[Pas d'image disponible.]Fig. 67.—Le connétable du Guesclin devant le roi Charles V. Miniature de laChronique de Bertrand du Guesclin, par Jean d’Estouteville, ms. du quinzième siècle. Bibl. de M. Ambr. Firmin-Didot.
Fig. 67.—Le connétable du Guesclin devant le roi Charles V. Miniature de laChronique de Bertrand du Guesclin, par Jean d’Estouteville, ms. du quinzième siècle. Bibl. de M. Ambr. Firmin-Didot.
Fig. 67.—Le connétable du Guesclin devant le roi Charles V. Miniature de laChronique de Bertrand du Guesclin, par Jean d’Estouteville, ms. du quinzième siècle. Bibl. de M. Ambr. Firmin-Didot.
Toutes ces mesures de prudence ne suffirent pas encore pour la tranquillité des religieux. La renommée attirait parfois une telle multitude de pèlerins, que Geoffroy de Servon dut recourir à des moyens plus efficaces, afin d’empêcher tout désordre et de prévenir les attaques à main armée; il fut décidé que les vassaux des grands fiefs de l’abbaye viendraient tous les ans, le jour de la Saint-Michel, prêter secours aux défenseurs de la place et fourniraient des soldats en cas de guerre. Du nombre de ces gentilshommes «étaient le sieur de Hambye, Louis de laBellière, Robert du Buat, Hervé de la Cervelle, Robert de la Croix,» et plusieurs autres que l’on peut regarder comme les prémices et la fleur des chevaliers de saint Michel. Cette troupe d’élite avait unchefdigne de la commander. Bertrand du Guesclin, le brave par excellence, était lieutenant du roi pour la Normandie (fig. 67). Il dut visiter plus d’une fois la cité de saint Michel. Déjà , n’étant que simple capitaine, il avait pris des mesures de sûreté pour l’abbaye, et, même avant l’ordonnance de Charles V, il avait prohibé l’entrée du château avec des armes. Un jour, il réunit quelques gentilshommes bretons et normands, se mit à la poursuite des Anglais, les atteignait et les tailla en pièces «dans les Landes de Meillac (d’Argentré).» La digne épouse de Bertrand du Guesclin, Tiphaine Raguenel, fille de messire Robert Raguenel et de Jeanne de Dinan, vicomtesse de la Bellière, eut aussi des rapports étroits avec la cité de l’Archange. En 1366, peu avant le départ de son mari pour l’Espagne, elle quitta Pontorson où un officier anglais avait tenté de la faire captive, et chercha un abri derrière les remparts du Mont-Saint-Michel. Son époux, disent les annalistes, lui bâtit «vers le haut» de la ville, «un beau logis» dont il existait encore quelques murailles au dernier siècle; il lui confia cent mille florins et partit pour aller se mettre à la tête desgrandes compagnies. Tiphaine, non moins libérale envers les pauvres que brave dans le danger, vida la cachette et distribua le trésor aux soldats que la guerre avait laissés sans ressources. Elle occupait ses loisirs à l’étude de la philosophie et à la contemplation des astres, ce qui la fit passer pour sorcière aux yeux de plusieurs Montois et lui valut le nom de Tiphaine-la-Fée; elle composa même des «éphémérides» que certains auteurs prétendent reconnaître dans la bibliothèque d’Avranches. Tiphaine Raguenel mourut à Dinan. Elle avait demandé que Geoffroy de Servon officiât à ses obsèques, et cette faveur lui fut accordée. Enfin, par un acte du 13 mars 1377, Charles V donna au connétable la ville et la vicomté de Pontorson avec d’autres biens situés en Normandie, moyennant une rente annuelle de mille livres (Arch. nat., c. k. 51, n. 19). Ainsi, Bertrand du Guesclin, dont le nom seul réveille tant de souvenirs glorieux, passa les meilleures années de son existence sous le regard de l’Archange, à côté de son principal sanctuaire.
Malgré tous ces faits glorieux, la prélature de Geoffroy de Servon ne fut pas exempte d’épreuves. En 1374, un nouvel incendie allumé par le feu du ciel causa de grands ravages dans l’église, le dortoir et plusieurs maisons de la ville. Le vénérable abbé travailla jour et nuit à réparer ces ruines, imitant, selon l’expression d’un historien, les soldats de l’Ancien Testament qui tenaient «la truelle d’une main et l’espée de l’autre.» Les désastres de l’incendie à peine réparés, l’infatigable Geoffroy, ajoute dom Louis de Camps, fit bâtir une petite chapelle «au lieu où est maintenant le logis abbatial,» et la dédia en l’honneur «de sainte Catherine» qui commençait dès lors à partager avec l’Archange le patronage des études. Il fallait, comme on l’a dit avec raison, le courage et le génie de l’abbé Geoffroy pour exécuter tous ces travaux à une époque où les Anglais infestaient le pays, et, semblables à des vautours qui observent une proie, épiaient le moment favorable pour se précipiter sur les défenseurs de la citadelle. Ils s’étaient même fixés sur le rocher de Tombelaine depuis 1372, et de là ils tenaient sans cesse le Mont-Saint-Michel en échec. Il est vrai que les bénédictins trouvèrent de puissants appuis. Le roi de France, la duchesse d’Orléans, plusieurs comtes et barons de Normandie, le duc de Bretagne et le comte du Maine, secondèrent les généreux projets de Geoffroy et firent au monastère de riches donations soit en terre, soit en argent.
Les travaux matériels et les dangers de la guerre ne furent pas un obstacle au bien d’un ordre supérieur. Outre les pèlerinages qui se succédaient toujours, autant que la présence de l’ennemi pouvait le permettre, un grand nombre de pécheurs et même des infidèles venaient implorer l’Ange du repentir, et se jetaient aux pieds des religieux pour obtenir le pardon de leurs fautes et trouver la paix du cœur. On rapporte qu’un juif, nommé Isaac, quitta Séville et vint se fixer à Rouen. Le dimanche avant l’Épiphanie, il crut entendre l’Archange saint Michel qui lui persuadait d’embrasser la religion chrétienne. Fidèle à cette invitation, il se rendit au Mont et pria l’abbé Geoffroy de lui donner le baptême. Celui-ci l’accueillit avec joie et reçut son abjuration en présence de l’official et du chancelier d’Avranches; ensuite il le régénéra dans les eaux salutaires et lui donna le nom de Michel.
Vers le terme de sa glorieuse carrière, Geoffroy de Servon obtint le droit de donner la bénédiction solennelle, avec la mitre et les ornements pontificaux, dans toutes les églises, même dans la cathédrale d’Avranches, en présence non seulement des évêques, mais aussi du métropolitain. Ces privilèges étaient sans précédents. Cependant des jours plus glorieux encore devaient se lever pour le Mont-Saint-Michel; le célèbre Pierre le Roy allait continuer les préparatifs de défense commencés par Nicolas le Vitrier et Geoffroy de Servon, et travailler plus à lui seul que ses deux prédécesseurs à l’honneur et au triomphe de la cité de l’Archange.
Ledernier jour de février 1386, Geoffroy de Servon mourut et fut enterré dans la nef de la basilique. La même année, les bénédictins élurent pour lui succéder un homme remarquable par l’étendue de sa science et la maturité de ses conseils; il était natif d’Orval au diocèse de Coutances et avait gouverné les monastères de Saint-Taurin et de Lessay; il s’appelait Pierre le Roy: nom bien mérité, dit un chroniqueur, car il était «le roy des abbez, je ne diray pas du Mont-Saint-Michel; mais encore de tout son siècle, veu les charges honorables où il a esté élevé par les souverains pontifes et les employs glorieux qui lui ont esté commis par le roy de France.»
Pierre le Roy, après de brillantes études, avait conquis le grade de docteur en droit canonique; il brilla toujours par la pureté de sa doctrine et se montra le zélé défenseur des droits de l’Église au milieu des luttes désastreuses qui agitèrent l’Europe pendant le schisme d’Occident. A l’intérieur de son monastère, il fit régner l’amour du silence, de la prière et de l’étude; il rédigea plusieurs constitutions qu’il mit en vigueur, et son plus grand souci fut de rétablir la régularité parmi les religieux; il n’omit rien pour favoriser l’étude de la sainte Écriture,du droit ecclésiastique et des sciences profanes; il donnait lui-même des leçons aux plus anciens, et pour les plus jeunes il choisit des maîtres expérimentés qui devaient leur apprendre la grammaire, le calcul et les autres branches des connaissances humaines. Afin de rendre les études plus faciles, il fit l’acquisition de plusieurs volumes précieux. On attribue à son temps l’un des plus beauxMisselsde la bibliothèque d’Avranches et deux registres très importants, dont l’un reçut le nom deLivre blancet l’autre fut appelé leCalendrier de Pierre le Roy. C’est aussi sous le même abbé, à la fin du quatorzième siècle ou dans les premières années du quinzième, qu’un religieux du Mont copia et enrichit de belles majuscules un des traités de saint Thomas d’Aquin.
[Pas d'image disponible.]Fig. 68.—Sceau de Pierre le Roy, 1388. Archives nationales.
Fig. 68.—Sceau de Pierre le Roy, 1388. Archives nationales.
Fig. 68.—Sceau de Pierre le Roy, 1388. Archives nationales.
Comme l’atteste ce manuscrit, les bénédictins du Mont-Saint-Michel allaient, à l’exemple de tant d’autres, puiser dans les œuvres du Docteur Angélique les armes dont ils avaient besoin pour défendre la vérité et combattre les préjugés que l’esprit de mensonge s’efforçait d’accréditer alors au sein de l’Église catholique. Ces occupations assidues ne firent point négliger les soins matériels. Les moines dressèrent l’état des revenus, et rétablirent l’ordre dans le chartrier du monastère.
Pierre le Roy fit un noble usage des richesses que la Providence mit à sa disposition; il consacra d’abord les biens de l’abbaye et les dons des pèlerins à restaurer le sanctuaire et l’autel; il dota deux chapelains pour Notre-Dame-des-Trente-Cierges et enrichit l’église de plusieurs reliques insignes, ornements et tableaux apportés de Paris; il remplaça les vieilles stalles par d’autres sculptées avec art et décorées de ses armes (fig. 69). Il rebâtit le sommet de la tour des Corbins qui était tombé depuis peu: dans cette tour, dit dom Huynes, «est un degré (pourmonter) du bas de l’édifice jusques au haut. Et depuis cette tour jusques à Bellechaire il (bâtit) la muraille qu’on y voit. Auprès d’icelle il fit faire le donjon au-dessus des degrés en entrant dans le corps de garde. De l’autre costé de Bellechaire joignant icelle il (éleva) la tour quarrée qu’on nomme la Perrine, nom derrivé de cet abbé Pierre, et tant dans cette tour que dans le donjon il fit accommoder plusieurs petites chambres pour la demeure de ses soldats. Outre cela il (construisit) tout le corps de logis qu’on voit depuis la Perrine jusques au lieu où est la cuisine de l’abbé, excepté la chapelle des degrés, ditte de ste Catherine, laquelle fut faicte du temps de son prédécesseur. Une partie, à scavoir, ce
[Pas d'image disponible.]Fig. 69.—Armoiries de Pierre Le Roy.
Fig. 69.—Armoiries de Pierre Le Roy.
Fig. 69.—Armoiries de Pierre Le Roy.
qui se voit depuis la Perrine jusques à la Bailliverie, fut destinée pour la demeure des religieux infirmes. En l’autre partie il fit loger le baillif ou procureur du monastère et s’y logea aussy.»
C’est à juste titre que Pierre le Roy est appelé l’un des grands architectes du Mont-Saint-Michel. Les travaux qu’on lui doit ne sont pas seulement exécutés avec art pour assurer la défense de la place; mais ils nous offrent en même temps de beaux modèles d’architecture militaire. La poésie, l’élégance et la hardiesse y sont unies à la force et à la solidité. Le châtelet avec ses deux tourelles encorbellées (fig. 70); la Perrine avec son crénelage, ses mâchicoulis et son arcature à lancettes, voilà bien des chefs-d’œuvre enfantés par le génie du moyen âge, à cette époque où la décadence de l’art n’est pas commencée. Dans les premiers âges l’inspiration de l’architecte n’est pas toujours bien servie par l’habileté de l’ouvrier; plus tard la profusion des ornements et la richesse des sculptures nuiront à la grandeur et à la beauté de l’ensemble; mais ici
[Pas d'image disponible.]Ed. Corrover del L. GaucherelFig. 70.—Le Châtelet, entrée de l’abbaye.
Ed. Corrover del L. GaucherelFig. 70.—Le Châtelet, entrée de l’abbaye.
Ed. Corrover del L. Gaucherel
Fig. 70.—Le Châtelet, entrée de l’abbaye.
comme au treizième siècle tout s’harmonise avec grâce; l’exécution est en rapport avec le dessin et le fini des détails ne fait pas disparaîtreles grandes lignes du plan. Au point de vue de la défense militaire, le châtelet précédé de sa barbacane est admirablement disposé pour déjouer toutes les ruses et toutes les attaques de l’ennemi.
Tant de travaux auraient suffi pour absorber une longue existence; cependant la réputation de Pierre le Roy franchit les limites de son cloître et son influence extérieure s’étendit au loin en France, en Angleterre, en Hongrie, en Espagne et en Italie. De son côté, le sanctuaire de l’Archange ne cessait de recevoir la visite d’un grand nombre de pèlerins qui ne se laissaient intimider ni par les menaces des Anglais, ni par les fatigues d’un voyage long et difficile. Le roi de France, Charles VI, dit le Bien-Aimé, vint lui-même placer sa couronne et ses États sous la protection de saint Michel. Déjà le pieux monarque avait donné plusieurs preuves de sa confiance envers le prince de la milice céleste; à trois reprises différentes: en 1386, 1387 et 1388, il renouvela les ordonnances de ses prédécesseurs et confirma les privilèges de l’abbaye; il défendit sous des peines encore plus rigoureuses l’entrée du château avec des armes: cette permission, aux termes de ses lettres, ne devait être accordée à personne, sinon à ses oncles et à ses frères. En 1393, il voulut accomplir le pèlerinage du Mont, à l’époque où il éprouvait les premières atteintes de sa longue et cruelle maladie. Il franchit les grèves monté sur un cheval blanc et suivi de plusieurs princes et seigneurs de la cour, parmi lesquels on distinguait «les ducs de Berry et d’Orléans, le Connestable, l’Amirault, les seigneurs de Chastillon et d’Omont.» Une grande foule s’était portée à sa rencontre, et de toutes parts on criait: «Noël! Noël! Bon roi, amende le pays.» L’abbé, revêtu des ornements pontificaux et accompagné de ses moines, reçut l’illustre pèlerin et l’introduisit dans la basilique où des clercs, en aubes blanches, agitaient des encensoirs et chantaient des cantiques de réjouissance.
Charles VI enrichit le trésor d’une parcelle de la vraie croix enchâssée dans un reliquaire d’argent; il confirma tous les privilèges de l’abbaye et maintint Pierre le Roy, «son féal amy,» dans la charge de capitaine; il écouta aussi les plaintes des Montois et les exempta d’une taxe qu’ils payaient sur la vente des médailles, enseignes, coquilles, plombs et cornets de saint Michel. La charte royale nous offre un double
[Pas d'image disponible.]Fig. 71 et 72.—Moule en creux et épreuve du moule. Trouvé au Mont-Saint-Michel par M. Corroyer, en 1876.
Fig. 71 et 72.—Moule en creux et épreuve du moule. Trouvé au Mont-Saint-Michel par M. Corroyer, en 1876.
Fig. 71 et 72.—Moule en creux et épreuve du moule. Trouvé au Mont-Saint-Michel par M. Corroyer, en 1876.
intérêt: d’une part, Charles VI dévoile sa bonté paternelle pour ses sujets et sa grande dévotion envers le glorieux Archange: d’un autre côté, les paroles du monarque nous apprennent quelle était alors l’affluence des pèlerins et à quelle industrie se livraient les habitants de la ville. Cette charte portait que Charles par la grâce de Dieu roi de France avait «oye» ou entendu la supplication «des povres gens» qui demeuraient au Mont et s’occupaient à faire et à vendre des «enseignes de Monseigneur sainct Michiel,» des «coquilles et cornez nommez et appelez quiencailleries,» avec d’autres «euvres de plon et estaing jettés en moule,» pour les pèlerins qui venaient au mont Tombe et yaffluaient de toutes parts(fig. 71-80). Une telle industrie était peu lucrative, et les suppliants avaient à peine «de quoy vivre,» attendu qu’il ne croissait au Mont ni blé ni rien des autres choses nécessaires pour les besoins de chaque jour; l’eau même leur manquait; de plus ils payaient une forte «imposicion» sur la vente des différents objets ci-dessus mentionnés. Dans une telle extrémité, tous ces marchands étaient «en voye de quitter la ville» et d’aller ailleurs «quérir leur vie;... par quoy le sainct pèlerinage dudit lieu du Mont Sainct-Michiel (pourrait) estre diminué et la dévocion des pèlerins apetissée;» car ceux-ci, «pour l’honneur et la révérence (de) Monseigneur sainct Michiel, (avaient) très grand plaisir» d’acheter les «dites enseignes et autres chos dessus déclairées, pour emporter en leur pays, en l’honneur et remembrance dudit Monseigneur sainct Michiel.» En conséquence les Montois suppliaient humblement Charles le Bien-Aimé de les délivrer des taxes onéreuses qui pesaient sur eux, en mémoire de son «joyeux avénement au Mont-Sainct-Michiel.» Le roi, à cause de sa singulière et spéciale dévotion pour le glorieux Archange, «octroya et accorda» la grâce qui lui était demandée, et exempta les marchands du Mont de payer douze deniers par livre sur la vente des enseignes, coquilles et cornets de saint Michel; de plus, pour rendre son ordonnance «ferme et estable à touzjours,» il y fit apposer son «scel royal.» Ce document, d’une grande valeur pour notre histoire, fut signé au Mont-Saint-Michel, «le quinzième jour de février, l’an de grâce mil-trois-cens quatrevins et treize,» la quatorzième année du règne de Charles VI, en présence des ducs de Berry et d’Orléans, «du Connestable, de l’Amirault, des seigneurs de Chastillon et d’Omont et de plusieurs autres du conseil.»
Quelque temps après, le pieux monarque appela sa fille Michelle, et voulut qu’une porte de Paris reçût le nom du saint Archange. Il serait difficile de comprendre de quelle popularité ce nom jouissait alors dans le monde chrétien. A Constantinople et à Moscou, à Dublin et à Lisbonne, en Italie, en Espagne, en Pologne et en Allemagne, en France surtout le nom de Michel était donné aux personnages de haute naissance comme aux enfants du peuple, aux aînés de famille destinés à la vie militaire et aux cadets qui devaient embrasser la vie ecclésiastique, aux hommes de robe et aux artistes, aux princes et même aux têtes couronnées; on l’attachait non seulement aux églises, aux oratoires et aux autels, mais encore aux montagnes, aux rivières, aux forêts, aux ponts, aux fontaines, aux cités, aux forteresses, aux beffrois, et en particulier aux faubourgs et aux quartiers difficiles à défendre ou plus exposés aux attaques de l’ennemi. Partout l’Archange dominait en souverain.
Charles VI, dans son pèlerinage du Mont-Saint-Michel, sut apprécier les vertus et la science de Pierre le Roy; il lui assigna une rente de 1,000 livres et le fit venir à la cour, où il le choisit pour un de ses principaux conseillers. Dans cette haute position, l’illustre abbé mit sa science au service de la vérité, et usa de son influence pour pacifier l’Église et terminer le grand schisme d’Occident. On le vit tour à tour, dans les chaires de Paris et devant les docteurs de l’Université,
[Pas d'image disponible.]Fig. 73.—Cornet de pèlerin (quinzième siècle).
Fig. 73.—Cornet de pèlerin (quinzième siècle).
Fig. 73.—Cornet de pèlerin (quinzième siècle).
[Pas d'image disponible.]Fig. 74 et 75.—Plaques de pèlerins (quinzième siècle).
Fig. 74 et 75.—Plaques de pèlerins (quinzième siècle).
Fig. 74 et 75.—Plaques de pèlerins (quinzième siècle).
[Pas d'image disponible.]Fig. 76.—Bouton de pèlerin (quinzième siècle).
Fig. 76.—Bouton de pèlerin (quinzième siècle).
Fig. 76.—Bouton de pèlerin (quinzième siècle).
[Pas d'image disponible.]Face.Profil.Face.Profil.Fig. 77 et 78.—Ampoules en plomb (quinzième siècle).
Face.Profil.Face.Profil.Fig. 77 et 78.—Ampoules en plomb (quinzième siècle).
Face.Profil.Face.Profil.
Fig. 77 et 78.—Ampoules en plomb (quinzième siècle).
[Pas d'image disponible.]Fig. 79 et 80.—Coquilles en plomb (quinzième siècle).
Fig. 79 et 80.—Coquilles en plomb (quinzième siècle).
Fig. 79 et 80.—Coquilles en plomb (quinzième siècle).
enseigner le droit canon ou plaider la cause du pape légitime en prêchant l’union de tous les fidèles sous un même pasteur; dans ce but, il fit un sermon remarquable en présence du roi d’Angleterre; il prit pour texte ces paroles des saints livres: «Seigneur, secourez-nous dans la tribulation.» En 1395, l’Université de Paris le députa auprès de Richard II; quatre ans plus tard il partit pour l’Espagne, où il engagea le roi d’Aragon et Pierre de Lune à rentrer sous l’obédience de Boniface IX; il prit une large part à l’assemblée qui se tint à Paris en 1406; au concile de Pise en 1409, il remplit la fonction d’orateur du roi et soutint
[Pas d'image disponible.]Fig. 81.—Sceau et contre-sceau de la sénéchaussée de l’abbaye du Mont-Saint-Michel à la baronnie de Genêts, 1393. Archives nationales.
Fig. 81.—Sceau et contre-sceau de la sénéchaussée de l’abbaye du Mont-Saint-Michel à la baronnie de Genêts, 1393. Archives nationales.
Fig. 81.—Sceau et contre-sceau de la sénéchaussée de l’abbaye du Mont-Saint-Michel à la baronnie de Genêts, 1393. Archives nationales.
avec énergie l’élection du pape Alexandre V. En récompense des services qu’il avait rendus au saint-siège, il fut nommé par le souverain pontife référendaire de l’Église romaine; il s’acquittait de cette charge avec distinction, quand la mort vint le surprendre à Bologne, le 14 février 1411, sous le pontificat de Jean XXIII. Il était âgé de soixante et un ans, et gouvernait depuis 1386 l’abbaye du Mont-Saint-Michel. Pierre le Roy aimait ses religieux comme un père, et sur son lit de mort il leur envoya tous les objets précieux qu’il possédait; mais il ne put leur léguer sa dépouille mortelle. Il fut inhumé à Bologne, dans l’église des dominicains, à côté de deux célèbres docteurs. Ses contemporains le nommèrent «le prélat notable; le clerc par excellence.» Sesécrits sont remarquables pour l’érudition; mais son style est diffus et parfois obscur.
Sous la prélature de Pierre le Roy, le Mont-Saint-Michel exerça dans le monde une influence jusque-là sans égale, et le culte de l’Archange fut peut-être plus populaire que dans les âges précédents; mais à l’intérieur l’abbaye fut moins florissante que sous Robert de Torigni. Depuis que l’abbé ne résidait plus parmi ses religieux, l’amour des hautes études s’affaiblissait un peu et la règle était observée avec moins d’exactitude; non seulement les habitants de la ville étaient pauvres, mais ils ne jouissaient pas d’une sécurité parfaite, et, comme à l’époque de Geoffroy de Servon, ils avaient souvent à se prémunir contre les attaques du dehors. Une lettre écrite alors par Hervé de la Fresnaie, lieutenant d’Ailguebourse, bailli du Cotentin, nous fournit des détails curieux sur cette situation du Mont-Saint-Michel. Les Normands et les Bretons, qui n’avaient jamais vécu en très bonne intelligence, se cherchaient souvent querelle et parfois même se provoquaient au combat. En 1397 ou 1398 l’alarme se répandit parmi les habitants du Mont. Les Bretons allaient assister en grand nombre à la foire qui se tenait tous les ans le jour de Saint-Michel, et ils se proposaient de piller les marchands. Pour prévenir ce désastre, Regnault, vicomte d’Avranches, se rendit au Mont-Saint-Michel avec plusieurs gentilshommes qui étaient des «personnes et gens suffisant,» bien «montez et armez,» selon l’expression d’Hervé de la Fresnaie. La descente des Bretons n’eut pas lieu et aucun des marchands ne fut inquiété. Les dépenses occasionnées par cette expédition s’élevèrent à huit livres tournois. Deux ans plus tard, en 1400, le Mont-Saint-Michel fut exposé à un danger plus sérieux. Les ennemis tentèrent de s’en rendre maîtres à main armée; mais tous leurs efforts échouèrent contre la résistance de la garnison et de quelques chevaliers normands, parmi lesquels se trouvait l’un des plus illustres rejetons de la famille Païen.
Ces guerres continuelles n’étaient pas favorables à la vie du cloître. La règle fut mitigée. Jusque-là les religieux avaient un dortoir commun qui leur servait parfois de salle de travail; mais le prieur, Nicolas de Vandastin, qui était chargé de la direction du monastère pendant l’absence de l’abbé, fit diviser en cellules l’appartement de la Merveilleplacé au-dessus du réfectoire; il autorisa pareillement l’usage du feu dans les froids d’hiver. Nous devons au même prieur claustral une table des bienfaiteurs pour lesquels on offrait le sacrifice de la messe, et l’état des reliques conservées dans le trésor de l’église; il fit aussi dresser le catalogue des abbayes qui formaient alors avec le Mont-Saint-Michel une union d’étroite fraternité.
Il n’est pas sans intérêt d’étudier le but et la nature de cette vaste association, dont l’Archange était l’un des principaux protecteurs. A l’origine, les religieux n’étaient pas réunis en congrégation sous un même supérieur général; mais chaque abbaye restait indépendante et gardait ordinairement ses membres jusqu’à la mort. Le Mont-Saint-Michel conserva cette indépendance tant qu’il ne fut pas uni à la congrégation de Saint-Maur. Cependant les monastères formaient entre eux des liens de fraternité: «et ce pour deux raisons principales, dit dom Huynes, la première pour estre participant plus spécialement aux prières et bonnes œuvres de plusieurs, la seconde pour obvier aux inconvénients qui peuvent arriver dans les monastères (car le diable tache de gagner en tout lieu quelque chose), par exemple s’il arrivoit que quelque religieux vint à s’entendre mal avec son abbé ou supérieur, à ne le voir de bon œil ou autres choses semblables, ou que réciproquement l’abbé ou le supérieur ne put supporter quelqu’un de ses religieux qu’à regret. Alors si l’abbé le jugeoit à propos, ou si le religieux le demandoit, ou que tous les confrères en fussent d’advis, on envoyoit un tel religieux demeurer à quelqu’un des monastères associez. Ainsy on donnoit à tous le moyen de pratiquer son salut et délivroit-on telles gens de gémir toujours sous l’esclavage d’une obéissance malplaisante.» Quand un abbé visitait les monastères unis, il y recevait les mêmes honneurs que dans sa propre maison, et s’il y rencontrait un religieux sous le poids de quelque peine disciplinaire, il avait le pouvoir de l’absoudre. La mort de chaque membre était annoncée par le son des cloches en tous les monastères de l’association; de plus, on célébrait un service funèbre pour le repos du défunt, et l’on distribuait trente pains en aumône à la même intention. Ainsi, ces hommes qui avaient tout quitté pour servir Dieu, ne formaient plus entre eux qu’une seule et même famille. Cinquante-cinq abbayes étaient unies par ces liens de fraternité au monastère du Mont-Saint-Michel quand Pierre le Roy descendit dans la tombe; et c’est là une nouvelle preuve de l’influence que la cité de l’Archange exerçait à l’extérieur. A son tour le château fort que Nicolas le Vitrier, Geoffroy de Servon, et Pierre le Roy avaient disposé pour une défense héroïque, allait être le théâtre d’une lutte dont le récit mérite d’occuper une place non seulement dans l’histoire de saint Michel, mais aussi dans nos chroniques nationales.
Luandle visiteur arrive sur la grève, à deux kilomètres du Mont-Saint-Michel, il aperçoit un mur d’enceinte qui entoure la ville au sud-ouest, au sud et à l’est, pour escalader la pente du rocher et rejoindre au nord-est l’angle de la Merveille. Ce rempart, dont le sommet se termine par des mâchicoulis formés de consoles à trois modillons, est flanqué de plusieurs tours dentelées de créneaux, et présente l’un des plus beaux chefs-d’œuvre de l’architecture militaire au moyen âge. La première tour, maintenant isolée du reste des fortifications, est remarquable par ses meurtrières horizontales et sa couronne de mâchicoulis; mais elle manque d’élévation. Elle est appelée la tour Gabrielle, du nom de Gabriel du Puy, qui la fit bâtir au seizième siècle, sous la prélature de Jean le Veneur. A côté, dans la direction du sud, était l’ancienne tour des Pêcheurs, qui protégeait l’entrée des «Fanils.» De cette tour jusqu’à la porte principale, le rocher seul offre un obstacle infranchissable; cependant sa cime est bordée d’un mur crénelé dont l’angle sud-ouest est défendu par une échauguette ou tourelle encorbellée. Viennent ensuite la porte du Roi avec sa barbacane, sa herse et ses créneaux; la tour du Roi et la tourelle du Guet; l’Arcade surmontée de son toit conique; la tour de la Liberté, qui nous rappelle la catastrophe de la révolution; la tour Basse, dont le sommet n’atteint pas le niveau du rempart; la tour de la Reine, nommée aussi Demi-Lune, et le polygone que les Montois appellent la tour Boucle, à causedes anneaux de fer qui servaient autrefois pour amarrer les bateaux. En suivant le caprice du rocher, on arrive à cette tour élégante et fière appelée la tour du Nord; plus loin, au coude du rempart, existe une tourelle encorbellée qui devait servir de guérite; enfin la tour Claudine unit le mur d’enceinte à la Merveille. Au nord et à l’ouest, les fortes murailles de l’abbaye, la tourelle de la Fontaine Saint-Aubert et le mur qui l’unissait au château, les constructions de Roger et de Robert de Torigni, la mobilité des grèves et l’escarpement du rocher rendaient les abords du Mont inaccessibles. Des poternes habilement pratiquées dans les remparts permettaient des sorties contre les assaillants, et facilitaient l’approvisionnement de la place.
Le touriste s’arrête pour admirer la hardiesse et la force de ces remparts; le guerrier s’étonne à la vue de cette prodigieuse agglomération de tours, de bastions, de murailles et de donjons; l’archéologue examine en détail avec une légitime curiosité ces meurtrières et ces mâchicoulis qui nous révèlent l’un des plus beaux âges de notre architecture militaire; l’historien lit sur ces vieux murs rembrunis par le temps l’une des pages les plus glorieuses et les plus émouvantes des grandes luttes du quinzième siècle. Le Mont-Saint-Michel fut à cette époque l’un des principaux boulevards de la France. Non seulement le drapeau de l’étranger ne flotta jamais dans la cité de l’Archange, mais les illustres défenseurs de la citadelle remportèrent sur les Anglais des avantages signalés; après avoir repoussé tous leurs assauts, ils les attaquèrent dans leurs retranchements, et leur firent éprouver plus d’une fois des pertes sensibles. La plupart de ces faits d’armes se rapportent aux années qui précèdent la mission providentielle de Jeanne d’Arc. L’héroïne elle-même connut les ordres du ciel par l’entremise de l’Archange, qui la guida au milieu des dangers et la fit triompher de tous les obstacles. En un mot, pendant que saint Michel préparait Jeanne d’Arc à sauver la France, il transformait son sanctuaire en citadelle inexpugnable, dont les défenseurs opposèrent la première résistance sérieuse aux envahissements de l’ennemi. Cette période est à la fois la plus glorieuse pour l’histoire du Mont-Saint-Michel et la plus importante pour le culte de l’Archange; elle embrasse trente-trois ans, de 1417 à 1450.
Robert Jolivet, natif de Montpinchon, au diocèse de Coutances, avaitsuccédé à Pierre le Roy comme abbé et capitaine du Mont-Saint-Michel. Les circonstances avaient favorisé son élection; car, ayant accompagné son prédécesseur à Pisé et à Bologne, il était revenu dans son monastère muni des lettres qu’il avait obtenues du souverain pontife, et chargé des objets précieux que Pierre le Roy avait légués en
[Pas d'image disponible.]Fig. 82.—Remparts du quinzième siècle. Face des poternes de l’est.
Fig. 82.—Remparts du quinzième siècle. Face des poternes de l’est.
Fig. 82.—Remparts du quinzième siècle. Face des poternes de l’est.
mourant à l’abbaye du Mont. Cependant d’autres titres le recommandaient aux suffrages des bénédictins. Il joignait à une science assez étendue de l’habileté dans le maniement des affaires; malgré son amour du faste et l’inconstance de son caractère, il aimait son moutier, et paraissait disposé à tout entreprendre soit pour sauvegarder les intérêts des religieux, soit pour conserver le Mont dans l’obéissance auroi légitime. Pendant les premiers mois de sa prélature, il se montra plein de zèle. Après avoir obtenu du pape Jean XXIII et du roi Charles VI la confirmation de tous les droits dont jouissait son prédécesseur, il sollicita pour lui-même de nouveaux privilèges, qui lui furent accordés. Mais il ne sut pas apprécier les avantages du cloître, et, pour étudier le droit ecclésiastique, il séjourna longtemps à Paris, dans un manoir qu’il avait acheté des génovéfains. Il eut pour maîtres deux célèbres professeurs, Simon, abbé de Jumièges, et Jean Crépon, docteur «en la faculté de décrets.» Les autres religieux du Mont-Saint-Michel s’adonnèrent aussi à la culture des sciences, autant que les circonstances
[Pas d'image disponible.]Fig. 83.—Sceau de Robert Jolivet. Archives nationales.
Fig. 83.—Sceau de Robert Jolivet. Archives nationales.
Fig. 83.—Sceau de Robert Jolivet. Archives nationales.
pouvaient le permettre; le monastère fit même l’acquisition d’un collège à Caen pour les bénédictins qui suivaient dans cette ville les cours de la faculté et s’y livraient à l’étude des arts.
Bientôt des bruits alarmants vinrent arracher Robert à ses occupations favorites, et le contraignirent de rentrer dans son abbaye. Henri V profitant des troubles qui agitaient la France à l’occasion de la lutte des Armagnacs et des Bourguignons, avait jeté sur notre territoire une armée formidable pour s’emparer des provinces que Charles V avait reprises aux Anglais. Le 25 octobre 1415, les défenseurs de la royauté et de l’indépendance nationale avaient été taillés en pièces à la journée d’Azincourt, et de là une nuée d’ennemis s’étaient abbattus sur les villes et les campagnes. La basse Normandie fut conquise de nouveau et livrée à toutes les horreurs de la guerre; seul le Mont-Saint-Michel ne connut point la domination étrangère. Pendant la première occupation, les gardiens avaient exercé une grande vigilance pour prévenir les surprises des Anglais. D’après un ancien manuscrit, chaque matin les moines récitaient les vigiles des morts, les psaumes de la
[Pas d'image disponible.]Fig. 84.—Porte du Roi (entrée de la ville), bâtie par Robert Jolivet, vers 1420.
Fig. 84.—Porte du Roi (entrée de la ville), bâtie par Robert Jolivet, vers 1420.
Fig. 84.—Porte du Roi (entrée de la ville), bâtie par Robert Jolivet, vers 1420.
pénitence et prime; ensuite on célébrait une messe de la sainte Vierge dans la chapelle des Trente-Cierges. Après la messe, le chantre nommait ceux qui devaient, la nuit suivante, veiller à la garde du Mont: deux religieux, un frère et un clerc de l’église, étaient désignés pour faire le tour du monastère et des murs, avant le milieu de la nuit; deux habitants d’Ardevon et autant de la paroisse d’Huisnes devaient veiller sur les remparts, et un bénédictin avec quatre ou cinq serviteurs était chargé de garder la porte. Ces précautions ne parurent pas suffisantes après la nouvelle invasion des Anglais. Robert Jolivet, dans la crainte d’un siège prochain garnit la place de provisions de bouche et de munitions
[Pas d'image disponible.]Fig. 85.—Armoiries de Robert Jolivet (bas-relief).
Fig. 85.—Armoiries de Robert Jolivet (bas-relief).
Fig. 85.—Armoiries de Robert Jolivet (bas-relief).
de guerre, demanda des secours au roi et en obtint la somme de 1500 livres. De 1417 à 1420, il fit exécuter de grands travaux de fortification, afin de couvrir les maisons bâties en dehors des anciens remparts, à l’est et au sud du Mont-Saint-Michel (fig. 82). Dans une niche pratiquée sur la courtine du mur d’enceinte, Robert fit placer son écusson (fig. 85); il donna également des armoiries au monastère (fig. 86).
Pendant que la cité de l’Archange se préparait à une résistance vigoureuse, les Anglais s’établirent de nouveau à Tombelaine et s’y fortifièrent. En 1419, ils bâtirent sur ce rocher de hautes et fortes murailles avec plusieurs tours, sans que la garnison du mont Tombe pût les inquiéter, parce que le Couesnon changeant son cours ordinaire, et joignant la Sélune et la Sée, coula entre le Mont-Saint-Michel etTombelaine. Depuis que les ennemis étaient maîtres d’Avranches, de Pontorson et de toute la contrée, l’accès du Mont était difficile par terre; d’autre part, une flottille surveillait la côte et s’avançait dans le golfe autant que la marée le permettait. Dans cette extrémité, une défection inattendue vint attrister les défenseurs de la citadelle. Robert Jolivet, oubliant les devoirs que lui imposait son double titre de capitaine et d’abbé, et «ne pouvant plus, selon l’expression d’un historien, supporter les tintamarres d’une guerre continuelle,» abandonna
[Pas d'image disponible.]Fig. 86.—Armoiries de l’abbaye, en 1417.
Fig. 86.—Armoiries de l’abbaye, en 1417.
Fig. 86.—Armoiries de l’abbaye, en 1417.
son poste d’honneur, et se retira dans le prieuré de Loiselière; puis il se laissa gagner par les promesses du roi d’Angleterre, devint son conseiller, et accepta même la charge de commissaire pour la Basse-Normandie. Il conserva dans sa retraite le titre d’abbé, et jouit du revenu que le Mont percevait sur les prieurés, les églises et les terres alors occupées par les Anglais; mais le prieur Jean Gonault reçut du pape le pouvoir de gouverner les religieux en qualité de vicaire général. Plusieurs causes expliquent cette défection, sans la justifier. On était en 1420; depuis trois ans, l’ennemi occupait le pays d’Avranches, il venait de se fortifier à Tombelaine et dans les environs, il marchait de conquête en conquête, et les partisans du pauvre Charles VI devenaient de jour en jour moins nombreux; depuis l’avénement de Philippe de Valois, il semblait «à moult de gens,» dit Froissart, que le royaume allait «hors de la droite ligne,» et plusieurs pensaient que si le roi d’Angleterre était proclamé roi de France, le plus grand de ses deux royaumes soumettrait l’autre à sa domination; enfin Robert avait sous les yeux l’exemple d’un grand nombre de seigneurs et de prélats, qui, pour sauvegarder leurs intérêts, avaient juré obéissance à Henri V.
Le dauphin qui devait bientôt ceindre la couronne de l’infortuné Charles VI, comprit le danger qui menaçait la cité de l’Archange, la
[Pas d'image disponible.]Fig. 87.—Sceau de Jean d’Harcourt, comte d’Aumale, capitaine du Mont-Saint-Michel en 1420. Archives nationales.
Fig. 87.—Sceau de Jean d’Harcourt, comte d’Aumale, capitaine du Mont-Saint-Michel en 1420. Archives nationales.
Fig. 87.—Sceau de Jean d’Harcourt, comte d’Aumale, capitaine du Mont-Saint-Michel en 1420. Archives nationales.
seule ville de tout l’Avranchin où flottait encore la bannière de la France; dès 1420, peu de temps après le départ de Robert, il choisit pour commander la garnison du château un brave capitaine, Jean d’Harcourt, comte d’Aumale (fig. 87). Cette nomination ne portait aucune atteinte aux droits et aux privilèges de l’abbaye, comme l’attestent les lettres patentes du dauphin en date du 7 mai et du 21 juin 1420: Charles y déclare que ses «bien amez» les religieux du Mont-Saint-Michel ont «tousjours loyalement» gardé leur abbaye «en vraye obeyssance» du roi son seigneur et père; qu’il leur envoie son «très chier cousin Jehan de Harcourt,» au moment où les Anglais sont descendus«à grand effort et à toute puissance au pays de Normandie,» et «se sont mis en peine par plusieurs manières» d’occuper «laseigneuriede la place et ville du Mont-Sainct-Michiel.» Il ajoute que, la guerre terminée, le capitaine ne sera jamais choisi sans le consentement des bénédictins dont tous les «droicts, franchises et libertés, possessions et saisines» sont et seront fidèlement respectés. En particulier, les moines ne doivent pas être «empeschiez de dire leur service pour laquelle chose l’abbaye a été faicte par révélation de l’ange sainct Michiel à Monsieur sainct Aubert.» Cette prière perpétuelle allait contribuer plus efficacement au salut de la France que la bravoure des chevaliers. La sollicitude du prince ne s’en tint pas là ; Charles écrivit à Rome et obtint du pape des indulgences nombreuses pour exciter la piété et la charité des fidèles. Lui-même, à l’exemple de son auguste père, voulut que le sacrifice de la messe fût offert à son intention dans la basilique de l’Archange; pour obtenir cette faveur, il donna aux moines une somme de 120 livres qui lui était due sur Saint-Jean-le-Thomas. D’après un document très curieux publié à la suite de laChronique de Charles VII, ce prince encourageait les enfants à entreprendre le pèlerinage du Mont, afin de prier l’Archange pour la paix et le triomphe de la France. Il est dit dans cet ouvrage qu’une somme de 16 sous d’argent fut donnée en 1421 par «Monseigneur le régent aux galopins de la cuisine, pour aller au Mont-Saint-Michel au temps de karesme.» Le dicton de Charles prouve d’ailleurs sa grande dévotion envers le chef de la milice céleste; il avait coutume de dire: «Fugat Angelus Anglos,» l’Ange met les Anglais en fuite:
«L’ange vous bat, que tardez-vous, Anglois?«Fuyez bien loin des murs orléanois.»
«L’ange vous bat, que tardez-vous, Anglois?«Fuyez bien loin des murs orléanois.»
«L’ange vous bat, que tardez-vous, Anglois?«Fuyez bien loin des murs orléanois.»
Les pèlerinages au sanctuaire de saint Michel à une époque où l’Avranchin était occupé par l’ennemi ne s’expliqueraient pas, si l’on ne connaissait la législation du moyen age. Dans ces siècles de foi, les pèlerins n’étaient pas soumis aux lois de la guerre, et ils pouvaient librement visiter les églises où leur dévotion les attirait. Cependant le siège du Mont-Saint-Michel, surtout quand il fut pressé avec plus devigueur, ralentit beaucoup, parfois même interrompit le cours des manifestations religieuses.
Arrivé au Mont, le capitaine organisa la défense avec Jean Gonault, fit une proclamation pour engager à la résistance, et alla guerroyer contre les Anglais. Il laissait pour garder la place Olivier de Manny et deux autres chevaliers bannerets, sept chevaliers bacheliers, vingt-deux archers et la garnison soldée par les moines.
L’année qui suivit l’arrivée de Jean d’Harcourt fut signalée par un désastre. Un incendie renversa le chœur de l’église bâti au onzième siècle, et causa de grands ravages dans le monastère. L’invincible courage des moines et des soldats ne fut point ébranlé; tous aimaient mieux mourir que courber le front sous le joug de l’ennemi. Cependant le péril devenait de plus en plus menaçant. Paris était en proie aux horreurs de la guerre civile; des factions se divisaient le royaume; la ville de Rouen avait capitulé après une héroïque défense; des armées nombreuses parcouraient les campagnes et les couvraient de ruines; Charles VI était descendu dans la tombe, et son fils, relégué dans le Velay, trouvait à peine quelques sujets fidèles, pendant que le roi d’Angleterre, Henri de Lancastre, se faisait acclamer dans les murs de la capitale.
Les Anglais, irrités de la résistance que leur opposaient en Normandie de faibles moines et une poignée de soldats à peine armés, résolurent de s’emparer à tout prix du Mont-Saint-Michel. Des fortins appelés bastides furent élevés dans les environs, et Tombelaine reçut des renforts importants. Le moment de tenter un assaut général n’était pas arrivé; mais, d’après quelques historiens, il y eut plusieurs engagements partiels de 1420 à 1424. Les défenseurs du château faisaient des sorties, soit pour ravitailler la place, soit pour attaquer les postes voisins. Souvent ils se jetaient à l’improviste sur les campagnes voisines, allaient attaquer les ennemis auxquels le roi d’Angleterre avait distribué leurs propres domaines, et revenaient chargés d’un riche butin. Jean Guiton surtout se distinguait dans ces sortes de rencontres, et Charles VII dit plus tard en parlant de lui, qu’il avait fait «plusieurs destrousses, pilleries, raençonnemens et batteries.» Par malheur, il est difficile de citer des documents sérieux à l’appui detous ces faits; mais il est certain que Guillaume de Natrail, Raoul de Mons, Jean de Sainte-Marie et Richard de Clinchamps s’étaient déjà retirés au Mont-Saint-Michel avec plusieurs autres gentilshommes et comptaient parmi ses plus braves défenseurs.
Les ressources matérielles commençant à manquer, les moines engagèrent l’argenterie du monastère à Dinan et à Saint-Malo. Au printemps