The Project Gutenberg eBook ofRoi de Camargue

The Project Gutenberg eBook ofRoi de CamargueThis ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online atwww.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.Title: Roi de CamargueAuthor: Jean AicardIllustrator: George RouxRelease date: October 16, 2022 [eBook #69165]Most recently updated: October 19, 2024Language: FrenchOriginal publication: France: Ernest Flammarion, 1890Credits: Véronique Le Bris, Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ROI DE CAMARGUE ***

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online atwww.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Roi de CamargueAuthor: Jean AicardIllustrator: George RouxRelease date: October 16, 2022 [eBook #69165]Most recently updated: October 19, 2024Language: FrenchOriginal publication: France: Ernest Flammarion, 1890Credits: Véronique Le Bris, Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)

Title: Roi de Camargue

Author: Jean AicardIllustrator: George Roux

Author: Jean Aicard

Illustrator: George Roux

Release date: October 16, 2022 [eBook #69165]Most recently updated: October 19, 2024

Language: French

Original publication: France: Ernest Flammarion, 1890

Credits: Véronique Le Bris, Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)

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TABLE DES CHAPITRES

ROIDECAMARGUEPARJEAN AICARDILLUSTRATION DE GEORGE ROUXPARISÉMILE TESTARD, ÉDITEURLIBRAIRIE DE L’ÉDITION NATIONALE10, rue de Condé, 10———1890

PARJEAN AICARDILLUSTRATION DE GEORGE ROUXPARISÉMILE TESTARD, ÉDITEURLIBRAIRIE DE L’ÉDITION NATIONALE10, rue de Condé, 10———1890

EN VENTE A LA MÊME LIBRAIRIE———Å’uvres de JEAN AICARDCollection in-18 jésus à 3 fr. 50 le volumeLa Chanson de l’enfant.Ouvrage couronné par l’Académie française1 vol.Miette et Noré.Ouvrage couronné par l’Académie française1 vol.Roi de Camargue1 vol.Notre-Dame d’Amour1 vol.Diamant noir1 vol.L’Ibis bleu1 vol.Fleur d’Abîme1 vol.L’Été à l’Ombre1 vol.Don Juan1 vol.Jésus.Poème1 vol.Le Père Lebonnard.Drame en 4 actes1 vol.L’Ame d’un Enfant1 vol.38639.—ImprimerieLahure, rue de Fleurus, 9, à Paris.

EN VENTE A LA MÊME LIBRAIRIE———Å’uvres de JEAN AICARD

Collection in-18 jésus à 3 fr. 50 le volume

38639.—ImprimerieLahure, rue de Fleurus, 9, à Paris.

PARJEAN AICARDNOUVELLE ÉDITIONPARISERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR.RUE RACINE, 26, PRÈS L’ODÉON

ROI DE CAMARGUE

Une ombre, tout à coup, obstrua la fenêtre étroite. Livette, qui allait et venait, mettant la table pour le souper, dans cette salle basse de la ferme du Château d’Avignon, jeta un petit cri de peur et leva les yeux.

La jeune fille avait deviné, senti, que ce n’était père ni grand’mère, ni personne amie, qui s’amusait à la surprendre si brusquement, mais bien une personne étrangère.

Plus étrangère, ce n’était guère possible!... Mais comment les chiens n’avaient-ils pas jappé?... Ah! cette Camargue, elle est bien mal fréquentée, en cette saison surtout, vers la fin du mois de mai, à cause de la fête des Saintes-Maries-de-la-Mer qui attire, comme une foire, tant de gens, dupes et voleurs, tant de bohémiens malfaisants!...

La figure qui, du dehors, s’était accoudée à la fenêtre, obstruant le jour, apparaissait à Livette en ombre noire durement découpée sur le bleu du ciel; mais, aux cheveux crespelés, lourds, encerclés d’unclinquant de cuivre, à la forme générale du buste, aux anneaux des oreilles très grands, au bas desquels se balançait une amulette, Livette avait reconnu certaine bohémienne que tout le monde appelait la Reine, et qui, depuis bientôt deux semaines, apparaissait aux gens sur des points de l’île fort éloignés les uns des autres, inattendue toujours, comme surgissant des fossés, des touffes d’ajonc, de l’eau des marais, pour dire aux travailleurs, aux femmes de préférence: «Donnez-moi ceci ou cela,» car la reine, le plus souvent, n’acceptait pas ce qu’on lui voulait offrir, mais seulement ce qu’elle voulait qu’on lui offrit.

—Donne-moi, Livette, un peu d’huile dans une bouteille, dit la jeune bohémienne en dardant sur la jolie demoiselle, aux cheveux clairs, filés de soleil, un regard de flamme noire.

Livette, si charitable en toute occasion, se sentit tout de suite en garde contre cette vagabonde qui savait son nom. Son père et sa grand’mère étaient allés à Arles, pour voir le notaire qui aurait à s’occuper bientôt de son mariage avec Renaud, le plus fier «gardian» de toute la Camargue. Elle était seule à la maison. La méfiance lui donna la force de refuser.

—Notre Camargue n’est pas un pays d’oliviers. L’huile est rare ici, dit-elle sèchement. Je n’en ai pas.

—J’en vois pourtant dans la jarre qui est au bas de l’armoire, à côté de celle de l’eau.

Vivement, Livette se retourna vers l’armoire. Elle était fermée; mais, en effet, c’est là qu’était, dans une jarre, à côté de celle où l’on gardait l’eau du Rhône pour les besoins de la journée, la provision d’huile d’olive.

—Je ne sais, dit Livette, ce que vous voulez dire.

—Le mensonge est sorti de tes lèvres comme un vilain bourdon noir d’une fleur de jardin, petite! fit la figure toujours immobile, accoudée lourdement, et visiblement décidée à demeurer là. Où j’ai dit, l’huile se trouve, et plus de vingt-cinq litres; je vois cela d’ici. Allons, allons, prends une bouteille claire et l’entonnoir de fer-blanc, et me donne vitement ce que je désire. Je te dirai, en échange, ce que je vois dans ton avenir.

—Ce que Dieu ne veut pas qu’on sache, c’est, dit Livette, péché mortel de vouloir l’apprendre, et vous pouvez deviner que l’huile se garde dans les armoires, sans être plus sorcière que moi. Passez, femme, votre chemin. Je peux, si vous voulez, vous donner de ce pain, pétri chez nous cette nuit, mais d’huile, je vous dis, je n’en ai pas.

—Et pourquoi t’appelle-t-on Livette, dit la Reine tranquillement, sinon à cause du champ de vieuxoliviers,—les plus vieux et les plus beaux du pays,—que possède, près d’Avignon, ton père? Là, tu es née. Là, tu es restée jusqu’à dix ans, et depuis cet âge,—voilà sept ans, ce qui est unnombre,—tu es venue ici, où, par le maître avignonnais, de ce «Château d’Avignon», le plus beau de toute la Camargue, ton père a été nommé fermier, directeur des gardians, commandant de tout...—«Livettes! livettes!» ainsi tu demandais des olivettes, des olives,—quand tu étais toute petite. Tu les aimais beaucoup, et le surnom t’en est resté.... Joli surnom, ma foi, et qui te va bien, car si tu n’es pas brune comme l’olive mûre, tu es blonde comme l’huile vierge, une perle d’ambre au soleil, et puis tu es fruit vert encore. Ovale est ton visage, et non pas tout rond bêtement comme une pomme normande. Tu as la pâleur des feuilles d’olivier vues par-dessous.... Et de les voir ainsi bientôt, mignonne, c’est la grâce que je te souhaite, comme disent les curés de vos chapelles, où l’on nous reçoit par pitié.... Sois comme eux pitoyable au nom de ton Dieu Jésus-Christ, et vitement, je te dis, donne-moi de ton huile..., au nom de l’extrême-onction, et du jardin de l’agonie!

La bohémienne avait dit tout cela d’un trait, d’une voix monotone, sourde, comme étouffée, puis ce fut brusquement, d’une voix haute et sifflante, saccadée,qu’elle ajouta: «Comprends-tu ce que je te dis?» Et elle mit dans ces simples paroles une violence d’autorité extraordinaire... Livette fit un grand signe de croix.

—Allons, assez! dit-elle, je n’ai rien ici pour vous, et l’huile de l’extrême-onction, nous la gardons pour de meilleurs chrétiens!—Et, voulant faire la brave:—Va-t’en, va, païenne!

—Des trois saintes, reprit la bohémienne, qui, après la mort de Jésus le Christ, dans une barque s’embarquèrent pour fuir les juifs crucificateurs, une était, comme moi, Égyptiaque et jeteuse de sorts. Elle savait la science des mages, de ceux-là avec qui lutta de sortilèges le grand Moïse. Elle savait, à sa volonté, commander aux grenouilles d’être plus nombreuses que les gouttes d’eau des marécages, et elle tenait en main une verge qui, sur son ordre, pouvait devenir vipère. Devant Jésus, elle s’inclina comme Magdeleine, et Jésus l’aima, elle aussi. Dans l’orage, en passant la mer, sa baguette indiquait la route à suivre, et pour cela faire avec sûreté, n’avait pas besoin d’être bien longue. Te faut-il plus de gages, encore, de ma puissance et de ma science? Que dois-je te dire de plus pour te faire me donner cette huile dont j’ai grand besoin? Si tu étais un homme, je te dirais: Regarde! je suis noire, mais je suis belle! Je suis une descendante de cette Saral’Égyptienne qui, lorsque aborda, sur le sable de Camargue, la barque des trois saintes, paya le batelier en lui montrant son chaste corps tout nu, sans mauvaise pensée et sans péché vraiment, mais sachant bien que la beauté est rare, et que la seule vision en est meilleure que la possession des trésors de Salomon. Ainsi soit-il!

Livette prit peur. L’assurance de la bohémienne, sa voix sourdement insinuante, impérieuse par éclats, ces récits étranges, pleins d’une malignité sacrée, ce diabolique mélange de choses païennes et de choses mystiques, le sentiment de sa solitude, tout l’affola. Elle perdit la tête.

—Allez-vous-en, allez-vous-en, cria-t-elle, reine de voleurs! reine de bandits! allez-vous-en, ou j’appelle!

—Ton «gardian» ne t’entendrait pas: il garde aujourd’hui sa «manade» au bord du Vaccarès.... Allons, donne l’huile, te dis-je, ou je jette à terre cette baguette noire, et tu verras si les serpents mordent!

Mais Livette, vaillante et butée, dit en frémissant: «Non!» et, pour se rassurer, jeta un coup d’œil sur la poutre basse au long de laquelle était accroché le fusil du père.... La gitane vit ce regard.

—Oh! ton fusil ne me fait pas peur, et pour preuve... attends! dit-elle.

Elle quitta la fenêtre. Le jour entra dans la salle, mettant un peu d’aise au cœur angoissé de Livette qui suivit des yeux la bohémienne. Maintenant, en pleine lumière du dehors, par ce beau soir du mois de mai, elle apparaissait, la bohème, grande sur la ligne lointaine de l’horizon tout plat de ce désert camarguais qu’on apercevait par une échappée, entre les hauts arbres du parc.

Livette eut un mouvement de plaisir en voyant courir à l’horizon un troupeau de cavales suivi de leur gardian, la lance haute.... Jacques Renaud sans doute, son fiancé.... Mais que cela était loin! les chevaux, d’ici, semblaient moindres qu’un troupeau de petites chèvres.... Et ses yeux revinrent à la reine tzigane. A quelques pas de la ferme, devant le château seigneurial, vaste bâtisse carrée, aux nombreuses fenêtres depuis longtemps closes, et qui inspire des pensées d’abandon, de mort, de tombeau,—la bohémienne, dressée sur la pointe de ses pieds, attirait à elle la plus basse branche d’un arbre épineux. Les épines de cet arbre sont longues, longues comme le doigt. C’est avec une branchette de cet arbre que fut faite la couronne du Crucifié.

Elle cassa une branchette épineuse, la ferma en cercle, les deux extrémités se contournant l’une sur l’autre comme serpents, et revint vers la fenêtre.

Livette, à ce moment, vit que les deux chiens degarde suivaient la bohémienne, tenant leur queue basse, leur museau sur ses talons, avec de petites plaintes amoureuses. Et elle, la reine bohême, svelte, comme hautaine, droite sur ses hanches, dans une jupe en haillons aux grands plis, dont les trous déchiquetés laissaient voir une cotte rouge, le buste serré dans des chiffons orange qui se croisaient au-dessous de son sein rebondi, ses amulettes sonnant aux oreilles, des médailles tintant sur son front encerclé d’un gros fil de cuivre, elle avançait, la Reine, tenant en main la couronne de longues épines rigides où tremblotaient en festons quelques mignonnes feuilles vertes;—et, tout bas, tout bas, elle poussait la même plainte caressante que les deux grands chiens domptés, leur disant, en leur langue, des choses mystérieuses qu’ils comprenaient....

—Tiens! dit la bohémienne, que ton bon cÅ“ur soit récompensé comme il le mérite! Le malheur, qui pour toi travaille, te donnera bientôt de ses nouvelles. Comment cela, Dieu te le dise! Du côté de l’amour, le vent qui pour toi souffle est empoisonné par le marécage. La charité que ton Dieu commande, c’est, dit-on, l’autre amour, qui porte bonheur à l’amour. Et voici mon cadeau de reine!

Aux pieds de Livette, par la fenêtre, elle lança la couronne d’épines.

—Madame! fit Livette terrifiée.

Mais la tzigane avait disparu.

Une détresse infinie envahit le cÅ“ur de la pauvrette. Les yeux fixés sur la couronne, Livette se rappelait les légendes où le bon Dieu Jésus apparaît déguisé en mendiant,—et où il récompense ceux qui l’ont reçu avec pitié douce.

Dans une de ces légendes, le Pauvre, mal accueilli, en butte aux moqueries, aux lâches injures, frappé de bâtons, de gobelets, de bouteilles lancés par des buveurs ivrognes—finalement, debout contre le mur, se met à devenir un Christ en croix qui, par les trous des mains et des pieds, saigne!—Et, malade d’épouvante, elle se demandait si elle ne venait pas de mal recevoir une des trois saintes qui, dans une barque, après la mort de Jésus, traversèrent la mer pour venir aborder en Camargue, faisant de leurs jupes relevées des voiles, et, aidées par la rame d’un batelier que l’une d’elles, Sara l’Égyptiaque, paya de monnaie païenne, en lui laissant voir, pour prix d’une chrétienne action, son chaste corps tout nu, sur la plage même où aujourd’hui s’élève l’église.

Lentement, elle ramassa la couronne et, dans le feu sur lequel cuisait la soupe, elle la jeta. Avant de disparaître en cendres, la couronne d’épines, un moment, parut être tout en or.

Tous les ans, aux Saintes-Maries-de-la-Mer, le village qui se dresse à l’extrémité méridionale de la Camargue, au-dessus des marais, sur une plage de sable dont les grosses mers et les vents d’orage déplacent les ondulations, tous les ans, à la date du 24 mai, on célèbre la fête des trois Saintes; et c’est à l’occasion de cette fête que les bohémiens arrivent nombreux en Camargue, poussés par une piété singulière, mêlée du désir de dévaliser les pèlerins.

Les légendes, comme les arbres, naissent du sol, en sont l’expression même. Ce sont aussi des essences. On retrouve à chaque pas, en Camargue, sous différentes formes, l’éternelle légende des saintes, comme on y rencontre éternellement les mêmes tamaris, mêlés, sur l’horizon, aux mêmes mirages.

Donc, les deux Maries, Jacobé, Salomé, et,—selon quelques-uns,—Magdeleine, et avec elles, leurs servantes Marcelle et Sara, exposées sur la mer, dans une barque sans mâts ni voiles, par les Juifs maudits, après la mort du Sauveur, tendirent au vent des lambeaux de leurs jupes, leurs fins et longsvoiles de femmes, et le vent les poussa jusque sur cette place de Camargue.

Là fut élevée une église. Les saints ossements, retrouvés par le roi René, furent enfermés dans une châsse qui n’a pas cessé d’opérer des miracles. Et chaque année, de tous les coins de la Provence, du Comtat et du Languedoc, les derniers des croyants accourent, apportant leurs vœux, leurs prières, traînant leurs amis, leurs parents malades ou leurs propres misères, leurs plaies et leurs lamentations.

Rien de plus singulier que ce pays de désolation, traversé tous les ans par un peuple d’infirmes, en route vers l’espérance!

De loin, au bout de ce désert, on aperçoit l’église crénelée qui parle des guerres d’autrefois, des invasions sarrasines, de la vie précaire que menaient les pauvres vivants du moyen âge. Elle se dresse avec ses tours et son clocher qui dominent, comme des tronçons de mâts gigantesques, la masse des maisons groupées autour d’elle; et le village, coupé, à mi-hauteur des maisons basses, par la ligne de l’horizon de mer, semble, dans les sables onduleux, flotter à la dérive, vaisseau fantôme,—comme jadis la barque des pauvres saintes,—et s’échouer enfin dans la désolation du désert.

Dans cette Camargue, tout est bizarre. Il y a là des eaux comme celles du vaste étang central, leVaccarès, au milieu desquelles on peut patauger de pied ferme; des terres sous lesquelles le piéton s’enfonce, enlisé, noyé. Tout trompe aisément ici. Ces limons verdissants que vous prendriez pour des prairies,—prenez garde,—on s’y noie; ces vastes étendues d’eau qui vous paraissent de petites mers,—repassez demain: évaporées, elles n’auront laissé qu’un miroir de sel blanc qui craque sous les pieds. Ici, vous voyez l’eau tranquille, mais profonde? des arbres au bord? Eh bien, non, vous pouvez courir à cette eau: c’est la terre ferme; le mirage seul a créé ces arbres, comme il vous a montré tout proche et de très haute taille ce petit enfant qui passe à une lieue de là. Pays de visions, de songes et de rudes travaux. Pays de sédentaires qui s’agitent sur un vaste espace au bord des eaux infinies, dans les infinies variations du mirage, des rayons, des reflets et des couleurs. Pays de fièvre, où des hommes forts terrassent journellement des bÅ“ufs en fureur. Pays de départ, puisqu’il est aux confins d’une terre à peine habitée, au bord de cette grande voie bleue et blanchissante, la mer; au point même où le Rhône, venu des montagnes, part pour son grand voyage dans les eaux sans fond, où le soleil le reprendra pour le rendre à ses sources. Pays imposant où l’on sent à la fois la fin de tant de choses, du grand fleuve créateur de villes, de la grande Foi, expirante aussi, qui vientfinir dans les sables, en battant de ses derniers flots une pauvre église à créneaux, parmi les chants, mêlés de plaintes, d’un peuple d’agonisants.

La cérémonie du 24 mai, aux Saintes-Maries-de-la-Mer, est à coup sûr un des spectacles les plus barbares auxquels il puisse être donné à un homme moderne d’assister encore.

Depuis que la science a conquis les esprits, la foi même des derniers croyants s’est transformée. Les plus convaincus savent pertinemment que Dieu peut se manifester quand et comme il lui plaît, mais ils savent aussi qu’il ne lui plaît jamais, en nos temps positifs, de modifier la marche des grands rouages de sa création, non pas même pour l’humble plaisir de se prouver à sa créature. La Foi des civilisés n’attend plus rien du ciel en ce monde.

Le 24 mai, aux Saintes-Maries-de-la-Mer, c’est le rendez-vous des derniers barbares de la Foi.

Ceux qui viennent demander aux saintes la santé du corps et du cœur, sont des êtres bruts, d’une foi vierge. Ils croient, voilà tout. Un cri, une prière, et, en réponse, les saintes peuvent leur donner ce qu’ils n’ont pas: les yeux, les jambes, les bras, la vie! Et ils leur demandent le miracle aussi simplement qu’un condamné implore sa grâce du chef de l’État. Qu’ils soient exaucés, cela est aussi possible, presque plus probable, car les saintes ont plus de pitié. Les quelques milliers de croyants, longtemps les mêmes, qui chaque année visitent les Saintes, ont vu chaque fois un ou deux miracles... Ils ont vu, quand le prêtre sortant de l’église, suivi d’une procession, étend vers la mer le «Bras d’argent» qui contient des reliques... ils ont vu la mer reculer! Cela tous les ans. Songez alors de quelle force ils viennent importuner les saintes, à qui tant coûte si peu! de quel élan ils accourent! de quel soupir leur âme s’élance! de quel hurlement ils implorent! de quelle ferveur ils élèvent leurs regards, tendent leur cou, tendent leurs mains. Le tout en vain.... Les dernières attitudes de la grande douleur vainement suppliante sont là, au bout de ce désert de France, entre les bras de ce fleuve qui meurt, au bord de cette mer qui ronge cette île, sous la voûte de cette église si blanche au dehors, toute noire au dedans, où chaque main tient un cierge, vacillant comme une étoile de misère humaine, qui brûle pour Dieu, graisse les doigts et coûte cinq sous à des mendiants qu’un petit sou réjouirait.

Tout ce pays semble à la fois un chemin d’exil et un lieu de refuge farouche. Aussi les bohémiens l’aimaient-ils. C’est un des principaux carrefours de leurs voies entre-croisées qui enveloppent le monde; c’est une des patries préférées de la race sans patrie.

Et, chaque année, les gypsies viennent en Camargue jouir du droit très ancien qu’ils ont d’occuper, sousle chœur de l’église, une crypte noire, ou chapelle basse, consacrée à sainte Sare, l’Égyptienne.

Dans ce caveau, on peut les voir accroupis au pied d’un autel chargé d’une petite châsse, crasseuse de baisers,—celle de sainte Sare,—tandis que là-haut, dans l’église, les grandes châsses, celles des deux Maries, descendent de la voûte au milieu des prières vociférées.

Ils sont là, dans la crypte, les bohémiens, assis sur leurs talons, têtes crépues, lèvres ardentes, suant à grosses gouttes au milieu de centaines de cierges qui suent leur suif et chauffent ce four, maniant des chapelets gras, exhalant une odeur de fauves dans leur tanière, poussant de temps à autre un rauque appel adressé à sainte Sare, mêlant un sourire de crime méditatif à une grimace de remords peut-être sincère, enviant les sous, volant les mouchoirs, grattant les plaies, grouillant dans un fumier mystérieux où l’on sent fleurir malgré tout je ne sais quel lis mystique, l’aspiration involontaire de l’abjection vers la pureté.

Cette année-là, aux Saintes, dès les premiers jours de mai, la bande des bohémiens avait amené avec elle une jeune femme qu’ils appelaient leur «Reine».

Cette «Reine», en attendant le jour prochain de la fête, passait une partie de son temps assise sur le banc de bois, sous le dais d’ajoncs que les douaniersont installé devant le village, entre deux tamaris, sur la dune, et elle regardait la mer.

Elle s’appelait Zinzara.

Ses cheveux d’un noir dur, crespelés, se massaient, lourdement tordus, sur le sommet de sa tête. Deux lambeaux un peu lâches avançaient sur ses tempes, creux par-dessous, pleins d’ombre. Ses yeux de flamme noire luisaient sous l’arc du sourcil bien peint. Un cercle de cuivre d’où pendaient des sequins était posé sur son front, un peu de côté, en manière de couronne.

Les étoffes éclatantes dont elle affublait son buste accusaient sa poitrine énergique, ses hanches qui ondoyaient à chaque pas; et la loque qui formait sa jupe avait de beaux plis au bas desquels son pied avançait, nu, brillanté de sable.

Le soir la surprenait sur son banc, sous les ajoncs, devant la mer. Le soleil jaunissait, puis rougissait les vagues et les sables. Le vent de nuit faisait frissonner les enganes et les écumes.... Lentement, la bohémienne tirait un mouchoir de couleur retenu à sa ceinture, et l’arrangeait sur sa tête.—Elle l’appliquait contre sa face pour en nouer les bouts derrière son chignon, le relevait ensuite, le rejetait par-dessus sa tête, sur son dos.... Alors, appliqué en coiffe sur la tête qu’il enveloppait, il encadrait le visage, à grands plis larges et rigides, retombant de chaquecôté,—et, l’Égyptiaque, ses mains à plat sur ses genoux, l’œil fixé vers le large, au bout de ce désert de sable, ressemblait à je ne sais quelle figure d’Isis, tandis qu’au-dessus d’elle un vol de flamants roses, ou quelque ibis solitaire, parlait, en cris hiéroglyphiques, aux sables de Camargue et aux roseaux du Rhône, des sables de la Lybie et des lotus du Nil.

Jacques Renaud, le fiancé de Livette, était, dans cet étrange pays camarguais, «gardian» de taureaux et de chevaux, sur le domaine du Château d’Avignon.

Les «manades», ou troupeaux de Camargue, vivent en liberté, taureaux et cavales, dans la vaste lande, sautant les fossés, pataugeant dans les marais, mâchant les herbes amères, buvant au Rhône, galopant, bondissant, se vautrant, hennissant et meuglant vers le soleil ou vers les mirages, secouant à grands coups de queue les nuées de «mouïssales» attachées à leurs flancs, puis se couchant par groupes au bord des marais, les genoux repliés sous les lourds poitrails, las et somnolents, leurs yeux pleins de rêve vaguement fixés sur les horizons.

Les gardians, à cheval, les laissent libres, mais surveillent leur liberté; puis, selon les jours et les pâturages, courent aux manades, les maintiennent, les rassemblent, les dirigent.

De loin, ils apparaissent parfois, immobiles sur leurs chevaux blancs, la pique appuyée à l’étrier fermé, bien droits sur la selle à la «gardiane»,comme des chevaliers du moyen âge qui attendent, pour entrer dans la lice, la sonnerie du héraut.

Le cheval camarguais, à forte croupe, puissant d’encolure, la tête un peu lourde, mais bon coursier, descend des cavales sarrasines et du palefroi des croisés. Il a conservé un harnachement ancien. De gros étriers fermés battent ses flancs; la courroie large de la martingale passe, sur son poitrail, dans un morceau de cuir en forme de cœur, et la selle est un fauteuil où le cavalier s’encastre entre deux solides cloisons, celle de devant aussi haute que le dossier.

A de certains jours, si les nouveaux pâturages sont sur l’autre rive du Rhône, les gardians poussent les manades vers le fleuve. Arrivées au bord, on les presse, on les précipite. Le fleuve roule ses eaux couleur de terre en bouillonnant. Les bêtes hésitent. Quelques-unes penchant leur tête avec lenteur, boivent, sans savoir ce qu’on leur demande. D’autres, «au ramage» de l’eau, s’animent tout à coup, tendent le col, aspirent l’air bruyamment, puis meuglent et hennissent. Un cheval, que fouette un gardian, se défend, rue, puis se cabre et retombe dans l’eau, qui rejaillit sous le poids de tout son ventre... mais il s’est élancé, il nage et tout suit. Mufles et naseaux, crinières et cornes, s’agitent sur le fleuve grouillant de têtes. Tous soufflent l’écume, l’air et l’eau. Plus d’un, mis en gaîté, mord une croupe voisine. Despieds se lèvent sur des dos qui les secouent d’une torsion brusque et les rejettent dans les vagues. Parfois, une bête affolée, étourdie de quelque ruade, veut retourner à la rive, et, chassée à nouveau par les gardians, perd la tête, suit le courant, vogue à la mer, se sent faiblir, boit, lutte, tournoie sur elle-même, plonge et boit encore, chavire enfin comme une barque, et disparaît.

Enfin, le gros du troupeau a gagné la rive opposée, se secoue au soleil, s’ébroue de joie et bondit. Les queues fouettent les flancs et les croupes. De jeunes chevaux que le bain affole, détalent et, côte à côte, s’enfuient vers l’horizon, se mordant, l’un l’autre, les longs crins de leur crinière envolée.

Alors, c’est le tour des «gardians». Les uns s’élancent à cheval dans le fleuve. D’autres, au milieu de l’arrière-garde de la manade, dirigent, à l’aviron, une barque plate qu’un coup de pied démonterait, et leurs chevaux, tenus par la bride, suivent le sillage en nageant.

En d’autres temps, les «gardians» conduisent aux ferrades de la Camargue, des plaines de Meyran ou d’Arles, d’Avignon, de Nîmes, d’Aigues-Mortes, les taureaux destinés aux jeux.

Ces taureaux quelquefois voyagent captifs dans une sorte de haute clôture sans plancher établie sur des roues, traînée par des chevaux, et dans laquelleils marchent, heurtant des cornes le mur de bois qui résonne.

Le plus souvent, les taureaux vont aux jeux, libres, sous la surveillance des gardians à cheval, la pique au poing.

Ces voyages ont lieu la nuit. On traverse les bourgs où les gens se mettent aux fenêtres. Les jeunes hommes attendent «les bœufs», essayant de les faire échapper hors du cercle des gardians qui s’irritent, grondent et frappent, et ce jeu s’appelle l’abrivade. En Arles, si l’arrivée des taureaux a lieu en plein jour, les gardians ont fort à faire, car tous les jeunes hommes de la ville s’acharnent à rompre la ligne des cavaliers, pour faire échapper un taureau, plusieurs, s’il est possible, qu’on lance à travers la ville. La ville se défend. Des chariots renversés barricadent l’entrée des rues. Des boutiques se ferment. Le taureau, fou, bondit çà et là, rêve aux carrefours, se décide à prendre une direction, se rue sur un passant, le renverse, et choisit le plus souvent la boutique d’un marchand de faïences et de verroteries pour s’y ébattre aux cris d’une populace ameutée.

Les gardians sont une race libre, intrépide, sauvage, un peu dédaigneuse des villes, amoureuse de son désert.

Un gardian vit au soleil, à la pluie, au vent terral, au vent de mer.

Un gardian sait donner des coups et en recevoir; il poursuit un taureau au galop, et, d’un coup de lance poussé sur la croupe, en prenant bien son temps, il le «tombe» à coup sûr.

Il sait courir derrière un taureau fou qui gagne le large.... Son cheval bien dressé mord à la croupe la bête en rage qui se retourne.... Le gardian, la lance en arrêt, pique au naseau le taureau qui se précipite; et il l’arrête.

On a vu un gardian à pied, seul, poursuivi par une vache «qui a le veau» et qui, furieuse, semble inévitable,—se retourner, et,—le bras tendu, comme s’il tenait la pique,—présenter à l’animal trois doigts écartés, figurant les trois pointes du trident.... Devant l’homme immobile, la vaquette saisie de peur a reculé, en labourant du pied la terre, tête baissée, corne prête; puis, dès qu’elle s’est jugée hors de l’atteinte de l’homme, elle s’est enfuie.

Une manœuvre fréquente du gardian en belle humeur est celle-ci: le taureau poursuivi, il le dépasse au galop, de vingt, de trente mètres, s’arrête court, saute à bas de son cheval; le taureau surpris vient sur l’homme; l’homme a mis un genou en terre. Le taureau est là, courant, la corne basse.... Trois appels frappés dans la main: le taureau s’est arrêté!... Son souffle chaud court sur le visage du dompteur qui déjà l’a saisi, à pleins poings, par lescornes. L’homme, debout aussitôt, s’efforce de renverser l’animal à droite. Le taureau qui lui résiste se renverse en sens contraire. Les deux efforts se contrarient un moment, se balancent, égaux, incertains, puis brusquement, l’homme cède, et l’animal, poussé à l’improviste dans le sens même de sa résistance, tombe sur le flanc.... L’adresse s’est aidée de toutes les forces de la brute, pour vaincre.

C’est ainsi qu’on opère dans les ferrades, où il s’agit de marquer au fer rouge les bouvillons.

Pour un gardian, prendre aux naseaux les poulins, les monter à cru; rouler avec son cheval au fond du fossé d’où l’on ressort bien assis en selle; dompter les étalons par la fatigue, et, si l’on est démonté, panser tranquillement sa chair, ouverte par quelque ruade, comme fait un bouchonnier pour une simple entaille de couperet, tout cela n’est que jeux d’enfant.

Un gardian, pris entre deux cornes (heureusement assez écartées), lancé en l’air, et retombant à terre, n’a, quand il se relève, qu’un souci, assez surprenant pour n’être pas ridicule: remonter sa culotte et renouer sa taïole.

Race particulière, dure, brutale, qui apparaîtrait héroïque (comme la race corse), si elle avait à employer à de grandes choses ses grandes qualités.

Jacques Renaud, le fiancé de Livette, était donc un des plus braves gardians de la Camargue.

Il savait, comme pas un, poursuivre, prendre et dompter un cheval sauvage, attaquer un taureau rebelle et s’en rendre maître; il était le Roi de la lande.

Pour les réjouissances publiques, on l’appelait à Nîmes, à Arles, lorsqu’on voulait, dans les arènes, une course vraiment belle. Et si souvent il avait fait dire dans toutes les arènes provençales: «Oh! celui-là, c’estle roi!» que le surnom lui en était resté. Et lui-même avait donné à son plus fier étalon le nom de Leprince.

Tous les tours d’adresse et de force que d’autres faisaient, il les faisait mieux.

Avec cela, il était beau, pas trop grand ni petit, la tête fine, à peau bistrée et mate, les cheveux en broussaille, noirs, courts, tordus sur eux-mêmes, la moustache bien peinte, du même noir du diable que les cheveux, et la barbe toujours rasée, car, dans les sacs de cuir attachés à l’arçon de sa selle, il avaittoujours, ce sauvage, un couteau affilé en rasoir, une pierre pour l’aiguiser, et un petit miroir rond dans un étui de peau de mouton.

Et lorsque, sa forte jambe bien prise dans la botte pesante, ses pieds dans les étriers fermés, bien droit sur la selle à haut dossier, la longue pique appuyée à la botte, il se dressait, immobile, grandi par l’effet de réfraction du désert, au milieu de son peuple de cavales et de taures sauvages, oui, vraiment, sous le chapeau rond dont les bords étroits le couronnaient de paille dorée et luisante, il avait l’air d’un roi bizarre et barbare, le gardian!

Et ce n’est cependant pas un jour de ferrade et pour ses hauts faits de dompteur que la douce blondinette s’était mise à l’aimer.

D’abord, elle était habituée à en voir beaucoup, de ces pasteurs; et puis, fille de riche intendant, elle eût été plutôt prête à les mépriser un peu, comme valets de troupeaux. Son père, et sa grand’mère même, n’avaient pas consenti tout de suite à la promettre à Renaud qui, lui, était pauvre et n’avait plus aucuns parents; mais Livette était fille unique, et tant avait pleuré et prié la mignonne, qu’à la fin ils avaient dit: oui.

Et voici comme le gardian Renaud, qui avait l’habitude d’être recherché des belles filles, avait pris dans sa main lourde le petit cœur tremblant de Livette.

C’était un matin où il faisait, pour son cheval qui, la veille en se baignant au Rhône, avait perdu le sien, un autre «séden».

C’est un licol, le séden de Camargue, mais un licol tressé en poils de cavales, l’usage étant de laisser toujours aux étalons crinières et queues longues et vierges, en signe de force et de fierté. Le séden, le plus souvent, est blanc et noir. C’est après tout une longue corde qu’on enroule sur elle-même en paquet pour la suspendre au cou du cheval et qui, licol la plupart du temps,lassoquelquefois, peut servir, selon l’occasion, à bien des usages.

Seulement le séden, chose essentiellement camarguaise, ne doit pas sortir du pays. Il en sort plus d’un, à coup sûr, mais c’est par la méprisable vénalité de tels ou tels gardians qui se moquent des vieilles coutumes, bonnes pour les gens d’autrefois.

Donc, Renaud faisait un «séden». C’était devant une des fermes dépendantes du Château d’Avignon, maisonnette basse et longue, logis à gardian plutôt que ferme, perdue dans la lande, si écrasée qu’elle avait l’air de vouloir ne pas être vue, comme un animal qui se tapit.

On était en octobre. Les alouettes chantaient. A cheval sur Blanquet (ou Blanchet), son favori, la petite, d’après l’ordre de son père, arrivait chercher Renaud et, de bien loin, elle l’aperçut qui, marchantà reculons, faisait le cordier. Dans une toile attachée autour de ses reins et gonflée devant lui, comme un tablier retroussé en grande poche, il prenait à pincées les touffes de poil blanches, puis noires, qu’il entre-mêlait, et qui se tordaient en une corde à vue d’œil toujours plus allongée. Un enfant tournait l’épaisse roue de bois, creuse, d’où partait le séden déjà long, et Renaud,—au rythme de la roue, qui à chaque tour frappait, ne sais comme, un coup sourd,—chantait une chanson qui vers Livette arrivait, portée par une petite brise, comme un appel doux et fort de l’amour qu’elle ignorait encore.

N’use pas sur les routesTes souliers:Descends plutôt le RhôneEn bateau.Laisse Lyon, Valence,De côté;Salue-les de la têteSous les ponts.

N’use pas sur les routesTes souliers:Descends plutôt le RhôneEn bateau.Laisse Lyon, Valence,De côté;Salue-les de la têteSous les ponts.

N’use pas sur les routesTes souliers:Descends plutôt le RhôneEn bateau.

Laisse Lyon, Valence,De côté;Salue-les de la têteSous les ponts.

Il avait une belle voix, unie et souple, puissante sans effort, étendue.

Avignon est la reine...Passe encor:Tu ne verras qu’en ArlesTes amours...La plaine est belle et grande,Compagnon...Prends tes amours en croupe,En avant!

Avignon est la reine...Passe encor:Tu ne verras qu’en ArlesTes amours...La plaine est belle et grande,Compagnon...Prends tes amours en croupe,En avant!

Avignon est la reine...Passe encor:Tu ne verras qu’en ArlesTes amours...

La plaine est belle et grande,Compagnon...Prends tes amours en croupe,En avant!

Livette avait arrêté son cheval, pour mieux entendre. C’était le matin. Il y avait dans la lumière cette jeunesse du jour qui fait bondir l’espérance dans les cœurs de seize ans, et qui met une espérance encore au cœur des vieux.

Vague espoir qui n’est que le désir d’aimer et dont la perte, pire que la mort, rend consolante l’idée de mourir!

Prends tes amours en croupe...En avant!

Prends tes amours en croupe...En avant!

Prends tes amours en croupe...En avant!

répéta le chanteur, et la petite, d’un mouvement vers la chanson qui l’appelait, lança, sans le vouloir, son cheval.

—Tiens! dit Renaud qui s’arrêta de travailler, tiens, demoiselette! vous voilà de bon matin!... avec un cheval blanc qui sera tout rouge bientôt!

—Oui, dit-elle en riant, d’œstres et de mouïssales, il y en a beaucoup! et même trop, ma foi de Dieu!

—Vous en êtes couverte, demoiselette, comme un rayon de miel est couvert d’abeilles, ou comme une touffe de genêt fleuri!... Mais qui vous amène?

—J’arrive de la part du père. Il faut avec moi vous en venir tout de suite.

—...C’est que mon cheval, tout à l’heure, le camarade Rampal me l’a demandé pour aller jusqu’aux Saintes. Ils sont partis l’un sur l’autre.

—Prenez-donc le mien, dit Livette.

—Et vous, demoiselette?

Elle eut honte de l’étourderie et devint toute rouge.

—Moi? dit-elle,—et la chanson lui sonnait au cÅ“ur:


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