorte de sympathie mystérieuse, qui donnait de l'importance à la moindre bagatelle. Cette réflexion fut bien rapide, car la rencontre de la princesse avec les deux dames étrangères attira bientôt toute son attention. En les voyant entrer, elle s'était arrêtée pour les attendre, probablement parce qu'elle savait que la marche ne lui était pas favorable; et comme elle semblait éprouver quelque embarras en recevant ou en leur rendant leur révérence, la plus âgée des deux dames fit la sienne d'un air qui semblait annoncer qu'elle croyait faire plus d'honneur qu'elle n'en recevait.

—Je suis charmée, madame, lui dit-elle avec un sourire de condescendance et d'encouragement, qu'il nous soit enfin permis de jouir de la société d'une personne de notre sexe aussi respectable que vous le paraissez. Je dois dire que ma nièce et moi nous n'avons guère eu à nous louer jusqu'à présent de l'hospitalité du roi Louis. Ne me tirez pas la manche, ma nièce: je suis sûre que je vois dans les yeux de cette jeune dame la compassion que notre situation lui inspire. Depuis notre arrivée, belle dame, nous avons été traitées en prisonnières plutôt qu'autrement; et après nous avoir fait mille invitations de mettre notre cause et nos personnes sous la protection de la France, le roi très-chrétien ne nous a assigné d'autre résidence qu'une misérable auberge, et ensuite, dans un coin de ce château vermoulu, un appartement dont il ne nous est permis de sortir que vers le coucher du soleil, comme si nous étions des chauves-souris ou des chouettes, dont la présence au grand jour doit être regardée comme de mauvais augure.

—Je suis fâchée, répondit la princesse, plus embarrassée que jamais d'après la tournure que prenait l'entretien, que nous n'ayons pu jusqu'ici vous recevoir comme vous le méritiez. Je me flatte que votre nièce est beaucoup, plus satisfaite.

—Beaucoup, beaucoup plus que je ne puis l'exprimer, s'écria la jeune comtesse: je ne cherchais qu'une retraite sûre, et j'ai trouvé solitude et secret. Nous vivions retirées dans notre premier asile; mais notre réclusion est encore plus complète en ce château, ce qui augmente à mes yeux le prix de la protection que le roi daigne accorder à de malheureuses fugitives.

—Silence, ma nièce! dit la tante; vos propos sont inconsidérés. Parlons d'après notre conscience, puisque enfin nous sommes seules avec une personne de notre sexe. Je dis seules, car ce jeune militaire n'est qu'une belle statue, puisqu'il ne paraît pas même avoir l'usage de ses jambes: et d'ailleurs j'ai appris qu'il n'a pas davantage celui de sa langue, du moins pour faire entendre un langage civilisé. Ainsi donc, puisque cette dame seule peut nous entendre, je disais que ce que je regrette le plus au monde, c'est d'avoir entrepris ce voyage en France. Je m'attendais à une réception splendide, à des tournois, à des carrousels, à des fêtes, et nous n'avons eu que réclusion et obscurité. La première société que le roi nous ait procurée a été un Bohémien vagabond, qu'il nous a engagées à employer pour correspondre avec nos amis de Flandre. Peut-être sa politique a-t-elle conçu le projet de nous tenir enfermées ici le reste de nos jours, afin de pouvoir saisir nos domaines, lors de l'extinction de l'ancienne maison de Croye. Le duc de Bourgogne n'a pas été si cruel, car il offrait à ma nièce un mari, bien que ce fût un mauvais mari.

—J'aurais cru le voile préférable à un mauvais mari, dit la princesse trouvant à peine l'occasion de placer un mot.

—On voudrait du moins avoir la liberté du choix, répliqua la dame avec beaucoup de volubilité; Dieu sait que c'est à cause de ma nièce que je parle; car quant à moi, il y a long-temps que j'ai renoncé à l'idée de changer de condition. Je vous vois sourire, madame; mais c'est la vérité: ce n'est pourtant pas une excuse pour le roi, qui, par sa conduite et sa personne, ressemble au vieux Michaud, changeur à Gand, plutôt qu'à un successeur de Charlemagne.

—Songez, madame, dit la princesse, que vous me parlez de mon père.

—De votre père! répéta la dame bourguignonne avec l'accent de la plus grande surprise.

—De mon père, dit la princesse avec dignité; je suis Jeanne de France. Mais ne craignez rien, madame, ajouta-t-elle avec le ton de douceur qui lui était naturel; vous n'aviez pas dessein de m'offenser, et je ne m'offense pas. Disposez de mon crédit pour rendre plus supportable votre exil et celui de cette jeune personne. Hélas! ce crédit est bien faible, mais je vous l'offre de tout mon cœur.

Ce fut avec une révérence profonde et un air de soumission que la comtesse Hameline de Croye (c'était le nom de la plus âgée des deux étrangères) reçut l'offre obligeante de la protection de la princesse. Elle avait long-temps habité les cours; elle y avait acquis toutes les formules d'usage, et elle tenait fortement à ce principe adopté par les courtisans de tous les siècles, que quoiqu'ils puissent chaque jour, dans leurs conversations particulières, blâmer les vices et les folies de leurs maîtres, et se plaindre d'en être oubliés et négligés, cependant jamais un mot semblable ne doit leur échapper en présence du souverain ou de qui que ce soit de sa famille. Elle fut donc contrariée, au dernier, point de la méprise qu'elle avait commise en parlant à la fille de Louis d'une manière si contraire à toutes les règles du décorum. Elle se serait épuisée à lui faire des excuses et lui témoigner tous ses regrets, si la princesse ne l'avait interrompue et un peu tranquillisée, en lui disant avec une douceur qui, dans la bouche d'une fille de France, avait pourtant la force d'un ordre, qu'elle n'avait pas besoin d'en dire davantage par forme d'excuse ou d'explication.

La princesse Jeanne prit alors un fauteuil avec un air de dignité qui lui allait fort bien, et dit aux deux étrangères de s'asseoir à ses côtés, ce que la plus jeune fit avec une timidité respectueuse qui n'avait rien d'emprunté, tandis que sa compagne y mettait une affectation de respect et d'humilité qui aurait pu faire douter de la sincérité de ces deux sentimens. Elles s'entretinrent ensemble, mais d'un ton trop bas pour que Quentin pût entendre. Il remarqua seulement que la princesse semblait accorder une attention particulière à la plus jeune, à la plus intéressante des deux dames, et que, quoique la comtesse Hameline parlât davantage, elle produisait moins d'effet sur Jeanne par ses complimens exagérés que sa jeune compagne par ses réponses aussi courtes que modestes.

Cette conversation n'avait pas duré un quart d'heure, quand la porte de l'extrémité inférieure de la galerie s'ouvrit tout à coup, et l'on vit entrer un homme enveloppé d'un manteau. Quentin, se rappelant les injonctions du roi, et résolu de ne pas s'exposer une seconde fois au reproche de négligence, s'avança vers lui aussitôt; et se plaçant entre lui et les trois dames, il lui commanda de se retirer à l'instant.

—En vertu de quel ordre? demanda le nouveau venu d'un ton de surprise et de mépris.

—En vertu de l'ordre du roi, répondit Quentin avec fermeté; et je suis placé ici pour le faire exécuter.

—Il n'est pas applicable à Louis d'Orléans, dit le duc en laissant tomber son manteau.

Le jeune homme hésita un moment:—comment exécuter ses ordres contre le premier prince du sang, qui allait, comme le bruit en courait généralement, être incessamment allié à la propre famille du roi?

—La volonté de Votre Altesse, dit Quentin, est trop respectable pour moi pour que j'ose m'y opposer; mais j'espère que Votre Altesse, rendra témoignage que je me suis acquitté de mon devoir autant qu'elle me l'a permis.

—Allez, allez, jeune homme, répondit d'Orléans, personne ne vous blâmera; et s'avançant vers la princesse, il l'aborda avec cet air de politesse contrainte qu'il avait toujours en lui parlant.

Il avait dîné, lui dit-il, avec Dunois; et apprenant qu'il y avait compagnie dans la galerie de Roland, il avait cru pouvoir prendre la liberté de venir l'y joindre.

Une légère rougeur qui se montra sur les joues de la malheureuse Jeanne, et qui pour le moment donna à ses traits une apparence de beauté, prouva que le nouveau, venu était bien loin de lui être désagréable. Elle le présenta aux deux comtesses de Croye, qui le reçurent avec le respect dû à son rang élevé; et la princesse lui montrant une chaise, l'invita à prendre part à la conversation.

Le duc répondit galamment qu'il ne pouvait accepter une chaise en pareille compagnie; et prenant le coussin d'un fauteuil, il le mit aux pieds de la jeune comtesse de Croye, et s'y assit de manière que, sans négliger la princesse, il pouvait donner à sa belle voisine la plus grande partie de son attention.

D'abord cet arrangement parut plaire à la princesse plutôt que l'offenser. Elle sembla même encourager le duc à débiter des galanteries à la belle étrangère, et les regarder comme dictées par l'idée de lui plaire en se rendant agréable à une jeune personne qu'elle paraissait avoir sous sa protection. Mais le duc d'Orléans, quoique accoutumé à soumettre toutes ses facultés au joug de Louis quand il était en sa présence, avait l'esprit assez élevé pour suivre ses propres inclinations lorsqu'il était délivré de cette contrainte; et son rang lui permettant de négliger le cérémonial d'usage, et de prendre le ton de la familiarité, les louanges qu'il donna à la beauté de la comtesse Isabelle devinrent si énergiques, et il en fut si prodigue, peut-être parce qu'il avait bu un peu plus de vin que de coutume (car Dunois, avec qui le prince avait dîné, n'était nullement ennemi de Bacchus), qu'enfin il devint tout-à-fait passionné, et parut presque oublier la présence de la princesse.

Le ton complimenteur auquel il se livrait n'était agréable qu'à une des trois dames qui composaient le cercle; car la comtesse Hameline entrevoyait déjà dans l'avenir une alliance avec le premier prince du sang de France; et il faut convenir que la naissance, la beauté et les domaines considérables de sa nièce n'auraient pas rendu cet événement impossible aux yeux de tout faiseur de projets qui n'aurait pas fait entrer les vues de Louis XI dans le calcul des chances. La jeune comtesse Isabelle écoutait les galanteries du duc avec embarras et contrainte, et jetait de temps en temps un regard suppliant sur la princesse, comme pour la prier de venir à son secours. Mais la sensibilité blessée et la timidité naturelle de Jeanne de France la mettaient hors d'état de faire un effort pour rendre la conversation plus générale; et enfin, à l'exception de quelques interjections de civilité de la part de la comtesse Hameline, elle fut soutenue presque exclusivement par le duc lui-même, quoique aux dépens d'Isabelle, dont les charmes formaient toujours le sujet de son éloquence inépuisable. Nous ne devons pas oublier qu'il y avait là un autre témoin, la sentinelle, à laquelle personne ne faisait attention, qui voyait ses belles visions s'évanouir, comme la cire fond sous les rayons du soleil, à mesure que le duc paraissait mettre plus de chaleur dans ses discours. Enfin la comtesse Isabelle de Croye se détermina à faire un effort pour couper court à une conversation qui lui devenait d'autant plus insupportable, qu'il était évident que la conduite du duc mortifiait la princesse.

S'adressant donc à Jeanne, elle lui dit avec modestie, mais non sans fermeté, que la première faveur quelle réclamait de sa protection, était qu'elle voulût bien tâcher de convaincre le duc d'Orléans que les dames de Bourgogne, sans avoir autant d'esprit et de grâces que celles de France, n'étaient pourtant pas assez sottes pour ne goûter d'autre conversation que celles qui ne consistent qu'en complimens extravagans.

—Je suis fâché, madame, dit le duc, prenant la parole avant que la princesse eût pu répondre, que vous fassiez en même temps la satire de la beauté des dames de Bourgogne et de la véracité des chevaliers de France. Si nous sommes extravagans et prompts à exprimer notre admiration, c'est parce que nous aimons comme nous combattons, sans abandonner notre cœur à de froides délibérations; et nous nous rendons à la beauté aussi promptement que nous triomphons de la valeur.

—La beauté de nos concitoyennes, répondit la jeune comtesse avec une fierté dédaigneuse dont elle n'avait pas encore osé s'armer, méprise un tel triomphe, et la valeur de nos chevaliers est incapable de le céder.

—Je respecte votre patriotisme, comtesse, répliqua le duc, et je ne combattrai pas la dernière partie de votre argument, jusqu'à ce qu'un chevalier bourguignon se présente pour le soutenir, la lance en arrêt. Mais quant à l'injustice que vous faites aux charmes que produit votre pays, c'est à vous-même que j'en appelle. Regardez là, ajouta-t-il en lui montrant une grande glace, présent fait au roi par la république de Venise, car c'était alors un objet de luxe aussi rare qu'il était cher; regardez là, et dites-moi quel est le cœur qui pourrait résister aux charmes qu'on y voit.

La princesse, accablée par l'entier oubli que faisait d'elle celui qui devait être son époux, tomba renversée sur sa chaise, en poussant un soupir qui rappela le duc du pays des chimères, et qui engagea la comtesse Hameline à lui demander si elle était indisposée.

—J'ai éprouvé tout à coup une violente douleur à la tête, répondit la princesse; mais je sens qu'elle se passe.

Sa pâleur croissante démentait ses paroles; et la comtesse Hameline, craignant qu'elle ne s'évanouît, s'empressa d'appeler du secours.

Le duc, se mordant les lèvres et maudissant la folie qui l'empêchait de mieux surveiller sa langue, courut chercher les dames de la princesse, qui étaient dans l'appartement voisin. Elles accoururent à la hâte; et, pendant qu'elles prodiguaient à leur maîtresse les secours usités en pareils cas, il ne put se dispenser, en cavalier galant, d'aider à la soutenir et de partager les soins qu'on lui rendait. Sa voix, devenue presque tendre par suite de la compassion qu'il éprouvait et des reproches qu'il se faisait, contribua plus que toute autre chose à la rappeler à elle; et au même instant le roi entra dans la galerie.

«C'est un grand politique, et qui serait capable,«En mainte occasion, d'en remontrer au diable;«Et, soit dit sans manquer au rusé tentateur,«Dans l'art de tenter l'homme il est passé docteur.»Ancienne comédie.

ENentrant dans la galerie, Louis fronça ses sombres sourcils de la manière que nous avons dit lui être particulière, et jeta un regard rapide autour de lui. Ses yeux, comme Quentin raconta depuis, se rapetissèrent tellement, et devinrent si vifs et si perçans, qu'ils ressemblaient à ceux d'une vipère qu'on aperçoit à travers la touffe de bruyère sous laquelle ses replis sont cachés.

Quand ce regard, aussi rapide que pénétrant, eut fait reconnaître au roi la cause du tumulte qui régnait dans l'appartement, il s'adressa d'abord au duc d'Orléans.

—Vous ici, beau cousin! s'écria-t-il; et se tournant vers Quentin, il lui dit d'un ton sévère:—Est-ce ainsi que vous exécutez mes ordres?

—Pardonnez à ce jeune homme, Sire, dit le duc, il n'a pas négligé son devoir; mais comme j'avais appris, que la princesse était ici...

—Rien ne pouvait vous empêcher de venir lui faire votre cour, ajouta le roi dont l'hypocrisie détestable persistait à représenter le duc comme partageant une passion qui n'existait que dans le cœur de sa malheureuse fille,—Et c'est ainsi que vous débauchez les sentinelles de ma garde? Mais que ne pardonne-t-on pas à un galant chevalier qui ne vit quepar amour!

Le duc d'Orléans leva la tête comme s'il eût voulu répondre de manière à relever l'opinion du roi à ce sujet; mais le respect d'instinct qu'il éprouvait pour Louis, ou plutôt la crainte dans laquelle il avait été élevé depuis son enfance, lui enchaînèrent la voix.

—Et Jeanne a été indisposée? dit le roi. Ne vous chagrinez pas, Louis, cela se passera bientôt. Donnez-lui le bras pour la reconduire dans son appartement, et j'accompagnerai ces dames jusqu'au leur.

Cet avis fut donné d'un ton qui équivalait à un ordre, et le duc sortit avec la princesse par une des extrémités de la galerie, tandis que le roi, ôtant le gant de sa main droite, conduisait galamment la comtesse Isabelle et sa parente vers leur appartement, qui était situé à l'autre. Il les salua profondément lorsqu'elles y entrèrent, resta environ une minute devant la porte quand elles eurent disparu, et la fermant alors avec beaucoup de sang-froid, il fit le double tour, ôta de la serrure une grosse clef, et la passa dans sa ceinture, ce qui lui donnait plus de ressemblance que jamais avec un vieil avare qui ne peut vivre tranquille s'il ne porte pas sur lui la clef de son coffre-fort.

D'un pas lent, d'un air pensif et les yeux baissés, Louis s'avança alors vers Durward, qui, s'attendant à supporter sa part du mécontentement du roi, ne le vit pas s'approcher sans inquiétude.

—Tu as eu tort, dit le roi en levant les yeux et les fixant sur Quentin quand il en fut à deux ou trois pas, tu as mal agi, et tu mérites la mort. Ne dis pas un mot pour te défendre. Qu'avais-tu à t'inquiéter de ducs et de princesses? devais tu considérer autre chose que mes ordres?

—Mais que pouvais-je faire, Sire? demanda le jeune soldat.

—Ce que tu pouvais faire, quand on forçait ton poste? répondit le roi d'un ton de mépris; à quoi sert donc l'arme que tu portes sur l'épaule? Tu devais en présenter le bout au présomptueux rebelle; et s'il ne se retirait pas à l'instant, l'étendre mort sur la place. Retire-toi; passe par cette porte, tu descendras par un grand escalier qui est dans le premier appartement; il te conduira dans la cour intérieure où tu trouveras Olivier le Dain; tu me l'enverras: après quoi retourne à ta caserne. Si tu fais quelque cas de la vie, songe qu'il faut que ta langue ne soit pas aussi prompte que ton bras a été lent aujourd'hui.

Charmé d'en être quitte à si bon marché, mais révolté de la froide cruauté que le roi semblait exiger de lui dans l'exécution de ses devoirs, Durward fit ce que Louis venait de lui commander, et communiqua à Olivier les ordres de son maître. L'astucieux barbier salua, soupira, sourit, souhaita le bonsoir au jeune homme d'une voix encore plus mielleuse que de coutume, et ils se séparèrent, Quentin pour retourner à sa caserne, et Olivier pour aller trouver le roi.

Il se trouve ici malheureusement une lacune dans les mémoires dont nous nous sommes principalement servis pour rédiger cette histoire véritable; car, ayant été composés en grande partie sur les renseignemens donnés par Quentin Durward, ils ne contiennent aucun détail sur l'entrevue qui eut lieu, en son absence, entre le roi et son conseiller secret. Par bonheur la bibliothèque du château de Haut-Lieu contenait un manuscrit de laChronique scandaleuse[46]de Jean de Troyes, beaucoup plus ample que celui qui a été imprimé, et auquel ont été ajoutées plusieurs notes curieuses que nous sommes portés à regarder comme ayant été écrites par Olivier lui-même après la mort de son maître, avant qu'il eût le bonheur d'être gratifié de la hart qu'il avait si bien méritée. C'est dans cette source que nous avons puisé un compte très-circonstancié de l'entretien qu'il eut avec Louis en cette occasion, et qui jette sur la politique de ce prince un jour que nous aurions inutilement cherché ailleurs.

Lorsque le favori barbier arriva dans la galerie de Roland, il y trouva le roi assis d'un air pensif sur la chaise que sa fille venait de quitter. Connaissant parfaitement le caractère de son maître, il s'avança sans bruit, suivant sa coutume, jusqu'à ce qu'il eut trouvé la ligne du rayon visuel du roi, après quoi il recula modestement, et attendit qu'il lui fût donné l'ordre de parler et d'écouter. Le premier mot que lui adressa Louis annonçait de l'humeur.

—Eh bien! Olivier, voilà vos beaux projets qui s'évanouissent, comme la neige fond sous le vent du sud! Plaise à Notre-Dame d'Embrun qu'ils ne ressemblent pas à ces avalanches dont les paysans suisses content tant d'histoires, et qu'ils ne nous tombent pas sur la tête!

—J'ai appris avec regret que tout ne va pas bien, Sire, répondit Olivier.

—Ne va pas bien! s'écria le roi en se levant et en parcourant la galerie à grands pas; tout va mal, presque aussi mal qu'il est possible; et voilà le résultat de tes avis romanesques. était-ce à moi à m'ériger en protecteur des damoiselles éplorées? Je te dis que le Bourguignon prend les armes, et qu'il est à la veille de contracter alliance avec l'Anglais. édouard, qui n'a rien à faire maintenant dans son pays, nous fera pleuvoir des milliers d'hommes par cette malheureuse porte de Calais. Pris séparément, je pourrais les cajoler ou les défier, mais réunis, réunis!... et avec le mécontentement et la trahison de ce scélérat de Saint-Pol! C'est ta faute, Olivier: c'est toi qui m'as conseillé de recevoir ici ces deux femmes, et d'employer ce maudit Bohémien pour porter leurs messages à leurs vassaux.

—Vous connaissez mes motifs, Sire. Les domaines de la comtesse sont situés entre les frontières de la Bourgogne et celles de la Flandre. Son château est presque imprenable, et elle a de tels droits sur les domaines voisins, que s'ils étaient convenablement soutenus, ils donneraient du fil à retordre au Bourguignon. Il faudrait seulement qu'elle eût pour époux un homme bien disposé pour la France.

—C'est un appât fait pour tenter, Olivier, j'en conviens; et si nous avions pu cacher qu'elle était ici, il nous aurait été possible d'arranger un mariage de ce genre pour cette riche héritière. Mais ce maudit Bohémien! comment as-tu pu me recommander de confier à ce chien de païen une mission qui exigeait de la fidélité?

—Votre Majesté voudra bien se rappeler que c'est elle-même qui lui a accordé trop de confiance, et beaucoup plus que je ne l'aurais voulu. Il aurait porté fidèlement une lettre de la comtesse à son parent pour lui dire de tenir bon dans son château, et lui promettre de prompts secours; mais Votre Majesté a voulu mettre à l'épreuve sa science prophétique, et lui a fait connaître ainsi des secrets qui valaient la peine d'être trahis.

—J'en suis honteux, Olivier, j'en suis honteux. Et cependant on dit que ces païens descendent des sages chaldéens, qui ont appris les mystères des astres dans les plaines de Shinar.

Sachant fort bien que son maître, malgré toute sa pénétration et sa sagacité, était d'autant plus porté à se laisser tromper par les devins, les astrologues, et toute cette race d'adeptes prétendus, qu'il croyait avoir lui-même quelque connaissance dans ces sciences occultes, Olivier n'osa insister davantage sur ce point, et se contenta d'observer que le Bohémien avait été mauvais prophète en ce qui le concernait lui-même, sans quoi il se serait bien gardé de revenir à Tours pour y chercher la potence qu'il méritait.

—Il arrive souvent, répondit Louis avec beaucoup de gravité, que ceux qui sont doués de la science prophétique n'ont pas le pouvoir de prévoir les événemens qui les intéressent personnellement.

—Avec la permission de Votre Majesté, c'est comme si l'on disait qu'un homme ne peut voir son bras à la lumière d'une chandelle qu'il tient à la main, et qui lui montre tous les autres objets de l'appartement.

—La lumière qui lui montre le visage des autres ne peut lui faire apercevoir le sien, et cet exemple est ce qui prouve le mieux ce que je disais. Mais ce n'est pas ce dont il s'agit en ce moment. Le Bohémien a été payé de ses peines; que la paix soit avec lui. Mais ces deux dames? non-seulement le Bourguignon nous menace d'une guerre, parce que nous leur accordons un asile; mais leur présence ici parait même dangereuse pour mes projets à l'égard de ma propre famille. Mon cousin d'Orléans, simple qu'il est, a vu cette demoiselle, et je prédis que cette vue le rendra moins souple relativement à son mariage avec Jeanne.

—Votre Majesté peut renvoyer les comtesses de Croye au duc de Bourgogne, et acheter la paix à ce prix. Certaines gens pourront penser que c'est sacrifier l'honneur de la couronne; mais si la nécessité exige ce sacrifice...


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