CHAPITRE XXVII.

«En rapides sillons quand l'éclair fend la nue,«La surprise muette et la crainte éperdue«écoutent, en tremblant, la foudre qui mugit.»THOMSON.L'été.

LEchapitre précédent était destiné, comme l'annonçait son titre, à faire jeter un coup d'œil en arrière pour que le lecteur fût à même de juger à quels termes en étaient le roi de France et le duc de Bourgogne quand Louis avait été déterminé à confier sa royale personne à la foi d'un ennemi exaspéré, démarche dont sa croyance à l'astronomie lui promettait un résultat favorable. Mais il s'était sans doute aussi laissé persuader par le sentiment intime de la supériorité que lui donnait sur Charles la force de son esprit. Cette résolution extraordinaire et inexplicable d'ailleurs était d'autant plus téméraire, qu'on avait eu, dans ces temps de troubles, bien des preuves que les sauf-conduits les plus solennels n'étaient plus une garantie suffisante. Et dans le fait, le meurtre de l'aïeul du duc sur le pont de Montereau, en présence du père de Louis XI, dans une entrevue dont le but était le rétablissement de la paix et une amnistie générale, offrait au duc un horrible exemple, s'il était disposé à y recourir.

Mais le caractère de Charles, quoique brusque, fier, emporté et opiniâtre, n'était pas sans un mélange de bonne foi et de générosité, si ce n'est dans les instans où il se laissait entraîner par la violence de ses passions. Ce n'est qu'aux tempéramens plus froids que ces deux vertus sont entièrement inconnues. Il ne se donna aucune peine pour faire au roi un meilleur accueil que ne l'exigeaient les lois de l'hospitalité; mais, d'une autre part, il ne montra pas le dessein de franchir les barrières sacrées qu'elles imposent.

Le lendemain du jour de l'arrivée du roi, il y eut une revue générale des troupes de Charles, et elles étaient si nombreuses, si bien armées et équipées, qu'il ne fut peut-être pas fâché d'avoir l'occasion de donner ce spectacle à son rival de puissance. Tout en lui faisant le compliment dû par un vassal à son seigneur suzerain, que ces troupes étaient celles du roi et non les siennes, le mouvement de sa lèvre supérieure et l'éclair de fierté qui brilla dans ses yeux indiquaient assez que ce discours n'était qu'une courtoisie vide de sens, et qu'il savait fort bien que cette belle armée, exclusivement à ses ordres, était aussi prête à marcher sur Paris que sur tout autre point. Ce qui devait ajouter à la mortification de Louis, c'était de reconnaître parmi les bannières celles de plusieurs seigneurs français, non-seulement de Normandie et de Bretagne, mais de provinces plus immédiatement soumises à son autorité, et qui, par divers motifs de mécontentement, avaient joint le duc de Bourgogne, et fait cause commune avec lui.

Fidèle à son caractère, Louis parut faire peu d'attention à ces mécontens, tandis que dans le fait il repassait dans son esprit les moyens qu'il pourrait employer pour les détacher de la Bourgogne et les rappeler à lui; il résolut de faire sonder à cet égard les principaux d'entre eux par Olivier et d'autres agens.

Lui-même il travailla avec soin, mais avec grande précaution, à captiver la bienveillance des principaux officiers et conseillers de Charles; employant à cet effet les moyens qui lui étaient ordinaires, accordant des égards, distribuant d'adroites flatteries, et faisant des présens avec libéralité, non, disait-il à ces seigneurs, pour ébranler la fidélité qu'ils devaient à leur noble maître, mais pour les engager à faire tous leurs efforts pour maintenir la paix entre la France et la Bourgogne, but si louable en lui-même, et tendant si évidemment au bonheur des deux pays et des deux princes qui les gouvernaient.

Les égards d'un si grand roi, d'un roi si plein de prudence, faisaient déjà quelque chose par eux-mêmes; les compliments produisaient un nouvel effet, et les présens que l'usage du temps permettait aux courtisans bourguignons d'accepter sans scrupule faisaient encore davantage. Pendant une chasse au sanglier dans la forêt, tandis que le duc, également ardent aux plaisirs et aux affaires, s'abandonnait entièrement à son goût pour la chasse, Louis, n'étant pas gêné par sa présence, trouva le moyen de causer secrètement et tour à tour avec plusieurs courtisans qui passaient pour avoir beaucoup de crédit sur l'esprit de Charles, et parmi lesquels d'Hymbercourt et d'Argenton ne furent pas oubliés. Aux avances qu'il fit à ces deux hommes distingués il ne manqua pas de mêler adroitement l'éloge de la valeur et des talens militaires du premier, comme du jugement profond et des connaissances littéraires de l'historien futur de cette époque.

Cette occasion de pouvoir personnellement se concilier, ou, si le lecteur le veut, de corrompre les ministres de Charles, était peut-être ce que le roi s'était proposé comme un des principaux objets de sa visite, quand même ses cajoleries échoueraient à l'égard du duc lui-même. Il existait tant de relations entre la France et la Bourgogne que beaucoup de nobles du second de ces pays avaient dans le premier des intérêts actuels ou des espérances futures, et la faveur de Louis pouvait leur être aussi utile à cet égard que son déplaisir aurait pu leur être nuisible.

Formé pour ce genre d'intrigue comme pour tous les autres, libéral jusqu'à la profusion lorsque ses projets l'exigeaient, habile à donner à ses propositions comme à ses présens la couleur la plus plausible, le roi réussit à faire plier l'orgueil des uns sous le joug de l'intérêt, et à présenter à l'esprit des autres, patriotes véritables ou prétendus, le bien commun de la France et de la Bourgogne comme un motif ostensible, tandis que l'intérêt personnel, semblable à la roue cachée qui fait mouvoir une machine, n'agissait pas moins puissamment. Il savait connaître l'appât propre à chacun, et la manière de le présenter: il glissait ses présens dans la manche de ceux qui étaient trop fiers pour tendre la main, et il ne doutait pas que sa générosité, tombant comme la rosée, sans bruit et imperceptiblement, ne produisit en temps convenable une moisson abondante, au moins de bonne volonté, et peut-être de bons offices, en faveur du donateur. Enfin, quoiqu'il se fût depuis long-temps frayé le chemin par le moyen de ses agens, pour se procurer à la cour de Bourgogne une influence qui pût être avantageuse aux intérêts de la France, ses efforts personnels, aidés sans doute par les informations qu'il avait préalablement reçues, le conduisirent plus directement à son but en quelques heures que les instrumens qu'il avait employés jusqu'alors n'avaient pu y réussir en plusieurs années de négociations.

Il existait à la cour de Bourgogne un individu que Louis désirait particulièrement gagner, et qu'il y chercha inutilement dès qu'il y fut arrivé: c'était le comte de Crèvecœur. Bien loin d'avoir du ressentiment contre lui à cause de la fermeté qu'il avait déployée, en sa qualité d'ambassadeur, au château du Plessis, le roi n'avait trouvé dans cette conduite qu'un motif de plus pour chercher à se l'attacher, s'il était possible. Il ne fut pas très-charmé d'apprendre que le comte était parti à la tête de cent lances, et se rendait vers les frontières du Brabant, pour porter des secours à l'évêque, en cas de nécessité, soit contre Guillaume de la Marck, soit contre ses sujets mécontens. Il ne se consola qu'en pensant que cette force, jointe aux avis qu'il avait envoyés par de fidèles messagers, empêcherait qu'il n'éclatât dans ce pays des troubles prématurés, dont il prévoyait que l'explosion rendrait sa situation fort précaire.

La cour, en cette occasion, dîna dans la foret, quand l'heure de midi fut arrivée, comme c'était assez l'usage dans ces grandes parties de chasse: cet arrangement, pour cette fois, fut particulièrement agréable au duc, qui désirait se dispenser, autant qu'il le pouvait, de cette déférence solennelle et cérémonieuse qu'il était, en tout autre cas, obligé d'observer à l'égard du roi Louis. Dans le fait, la connaissance que le roi possédait des faibles de la nature humaine l'avait trompé en cette occasion. Il avait pensé que le duc se serait trouvé flatté au-delà de toute expression, de recevoir de son souverain une telle marque de condescendance et de confiance; mais il avait oublié que la dépendance où était le duché de Bourgogne de la couronne de France était en secret une mortification amère pour un prince aussi riche, aussi fier et aussi puissant que Charles, qui ne désirait certainement rien tant que de pouvoir l'ériger en royaume indépendant. La présence du roi en sa propre cour lui imposait l'obligation d'y jouer le rôle subordonné de vassal, d'accomplir divers actes de soumission et de déférence féodale, ce qui, pour un homme d'un caractère si hautain, était déroger à sa qualité de prince souverain, dont il était continuellement jaloux.

Mais quoiqu'on pût, en cette occasion, dîner sur le gazon, et mettre des barils en perce au son des cors, avec toute la liberté que permet un repas champêtre, il n'en devenait que plus nécessaire de suivre, pour le festin du soir, toutes, les lois de la plus stricte étiquette.

Des ordres préalables avaient été donnés à cet effet; et en rentrant à Péronne le roi trouva un banquet préparé avec une splendeur et une magnificence dignes de la richesse de son formidable vassal, qui possédait presque tous les Pays-Bas, alors le plus riche pays de l'Europe. Le duc était assis au haut bout d'une grande table gémissantsous le poidsd'une vaisselle d'or et d'argent, dans laquelle étaient servis les mets les plus recherchés. à sa main droite, et sur un siège plus élevé que le sien, était le roi son hôte. On voyait debout derrière lui, d'un côté, le fils du duc de Gueldres, qui remplissait les fonctions de grand-écuyer tranchant, de l'autre son fou le Glorieux, sans lequel le prince se montrait rarement; car, comme la plupart des hommes de son caractère, Charles portait à l'extrême le goût général dans toutes les cours de ce siècle pour les fous et les bouffons, trouvant dans la bizarrerie de leur infirmité morale, et dans leurs saillies, ce plaisir que son rival, plus intelligent, mais sans plus de bienveillance, riant volontiers

Et des craintes du brave, et des erreurs du sage,

Et des craintes du brave, et des erreurs du sage,

préférait tirer de l'observation des imperfections de l'humanité considérée sous un point de vue plus noble. Et en effet, s'il est vrai, comme le rapporte Brantôme, qu'un fou de cour ayant entendu Louis XI, dans un de ses accès de repentir et de dévotion, avouer qu'il avait été complice de l'empoisonnement de son frère Henri, comte de Guienne, en fit le récit, le lendemain à dîner, devant toute la cour assemblée, on peut croire que les plaisanteries des fous de profession eurent peu d'attraits pour ce monarque pendant tout le reste de sa vie.

Mais en cette occasion il ne dédaigna pourtant pas de faire attention au fou favori du duc de Bourgogne, et d'applaudir à ses reparties. Il le fit même d'autant plus volontiers, qu'il crut remarquer, que quoique la folie du Glorieux s'exprimât souvent d'une manière grossière, elle couvrait pourtant plus de finesse et de causticité que n'en avaient ordinairement les hommes de cette profession.

Dans le fait, Tiel Wetzweiler, surnommé le Glorieux, n'était nullement un fou de trempe ordinaire. C'était un grand et bel homme, qui excellait dans un grand nombre d'exercices, ce qui semblait à peine pouvoir se concilier avec une faible intelligence, puisqu'il lui avait fallu de la patience et de l'attention pour acquérir ces talens. Il suivait ordinairement le duc à la chasse et même à la guerre; et, à la bataille de Montlhéri, quand ce prince courut un grand danger, ayant été blessé à la gorge, et se trouvant sur le point d'être fait prisonnier par un chevalier français qui tenait déjà les rênes de son cheval, Tiel Wetzweiler attaqua l'assaillant avec tant de bravoure qu'il le renversa et dégagea son maître. Peut-être craignait-il que ce service ne parût trop important pour un homme de sa condition, et qu'il ne lui suscitât des ennemis parmi les chevaliers et les seigneurs qui avaient laissé au fou de la cour le soin de la personne de leur souverain; quoi qu'il en fût, au lieu de songer à se faire donner des éloges pour cet exploit, il ne chercha qu'à faire rire à ses dépens, et il fit tant de gasconnades sur tout ce qu'il avait fait dans cette bataille, que bien des gens pensèrent que le secours qu'il avait donné si à propos au duc était une circonstance imaginaire, comme tout le reste de sa narration. Ce fut à cette occasion qu'il reçut le sobriquet deGlorieux, et dès-lors il ne porta plus d'autre nom.

Le Glorieux s'habillait fort richement, et ne conservait que très-peu de chose du costume ordinaire aux gens de sa profession; encore ce peu avait-il un caractère symbolique plutôt que littéral. Au lieu d'avoir la tête rasée, il portait de longs cheveux bouclés qui venaient rejoindre une barbe bien peignée et arrangée avec soin; ses traits étaient réguliers et auraient pu même passer pour beaux, s'il n'avait eu quelque chose d'égaré dans les yeux. Une petite bande de velours écarlate, placée au haut de son bonnet, indiquait plutôt qu'elle ne représentait une crête de coq, attribut distinctif d'un fou en titre d'office. Sa marotte en ébène se terminait, suivant l'usage, par une tête de fou avec des oreilles d'âne en argent, mais si petite et taillée si délicatement, qu'à moins de l'examiner de fort près on aurait pu croire qu'il portait le bâton officiel de quelque dignité plus grave. Telles étaient, dans tout son costume, les seules marques auxquelles, on put reconnaître son emploi. à tous autres égards, il disputait de splendeur avec la plupart des seigneurs de la cour. Une médaille d'or était attachée à son bonnet; il portait au cou une belle chaîne de même métal, et ses riches habits n'étaient pas taillés d'une manière plus bizarre que ceux de ces jeunes gens qui cherchent à outrer la mode du jour.

Charles et Louis, en imitation de son hôte, adressèrent souvent la parole à ce personnage pendant le repas, et tous deux, en riant de bon cœur, montraient combien les réponses du Glorieux les amusaient.

—Pour qui sont donc ces deux places vacantes? lui demanda Charles.

—L'une d'elles tout au moins devrait m'appartenir par droit de succession, répondit le Glorieux.

—Et pourquoi cela, drôle?

—Parce qu'elles appartiennent à d'Hymbercourt et à d'Argenton, qui sont allés si loin pour donner le vol à leurs faucons, qu'ils en ont oublié leur souper. Or, ceux qui préfèrent un faucon volant, à un faisan sur la table, sont proches parens des fous, et par conséquent je devrais avoir droit à leurs places à table, comme faisant partie de leur succession mobilière.

—C'est une plaisanterie réchauffée, mon ami Tiel, mais qu'ils soient fous ou sages, les voici qui arrivent pour relever leur défaut.

D'Argenton et d'Hymbercourt entraient en ce moment dans la salle; et après avoir salué respectueusement les deux princes, ils prirent les places qui leur avaient été réservées.

—Eh bien! messieurs, leur dit le duc, il faut que votre chasse ait été bien bonne ou bien mauvaise, pour qu'elle vous ait retenus si tard? Mais quoi! sire Philippe de Comines, vous avez l'air tout abattu! d'Hymbercourt vous a-t-il gagné une grosse gageure? Vous êtes un philosophe, et vous devriez savoir mieux supporter la mauvaise fortune. Mais d'Hymbercourt a l'air tout consterné! Que veut dire ceci, messieurs? n'avez-vous pas trouvé de gibier? avez-vous perdu vos faucons? avez-vous rencontré quelque sorcière? le Chasseur Sauvage[72]s'est-il montré à vous dans la forêt? Sur mon honneur, on dirait que vous venez, non à un festin, mais à une cérémonie funèbre.

Tandis que le duc parlait, les yeux de toute la compagnie se dirigeaient sur d'Argenton et d'Hymbercourt. Ils n'étaient nullement de cette classe de gens en qui une expression de mélancolie est habituelle, et ce fut une raison pour que leur embarras et leur air décontenancé en fussent plus remarqués. L'enjouement et la gaieté qu'on devait en grande partie à de copieuses libations d'excellent vin, disparurent presque au même instant; et sans que personne pût assigner la raison de ce changement survenu tout à, coup dans la disposition générale des esprits, chacun se mît à parler à l'oreille à son voisin, comme si l'on eût été dans l'attente de quelque nouvelle étrange et importante.

—Que veut dire ce silence, messieurs? s'écria le duc en élevant la voix qu'il avait naturellement très-haute. Si vous apportez à notre banquet un air si étrange et une taciturnité qui l'est encore davantage, nous voudrions que vous fussiez restés dans les marais à chercher des hérons, des bécasses, et même des hiboux.

—Monseigneur, dit d'Argenton, comme nous revenions ici de la forêt, nous avons rencontré le comte de Crèvecœur.

—Quoi! déjà de retour du Brabant? J'espère que tout y est tranquille.

—Le comte informera lui-même Votre Altesse, dans un instant, des nouvelles qu'il apporte, dit d'Hymbercourt, car nous ne les savons que fort imparfaitement.

—Vraiment? Et où est le comte?

—Il change de costume pour se rendre près de Votre Altesse, répondit d'Hymbercourt.

—De costume! Tête-Dieu! que m'importe son costume? Je crois que vous avez conspiré avec lui pour me faire perdre l'esprit?

—Pour parler plus franchement, dit d'Argenton, les nouvelles qu'il apporte, il désire vous les communiquer dans une audience particulière.

—Tête-Dieu! sire roi, dit Charles, voilà bien comme nos conseillers nous servent toujours. S'ils peuvent attraper quelque chose qu'ils jugent de quelque intérêt pour notre oreille, ils prennent sur-le-champ un air grave, et deviennent aussi fiers de ce qu'ils portent qu'un âne l'est d'une selle neuve. Qu'on aille dire à Crèvecœur de se rendre ici sur-le-champ. Il vient des frontières de Liège; et quant ànous, du moins, dit-il en appuyant sur le pronom, nous n'avons dans ce pays aucun secret que nous ne puissions proclamer à la face du monde entier.

On s'aperçut généralement que le duc avait assez bu pour renforcer son opiniâtreté naturelle; et, quoique plusieurs de ses courtisans lui eussent volontiers fait observer que le moment n'était convenable ni pour apprendre des nouvelles, ni pour tenir conseil, cependant ils connaissaient trop bien l'impétuosité de son caractère pour se hasarder à lui faire quelque objection, et chacun resta dans l'attente des nouvelles apportées par Crèvecœur.

Quelques minutes se passèrent, pendant lesquelles le duc resta les yeux fixés sur la porte avec un air d'impatience, tandis que tous les convives avaient les leurs baissés vers la table, comme pour cacher leur inquiétude et leur curiosité. Louis seul conservait le plus grand sang-froid, et causait alternativement avec le fou et avec le grand écuyer tranchant.

Enfin Crèvecœur arriva, et dès qu'il parut le duc le salua en lui demandant d'un ton bref:—Eh bien! sire comte, quelles nouvelles de Liège et du Bradant? L'annonce de votre arrivée a banni la gaieté de notre table; mais nous espérons que votre présence va l'y ramener.

—Mon seigneur et maître, répondit Crèvecœur d'un ton ferme, mais triste, les nouvelles que j'apporte sont faites pour être entendues dans votre conseil plutôt qu'à votre table.

—Quelles sont-elles? s'écria le duc; je veux le savoir, eussiez-vous à m'annoncer la venue de l'Antéchrist. Mais je puis les deviner: les Liégeois se sont encore mutinés?

—C'est la vérité, monseigneur, dit Crèvecœur d'un air très-grave.

—Voyez-vous, reprit le duc, comme j'ai deviné sur-le-champ ce que vous hésitiez tellement à me dire! Ainsi donc ces bourgeois écervelés ont encore pris les armes? Cette nouvelle ne pouvait arriver plus à propos, ajouta-t-il en jetant sur Louis un regard plein d'amertume et de ressentiment, quoiqu'il cherchât évidemment à se modérer, puisque nous pouvons demander à notre seigneur suzerain son avis sur la manière de réprimer de tels mutins. Avez-vous encore d'autres nouvelles, comte? apprenez-nous-les; rendez-nous compte ensuite pourquoi vous n'avez pas marché vous-même au secours de l'évêque.

—Il m'en coûte, monseigneur, d'avoir à vous apprendre les autres nouvelles, et il sera affligeant pour vous de les entendre. Mon secours, celui de tous les chevaliers du monde, ne pourraient être d'aucune utilité au digne prélat: Guillaume de la Marck, uni aux Liégeois insurgés, s'est emparé de Schonwaldt, et l'a assassiné dans son propre château.

—Assassiné! répéta le duc d'une vois creuse et basse, qui fut pourtant entendue d'un bout de la salle à l'autre, tu as été trompé par quelque faux rapport, Crèvecœur; cela est impossible!

—Hélas, monseigneur, répondit le comte, je le tiens d'un témoin oculaire, d'un archer de la garde écossaise du roi de France, qui était dans la salle à l'instant où ce meurtre a été commis par ordre de Guillaume de la Marck.

—Et qui sans doute était fauteur et complice de cet horrible sacrilège, s'écria le duc en se levant et en frappant du pied avec tant de fureur qu'il brisa le marche-pied placé devant lui. Qu'on ferme les portes de cette salle! Qu'on en garde les fenêtres! Qu'aucun étranger ne bouge de sa place, sous peine de mort! Gentilshommes de ma chambre, l'épée à la main!—Et se tournant vers Louis, il avança la main lentement, mais d'un air déterminé, vers la poignée de son épée, pendant que le roi, sans montrer aucune crainte, sans même prendre une attitude défensive, lui disait froidement:

—Cette nouvelle a ébranlé votre raison, beau cousin.

—Non, répliqua le duc d'un ton terrible; mais elle a éveillé un juste ressentiment que j'avais laissé sommeiller trop long-temps par de vaines considérations de lieux et de circonstances.—Assassin de ton frère! rebelle contre ton père! tyran de tes sujets! allié traître, roi parjure, gentilhomme sans honneur! tu es en mon pouvoir, et j'en rends grâce au ciel.

—Rendez-en plutôt grâce à ma folie, dit le roi. Quand nous nous rencontrâmes, à termes plus égaux, à Montlhéri, il me semble que vous auriez voulu être plus loin de moi que vous ne l'êtes maintenant.

Le duc avait toujours la main sur la poignée de son épée; mais il ne la tira pas hors du fourreau. Il semblait qu'il ne pouvait se résoudre à en faire usage contre un ennemi qui ne lui offrait aucune résistance, et dont l'air calme ne pouvait justifier aucun acte de violence.

Cependant une confusion générale régnait dans la salle. Les portes en avaient été fermées par l'ordre du duc, et elles étaient gardées; mais plusieurs seigneurs français, quoique peu nombreux, s'étaient levés, et se disposaient à prendre la défense de leur souverain. Louis n'avait dit un mot ni au duc d'Orléans ni à Dunois depuis qu'il les avait fait sortir du château de Loches; et à peine pouvaient-ils se croire en liberté, traînés comme ils l'étaient à la suite du roi, et objets de sa méfiance et de ses soupçons plutôt que de ses égards et de son attachement. Cependant la voix de Dunois fut la première à se faire entendre au milieu du tumulte; et s'adressant au duc de Bourgogne:—Sire duc, lui dit-il, vous oubliez que vous êtes vassal de la France; et que nous, vos convives, nous sommes Français. Si vous levez la main contre notre monarque, préparez-vous aux plus violens efforts, du désespoir; car croyez-moi, nous nous abreuverons du sang de la Bourgogne comme nous venons de le faire de son vin. Courage, monseigneur d'Orléans. Et vous, gentilshommes français, rangez-vous autour de Dunois, et faites ce que vous le verrez faire.

C'est en de pareils momens qu'un roi connaît quels sont ceux de ses sujets sur qui il peut compter avec certitude. Le peu de chevaliers et de seigneurs indépendans qui avaient suivi Louis, et dont la plupart n'avaient jamais reçu de lui que des marques de dédain et de déplaisir, sans être effrayés par une force infiniment supérieure qui ne leur permettait d'espérer qu'une mort glorieuse, se rangèrent à l'instant autour de Dunois, et se frayèrent un chemin à sa suite vers le haut bout de la table où se trouvaient les deux princes.

Au contraire, ceux que Louis avait tirés du néant pour leur confier des places importantes pour lesquelles ils n'étaient pas nés ne montrèrent que froideur et lâcheté, et restant tranquillement assis, semblèrent résolus de ne pas courir au-devant de leur destin, en se mêlant de cette affaire, quoi qu'il pût arriver à leur bienfaiteur.

à la tête du parti le plus généreux et le plus fidèle était le vénérable lord Crawford, qui, avec une agilité que personne n'aurait attendue de son âge, s'ouvrit un chemin malgré toute opposition. Il est pourtant juste d'ajouter qu'il n'en éprouva guère; car, soit par point d'honneur, soit par un secret désir de prévenir le coup qui menaçait Louis, la plupart des seigneurs bourguignons s'écartèrent pour le laisser passer. Se plaçant hardiment entre le roi et le duc, Crawford enfonça sur un côté de sa tête sa toque, d'où s'échappaient quelques mèches de cheveux blancs; ses joues pâles et son front ridé reprirent les couleurs de la jeunesse; son œil flétri par l'âge brilla de tout le feu d'un jeune guerrier prêt à faire un acte de courage et de désespoir; et entourant son bras gauche du manteau attaché à son épaule, il tira son épée de la main droite.

—J'ai combattu pour son père et pour son aïeul! s'écria-t-il, et, de par saint André! quoi qu'il puisse arriver, je ne l'abandonnerai pas dans une pareille crise!

Tout ce qui vient de nous coûter quelque temps pour le raconter se passa avec la rapidité d'un éclair. à peine le duc avait-il pris une attitude menaçante, que Crawford s'était jeté entre lui et l'objet de sa vengeance, et que Dunois, entouré des seigneurs français, n'était plus qu'à quelques pas.

Le duc de Bourgogne avait toujours la main sur son épée, et il semblait se disposer à donner le signal d'une attaque générale dont le résultat aurait été infailliblement le massacre du parti le plus faible, quand Crèvecœur se jeta en avant, et s'écria d'une voix retentissante:—Monseigneur de Bourgogne, songez à ce que vous allez faire! Vous êtes chez vous. Vous êtes le vassal du roi. Ne répandez pas le sang de votre hôte sous votre toit, le sang d'un roi sur le trône que vous avez élevé pour lui, et où il s'est assis sous votre sauvegarde. Par égard pour l'honneur de votre maison, ne cherchez pas à venger un meurtre horrible par un meurtre plus horrible encore.

—Retire-toi, Crèvecœur, s'écria le duc, et laisse-moi assouvir ma vengeance. Retire-toi, te dis-je: la colère des princes est à craindre comme celle du ciel.

—Oui, répondit Crèvecœur avec fermeté; mais seulement quand elle est juste comme celle du ciel. Permettez-moi de vous supplier de maîtriser la violence de votre caractère, quelque justement irrité que vous soyez. Et vous, messeigneurs de France, votre résistance est inutile; souffrez que je vous engage à éviter tout ce qui pourrait amener une effusion de sang.

—Il a raison, dit Louis que son sang-froid n'abandonna pas dans cette crise effrayante, et qui prévoyait que si une querelle commençait, on se porterait à plus de violence dans la chaleur du moment qu'après l'examen des choses telles qu'elles étaient, si on pouvait maintenir la paix.—Mon cousin d'Orléans, mon cher Dunois, mon brave Crawford, n'amenez pas des malheurs et une effusion de sang, en vous offensant trop promptement. Notre cousin le duc est courroucé de la nouvelle de la mort d'un ami qui lui était cher, du vénérable évêque de Liège, dont nous déplorons le meurtre autant qu'il le déplore. D'anciens et malheureusement de nouveaux sujets de querelle le portent à nous soupçonner d'avoir eu quelque part à un crime qui nous fait horreur. Si notre hôte voulait nous assassiner en ce lieu même, nous son roi, nous son parent, sous la fausse supposition que nous ayons donné les mains à ce meurtre abominable, tous vos efforts n'allégeraient guère notre destin, et pourraient au contraire considérablement l'aggraver. Ainsi donc, Crawford, retirez-vous. Quand ce devraient être mes dernières paroles, je parle comme un roi à son officier, et j'exige obéissance. Retirez-vous; et si on l'exige, rendez votre épée: je vous le commande, et votre serment vous oblige à m'obéir.

—C'est la vérité, Sire, répondit Crawford en reculant, et remettant son épée dans le fourreau; oui, c'est la vérité; mais si j'étais à la tête de soixante-dix de mes braves gens, au lieu d'être chargé du même nombre d'années, sur mon honneur! je voudrais voir si l'on peut avoir raison de ces galans si pimpans avec leurs chaînes d'or et les bijoux qui brillent à leurs chapeaux.

Le duc resta assez long-temps les yeux fixés sur le plancher, et dit ensuite avec un ton d'ironie amère:—Vous avez raison, Crèvecœur: notre honneur exige que les obligations que nous avons à ce grand roi, à cet hôte honorable, à cet ami fidèle, ne soient pas payées aussi précipitamment que nous l'avions d'abord résolu dans notre colère. Nous agirons de telle sorte que toute l'Europe connaîtra la justice de nos procédés. Messeigneurs de France, il faut que vous rendiez vos armes à mes officiers. Votre maître a rompu la trêve et n'a plus droit à en profiter. Cependant, pour ménager vos sentimens d'honneur, et par respect pour la race dont il a dégénéré, nous ne demanderons pas à notre cousin Louis son épée.

—Pas un de nous, s'écria Dunois, ne rendra ses armes, et ne sortira de cette salle sans être convaincu de la sûreté de notre roi.

—Et pas un homme de la garde écossaise, ajouta lord Crawford, ne mettra bas les armes, si ce n'est par ordre du roi de France ou de son grand connétable.

—Brave Dunois, dit le roi, et vous, mon fidèle Crawford, votre zèle me nuira au lieu de m'être utile. Je compte, ajouta-t-il avec dignité, sur la justice de ma cause, plus que sur une vaine résistance qui coûterait la vie à mes meilleurs et mes plus braves sujets. Rendez vos armes: les nobles Bourguignons qui recevront ces gages honorables nous protégeront vous et moi mieux que vous ne pourriez le faire.—Rendez vos armes; c'est moi qui vous l'ordonne.

Ce fut ainsi que dans cette crise dangereuse Louis montra cette prompte décision et cette présence d'esprit admirables qui seules pouvaient lui sauver la vie. Il savait que, jusqu'à ce qu'on en vînt aux mains, il pouvait compter sur les efforts de la plupart des seigneurs bourguignons qui se trouvaient dans la salle, pour chercher à calmer la fureur de leur maître; mais que si une mêlée avait lieu, sa vie et celle du petit nombre de défenseurs qu'il avait seraient sacrifiées à l'instant même: ses ennemis les plus acharnés avouèrent pourtant que sa conduite n'offrait en ce moment rien qui sentît la bassesse ou la lâcheté. Il ne chercha pas à changer en frénésie les transports furieux du duc: mais il parut ni craindre ni conjurer sa colère, et il continua à le regarder avec cette attention calme et fixe qu'on remarque dans les yeux d'un homme brave qui observe les gestes menaçans d'un fou, et qui sait que le sang-froid et la fermeté, seront un frein suffisant pour réprimer peu à peu la rage du délire même.

Crawford, à l'ordre du roi, jeta son épée au comte de Crèvecœur.—Prenez-la, lui dit-il, et que le diable vous en donne bien de la joie. Celui à qui elle appartient légitimement n'est pas déshonoré en la rendant, car nous n'avons pas eu le champ libre pour la défendre.

—Un moment, messieurs, s'écria le duc en accens entrecoupés, comme un homme à qui la colère laisse à peine le pouvoir de s'exprimer, gardez vos armes; votre parole de ne pas vous en servir me suffira. Quant à vous, Louis de Valois, vous devez vous regarder comme mon prisonnier, jusqu'à ce que vous vous soyez justifié d'avoir été complice d'un meurtre et d'un sacrilège. Qu'on le conduise au château, dans la Tour du comte Herbert; qu'il ait avec lui six personnes de sa suite à son choix. Lord Crawford, il faut que votre garde se retire du château; on lui assignera un autre logement, un logement honorable. Qu'on lève tous les ponts-levis, et qu'on baisse toutes les herses; qu'on place une triple garde aux portes de la ville; qu'on ramène le pont de bateaux sur la rive droite de la rivière; que ma troupe de Wallons noirs entoure le château; qu'on triple le nombre des sentinelles à tous les postes. D'Hymbercourt, vous ferez faire des patrouilles à pied et à cheval autour de la ville, de demi-heure en demi-heure pendant toute la nuit, et d'heure en heure pendant la journée de demain, si toutefois cette mesure est encore nécessaire alors; car il est probable que nous ne laisserons pas vieillir cette affaire. Veillez bien sur la personne de Louis, si vous faites cas de la vie.

Il quitta la table avec le même air d'humeur et de colère, jeta sur le roi un regard d'inimitié mortelle, et sortit de l'appartement à pas précipités.

—Messieurs, dit Louis en regardant autour de lui avec dignité, le chagrin de la mort de son allié a jeté votre prince dans un accès de frénésie. J'espère que vous connaissez trop bien vos devoirs, comme nobles et comme chevaliers, pour le soutenir dans des démarches traîtreusement violentes contre la personne de son seigneur suzerain.

En ce moment on entendit dans les rues le son des tambours et des trompettes qui appelaient les soldats de toutes parts.

—Nous sommes sujets de la Bourgogne, répondît Crèvecœur, qui remplissait les fonctions de grand-maréchal de la maison du duc, et nous devons agir en conséquence. Nos espérances, nos prières et nos efforts chercheront à ramener la paix et l'union entre Votre Majesté et notre maître; mais en attendant, c'est un devoir pour nous d'exécuter ses ordres. Ces seigneurs et ces chevaliers se feront un honneur d'héberger l'illustre duc d'Orléans, le brave Dunois et le vénérable lord Crawford. Quant à moi, il faut que je sois le chambellan de Votre Majesté, et que je vous conduise dans un tout autre appartement que je ne le voudrais, me rappelant l'hospitalité que j'ai reçue au Plessis. Vous n'avez qu'à choisir votre suite, que les ordres du duc limitent à six personnes.

—En ce cas, dit le roi en regardant autour de lui, et après un moment de réflexion, je désire avoir près de moi Olivier-le-Dain, un archer de ma garde écossaise nommé le Balafré, Tristan l'Ermite, avec deux de ses gens à son choix, et mon fidèle et loyal philosophe Martius Galeotti.

—La volonté de Votre Majesté sera exécutée en tous points, répondit le comte de Crèvecœur. J'apprends, ajouta-il après avoir pris quelques informations, que Galeotti est en ce moment à souper en joyeuse compagnie, mais on va l'envoyer chercher. Les autres se rendront aux ordres de Votre Majesté à l'instant même.

—Marchons donc, dit le roi, et rendons-nous dans le nouveau logement que nous assigne l'hospitalité de notre cousin. Nous savons que la place est forte, et nous espérons qu'elle ne sera pas moins sûre.

—Avez-vous remarqué quelle suite le roi Louis a choisie? demanda le Glorieux à voix basse, au comte de Crèvecœur en suivant Louis qui sortait de la salle où s'était donné le banquet.

—Sans doute, mon joyeux compère; qu'as-tu à dire à cet égard?

—Oh! rien, absolument rien, si ce n'est que c'est un choix rare: un rufian de barbier, un coupe-jarret Écossais, le bourreau avec deux de ses gens, et un fripon de charlatan. J'irai avec vous, Crèvecœur; je veux prendre un grade dans la science de la coquinerie, en les observant pendant que vous allez les conduire. Satan aurait eu peine à convoquer un pareil synode, et il n'aurait pu en être lui-même un plus digne président.

Le fou, à qui tout était permis, prit alors le bras de Crèvecœur, et se mit à marcher avec lui, tandis qu'accompagné d'une forte escorte, mais avec toutes les marques extérieures du respect, le comte conduisait le roi vers son nouvel appartement.

«Le pauvre dort en paix, et les fronts couronnés«Ne peuvent obtenir une couche paisible.»SHAKSPEARE.Henri VI, partie II.

QUARANTEhommes d'armes portant alternativement, l'un l'épée nue, l'autre une torche allumée, formaient l'escorte ou plutôt la garde qui conduisait Louis XI de l'hôtel-de-ville de Péronne au château-fort; en entrant dans cette sombre demeure, le roi crut un moment entendre une voix qui lui donnait à l'oreille cet avis que le poète florentin a écrit sur la porte des régions infernales:

Laissez ici toute espérance[73].

Laissez ici toute espérance[73].

Peut-être quelque sentiment de remords aurait ému le cœur du roi, s'il avait songé aux victimes qu'il avait fait entasser dans ses cachots par centaines et par milliers, sur de légers soupçons, souvent même sans aucun motif, les privant sans scrupule de tout espoir de liberté, et les réduisant à maudire la vie à laquelle elles ne tenaient plus que par une sorte d'instinct animal.

La lueur des torches l'emportait sur celle de la lune, dont les rayons avaient moins d'éclat cette nuit que la précédente, et la lumière rougeâtre qu'elles répandaient sur ce vieil édifice semblait rendre encore plus sombre et plus formidable le bâtiment nommé la Tour du comte Herbert. C'était celle que Louis avait vue la veille avec une espèce de pressentiment fâcheux, et qu'il était maintenant destiné à habiter, en proie à la crainte de toutes les violences auxquelles son puissant vassal, au caractère irascible, pourrait se livrer sous ces voûtes silencieuses, si favorables au despotisme.

Les pénibles sensations du roi ne firent que s'accroître quand il aperçut, en traversant la cour, deux ou trois cadavres sur lesquels on avait jeté à la hâte une capote de soldat; et il ne fut pas long-temps à reconnaître l'uniforme des archers de sa garde écossaise. Le détachement qui était de garde près de l'appartement du roi, comme le comte de Crèvecœur l'en informa, avait refusé de quitter son poste; une querelle s'en était suivie entre eux et les Wallons noirs du duc, et avant que les officiers des deux corps eussent pu rétablir l'ordre, plusieurs d'entre eux avaient été tués.

—Mes braves et fidèles Écossais! s'écria le roi en voyant ce triste spectacle, si vous aviez eu à combattre homme à homme, ni la Flandre ni la Bourgogne n'auraient pu fournir de champions en état de vous résister.

—Sans doute, dit le Balafré qui marchait derrière le roi; mais Votre Majesté n'ignore pas que le nombre l'emporte sur le courage. Il y a peu de gens qui puissent faire face à plus de deux ennemis à la fois. Moi-même je ne me soucierais guère d'avoir à en combattre trois, à moins que le devoir ne l'exigeât, auquel cas il ne s'agit plus de compte.

—Es-tu là, ma vieille connaissance? dit le roi. J'ai donc encore près de moi un sujet fidèle?

—Et un fidèle ministre, soit dans vos conseils, soit dans les devoirs qu'il a à remplir près de votre personne royale, dit Olivier-le-Dain d'une voix mielleuse.

—Nous sommes tous fidèles, dit Tristan l'Ermite d'un ton brusque; car si le duc vous fait périr, il ne laissera la vie à aucun de nous, quand même nous désirerions la conserver.

—Voilà ce que j'appelle une bonne garantie de fidélité, dit le Glorieux, qui, comme nous l'avons déjà dit, et avec la légèreté d'esprit qui caractérise un cerveau dérangé, s'était mis de la compagnie.

Pendant ce temps, le vieux sénéchal, appelé à la hâte, faisait de pénibles efforts pour tourner une clef pesante dans la serrure de la porte de cette vieille prison gothique, qui semblait s'ouvrir à regret; et il fut obligé de recourir à l'aide d'un des gardes de Crèvecœur. Quand elle fut ouverte, six hommes entrèrent avec des torches, et montrèrent le chemin par un passage étroit et tournant, commandé, de distance en distance, par des meurtrières et des barbacanes pratiquées dans l'épaisseur des murs. Au bout de ce passage était un escalier digne de faire suite, et dont les marches étaient de gros blocs de pierre grossièrement taillés à coups de marteau, et de hauteur inégale. Elles se terminaient à une porte en fer qui conduisait à ce qu'on appelait la grande salle de la tour, où la lumière pénétrait à peine, même en plein jour, car elle n'y arrivait que par des ouvertures que l'épaisseur excessive des murailles faisait paraître encore plus étroites, et qui ressemblaient à des crevasses plutôt qu'à des fenêtres. Sans la lueur des torches, il y aurait régné en ce moment une obscurité complète. Deux ou trois chauves-souris, ou autres oiseaux de mauvais augure, réveillés par cette clarté inaccoutumée, voltigèrent autour des lumières et menacèrent de les éteindre, tandis que le sénéchal s'excusait auprès du roi de ce que les grands appartemens de la tour n'étaient pas en meilleur ordre. Il fit valoir le peu de temps qui lui avait été donné pour les préparer, en ajoutant que, dans le fait, cet appartement n'avait pas servi depuis vingt ans, et qu'il avait été même habité très-rarement, à ce qu'il avait entendu dire, depuis le temps de Charles-le-Simple.

—De Charles-le-Simple! répéta Louis; oh! je connais à présent l'histoire de cette tour. C'est ici qu'il fut assassiné par la trahison de son perfide vassal Herbert, comte de Vermandois: ainsi le racontent nos annales. Je savais qu'il y avait, relativement au château de Péronne, une tradition dont je ne me rappelais pas les circonstances. Ainsi donc, c'est ici qu'un de mes prédécesseurs a été assassiné!

—Non pas, Sire, non pas exactement ici, dit le vieux sénéchal, qui s'avançait avec l'empressement d'uncicéronecharmé de pouvoir faire l'histoire des curiosités qu'il montre;—c'est un peu plus loin, dans un cabinet qui donne dans la chambre à coucher de Votre Majesté.

Il ouvrit à la hâte une porte placée à l'autre bout de l'appartement, et qui conduisait dans une chambre à coucher assez petite, comme c'était l'usage dans ces vieux bâtimens, mais qui, par cela même, était plus commode que la grande salle. On y avait fait précipitamment quelques préparatifs pour recevoir le roi. Après en avoir caché les murs avec une tapisserie, on avait allumé du feu dans une cheminée qui n'avait pas été chauffée depuis bien des années, et l'on avait jeté à terre deux matelas pour ceux qui, suivant la coutume, devaient passer la nuit dans la chambre du roi.

—Je vais faire préparer des lits dans l'antichambre pour le reste de votre suite, Sire, dit le vieux sénéchal; je prie Votre Majesté de m'excuser: j'ai eu si peu de temps pour faire mes dispositions! Maintenant, s'il plaît à Votre Majesté de passer par la petite porte que couvre la tapisserie, elle se trouvera dans ce petit cabinet, pratiqué dans l'épaisseur du mur, où Charles perdit la vie. Un passage secret communique au rez-de-chaussée par où montèrent les hommes chargés de le mettre à mort. Votre Majesté, dont j'espère que la vue est meilleure que la mienne, pourra encore distinguer les marques du sang sur le plancher, quoique cinq cents ans se soient écoulés depuis cet événement. En parlant ainsi, il cherchait à ouvrir la petite porte dont il parlait.

—Attends, vieillard, lui dit le roi en lui retenant le bras, attends encore un peu. Tu pourras avoir une histoire plus récente à raconter, des traces de sang plus fraîches à montrer. Qu'en dites-vous, comte de Crèvecœur?

—Tout ce que je puis vous dire, Sire, répondit le comte, c'est que cet appartement est à la disposition de Votre Majesté, comme celui que vous occupez dans votre château du Plessis, et que la garde extérieure en est confiée à Crèvecœur, nom qui n'a jamais été souillé par un soupçon de trahison ou d'assassinat.

—Mais le passage secret dont parte ce vieillard? dit Louis à voix basse et d'un ton d'inquiétude, en serrant d'une main le bras de Crèvecœur, tandis que de l'autre il lui montrait la porte du petit cabinet.

—C'est quelque rêve de Mornay, dit Crèvecœur, quelque vieille et absurde tradition de ce château; mais je vais m'en assurer.

Il allait ouvrir la porte, quand Louis le retenant, lui dit:

—Non, Crèvecœur, non: votre honneur est une garantie qui me suffit. Mais que veut faire de moi votre duc? Il ne peut espérer de me garder long-temps prisonnier, et... en un mot, Crèvecœur, dites-moi ce que vous en pensez...

—Sire, répondit le comte, Votre Majesté peut juger elle-même quel ressentiment doit avoir conçu le duc de Bourgogne de l'horrible assassinat d'un de ses alliés, d'un de ses proches parens; et vous seul pouvez savoir quel droit il a de s'imaginer que les auteurs de ce crime y aient été excités par les émissaires de Votre Majesté. Mais mon maître a une noblesse de caractère qui le rend incapable de toute trahison, même au plus fort de sa colère. Quoi qu'il puisse faire, il le fera à la face du jour, en face des deux peuples. Et je dois ajouter que le désir de tous les conseillers qui l'entourent, à l'exception peut-être d'un seul, sera qu'il se conduise en cette occasion avec autant de modération et de générosité que de justice.

—Ah! Crèvecœur, dit Louis en prenant la main du comte, comme s'il eût été affecté par quelque souvenir pénible, qu'il est heureux, le prince qui a près de sa personne, des conseillers capables d'opposer un frein à ses passions et à sa colère! Leurs noms seront écrits en lettres d'or dans l'histoire de son règne. Noble Crèvecœur, que n'ai-je eu le bonheur d'avoir près de moi un homme tel que toi!

—En ce cas, dit le Glorieux, le premier soin de Votre Majesté aurait été de s'en débarrasser bien vite.

—Ah! ah! sire de la Sagesse, es-tu donc ici? dit Louis et se retournant et en quittant à l'instant le ton pathétique avec lequel il parlait à Crèvecœur, pour en prendre avec facilité un autre qui ressemblait presque à de la gaieté;—nous as-tu donc suivis jusqu'ici?

—Oui, Sire: la Sagesse doit suivre en vêtemens bigarrés, quand la Polie marche en avant sous la pourpre.

—Comment dois-je entendre ceci, sire Salomon? voudrais-tu changer de place avec moi?

—Non, sur ma foi, Sire, quand même vous me donneriez cinquante couronnes en retour.

—Et pourquoi donc? Comme sont les princes aujourd'hui, il me semble que je pourrais me contenter de t'avoir pour roi.

—Fort bien, Sire, mais la question est de savoir si, jugeant de l'esprit de Votre Majesté d'après le logement que vous occupez ici, je ne serais pas honteux d'avoir un fou si peu clairvoyant.

—Silence! drôle, dit le comte de Crèvecœur: vous donnez trop de liberté à votre langue.

—Laissez-le parler, dit le roi; je ne connais pas de sujet de raillerie mieux trouvé et plus juste que les sottises de ceux qui ne devraient pas en faire. Tiens, mon judicieux ami, prends cette bourse d'or, et reçois en même temps l'avis de ne jamais être assez fou pour te croire plus sage que les autres. Maintenant voudrais-tu me rendre le service de t'informer où est mon astrologue Martius Galeotti, et de me l'envoyer ici sans délai?

—Je m'en charge, Sire, répondit le fou, et je suis sûr que je le trouverai chez Jean Doppletbur, car les philosophes savent aussi-bien que les fous où se vend le meilleur vin.

—J'espère, comte, dit Louis, que vous voudrez bien donner ordre à vos gardes de laisser entrer ce docte personnage.

—Il n'y a nulle difficulté à ce qu'il entre, Sire, répondit Crèvecœur; mais je suis fâché d'être obligé d'ajouter que mes instructions ne me permettent de laisser sortir personne de l'appartement de Votre Majesté. Je souhaite à Votre Majesté une bonne nuit, ajouta-t-il, et je vais prendre des mesures pour que les personnes de votre suite se trouvent plus à l'aise dans l'antichambre.

—Soyez sans inquiétude à cet égard, sire comte, dit le roi, ce sont des gens habitués à une vie dure; et pour vous dire la vérité, à l'exception de Galeotti, que je désire voir, je voudrais avoir cette nuit aussi peu de communications à l'extérieur que vos instructions le permettent.

—Elles sont, répondit Crèvecœur, de laisser Votre Majesté en possession paisible de son appartement. Tels sont les ordres de mon maître.

—Votre maître, comte de Crèvecœur, dit Louis, et que je pourrais aussi nommer le mien, est un très-gracieux maître. Mon royaume est un peu circonscrit en ce moment, puisqu'il ne consiste qu'en une chambre à coucher et une antichambre; mais il est assez grand pour les sujets qui me restent.

Le comte de Crèvecœur prit congé du roi, et un moment après, Louis entendit le bruit des sentinelles qu'on plaçait à leur poste, des officiers qui leur donnaient le mot d'ordre et la consigne, et des soldats qu'on relevait de garde. Enfin le silence succéda, et l'on n'entendit plus que le murmure sourd des eaux troubles et profondes de la Somme qui baignaient les murs du château.

—Retirez-vous dans l'antichambre, mes maîtres, dit Louis à Olivier et à Tristan; mais ne vous endormez pas, et tenez-vous prêts à recevoir mes ordres, car nous aurons encore quelque chose à faire cette nuit, et quelque chose d'important.

Tristan et Olivier retournèrent dans l'antichambre, ou le Balafré était resté avec les deux officiers du grand prévôt, pendant qu'ils avaient suivi leur maître dans sa chambre. Ils avaient allumé un grand feu de fagots, qui servait en même temps à éclairer et à chauffer l'appartement; enveloppés de leurs manteaux, ils s'étaient étendus par terre; dans diverses attitudes annonçant l'inquiétude et l'abattement de leur esprit. Tristan et Olivier ne virent rien de mieux à faire que de suivre leur exemple; et comme ils n'avaient jamais été grands amis dans les jours de leur prospérité, aucun d'eux ne voulait prendre l'autre pour confident dans cet étrange et soudain revers de fortune. Toute la compagnie resta donc plongée dans le silence et la consternation.

Cependant leur maître était demeuré seul, en proie à des tourmens capables de servir d'expiation à quelques-uns de ceux qui avaient été infligés par son ordre. Tantôt il se promenait d'un pas inégal, tantôt il s'arrêtait en joignant les mains: en un mot, il s'abandonnait à une agitation que personne ne savait mieux que lui réprimer en public. Enfin, se plaçant devant la petite porte désignée par le vieux Mornay comme conduisant au théâtre du meurtre d'un de Ses prédécesseurs, il se tordit les mains, et exprima ses sentimens sans contrainte dans le monologue suivant, qu'il interrompit plusieurs fois:

—Charles-le-Simple! Charles-le-Simple! Et quel surnom la postérité donnera-t-elle à Louis XI, dont le sang rafraîchira probablement bientôt les taches du tien? Louis-le-Fou, Louis-l'idiot, Louis-l'infatué! Ce sont des épithètes trop douces pour montrer mon extrême imbécillité. Croire que ces têtes chaudes de Liégeois, à qui la rébellion est aussi nécessaire que le pain qui les nourrit, resteraient un moment en repos! penser que le féroce Sanglier des Ardennes interromprait un instant sa carrière de violences et de sanguinaire férocité! m'imaginer que je pourrais faire entendre à Charles de Bourgogne le langage de la raison et de la sagesse, avant d'avoir essayé le pouvoir de mes exhortations sur un taureau sauvage! Fou, double fou que j'étais! Mais ce scélérat de Galeotti ne m'échappera pas; il a eu la principale main à tout ceci, et j'en puis dire autant de ce vil prêtre, de ce détestable La Balue. Si jamais je puis me tirer de ce danger, je lui arracherai son chapeau de cardinal, dût la peau de son crâne y rester attachée. Mais l'autre traître est entre mes mains; je suis encore assez roi, j'ai un empire encore assez grand, pour punir un charlatan, un imposteur, un empirique, un astrologue menteur, qui a fait de moi et un prisonnier et une dupe!—La conjonction des constellations! oui, la conjonction! il m'a conté des sornettes dignes d'être adressées à une tête de mouton bouillie, et j'ai été assez idiot pour me persuader que je les comprenais! N'importe! nous verrons tout à l'heure ce que cette conjonction a réellement prédit; mais faisons d'abord nos dévotions. Au-dessus de la porte du petit cabinet, et peut-être en mémoire de l'événement dont il avait été le théâtre, était une niche contenant un crucifix grossièrement taillé en pierre. Le roi fixa les yeux sur cette image, fit un mouvement comme pour s'agenouiller devant elle, et s'arrêta, tout à coup, comme s'il eût craint de faire participer cet emblème religieux aux principes de la politique mondaine, et qu'il eût regardé comme une témérité de lui adresser des prières avant de s'être assuré quelque puissant intercesseur. Il se détourna donc du crucifix, comme s'il se fût jugé indigne de le contempler, ôta son chapeau, fit la revue des images de plomb qui le garnissaient, et choisissant celle qui représentait Notre-Dame de Cléry, il se mit à genoux devant elle, et lui adressa la prière extraordinaire ci-après. On ne manquera pas d'y remarquer que sa grossière superstition considérait jusqu'à un certain point Notre-Dame de Cléry comme un être différent de Notre-Dame d'Embrun, pour laquelle il avait une dévotion toute particulière, et à qui il adressait souvent ses vœux.

—Douce Notre-Dame de Cléry, s'écria-t-il en joignant les mains et en se frappant la poitrine, bienheureuse mère de merci, toi qui es toute-puissante auprès de la Toute-Puissance, prends pitié de moi, pauvre pécheur. Il est vrai que je t'ai un peu négligée pour ta bienheureuse sœur d'Embrun; mais je suis roi, mon pouvoir est grand, ma richesse sans bornes; et si elle ne suffisait pas, j'imposerais une double gabelle sur mes sujets, plutôt que de ne pas vous payer mes dettes à toutes deux. Ouvre ces portes de fer; comble ces larges fossés, tire-moi de ce danger pressant comme une mère qui conduit son enfant. Si j'ai donné à ta sœur le commandement de mes gardes, tu auras la grande et riche province de Champagne, dont les vignobles verseront l'abondance dans ton couvent. J'avais promis cette province à mon frère Charles; mais il est mort, comme tu le sais, empoisonné par ce méchant abbé d'Angely, que je punirai si la vie m'est laissée; je l'avais déjà promis, mais pour cette fois je tiendrai ma parole. Si j'ai eu quelque connaissance de ce crime, sois bien sûre, ma très-chère patronne, que c'était parce que je ne voyais pas de meilleur moyen pour réprimer les mécontens dans mon royaume. Ne porte pas cette vieille dette à mon compte; mais sois ce que tu as toujours été, douce, bonne, flexible aux prières. Sainte Mère de Dieu, intercède auprès de ton fils pour qu'il me pardonne tous mes péchés passés, et celui, qui n'enest qu'un bien petit, qu'il faut que je commette cette nuit. Ce n'est pas même un péché, chère Notre-Dame de Cléry: non, ce n'en est pas un, c'est un acte de justice privée; car le scélérat est le plus grand imposteur qui ait jamais versé le mensonge dans l'oreille d'un prince; et d'ailleurs il a du penchant pour l'infâme hérésie des Grecs. Il n'est pas digne de ta protection: abandonne-le-moi, et regarde comme une bonne œuvre ce que je vais faire, car c'est un nécromancien et un sorcier, qui ne mérite pas que tu t'occupes de lui; un chien dont la vie ne doit pas être de plus d'importance à tes yeux que l'extinction d'une étincelle qui tombe de la mèche d'une chandelle, ou qui saute du feu. Ne songe pas à cette bagatelle, bonne et douce Notre-Dame; ne pense qu'aux moyens de me sauver de ce danger. Je te donne ma parole royale, devant ta bienheureuse image, que je te tiendrai ma promesse relativement au comté de Champagne; et ce sera la dernière fois que je t'importunerai pour quelque affaire de sang, vu que tu as le cœur si compatissant et si tendre[74].

Après avoir fait ce compromis extraordinaire avec l'objet de son culte, Louis récita avec tous les signes extérieurs d'une vive dévotion, les sept Psaumes de la Pénitence, un certain nombre d'ave, et d'autres prières spécialement consacrées à la Vierge. Il se releva ensuite, persuadé qu'il avait mis de son côté l'intercession de la Mère de Dieu; d'autant plus, comme il ne manqua pas d'en faire la réflexion politique, que la plupart des péchés pour lesquels il avait imploré sa médiation en d'autres circonstances étaient d'un caractère tout différent, et que, par conséquent, Notre-Dame de Cléry ne devait pas le regarder comme un meurtrier habituel et endurci; ce qu'auraient pu faire les autres saints qu'il avait pris plus souvent pour confidens de ce genre de crime.

Après avoir ainsi purgé sa conscience, ou plutôt l'avoir blanchie comme un sépulcre, le roi ouvrit la porte de sa chambre et appela le Balafré.

—Mon brave, lui dit-il, tu m'as servi long-temps, et tu n'as eu que bien peu d'avancement. Je suis ici dans une circonstance où j'ai devant les yeux la mort aussi-bien que la vie, et je ne voudrais pas mourir sans payer, autant que les saints m'en laissent le pouvoir, les dettes de ma reconnaissance, en laissant un ami sans récompense et un ennemi sans punition. Or, j'ai un ami à récompenser, et c'est toi; et un ennemi à punir, c'est ce scélérat, ce traître infâme, ce Galeotti, qui par ses impostures et ses mensonges spécieux m'a livré au pouvoir de mon ennemi mortel, comme un boucher conduit un agneau à la tuerie.

—Je l'appellerai en défi, répondit le Balafré; le duc de Bourgogne est trop ami des gens d'épée pour nous refuser un champ clos et un espace raisonnable; et si Votre Majesté vit assez long-temps, et qu'elle jouisse d'assez de liberté, elle me verra soutenir sa querelle et la venger de ce philosophe autant qu'elle peut le désirer.

—Je connais ta bravoure et ton dévouement à mon service; mais ce traître connaît parfaitement le maniement des armes, et je ne voudrais pas risquer ta vie, mon brave.

—N'en déplaise à Votre Majesté, je ne serais point brave, Sire, si j'hésitais à faire face à un homme plus redoutable que lui. Il serait beau vraiment que moi, qui ne sais ni lire ni écrire, j'eusse peur d'un gros lourdaud qui n'a presque fait que cela toute sa vie!

—N'importe: notre bon plaisir n'est pas que tu hasardes ta vie, Balafré. Ce traître va arriver ici par notre ordre; tu n'as besoin que de t'approcher de lui, et de le frapper sous la cinquième côte. Tu m'entends?

—Oui, sans doute, Sire; mais Votre Majesté me permettra de lui dire que c'est un genre d'opération auquel je ne suis nullement habitué. Je ne saurais pas tuer un chien, à moins que ce ne fût dans le feu d'un combat, d'une poursuite ou d'un défi.

—Comment! Tu ne prétends pas avoir le cœur bien tendre, j'espère, toi qui, comme on me l'a rapporté, as toujours été le premier à monter à l'assaut, et à profiter de tous les avantages que pouvaient offrir la prise d'une place aux cœurs de fer et aux bras prompts à frapper?

—Le glaive à la main, Sire, je n'ai jamais craint ni épargné vos ennemis. Un assaut est une affaire sérieuse; on y court des risques qui échauffent le sang; et, de par saint André! il faut ensuite quelques heures pour qu'il se refroidisse; c'est là ce que j'appelle une excuse légitime du pillage. Dieu veuille nous prendre en pitié, nous autres pauvres soldats: le danger nous fait tourner la tête, et nous la perdons encore davantage après la victoire. J'ai entendu parler d'une légion tout entière qui n'était composée que de saints: ils devraient bien s'occuper tous à prier et à intercéder pour le reste de l'armée et pour tout ce qui porte le panache, la cuirasse et l'épée. Mais ce que Votre Majesté me propose est hors de ma route, quoique je convienne qu'elle est assez large. Quant à l'astrologue, s'il est coupable de trahison, qu'il meure de la mort d'un traître; je n'aurai rien à démêler avec lui. Votre Majesté a dans l'antichambre son grand prévôt et deux de ses agens; une pareille expédition leur convient mieux qu'à un gentilhomme Écossais qui a un rang dans l'armée.

—Je crois que tu as raison, Balafré; mais du moins il est de ton devoir d'assurer l'exécution de ma juste sentence, d'empêcher qu'on n'y apporte interruption.

—Je défendrai la porte contre tout Péronne, Sire. Votre Majesté ne doit pas douter de ma loyauté en tout ce qui peut se concilier avec ma conscience, et je puis vous assurer qu'elle est assez large pour ma propre convenance et pour le service de Votre Majesté; car, certaines choses que j'ai faites pour vous, j'aurais plutôt avalé la poignée de mon poignard, que de les faire pour tout autre.

—N'en parlons plus, et écoute moi: quand Galeotti sera entré et que la porte sera refermée, tu t'y mettras en faction, le sabre à la main, et tu ne laisseras entrer personne. Voilà tout ce que j'exige de toi. Retourne dans l'antichambre, et envoie-moi le grand prévôt.

Le Balafré se retira, et, un moment après, Tristan l'Ermite entra dans la chambre du roi.

—Eh bien! compère, lui dit le roi, que penses-tu de notre situation?

—Que nous ressemblons à gens condamnés à mort, répondit le grand prévôt, à moins que le duc ne nous envoie un sursis.

—Sursis ou non, il faut que celui qui nous a fait tomber dans ce piège parte avant nous, comme notre maréchal-des-logis, pour préparer notre place dans l'autre monde, dit le roi avec un sourire sombre et féroce. Tristan, tu as exécuté bien des actes de bonne justice;finisje devrais dire,funis coronat opus[75]; il faut que tu me serves jusqu'à la fin.

—C'est bien ce que j'entends faire, Sire: si je ne suis pas un beau parleur, du moins je suis reconnaissant, et tant que je vivrai, le moindre mot de Votre Majesté sera une sentence de condamnation aussi irrémissible, aussi littéralement exécutée que lorsque vous étiez assis sur votre trône. Je remplirai mes devoirs entre ces murs et partout ailleurs; on fera ensuite de moi tout ce qu'on voudra, je m'en soucie peu.

—C'est ce que j'attendais de toi, mon cher compère; mais as-tu de bons aides? Le traître est un gaillard vigoureux; il criera de toutes ses forces, sans doute, au secours. L'Écossais ne fera que garder la porte, et il est fort heureux que j'aie pu l'y déterminer à force de flatteries et de cajoleries. Olivier n'est bon qu'à mentir, à flatter, et à suggérer des conseils dangereux; et, ventre-saint-Dieu! je crois plus probable qu'il ait un jour la corde autour du cou lui-même, que d'être chargé de l'attacher au cou d'un autre. Croyez-vous avoir les gens et les moyens convenables pour faire courte et bonne besogne?

—J'ai avec moi Trois-Échelles et Petit-André, gens si habiles dans leur métier, que sur trois hommes ils en pendraient un avant que les deux autres s'en aperçussent, et nous avons résolu, eux et moi, de vivre et de mourir avec Votre Majesté, sachant fort bien que si vous n'existiez plus, il ne nous resterait guère plus de temps à vivre que nous n'en accordons à nos patiens. Mais quel est le sujet qui doit maintenant nous passer par les mains? J'aime à être sûr de mon homme; car, comme il plaît à Votre Majesté de me le rappeler quelquefois, il m'est arrivé de temps en temps de me tromper, et de prendre, au lieu du criminel, quelque honnête laboureur qui n'avait pas offensé Votre Majesté.

—C'est la vérité. Apprends donc, Tristan, que le condamné est Martius Galeotti... Tu parais surpris; la chose est pourtant comme je te le dis. C'est ce traître qui, par ses fausses prédictions, m'a déterminé à venir ici, parce qu'il voulait nous livrer sans défense entre les mains du duc de Bourgogne.

—Mais non sans vengeance, s'écria Tristan: quand ce devrait être le dernier acte de ma vie, je m'attacherai à lui comme une guêpe expirante, dussé-je être écrasé l'instant d'après.

—Je connais ta fidélité, dit le roi, et je sais que, comme tous les gens de bien, tu trouves du plaisir à t'acquitter de ton devoir; car la vertu, disent les savans, trouve sa récompense en elle-même. Mais va-t'en; et prépare les sacrificateurs; car la victime n'est pas loin.

—Votre gracieuse Majesté désire-t-elle que le sacrifice ait lieu en sa présence? demanda Tristan.

Louis n'accepta pas cette offre, mais il chargea son grand prévôt de tout disposer pour exécuter ponctuellement ses ordres à l'instant où l'astrologue sortirait de sa chambre à coucher:—Car je veux voir ce scélérat encore une fois, dit le roi, quand ce ne serait que pour observer comment il se conduira en face du maître qu'il a conduit dans le piège. Je ne serais pas faché de voir la crainte de la mort effacer les couleurs de ses joues enluminées, et ternir l'éclat de cet œil dont le sourire était si vif quand il me trahissait. Oh! que n'ai-je également en mon pouvoir celui dont les conseils ont aidé ses pronostics! Mais si j'échappe à ce danger..., prenez garde à votre pourpre, monseigneur le cardinal! Rome même ne sera pas en état de vous sauver, soit ainsi parlé sans offenser saint Pierre ni la bienheureuse Notre-Dame de Cléry, qui est toute miséricorde,—Eh bien! qu'attends-tu? va préparer tes gens. Le traître peut arriver à chaque instant. Fasse le ciel qu'il ne conçoive pas d'inquiétude! S'il ne venait pas, ce serait une cruelle contrariété! Mais va-t'en donc, Tristan! tu n'avais pas coutume d'être si lent à t'acquitter de tes fonctions!

—Au contraire, Sire, car Votre Majesté avait coutume de dire que j'allais trop vite en besogne; que je me méprenais sur vos royales intentions, et prenais un sujet pour un autre. Je voudrais donc que Votre Majesté me donnât un signe auquel je pusse reconnaître, quand Galeotti vous quittera, que vos intentions sont toujours les mêmes, car je vous ai vu deux ou trois fois changer d'avis, et me reprocher de m'être trop pressé.

—Créature soupçonneuse! je te dis que ma résolution est invariable. Au surplus, pour mettre fin à tes remontrances, fais bien attention à ce que je dirai à ce drôle en le quittant. Si je lui dis:—Ily a un ciel au-dessus de nous, fais ta besogne. Si au contraire je lui dis:—Allez en paix, ce sera un signe que j'aurai changé d'avis.

—Je crois que dans tout mon emploi il n'y a personne qui ait le cerveau plus bouché que moi, Sire; permettez-moi de répéter. Si vous lui dites d'aller en paix, ce sera un signe que je dois me mettre à l'ouvrage; si...

—Et non, idiot, non; en ce cas tu n'auras rien à faire; mais si je lui dis: Il y a un ciel au-dessus de nous, tu rapprocheras sa tête de deux ou trois pieds des planètes qu'il connaît si bien.

—Je ne sais trop si nous en aurons les moyens ici.

—Eh bien! si tu ne peux en rapprocher sa tête, tu l'en éloigneras. Qu'importe la manière?

—Et le corps, qu'en ferons-nous?

—Réfléchissons un instant. Les fenêtres de l'antichambre sont trop étroites, mais celle-ci est assez large. Vous le jetterez dans la Somme, et vous attacherez sur sa poitrine un papier avec ces mots:—Laissez passer la justice du roi.—Les officiers du duc pourront le pêcher si bon leur semble.

Le grand prévôt quitta l'appartement de Louis et appela, ses deux aides dans un coin de l'antichambre, pour y tenir conseil. Trois-Échelles ayant attaché une torche à la muraille pour les éclairer, ils causèrent à voix basse, quoiqu'ils ne courussent guère le risque d'être entendus, soit par Olivier, qui semblait plongé dans un abattement complet, soit par le Balafré, qui dormait profondément.

—Camarades, dit Tristan à ses deux ministres, vous vous imaginiez peut-être que notre vocation était finie, et qu'au lieu d'avoir à remplir notre ministère sur les autres, il était plus vraisemblable que nous jouerions nous-mêmes à notre tour le rôle de patiens; mais courage, mes amis, notre gracieux maître nous fournit encore une noble occasion d'exercer nos talens, et il faut ici les déployer bravement, en hommes qui désirent vivre dans l'histoire.

—Je devine ce que c'est, dit Trois-Échelles; notre patron est comme les anciens césars de Rome, qui, réduits à l'extrémité, ou se voyant, comme nous dirions, au pied de l'échelle, choisissaient parmi les ministres de leur justice quelque serviteur éprouvé, pour épargner à leur main novice quelque tentative maladroite contre leur personne sacrée. C'était une bonne coutume pour des païens, mais comme bon catholique, je me ferais conscience de porter la main sur le roi très-chrétien.

—Vous êtes trop scrupuleux, confrère, dit Petit-André. Si le roi donne l'ordre de sa propre exécution, je ne vois pas comment nous pourrions nous dispenser d'y obtempérer. Celui qui vit à Rome doit obéir au pape. Les gens du grand prévôt doivent exécuter les ordres de leur maître comme lui-même ceux du roi.

—Silence, drôles! dit Tristan: il n'est pas question ici de la personne du roi; il ne s'agit que de celle de cet hérétique grec, de ce païen, de ce sorcier mahométan, Martius Galeotti.

—Galeotti, dit Petit-André; rien n'est plus naturel. Je n'ai jamais connu un de ces charlatans, de ces faiseurs de tours, passant leur vie à danser sur une corde tendue, qui ne l'ait terminée par une dernière gambade au bout d'une corde plus lâche.—Tchick!

—Mon seul regret, dit Trois-Échelles en levant les yeux au ciel, c'est que cette pauvre créature va mourir sans confession.

—Bah! bah! répliqua Tristan, c'est un hérétique, un nécromancien; l'absolution de tout un couvent de moines ne pourrait le sauver. D'ailleurs tu ne manques pas d'invention en ce genre, Trois-Échelles, et tu as tout ce qu'il faut pour lui servir de père spirituel, si tu le veux. Mais ce qui est plus important, c'est que je crois qu'il faudra que vous fassiez usage du poignard, mes maîtres, car vous n'avez pas ici les instrumens nécessaires à votre profession.

—à Notre-Dame de l'île de Paris ne plaise que les ordres du roi me trouvent jamais au dépourvu, dit Trois-Échelles. Je porte toujours sur moi un cordon de Saint-François qui me fait quatre fois le tour du corps, et à l'un des bouts est un joli nœud coulant; car je suis de la confrérie de Saint-François, et je pourrai en porter, le froc quand je seraiin extremis,—grâce à Dieu et aux bons pères de Saumur.

—Et moi, dit Petit-André, j'ai toujours en poche une bonne poulie, et un gros clou à vis, afin de pouvoir exercer mes fonctions sans embarras, dans le cas où nous nous trouverions en quelque lieu où les arbres seraient rares et n'auraient que des branches à trop de distance de la terre.

—Voilà qui est bien, dit le grand prévôt; vous n'avez qu'à attacher la poulie à cette poutre au-dessus de la porte, après quoi vous y passerez la corde. Quand Galeotti sortira de la chambre du roi, vous la lui ajusterez lestement sous le menton, pendant que je l'occuperai en causant avec lui, et puis...

—Et puis nous hisserons la corde, ajouta Petit-André; et tchick! notre astrologue sera dans le ciel, en ce sens qu'il n'aura plus un pied sur terre.

—Mais, dit Trois-Échelles en jetant les yeux vers la cheminée, est-ce que ces messieurs ne feront pas un noviciat dans notre profession, en nous donnant un coup de main?

—Non, non, répondit Tristan: le barbier n'est fort que pour imaginer le mal, et il le laisse exécuter aux autres; quant à l'Écossais, il gardera la porte pendant que nous serons occupés d'une opération à laquelle il n'a ni assez d'esprit ni assez de dextérité pour prendre part. Chacun son métier.

Avec une activité et une sorte de plaisir qui leur faisaient oublier la situation précaire dans laquelle ils se trouvaient eux-mêmes, les dignes exécuteurs des ordres du grand prévôt disposèrent leur poulie et leur corde pour exécuter la sentence rendue contre Galeotti par le monarque captif, paraissant satisfaits que leur dernière action pût être si bien d'accord avec la teneur de toute leur vie. Tristan l'Ermite regardait leurs préparatifs avec un air de contentement: Olivier ne faisait aucune attention à eux, et si Ludovic Lesly fut éveillé par le bruit de leurs dispositions préalables, il pensa qu'ils s'occupaient d'affaires tout-à-fait étrangères à ses devoirs, et dont on ne pouvait, sous aucun point de vue, le considérer comme responsable.


Back to IndexNext