Marguerite acceptait, souhaitait même ardemment que Roger se mît entre elle et la tentation de retrouver Albert, mais elle n’avait pas encore mesuré la force de son propre désir, et elle sentait vaguement que le calme nouveau qui l’entourait était précaire.
Ils s’étaient d’abord arrêtés à Cannes, et ce changement total, la beauté du ciel, la légèreté de l’air, avaient eu sur la jeune femme l’effet le plus bienfaisant. Endolorie, elle se laissait pour ainsi dire bercer sur le cœur de son mari, tellement allégée de n’avoir plus à l’âme l’inquiétude qui la tenaillait depuis quelques semaines. Elle se sentait délivrée de cette peur sourde qui l’avait hantée sans répit, peur d’elle-même, peur de ce qu’on l’obligerait à faire. Maintenant elle s’était reprise, allant de toute sa volonté à Roger, non pas avec amour, mais avec un sentiment d’être gardée, protégée par lui, à l’abri de tout mal, de tout péril. Sa faible espérance de maternité nouvelle était évanouie, mais elle souhaitait de la voir renaître, et alors elle n’aurait plus rien à craindre, l’avenir pouvait encore être très beau, il fallait qu’il le fût. Elle désirait ardemment le bonheur et la paix. Elle ne voulait pas recommencer les agitations et les tristesses, elle en était rassasiée.
Le docteur Lesquen, plein d’amour, épiait sa femme et, le cœur reconnaissant, se persuadait qu’il n’avait plus rien à craindre : l’ombre qui s’était dressée tout à coup sur sa route disparaîtrait sans laisser de traces. Il n’en voulait pas à Marguerite du trouble qu’elle avait manifesté ; au contraire, il y trouvait une preuve nouvelle de la délicatesse des sentiments de sa femme. Le soupçon qu’elle eût approché Albert, qu’elle lui eût parlé ne traversait même pas son esprit. A deux ou trois reprises, émue par la bonté de son mari, pénétrée de tout ce qu’elle lui devait, mesurant son dévouement sans bornes, Marguerite avait été tentée de révéler toute la vérité, de découvrir le mal au médecin afin qu’il y portât les meilleurs remèdes ; mais l’émotion qui se manifestait sur le visage de Roger dès qu’elle-même paraissait en éprouver, l’espèce d’avidité inquiète avec laquelle il était resté suspendu à ses lèvres un jour qu’elle avait eu le courage d’aller jusqu’à dire : « Il faut que je te raconte… » lui enlevaient sa résolution, et elle avait fini autrement la phrase commencée. L’aveu de la vérité devenait tous les jours plus impossible, et cependant elle eût désiré si ardemment faire cette confession : il lui semblait que si Rogersavait, il n’y aurait plus aucun danger pour elle ; il trouverait le moyen de la guérir, de lui faire oublier… Elle avait eu jusque-là grande facilité à lui dire ses pensées, n’ayant jamais éprouvé à l’égard de Roger cette réticence de la femme qui aime et qui craint de déplaire. Ingénûment elle lui avait toujours avoué ses idées, indifférente à l’impression qu’il en ressentirait, très assurée que rien ne pourrait le changer. Mais jamais auparavant il ne s’était montré si franchement épris : dominant sa timidité, il essayait de tout son pouvoir de se faire aimer, et cette attitude enlevait à Marguerite un peu de son aisance vis-à -vis de lui. Ce n’était plus tout à fait son « Pataud » dont elle ne craignait rien, elle n’était plus si absolument sûre de son indulgence. Et du reste, de quoi s’alarmait-elle ? Elle se laisserait aimer, elle aimerait le plus qu’elle pourrait. « L’autre », sans doute, réalisant qu’elle était perdue pour lui, partirait de nouveau.
Madame Mustel était ravie des bonnes nouvelles qu’elle recevait ; les lettres de Marguerite exprimaient le contentement qu’elle éprouvait réellement. Après tant de secousses, pour la première fois depuis plusieurs années, la jeune femme goûtait le plein épanouissement de son être physique ; elle jouissait avec une intensité extraordinaire de la magnificence de la nature, de la sérénité joyeuse du ciel, de la beauté magique de la mer, des couleurs merveilleuses des collines et de l’horizon. Tous les matins elle sortait avec son mari, et leur flânerie au bord de la mer était comme un bain de vie. Sur la place inondée de soleil elle se mouvait au milieu des marchandes de fleurs, caressée par ce qu’elle voyait, par ce qu’elle respirait, par ce qu’elle entendait, sentant en elle, fort et puissant, le désir de vivre et de dérober à la nature quelques-unes de ses félicités ; elle rentrait à l’hôtel, le pas un peu ralenti, alanguie dans un bien-être profond, toute prête à écouter des mots d’amour, à recevoir des caresses. Des démonstrations qui l’eussent ennuyée un mois auparavant lui paraissaient naturelles, et elle était reconnaissante à son mari de tant l’aimer ; pour le remercier d’un geste doux et charmant, elle lui posait sa main délicate sur le front, le regardant dans les yeux, et lui, dans un transport, prenait cette petite main et en baisait la paume avec furie.
Un jour, Marguerite entendit ses voisins de table parler de Monte-Carlo : ils y étaient allés la veille et racontaient leur chance extraordinaire, formant le projet d’y retourner.
— Moi aussi j’ai envie d’aller à Monte-Carlo, dit subitement Marguerite à son mari en se penchant vers lui.
— Toi ! vraiment ?
— Oui, j’en ai la fantaisie.
Tout d’un coup elle éprouvait un vague désir de varier la monotonie des jours, de faire quelque chose, d’entendre d’autres voix, de se trouver au milieu d’une foule, et dans une surexcitation soudaine elle parla toute la journée de cette excursion, quoique Roger parût faiblement partager son entrain :
— Crois-tu que je gagnerai ?
— Je l’espère, puisque tu le désires.
— Mais, le crois-tu ? As-tu idée que je sois chanceuse ?
— Ma Gotte, ne me demande pas de prophéties ; elles ne relèvent pas de mes capacités.
— Mais c’est amusant de tenter la fortune. Cela ne t’amuse pas, toi ?
— Non, pas beaucoup.
— Ah ! que tu es vieux jeu, mon pauvre Pataud !
Il fut un peu ému, un peu blessé de ces paroles, mais ne protesta pas.
L’enchantement dans lequel il vivait depuis quelques semaines allait donc cesser ! Hélas ! de toute façon il fallait rentrer dans la vie, rompre l’exquise douceur de ce tête-à -tête. Il songeait avec une vraie tristesse au moment où il serait contraint de reprendre une existence qui le séparerait tant d’heures par jour de sa chère femme ; il avait été presque éperdu de bonheur lorsque spontanément Marguerite lui avait exprimé le même regret.
— Vrai ? C’est vrai, ce que tu dis ? avait-il demandé.
— Comment ! si c’est vrai !
Jamais il n’avait été plus fier. Elle l’aimerait, elle finirait donc par l’aimer d’amour ! Aussi, perdre une seule de ces journées bénies où ils étaient tous deux entièrement à eux-mêmes lui parut cruel, et le matin fixé pour leur expédition, il se montra non pas de mauvaise humeur, ce qui n’était pas dans son caractère, mais d’une réserve plutôt triste qui irrita Marguerite : elle avait la fringale de se distraire, elle était mécontente que Roger ne fût pas à l’unisson, et, involontairement, d’autres souvenirs surgissaient à son esprit… l’enjouement, l’ardeur d’Albert dès qu’il était question de la moindre partie.
Cependant ils firent route agréablement ; le temps était tellement divin, le paysage si enchanteur qu’à moins d’une douleur réelle il était impossible de se soustraire à une influence aussi joyeuse, et Roger, contemplant, en face de lui, Marguerite, élégante, le visage animé, les yeux vifs, souriait tendrement, avide de rencontrer le regard de ces yeux aimés.
— Eh bien ? lui dit-elle comme ils arrivaient. Tu te réveilles, cela me fait plaisir.
Roger résolut d’être de bonne humeur pour la contenter.
Ils déjeunèrent comme des amoureux ; elle déjà toute égayée par le mouvement autour d’elle, par l’atmosphère spéciale, par ce remous humain si chargé d’électricité. Elle regardait avec curiosité ces hommes et ces femmes qui allaient et venaient ; beaucoup avaient l’air de couples d’amants, ce qui l’intéressait. Les visages et les attitudes étaient différents de ce qu’on rencontre ailleurs ; tous les yeux étincelaient d’un désir caché : désir d’amour ou désir d’argent.
Après déjeuner, ils se promenèrent sur la merveilleuse terrasse.
— Comme c’est beau ! répétait Marguerite.
Ses yeux brillaient d’une sorte d’allégresse.
Ils entrèrent dans la salle de jeu. Ils allèrent d’abord d’une table à l’autre, se tenant en arrière du cercle pressé des joueurs qui se penchaient tour à tour et dévoraient des yeux le mouvement de la bille fatidique. Enfin Marguerite s’enhardit, posa une pièce de cinq francs à cheval sur quatre numéros, et attendit. Elle gagna.
Deux heures s’écoulèrent qui volèrent comme une minute ; elle jouait, ardente et téméraire, contente non pas de gagner des pièces d’or dont elle n’avait nul besoin mais d’être plus forte que le hasard, de le dominer, de conquérir cette chose inerte. Roger, patient, ne la quittait pas ; de temps en temps il lui disait :
— Eh bien ! est-ce assez ? viens-tu ?
— Non, tout à l’heure, je m’amuse.
Il était presque effrayé de l’emportement avec lequel elle s’exprimait. Tout ce qui révélait chez elle une force de passion inconnue alarmait sa tendresse. Pour lui, le spectacle de ces êtres humains qui semblaient avoir tout oublié et ne vivre que pour une unique espérance presque constamment déçue, l’attristait profondément. Il aurait voulu enlever Marguerite et n’osait pas…
Elle venait de gagner un numéro plein et se reculait triomphante pour remettre son gain à son mari, quand une femme très parfumée, vêtue avec une recherche voyante, se retourna d’un bloc et, devant Marguerite saisie, se dressa son ancienne amie, cette Blanche Ledru qui avait été cause du brisement de sa vie. Elles se regardèrent un instant, immobilisées ; puis madame Ledru, appuyant une main, paume dehors, sur sa hanche, d’un mouvement gracieux et provocant, obliqua à droite et lentement, marchant d’une allure glissante au milieu de la vaste galerie, se dirigea vers un salon du fond.
Marguerite, pâle et frémissante, la suivit du regard : la silhouette souple, vêtue de drap clair, le col entouré de chaînes emperlées, la tête coiffée d’un immense chapeau fleuri, s’en allait avec une indifférence hautaine. Au niveau d’une des baies, madame Ledru rencontra un ami, s’arrêta, dit quelques mots et, comme les regards de l’homme fouillèrent immédiatement la salle de jeu, Marguerite eut l’horrible sensation qu’on avait parlé d’elle. Brusquement elle dit à Roger, qui n’avait rien observé :
— Partons, j’en ai assez.
— Ah ! tant mieux !
Rapidement ils se trouvèrent dehors. Aussitôt Marguerite, incapable de contenir son émotion, demanda à son mari d’une voix saccadée :
— As-tu vu cette femme ?
— Qui ? quelle femme ?
— Blanche Ledru. Ah ! l’horrible femme !
Doucement, Roger passa le bras de Marguerite sous le sien :
— Viens, allons un peu là -haut, vers ces allées tranquilles.
— Oui, oui, ne restons pas ici, je ne veux pas la revoir.
— Ne t’inquiète pas, tu ne la reverras pas.
Elle eut beau essayer de se dominer, dès qu’elle se sentit à l’abri des regards, de grosses larmes coulèrent de ses yeux, puis se changèrent en sanglots, sanglots aigus allant presque jusqu’aux cris. Navré, son mari la regardait. Le passé se dresserait donc toujours entre eux. Il savait l’inutilité des paroles en un pareil moment. Il la laissa pleurer. A la fin, exténuée, elle s’appuya contre lui, frissonnant encore de temps en temps.
L’admirable journée finissait dans une gloire d’or et de feu. La mer, comme affolée de la joie d’être, courait, lançait ses vagues transparentes. Une sorte de douceur muette s’épandait et flottait partout. Le retour s’effectua dans un semblant de paix.