Chapter 3

— Allons, bonsoir… de toute manière cest très bien ce que tu as fait là.

Enfin elle arriva cette réponse, et dès les premières lignes: «Mon homme chéri, je ne tai pas écrit plus tôt, parce que je tenais à te prouver autrement que par des paroles à quel point je te comprends et je taime…», Jean sarrêta, surpris comme un homme qui entend une symphonie à la place de la chamade quil redoutait. Il tourna vite la dernière page, où il lut «… rester jusquà la mort ton chien qui taime, que tu peux battre, et qui te caresse passionnément…».

Elle navait donc pas reçu sa lettre! Mais, reprise ligne à ligne et les larmes aux yeux, celle-ci était bien une réponse, disait bien que Fanny sattendait depuis longtemps à cette mauvaise nouvelle, à la détresse de Castelet amenant linévitable séparation. Tout de suite elle sétait misE en quête dune occupation pour ne plus rester à sa charge, et elle avait trouvé la gérance dun hôtel meublé, avenue du Bois-de-Boulogne, au compte dune dame très riche. Cent francs par mois, nourrie, logée et la liberté des dimanches…

«Tu entends, mon homme, tout un jour par semaine pour nous aimer; car tu voudras bien encore, dis? Tu me récompenseras du grand effort que je fais de travailler pour la première fois de ma vie, de cet esclavage de nuit et de jour que jaccepte, avec des humiliations que tu ne peux te figurer et qui seront bien lourdes à ma folie dindépendance… Mais jéprouve un contentement extraordinaire à souffrir par amour de toi. Je te dois tant, tu mas fait comprendre tant de bonnes et honnêtes choses dont personne ne mavait jamais parlé!… Ah! si nous nous étions rencontrés plus tôt!… Mais tu ne marchais pas encore, que déjà je roulais dans les bras des hommes. Pas un de ceux-là, toujours, ne pourra se vanter de mavoir inspiré une résolution pareille pour le garder encore un petit peu… Maintenant, reviens quand tu voudras, lappartement est libre. Jai ramassé toutes mes affaires; cétait ça le plus dur, secouer les tiroirs et les souvenirs. Tu ne trouveras que mon portrait qui ne te coûtera rien, lui; seulement les bons regards que je mendie en sa faveur. Ah! mami, mami… Enfin, si tu me gardes mon dimanche et ma petite place dans ton cou… ma place, tu sais…» Et des tendresses, des câlineries, une voluptueuse lècherie de mère chatte, de ces mots de passion qui faisaient lamant frôler son visage au papier satiné, comme si la caresse sen dégageait humaine et tiède.

— Elle ne parle pas de mes billets? demanda timidement loncleCésaire.

— Elle vous les renvoie… Vous la rembourserez quand vous serez riche…

Loncle eut un soupir soulagé, les tempes froncées de contentement, et avec une gravité prudhommesque, sa forte intonation méridionale:

— Té! veux-tu que je te dise… Cette femme-là, cest une sainte.

Puis, passant à un autre ordre didées, par cette mobilité, ce manque de logique et de mémoire, une des cocasseries de sa nature:

— Et quelle passion, mon bon, quel feu! Jen ai la bouche sèche, comme quand Courbebaisse me lisait la correspondance de la Mornas…

Une fois encore, Jean dut subir le premier voyage à Paris, lhôtel Cujas, Pellicule; mais il nentendait pas, accoudé à la fenêtre ouverte sur la nuit apaisée, baignée dune lune pleine, tellement brillante, que les coqs sy trompaient et la saluaient comme le jour levant.

Ainsi donc cétait vrai cette rédemption par lamour dont parlent les poètes; et il éprouvait une fierté à songer que tous ces grands, ces illustres que Fanny avait aimés avant lui, loin de la régénérer, la dépravaient davantage, tandis que lui, par la seule force de son honnêteté, la tirerait peut-être du vice pour toujours.

Il lui était reconnaissant davoir trouvé ce moyen terme, cette demi-rupture où elle prendrait les nouvelles habitudes de travail si difficiles à sa nature indolente; et sur un ton paternel, de vieux monsieur, il lui écrivit le lendemain pour encourager sa réforme, sinquiéter du genre dhôtel quelle gérait, du monde qui venait là; car il se méfiait de son indulgence et de sa facilité à dire en se résignant: «Quest-ce que tu veux? cest comme ça…»

Courrier par courrier, avec une docilité de petite fille, Fanny lui fit le tableau de son hôtel, vraie maison de famille habitée par des étrangers. Au premier, des Péruviens, père et mère, enfants et domestiques nombreux; au second, des Russes et un riche Hollandais, marchand de corail. Les chambres du troisième logeaient deux écuyers de lHippodrome, chic anglais, très comme il faut, et le plus intéressant petit ménage, Mlle Minna Vogel, cithariste de Stuttgart, avec son frère Léo, un pauvre petit poitrinaire, obligé dinterrompre ses études de clarinette au Conservatoire de Paris, et que la grande soeur était venue soigner, sans autre ressource que le produit de quelques concerts pour payer lhôtel et la pension.

«Tout ce quon peut imaginer de plus touchant et de plus honorable, comme tu vois, mon homme chéri. Moi-même, je passe pour veuve, et lon me montre toutes sortes dégards. Je ne souffrirais pas dabord quil en fût autrement; il faut que ta femme soit respectée. Quand je dis «ta femme», comprends-moi bien. Je sais que tu ten iras un jour, que je te perdrai, mais après il ny en aura plus dautre; à jamais je resterai tienne, conservant le goût de tes caresses, et les bons instincts que tu as réveillés en moi… Cest bien drôle, nest-ce pas, Sapho vertueuse!… Oui, vertueuse, quand tu ne seras plus là; mais pour toi je me garde telle que tu mas aimée, délirante et brûlante… je tadore…»

Subitement, Jean fut pris dune grande tristesse ennuyée. Ces retours de lenfant prodigue, après les joies de larrivée, lorgie de veau gras et deffusions tendres, souffrent toujours des hantises de la vie nomade, du regret des glands amers et du paresseux troupeau à conduire. Cest un désenchantement qui tombe des choses et des êtres, tout à coup dépouillés et décolorés. Les matins de lhiver provençal navaient plus pour lui leur salubre allégresse, ni dattrait la chasse aux belles loutres mordorées, le long des berges, ni le tir aux macreuses dans lenaye-chiendu vieil Abrieu. Jean trouvait le vent dur, leau rêche, et bien monotones les promenades dans les vignes inondées avec loncle expliquant son système de vannes, martelières, rigoles damenée.

Le village quil revoyait les premiers jours à travers ses courses joyeuses de gamin, baraques anciennes, quelques-unes abandonnées, sentait la mort et la désolation dun village italien; et quand il allait à la poste, il lui fallait subir, sur la pierre branlante de chaque porte, le rabâchage de tous ces vieux tordus comme des plein-vent, les bras passés dans des morceaux de bas tricotés, de ces vieilles au menton de buis jaune sous leurs coiffes serrées, aux petits yeux luisants et frétillants comme il en brille aux lézardes des vieux murs.

Toujours les mêmes lamentations sur la mort des vignes, la fin de la garance, la maladie des mûriers, les sept plaies dÉgypte ruinant ce beau pays de Provence; et pour les éviter, quelquefois il revenait par les ruelles en pente qui longent les anciens murs denceinte du château des Papes, ruelles désertes encombrées de broussailles, de ces grandes herbes de Saint-Roch pour guérir les dartres, bien à leur place dans ce coin moyen âge, ombré de lénorme ruine déchiquetée en haut du chemin.

Alors il rencontrait le curé Malassagne venant de dire sa messe et descendant à grands pas furieux, le rabat de travers, sa soutane relevée à deux mains, à cause des ronces et des teignes. Le prêtre sarrêtait, tonnait contre limpiété des paysans, linfamie du conseil municipal; il jetait sa malédiction sur les champs, les bêtes et les hommes, des malandrins qui ne venaient plus à loffice, qui enterraient leurs morts sans sacrements, se soignaient par le magnétisme, le spiritisme, pour sépargner le prêtre et le médecin:

— Oui, monsieur, le spiritisme!… voilà où ils en arrivent, nos paysans du Comtat… Et vous ne voulez pas que les vignes soient malades!…

Jean, qui avait la lettre de Fanny tout ouverte et embrasée dans sa poche, écoutait, le regard absent, échappait le plus vite possible à lhomélie du prêtre, et rentrait à castelet sabriter dans un creux de roche, ce que les Provençaux appellent un «cagnard», garanti du vent qui souffle tout autour et concentrant le soleil réverbéré dans la pierre.

Il choisissait le plus perdu, le plus sauvage, envahi par les ronces et les chênes kermès, sy terrait pour lire sa lettre; et peu à peu de la fine odeur quelle exhalait, de la caresse des mots, des images évoquées, lui venait une griserie sensuelle qui activait son pouls, lhallucinait jusquà faire disparaître comme un décor inutile le fleuve, les îles en bouquets, les villages au creux des Alpilles, toute la courbe de limmense vallée où la bourrasque chassait, roulait en flots la poudre du soleil. Il était là-bas, dans leur chambre, devant la gare aux toits gris, en proie aux caresses folles, à ces désirs furieux qui les cramponnaient lun à lautre avec des crispations de noyés…

Tout à coup, des pas dans le sentier, des rires clairs: «Il est là!…» Ses soeurs apparaissaient, petites jambes nues dans la lavande, conduites par le vieux Miracle, tout fier davoir dépisté son maître et remuant la queue victorieusement; mais Jean le renvoyait dun coup de pied et rebutait les offres de jouer à cache-cache ou à courir quon lui faisait dun air timide. Il les aimait pourtant, ses petites bessonnes raffolant du grand frère toujours si loin; il sétait fait enfant pour elles dès larrivée, samusait du contraste de ces jolies créatures nées en même temps et dissemblables. Lune longue, brune, les cheveux crêpelés, à la fois mystique et volontaire; cest elle qui avait eu lidée de la barque, exaltée par les lectures du curé Malassagne, et cette petite Marie lÉgyptienne avait entraîné la blonde Marthe, un peu molle et douce, ressemblant à sa mère et à son frère.

Mais quelle gêne odieuse, pendant quil était à remuer ses souvenirs, que ces innocentes câlineries denfants se frottant au parfum coquet que mettait sur lui la lettre de sa maîtresse.

— Non, laissez-moi… il faut que je travaille…

Et il rentrait avec lintention de senfermer chez lui, quand la voix de son père lappelait au passage.

— Cest toi, Jean… écoute donc…

Lheure du courrier apportait de nouveaux sujets de morosité à cet homme déjà sombre de nature, gardant de lOrient des habitudes de solennité silencieuse, coupée de brusques souvenirs…, «quand jétais consul à Hong-Kong», qui partaient en éclats de souches au grand feu. Pendant quil écoutait son père lire et discuter ses journaux du matin, Jean regardait sur la cheminée la Sapho de Caoudal, les bras aux genoux, sa lyre à côté delle, TOUTE LA LYRE, un bronze acheté il y avait vingt ans, lors des embellissements de Castelet; et ce bronze du commerce, qui lécoeurait aux vitrines parisiennes, lui donnait ici, dans son isolement, une émotion amoureuse, lenvie de baiser ces épaules, de délier ces bras froids et polis, de se faire dire: «Sapho pour toi, mais rien que pour toi!»

Limage tentatrice se levait quand il sortait, marchait avec lui, doublait le bruit de son pas dans le grand escalier pompeux. Cétait le nom de Sapho que rythmait le balancier de la vieille horloge, que chuchotait le vent par les grands corridors dallés et froids de la demeure estivale, son nom quil retrouvait dans tous les livres de cette bibliothèque de campagne, vieux bouquins à tranches rouges conservant entre la brochure des miettes de ses goûters denfant. Et cet obsédant souvenir de sa maîtresse le poursuivait jusque dans la chambre maternelle, où Divonne coiffait la malade, relevait ses beaux cheveux blancs sur ce visage resté paisible et rose malgré des tortures variées et perpétuelles.

«Ah! voilà notre Jean», disait la mère. Mais avec son cou nu, sa petite coiffe, ses manches retroussées pour cette toilette dont elle seule avait la charge, sa tante lui rappelait dautres réveils, évoquait la maîtresse encore, sautant du lit dans le nuage de sa première cigarette. Il sen voulait didées pareilles, dans cette chambre surtout! Que faire cependant pour y échapper?

— Notre enfant nest plus le même, ma soeur, disait Mme Gaussin tristement… Quest-ce quil a?

Et elles cherchaient ensemble. Divonne torturait son entendement ingénu, elle aurait voulu questionner le jeune homme; mais il semblait la fuir maintenant, éviter dêtre seul avec elle.

Une fois, layant guetté, elle vint le surprendre au cagnard dans la fièvre de ses lettres et de ses mauvais rêves. Il se levait, loeil sombre… Elle le retint, sassit près de lui sur la pierre chaude:

— Tu ne maimes donc plus?… je ne suis donc plus ta Divonne à qui tu disais toutes tes peines?

— Mais si, mais si… bégayait-il, troublé par sa façon tendre, et détournant les yeux pour quelle ne pût y retrouver quelque chose de ce quil venait de lire, appels damour, cris éperdus, le délire de la passion à distance.

— Quas-tu?… pourquoi es-tu triste? murmurait Divonne avec des câlineries de voix et de mains comme on en a pour les enfants. Cétait un peu son petit, il restait pour elle à dix ans, lâge des petits hommes quon émancipe.

Lui, déjà brûlant de sa lecture, sexaltait au charme troublant de ce beau corps si près du sien, de cette bouche fraîche au sang avivé par le grand air qui dérangeait les cheveux, les envolait au-dessus du front en délicats frisons à la mode parisienne. Et les leçons de Sapho: «toutes les femmes sont les mêmes… en face de lhomme elles nont quune idée en tête…», lui faisaient trouver provocants lheureux sourire de la paysanne, son geste pour le retenir au tendre interrogatoire.

Tout à coup, il sentit monter le vertige dune tentation mauvaise; et leffort quil faisait pour y résister le secoua dun frisson convulsif. Divonne seffrayait de le voir si pâle, les dents claquantes. «Ah! le pauvre… il a la fièvre…» Dun geste de tendresse irréfléchi elle dénouait le grand fichu qui entourait sa taille pour le lui mettre au cou; mais brusquement saisie, enveloppée, elle sentit la brûlure dune caresse folle sur sa nuque, ses épaules, toute la chair étincelante qui venait de jaillir au soleil. Elle neut le temps de crier ni de se défendre, peut-être même pas le sentiment juste de ce qui venait de se passer.

— Ah! je suis fou… je suis fou…

Il se sauvait, déjà loin dans la garrigue dont les pierres roulaient sinistrement sous ses pieds.

À déjeuner, ce jour-là, Jean annonça quil partirait le soir même, rappelé par un ordre du ministre.

— Partir, déjà!… tu avais dit… tu ne fais que darriver…

Et des cris, des supplications. Mais il ne pouvait plus rester avec eux, puisque entre toutes ces tendresses intervenait linfluence agitante et corruptrice de Sapho. Dailleurs, ne leur avait-il pas fait le plus grand sacrifice en renonçant à la vie à deux? La rupture complète sachèverait un peu plus tard; et il reviendrait alors aimer sans honte, ni gêne, embrasser tous ces braves gens.

Il était nuit, la maison couchée, éteinte, quand Césaire revint de conduire son neveu au train dAvignon. Lavoine donnée au cheval, après avoir scruté le ciel, — ce regard aux présages du temps, des hommes qui vivent de la terre, — il allait rentrer quand il vit une forme blanche sur un banc de la terrasse.

— Cest toi, Divonne?

— Oui, je tattendais…

Très occupée tout le jour, séparée de son Fénat quelle adorait, ils avaient le soir de ces rendez-vous pour causer, faire un tour de promenade ensemble. Était-ce la courte scène entre elle et Jean, comprise en y pensant, et plus quelle neût voulu, ou lémotion davoir vu pleurer la pauvre mère tout le jour silencieusement? Elle avait la voix altérée, une inquiétude desprit extraordinaire chez cette calme personne de devoir.

— Sais-tu quelque chose? Pourquoi nous a-t-il quittés si vivement?…

Elle ne croyait pas à cette histoire de ministère, soupçonnant plutôt quelque attache mauvaise qui tirait lenfant loin de sa famille. Tant de dangers, de si fatales rencontres dans ce Paris de perdition!

Césaire, qui ne savait rien lui cacher, avoua quil y avait en effet une femme dans la vie de Jean, mais une bonne créature incapable de le détourner des siens; et il parla de son dévouement, des lettres touchantes quelle écrivait, vanta surtout la résolution courageuse quelle avait prise de travailler, ce qui sembla tout naturel à la paysanne:

— Car enfin, il faut travailler pour vivre.

— Pas ce genre de femmes-là… dit Césaire.

— Cest donc une rien du tout avec qui Jean vivait!… Et tu es allé là-dedans?…

— Je te jure, Divonne, que depuis quelle le connaît il ny a pas de femme plus chaste, plus honnête… Lamour la réhabilitée.

Mais cétaient des mots trop longs, Divonne ne comprenait pas. Pour elle, cette dame rentrait dans ce rebut quelle appelait «les mauvaises femmes», et la pensée que son Jean était la proie dune créature pareille lindignait. Si le consul se doutait de cela!…

Césaire essayait de la calmer, assurait par tous les plis de sa bonne face un peu grivoise quà lâge du garçon on ne pouvait se passer de femme.

— Té, pardi! quil se marie, dit elle avec une conviction attendrissante.

— Enfin ils ne sont déjà plus ensemble, cest toujours ça…

Et alors, dun ton grave:

— Écoute, Césaire… tu sais comme on dit chez nous: Le malheur dure toujours plus que celui qui lamène… Si cest vraiment comme tu racontes, si Jean a tiré cette femme de la boue, il sest peut-être bien sali à cette triste besogne. Possible quil lait rendue meilleure et plus honnête, mais qui sait si le mauvais qui était en elle na pas gâté notre enfant jusquau coeur!

Ils revenaient vers la terrasse. Nuit paisible et limpide sur toute la vallée silencieuse où rien ne vivait que la lumière glissante de la lune, le fleuve houleux, lesclairsen flaques dargent. On respirait le calme, léloignement de tout, le grand repos dun sommeil sans rêves. Soudain le train montant déroula au bord du Rhône sa rumeur sourde à toute vapeur.

— Oh! ce Paris, fit Divonne, montrant le poing vers lennemi que la province charge de toutes ses colères… ce Paris!… ce quon lui donne et ce quil nous renvoie!

Il faisait un froid brumeux, une après-midi sombre à quatre heures, même sur cette large avenue, des Champs-Élysées où se hâtaient les voitures dans un roulement sourd et ouaté. Cest à peine si Jean put lire au fond dun jardinet dont la grille était ouverte ces lettres dorées, très hautes, au-dessus de lentresol dune maison à laspect luxueux et tranquille de cottage:Appartements meublés, pension de famille. Un coupé attendait au ras du trottoir.

La porte du bureau poussée, Jean la vit tout de suite, celle quil cherchait, assise dans le jour de la fenêtre, feuilletant un gros livre de comptes en face dune autre femme, élégante et grande, un mouchoir aux mains et un petit sac de boursicotière.

— Vous désirer, monsieur?…

Fanny le reconnut, se leva, saisie, et passant devant la dame:

— Cest le petit… dit-elle tout bas.

Lautre examina Gaussin des pieds à la tête avec le beau sang- froid connaisseur que donne lexpérience, et très haut, sans se gêner:

— Embrassez-vous, mes enfants… Je ne vous regarde pas.

Puis elle se mit à la place de Fanny, continua à vérifier ses chiffres.

Ils sétaient pris les mains, se chuchotaient des phrases bêtes:

— Comment ça va?

— Pas mal, merci…

— Alors tu es parti hier au soir?…

Mais laltération de leurs voix donnait aux mots leur vraie signification. Et assis sur le divan, se remettant un peu:

— Tu nas pas reconnu ma patronne?… disait Fanny à voix basse… tu las déjà vue pourtant… au bal de Déchelette, en mariée espagnole… Un peu défraîchie, la mariée.

— Alors cest…?

— Rosario Sanchès, la femme à de Potter.

Cette Rosario, Rosa, de son nom de fête écrit sur toutes les glaces des restaurants de nuit et toujours souligné de quelque ordure, était une ancienne dame des chars à lHippodrome, célèbre dans le monde de la noce par son dévergondage cynique, ses coups de gueule et de cravache très recherchés des hommes de cercle, quelle menait comme ses chevaux.

Espagnole dOran, elle avait été plus belle que jolie et tirait encore aux lumières un certain effet de ses yeux noirs bistrés, de ses sourcils rejoints en barre; mais ici, même dans ce faux jour, elle avait bien ses cinquante ans, marqués sur une face plate, dure, à la peau soulevée et jaune comme un limon de son pays. Intime de Fanny Legrand pendant des années, elle lavait chaperonnée dans la galanterie, et rien que son nom épouvantait lamoureux.

Fanny, qui comprit le tremblement de son bras, essaya de sexcuser. À qui sadresser pour trouver un emploi? On était bien embarrassé. Dailleurs Rosa maintenant se tenait tranquille; riche, très riche, vivant dans son hôtel avenue de Villiers ou à sa villa dEnghien, recevant quelques anciens amis, mais un seul amant, toujours le même, son musicien.

— De Potter? demanda Jean… je le croyais marié.

— Oui… marié, des enfants, il paraît même que sa femme est jolie… ça ne la pas empêché de revenir à lancienne… et si tu voyais comme elle lui parle, comme elle le traite… Ah! il est bien mordu, celui-là…

Elle lui serrait la main avec un tendre reproche. La dame à ce moment interrompit sa lecture et sadressa à son sac qui sautait au bout de la cordelière:

— Mais reste donc tranquille, voyons!…

Puis, à la gérante, sur un ton de commandement:

— Donne-Moi vite un bout de sucre pour Bichito.

Fanny se Leva, apporta le sucre quelle approchait de louverture du ridicule avec des petites flatteries, des mots enfantins… «Regarde la jolie bête…» dit-elle à son amant, en lui montrant, tout entouré de ouate, une sorte de gros lézard difforme et grenu, crêté, dentelé, la tête en capuchon sur une chair grelottante et gélatineuse; un caméléon envoyé dAlgérie à Rosa, qui le préservait de lhiver parisien à force de soins et de chaleur. Elle ladorait comme jamais elle navait aimé aucun homme; et Jean démêlait bien aux mamours flagorneurs de Fanny la place que lhorrible bête tenait dans la maison.

La dame ferma le livre, prête à partir.

— Pas trop mal pour une seconde quinzaine… Seulement veille à la bougie.

Elle jeta son regard de patronne autour du petit salon, tenu, rangé, au meuble de velours frappé, souffla un peu de poussière sur le yucca du guéridon, constata un accroc dans la guipure des croisées; après quoi, elle dit aux jeunes gens avec un oeil entendu: «Vous savez, mes petits, pas de bêtises… la maison est très convenable…» et rejoignant la voiture qui lattendait à la porte, elle sen alla faire son tour de bois.

— Crois-tu que cest sciant!… dit Fanny. Je les ai sur le dos, elle ou sa mère, deux fois la semaine… La mère est encore plus terrible, plus pingre… Il faut que je taime, va, pour durer dans cette baraque… Enfin te voilà, je tai encore!… Jai eu si peur…

Et elle lenlaça debout, longuement, lèvres contre lèvres, sassurant bien au tressaillement du baiser quil était encore tout à elle. Mais on allait et venait dans le couloir, il fallait se méfier. Quand on eut apporté la lampe, elle sassit à sa place habituelle, un petit ouvrage aux doigts; lui, tout près comme en visite…

— Suis-je changée, hein?… Est-ce assez peu moi?…

Elle souriait en montrant son crochet manié avec une gaucherie de petite fille. Toujours elle avait détesté ces travaux daiguille; un livre, son piano, sa cigarette, ou les manches retroussées pour la confection dun petit plat, elle ne soccupait jamais autrement. Mais ici, que faire? Le piano du salon, elle ne pouvait y songer de tout le jour, obligée de se tenir au bureau… Des romans? Elle savait bien dautres histoires que celles quils racontaient. À défaut de la cigarette prohibée, elle avait pris cette dentelle qui lui occupait les doigts et la laissait libre de penser, comprenant à cette heure le goût des femmes pour ces menus travaux quelle méprisait jadis.

Et tandis quelle rattrapait son fil avec des maladresses encore, une attention dinexpérience, Jean la regardait, toute reposée dans sa robe simple, son petit col droit, les cheveux bien à plat sur la rondeur antique de sa tête, et lair si honnête, si raisonnable. Dehors, dans un décor luxueux, roulait continuellement le train des filles à la mode, haut perchées sur leurs phaétons, redescendant vers le Paris bruyant des boulevards; et Fanny ne semblait pas avoir un regret pour ce vice étalé et triomphant, dont elle aurait pu prendre sa part, quelle avait dédaigné pour lui. Pourvu quil consentît à la voir de temps en temps, elle acceptait très bien sa vie de servitude, y trouvait même des côtés amusants.

Tous les pensionnaires ladoraient. Les femmes, étrangères, sans aucun goût, la consultaient pour leurs achats de toilette; elle donnait des leçons de chant le matin à laînée des petites Péruviennes, et pour le livre à lire, la pièce à voir, elle conseillait ces messieurs qui la traitaient avec toutes sortes dégards, de prévenances, un surtout, le Hollandais du second.

— Il sassied là où tu es, reste en contemplation jusquà ce que je lui dise: «Kuyper, vous mennuyez.» Alors il répond: «pien» et il sen va… Cest lui qui ma donné cette petite broche en corail… Tu sais, ça vaut cent sous; je lai acceptée pour avoir la paix.

Un garçon entrait, apportait un plateau chargé quil posait sur un bout du guéridon en reculant un peu la plante verte.

— Cest là que je mange toute seule, une heure avant la table dhôte.

Elle indiqua deux plats du menu assez long et copieux. La gérante navait droit quà deux plats et au potage.

— Faut-il quelle soit chienne, cette Rosario!… Du reste, jaime mieux manger là; je nai pas besoin de parler et je relis tes lettres qui me tiennent compagnie.

Elle sinterrompit encore pour atteindre une nappe, des serviettes; à tout moment on la dérangeait, un ordre à donner, une armoire à ouvrir, une réclamation à satisfaire. Jean comprit quil la gênerait en restant davantage; puis on installait son dîner, et cétait si piètre, cette petite soupière dune portion qui fumait sur la table, leur donnant à tous deux la même pensée, le même regret de leurs anciens tête-à-tête!

«À dimanche… à dimanche…» murmura-t-elle tout bas, en le renvoyant. Et comme ils ne pouvaient sembrasser à cause du service, des pensionnaires qui descendaient, elle lui avait pris la main, lappuyait contre son coeur longuement pour y faire entrer la caresse.

Tout le soir, la nuit, il pensa à elle, souffrant de sa servitude humiliée devant cette gueuse et son gros lézard; puis le Hollandais le troublait aussi, et jusquau dimanche il ne vécut pas. En réalité cette demi-rupture qui devait préparer sans secousse la fin de leur liaison fut pour celle-ci le coup de serpe de lémondeur dont se ravive larbre fatigué. Ils sécrivirent, presque chaque jour, de ces billets de tendresse comme en griffonne limpatience des amoureux; ou bien cétait, au sortir du ministère, une causerie douce dans le bureau pendant lheure du travail à laiguille.

Elle avait dit à lhôtel en parlant de lui: «Un de mes parents…» et sous le couvert de cette vague appellation il put venir quelquefois passer la soirée au salon, à mille lieues de Paris. Il connut la famille péruvienne avec ses innombrables demoiselles, fagotées de couleurs criardes, rangées autour du salon, de vrais aras au perchoir; il entendit la cithare de Mlle Minna Vogel, enguirlandée comme une perche à houblon, et vit son frère, malade, aphone, suivant de la tête avec passion le rythme de la musique et promenant ses doigts sur une clarinette imaginaire, la seule dont il eût permission de jouer. Il fit le whist du Hollandais de Fanny, un gros balourd, chauve, daspect sordide, qui avait navigué par tous les océans du monde, et quand on lui demandait quelques renseignements sur lAustralie où il venait de passer des mois, répondait avec un roulement dyeux: «Devinez combien les pommes de terre à Melbourne?…» nayant été frappé que de ce fait unique, la cherté des pommes de terre dans tous les pays où il allait.

Fanny était lâme de ces réunions, causait, chantait, jouait la Parisienne informée et mondaine; et ce quil restait dans ses façons de la bohême ou de latelier échappait à ces exotiques, ou leur semblait le suprême genre. Elle les éblouissait de ses relations avec les personnalités fameuses des arts ou de la littérature, donnait à la dame russe qui raffolait des oeuvres de Dejoie, des renseignements sur la façon décrire du romancier, le nombre de tasses de café quil absorbait en une nuit, le chiffre exact et dérisoire dont les éditeurs deCenderinetteavaient payé le chef-doeuvre qui faisait leur fortune. Et les succès de sa maîtresse rendaient Gaussin si fier quil oubliait dêtre jaloux, aurait volontiers certifié sa parole, si quelquun leût mise en doute.

Pendant quil ladmirait dans ce paisible salon éclairé de lampes à abat-jour, servant le thé, accompagnant les mélodies des jeunes filles, leur donnant des conseils de grande soeur, il y avait pour lui un montant singulier à se la figurer tout autre, quand elle arrivait chez lui le dimanche matin, trempée, grelottante, et que sans même sapprocher du feu qui flambait en son honneur, elle se déshabillait à la hâte, et se glissait dans le grand lit, contre lamant. Alors quelles étreintes, quelles caresses longues où se vengeaient les contraintes de toute la semaine, cette privation lun de lautre qui gardait le désir vivifiant à leur amour.

Les heures passaient, sembrouillaient; on ne bougeait plus du lit jusquau soir. Rien ne les tentait que là; nul plaisir, personne à voir, pas même les Hettéma qui, par économie, sétaient décidés à vivre à la campagne. Le petit déjeuner préparé, à côté deux, ils entendaient, anéantis, la rumeur du dimanche parisien pataugeant dans la rue, le sifflet des trains, le roulement des fiacres chargés; et la pluie en larges gouttes sur le zinc du balcon, avec les battements précipités de leurs poitrines, rythmaient cette absence de la vie, sans notion de lheure, jusquau crépuscule.

Le gaz, quon allumait en face, glissait alors un pâle rayon sur la tenture; il fallait se lever, Fanny devant être rentrée à sept heures. Dans le demi-jour de la chambre, tous ses ennuis, tous ses écoeurements lui revenaient plus lourds, plus cruels, en remettant ses bottines encore humides de la course à pied, ses jupons, sa robe de la gérance, luniforme noir des femmes pauvres.

Et ce qui gonflait son chagrin cétaient ces choses aimées autour delle, les meubles, le petit cabinet de toilette des beaux jours… Elle sarrachait: «Allons!…» et pour rester plus longtemps ensemble, Jean la reconduisait; ils remontaient serrés et lents lavenue des Champs-Elysées dont la double rangée de lampadaires, avec lArc de Triomphe en haut, écarté dombre, et deux ou trois étoiles piquant un bout de ciel, figuraient un fond de diorama. Au coin de la rue Pergolèse, tout près de la pension, elle relevait sa voilette pour un dernier baiser, et le laissait désorienté, dégoûté de son intérieur où il rentrait le plus tard possible, maudissant la misère, en voulant presque à ceux de Castelet du sacrifice quil simposait pour eux.

Ils traînèrent deux ou trois mois cette existence devenue vers la fin absolument insupportable, Jean ayant été obligé de restreindre ses visites à lhôtel à cause dun bavardage de domestique, et Fanny de plus en plus exaspérée par lavarice de la mère et de la fille Sanchès. Elle pensait silencieusement à reprendre leur petit ménage et sentait son amant à bout de forces lui aussi, mais elle eût voulu quil parlât le premier.

Un dimanche davril, Fanny arriva plus parée que dordinaire, en chapeau rond, en robe de printemps bien simple, — on nétait pas riche, — mais tendue aux grâces de son corps.

— Lève-toi vite, nous allons déjeuner à la campagne…

— À la campagne!…

— Oui, à Enghien, chez Rosa… Elle nous invite tous les deux…

Il dit non dabord, mais elle insista. Jamais Rosé ne pardonnerait un refus.

— Tu peux bien consentir pour moi… Jen fais assez, il me semble.

Cétait au bord du lac dEnghien, devant une immense pelouse descendant jusquà un petit port où se balançaient quelques yoles et gondoles, un grand chalet, merveilleusement orné et meublé, et dont les plafonds, les panneaux en miroirs reflétaient létincellement de leau, les superbes charmilles dun parc déjà frissonnant de verdures hâtives et de lilas en fleurs. Les livrées correctes, les allées où ne traînait pas une brindille, faisaient honneur à la double surveillance de Rosario et de la vieille Pilar.

On était à table quand ils arrivèrent, une fausse indication les ayant égarés une heure autour du lac, par des ruelles entre de grands murs de jardins. Jean acheva de se décontenancer, au froid accueil de la maîtresse de la maison, furieuse quon leût fait attendre, et à laspect extraordinaire des vieilles parques auxquelles Rosa le présentait de sa voix de charretier. Trois «élégantes», comme se désignent entre elles les grandes cocottes, trois antiques roulures comptant parmi les gloires du second Empire, aux noms aussi fameux que celui dun grand poète ou dun général à victoires, Wilkie Cob, Sombreuse, Clara Desfous.

Élégantes, certes elles létaient toujours, attifées à la mode nouvelle, aux couleurs du printemps, délicieusement chiffonnées de la collerette aux bottines; mais si fanées, fardées, retapées! Sombreuse sans cils, les yeux morts, la lèvre détendue, tâtonnant autour de son assiette, de sa fourchette, de son verre; la Desfous énorme, couperosée, une boule deau chaude aux pieds, étalant sur la nappe ses pauvres doigts goutteux et tordus, aux bagues étincelantes, aussi difficiles, compliquées à entrer et à sortir que les anneaux dune question romaine. Et Cob toute mince, avec une taille jeunette qui faisait plus hideuse sa tête décharnée de clown malade sous une crinière détoupes jaunes. Celle-là, ruinée, saisie, était allée tenter un dernier coup à Monte-Carlo et en revenait sans un sou, enragée damour pour un beau croupier qui navait pas voulu delle; Rosa, layant recueillie, la nourrissait, sen faisait gloire.

Toutes ces femmes connaissaient Fanny, la saluaient dun bonjour protecteur: «Comment va, petite?» Le fait est quavec sa robe à trois francs le mètre, sans un bijou que la broche rouge de Kuyper, elle avait lair dune recrue parmi ces épouvantables chevronnées de la galanterie, que ce cadre de luxe, toute la lumière reflétée du lac et du ciel, entrant mêlée dodeurs printanières par les battants de la salle à manger, faisaient plus spectrales encore.

Il y avait aussi la vieille mère Pilar, «lechinge», comme elle sappelait elle-même dans son charabia franco-espagnol, vraie macaque à peau déteinte et râpeuse, dune malice féroce sur des traits grimaçants, coiffée en garçon, les cheveux gris au ras de loreille, et sur sa robe de vieux satin noir un grand col bleu de maître-timonier.

— Et puis M. Bichito… dit Rosa, achevant de présenter ses convives et montrant à Gaussin un tampon douate rose où le caméléon grelottait sur la nappe.

— Eh bien, et moi, on ne me présente pas? réclama sur un ton de jovialité forcée un grand garçon à moustaches grisonnantes, de tenue correcte, même un peu raide, dans son veston clair et son col montant.

— Cest vrai… Et Tatave? dirent les femmes en riant.

La maîtresse de maison lâcha son nom avec négligence.

Tatave, cétait de Potter, le savant musicien, lauteur acclamé deClaudia, deSavonarole; et Jean, qui navait fait que lentrevoir chez Déchelette, sétonnait de trouver au grand artiste des allures si peu géniales, ce masque en bois dur et régulier, ces yeux déteints scellant une passion folle, incurable, qui depuis des années laccrochait à cette gueuse, lui faisait quitter femme et enfants, pour rester commensal de cette maison où il engloutissait une partie de sa grande fortune, ses gains de théâtre, et où on le traitait plus mal quun domestique. Il fallait voir lair excédé de Rosa dès quil racontait quelque chose, de quel ton méprisant elle lui imposait silence; et renchérissant sur sa fille, Pilar ne manquait jamais dajouter dun accent convaincu:

—Foute-nous la paix, mon garçon.

Jean lavait pour voisine, cette Pilar, et ces vieilles babines qui grondaient en mangeant avec un ruminement de bête, ce coup doeil inquisiteur dans son assiette, mettaient au supplice le jeune homme déjà gêné par le ton de patronne de Rosa, plaisantant Fanny sur les soirées musicales de lhôtel et la jobarderie de ces pauvres rastaquouères qui prenaient la gérante pour une femme du monde tombée dans le malheur. Lancienne dame des chars, bouffie de graisse malsaine, des cabochons de dix mille francs à chaque oreille, semblait envier à son amie le renouveau de jeunesse et de beauté que lui communiquait cet amant jeune et beau; et Fanny ne se fâchait pas, amusait au contraire la table, raillait en rapin les pensionnaires, le Péruvien qui lui avouait, en roulant des yeux blancs, son désir de connaître unegrande coucoute, et la cour silencieuse, à souffle de phoque, du Hollandais haletant derrière sa chaise: «Tevinez combien les pommes de terre à Batavia.»

Gaussin ne riait guère, lui; Pilar non plus, occupée à surveiller largenterie de sa fille, ou sélançant dun geste brusque, visant sur le couvert devant elle ou la manche de son voisin une mouche quelle présentait en baragouinant des mots de tendresse «mange, mi alma; mange, mi corazon» à la hideuse petite bête échouée sur la nappe, flétrie, plissée, informe comme les doigts de la Desfous.

Quelquefois, toutes les mouches en déroute, elle en apercevait une contre le dressoir ou la vitre de la porte, se levait, et la raflait triomphalement. ce manège souvent répété impatienta sa fille, décidément très nerveuse, ce matin-là:

— Ne te lève donc pas à toute minute, cest fatigant.

Avec la même voix descendue de deux tons dans le charabia, la mère répondit:

— Vous dévorez,bos otros… pourquoi tu veux pas quil mange,loui?

— Sors de table, ou tiens-toi tranquille… tu nous embêtes…

La vieille se rebiffa, et toutes deux commencèrent à sinjurier en dévotes espagnoles, mêlant le démon et lenfer à des invectives de trottoir:

«Hija del demonio.

—Cuerno de satanas.

—Puta!…

—Mi madre!

Jean les regardait épouvanté, tandis que les autres convives, habitués à ces scènes de famille, continuaient de manger tranquillement. De Potter seul intervint par égard pour létranger:

— Ne vous disputez donc pas, voyons.

Mais Rosa, furieuse, se retourna contre lui:

— De quoi te mêles-tu, toi?… en voilà des manières!… Est-ce que je ne suis pas libre de parler… Va donc voir un peu chez ta femme, si jy suis!… Jen ai assez de tes yeux de merlan frit, et des trois cheveux qui te restent… Va les porter à ta dinde, il nest que temps!…

De Potter souriait, un peu pâle:

— Et il faut vivre avec ça!… murmurait-il dans sa moustache.

— Ça vaut bien ça… hurla-t-elle, tout le corps en avant sur la table… Et tu sais, la porte est ouverte… file… hop!

— Voyons, Rosa… supplièrent les pauvres yeux ternes.

Et la mère Pilar, se remettant à manger, dit avec un flegme si comique: «Foute-nous la paix, mon garçon…» que tout le monde éclata de rire, même Rosa, même de Potter qui embrassait sa maîtresse encore toute grondante et, pour achever de gagner sa grâce, attrapait une mouche et la donnait délicatement, par les ailes, à Bichito.

Et cétait de Potter, le compositeur glorieux, la fierté de lÉcole française! Comment cette femme le retenait-elle, par quel sortilège, vieillie de vices, grossière, avec cette mère qui doublait son infamie, la montrait telle quelle serait vingt ans plus tard, comme vue dans une boule étamée?…

On servit le café au bord du lac, sous une petite grotte en rocaille, revêtue à lintérieur de soies claires que moirait le mouvement de leau voisine, un de ces délicieux nids à baisers inventés par les contes du dix-huitième siècle, avec une glace au plafond qui reflétait les attitudes des vieilles parques répandues sur le large divan dans une pâmoison digérante, et Rosa, les joues allumées sous le fard, sétirant les bras à la renverse contre son musicien:

— Oh! mon Tatave… mon Tatave!…

Mais cette chaleur de tendresse sévapora avec celle de la chartreuse, et lidée dune promenade en bateau étant venue à lune de ces dames, elle envoya de Potter préparer le canot.

— Le canot, tu entends, pas la norvégienne.

— Si je disais à Désiré.

— Désiré déjeune….

— Cest que le canot est plein deau; il faut écoper, cest tout un travail…

— Jean ira avec vous, de Potter… dit Fanny qui voyait venir encore une scène.

Assis en face lun de lautre, les jambes écartées, chacun sur un banc du bateau, ils légouttaient activement, sans se parler, sans se regarder, comme hypnotisés par le rythme de leau jaillie des deux écopes. Autour deux lombre dun grand catalpa tombait en fraîcheur odorante et se découpait sur le lac resplendissant de lumière.

— Y a-t-il longtemps que vous êtes avec Fanny?… demanda tout à coup le musicien sarrêtant dans sa besogne.

— Deux ans… répondit Gaussin un peu surpris.

— Seulement deux ans!… Alors ce que vous voyez aujourdhui pourra peut-être vous servir. Moi, voilà vingt ans que je vis avec Rosa, vingt ans que revenant dItalie après mes trois années de Prix de Rome, je suis entré à lHippodrome, un soir, et que je lai vue debout dans son petit char au tournant de la piste, marrivant dessus, le fouet en lair, avec son casque à huit fers de lance, et sa cotte décailles dor, lui serrant la taille jusquà mi-cuisse. Ah! si lon mavait dit…

Et se remettant à vider le bateau, il racontait comment chez lui on navait fait que rire dabord de cette liaison; puis, la chose devenant sérieuse, de combien defforts, de prières, de sacrifices, ses parents auraient payé une rupture. Deux ou trois fois la fille était partie à force dargent, mais lui la rejoignait toujours. «Essayons du voyage…» avait dit la mère. Il voyagea, revint et la reprit. Alors il sétait laissé marier; jolie fille, riche dot, la promesse de lInstitut dans la corbeille de noce… Et trois mois après il lâchait le nouveau ménage pour lancien…

— Ah! jeune homme, jeune homme…

Il débitait sa vie dune voix sèche, sans quun muscle animât son masque, raide comme le col empesé qui le tenait si droit. Et des barques passaient chargées détudiants et de filles, débordantes de chansons, de rires de jeunesse et divresse; combien parmi ces inconscients auraient dû sarrêter, prendre leur part de leffroyable leçon!…

Dans le kiosque, pendant ce temps, comme si cétait un mot donné de travailler à leur rupture, les vieilles élégantes prêchaient la raison à Fanny Legrand…

— Joli, son petit, mais pas le sou… à quoi ça la mènerait- il?…

— Enfin, puisque je laime!…

Et Rosa levant les épaules:

— Laissez-la donc… elle va encore rater son Hollandais, comme je lai vue rater toutes ses belles affaires… Après son histoire avec Flamant, elle avait pourtant essayé de devenir pratique, mais la voilà plus folle que jamais…

—Ay!vellaca… grogna maman Pilar.

LAnglaise à tête de clown intervint avec lhorrible accent qui, si longtemps, avait fait son succès:

— Cétait très bien daimer lamour, petite… cétait très bonne, lamour, vous savez… mais vous devez aimer largent aussi… moi maintenant, si jétais riche toujours, est-ce que mon croupier il dirait je suis laide, croyez-vous?…

Elle eut un bond de fureur, lui haussant la voix à laigu:

— Oh! cétait pourtant terrible, cette chose… Avoir été célèbre au monde, universelle, connue comme un monument, comme un boulevard… si connue que vous navez pas un misérable cocher, quand vous disez «Wilkie Cob!» tout de suite il savait où cétait… Avoir eu des princes pour mes pieds dessus, et des rois, si je crachais, ils disaient cétait joli, le crachement!… Et voilà maintenant ce sale voyou qui voulait pas de moi sur cette motive de ma laideur; et je avais pas de quoi seulement me le payer pour une nuit.

Et se montant à cette idée quon avait pu la trouver laide, elle ouvrit sa robe brusquement:

— La figure,yes, je sacrifiais; mais ça, le gorge, les épaules… Est-ce blanc? Est-ce dur?…

Elle étalait avec impudeur sa chair de sorcière, restée miraculeusement jeune après trente ans de fournaise, et que la tête surmontait, flétrie et macabre depuis la ligne du cou.

«Mesdames le bateau est prêt!…» cria de Potter; et lAnglaise, agrafant sa robe sur ce qui lui restait de jeunesse, murmura dans un navrement comique:

—Jépouvais pourtant pas aller touteniouesur les places!…

Dans ce décor de Lancret, où la blancheur coquette des villas éclatait parmi la verdure nouvelle, avec ces terrasses, ces pelouses encadrant le petit lac tout écaillé de soleil, quel embarquement que celui de toute cette vieille Cythère éclopée; laveugle Sombreuse et le vieux clown et Desfous la paralytique, laissant dans le sillon de leau le parfum musqué de leur maquillage!

Jean tenait les rames, le dos courbé, honteux et désolé quon pût le voir et lui attribuer quelque basse fonction dans cette sinistre barque allégorique. Heureusement quil avait en face de lui, pour rafraîchir son coeur et ses yeux, Fanny Legrand assise à larrière, près de la barre que tenait de Potter, Fanny dont le sourire ne lui avait jamais paru si jeune, sans doute par comparaison.

«Chante-nous quelque chose, petite…» demanda la Desfous que le printemps amollissait. De sa voix expressive et profonde, Fanny commençait la barcarolle deClaudiaque le musicien, remué par ce rappel de son premier grand succès, suivait en imitant à bouche fermée le dessin de lorchestre, cette ondulation qui fait courir sur la mélodie comme une lumière deau dansante. À cette heure, dans ce décor, cétait délicieux. Dune terrasse voisine on cria bravo; et le Provençal, ramenant en mesure les avirons, avait soif de cette musique divine aux lèvres de sa maîtresse, une tentation de mettre sa bouche à même la source, et de boire dans le soleil, la tête renversée, toujours.

Tout à coup Rosa, furieuse, interrompit la cantilène dont le mariage de voix lirritait:

— Hé là-bas, la musique, quand vous aurez fini de vous roucouler dans la figure… Si vous croyez quelle nous amuse votre romance denterre-morts… En voilà assez… dabord il est tard, il faut que Fanny rentre à la boîte…

Et dun geste furibond montrant le plus prochain débarcadère:

— Aborde là… dit-elle à son amant, ils seront plus près de la gare…

Cétait brutal comme congé; mais lancienne dame des chars avait habitué son monde à ces façons de faire, et personne nosa protester. Le couple jeté au rivage avec quelques mots de froide politesse au jeune homme, des ordres à Fanny dune voix sifflante, la barque séloigna chargée de cris, dun train de dispute que termina un insultant éclat de rire apporté aux deux amants par la sonorité de leau.

— Tu entends, tu entends, disait Fanny blême de rage, cest de nous quelle se moque…

Et toutes ses humiliations, toutes ses rancoeurs lui remontant à cette dernière injure, elle les énumérait en regagnant la gare, avouait même des choses quelle avait toujours cachées. Rosa ne cherchait quà léloigner de lui, quà faciliter des occasions de le tromper.

— Tout ce quelle ma dit pour me faire prendre ce Hollandais… Encore tout à lheure elles sy sont mises toutes… Je taime trop, tu comprends, ça la gêne pour ses vices, car elle les a tous, les plus bas, les plus monstrueux. Et cest parce que je ne veux plus…

Elle sarrêta, le vit très pâle, les lèvres tremblantes, comme le soir où il remuait le fumier aux lettres.

— Oh! ne crains rien, dit-elle… ton amour ma guérie de toutes ces horreurs… Elle et son caméléon qui empeste, ils me dégoûtent tous les deux.

— Je ne veux plus que tu restes là, fit lamant affolé de jalousies malsaines… Il y a trop de saletés dans le pain que tu gagnes; tu vas revenir avec moi, nous nous en tirerons toujours.

Elle lattendait, ce cri, lappelait depuis longtemps. Cependant elle résista, objectant quen ménage, avec les trois cents francs du ministère, la vie serait bien difficile, quil faudrait peut- être se séparer encore… «Et jai tant souffert en quittant notre pauvre maison!…»

Des bancs sespaçaient sous les acacias qui bordent la route avec les fils du télégraphe chargés dhirondelles; pour mieux causer, ils sassirent, très émus tous deux et les bras noués:

— Trois cents francs par mois, disait Jean, mais comment font lesHettéma qui nen ont que deux cent cinquante?…

— Ils vivent à la campagne, à Chaville toute lannée.

— Eh bien, faisons comme eux, je ne tiens pas à Paris.

— Vrai?… tu veux bien?… ah! mami, mami!…

Du monde passait sur la route, une galopade dânes emportant un lendemain de noces. Ils ne pouvaient pas sembrasser, et restaient immobiles, serrés lun à lautre, rêvant dun bonheur rajeuni dans des soirs dété qui auraient cette douceur champêtre, ce calme tiède quégayaient au loin les coups de carabine, les ritournelles dorgue dune fête de banlieue.

Ils sinstallèrent à Chaville, entre le haut et le bas pays, le long de cette vieille route forestière quon appelle le Pavé des Gardes, dans un ancien rendez-vous de chasse, à la porte du bois: trois pièces guère plus grandes que celles de Paris, toujours leur mobilier de petit ménage, le fauteuil canné, larmoire peinte, et pour orner laffreux papier vert de leur chambre, rien que le portrait de Fanny, car la photographie de Castelet avait eu son cadre cassé pendant le déménagement et se pâlissait dans les combles.

On nen parlait plus guère, de ce pauvre Castelet, depuis que loncle et la nièce avaient interrompu leur correspondance. «Un joli lâcheur…» disait-elle, se rappelant la facilité du Fénat à protéger la première rupture. Les petites, seules, entretenaient leur frère de nouvelles, mais Divonne nécrivait plus. Peut-être gardait-elle encore rancune à son neveu; ou devinait-elle que la mauvaise femme était revenue pour décacheter et commenter ses pauvres lettres maternelles à gros caractères paysans.

Par moments, ils auraient pu se croire encore rue dAmsterdam, quand ils se réveillaient avec la romance des Hettéma redevenus leurs voisins et le sifflement des trains qui se croisaient continuellement de lautre côté du chemin, visibles à travers les branches dun grand parc. Mais, au lieu du vitrage blafard de la gare de lOuest, de ses fenêtres sans rideaux montrant des silhouettes penchées de bureaucrates, et du fracas ronflant sur la rue en pente ils savouraient lespace silencieux et vert au-delà de leur petit verger entouré dautres jardins, de maisonnettes dans des bouquets darbres, dégringolant jusquau bas de la côte.

Le matin, avant de partir, Jean déjeunait dans leur petite salle à manger, la croisée ouverte sur cette large route pavée, mangée dherbe, bordée de haies dépine blanche aux parfums amers. Cest par là quil allait à la gare en dix minutes, longeant le parc bruissant et gazouillant; et, quand il revenait, cette rumeur sapaisait à mesure que lombre sortait des taillis sur la mousse du chemin vert empourpré de couchant, et que les appels des coucous à tous les coins du bois traversaient de trilles de rossignols dans les lierres.

Mais voici que la première installation faite et la surprise passée de cet apaisement des choses autour de lui, lamant se reprenait à ses tourments de jalousie stérile et explorante. La brouille de sa maîtresse avec Rosa, le départ de lhôtel avaient amené entre les deux femmes une explication à double entente monstrueuse, ravivant ses soupçons, ses plus troublantes inquiétudes; et lorsquil sen allait, quil apercevait du wagon leur maison basse, en rez-de-chaussée surmonté dune lucarne ronde, son regard fouillait la muraille. Il se disait: «qui sait?» et cela le poursuivait jusque dans les paperasses de son bureau.

Au retour, il lui faisait rendre compte de sa journée, de ses moindres actes, de ses préoccupations, le plus souvent indifférentes, quil surprenait dun «à quoi penses-tu?… tout de suite…», craignant toujours quelle regrettât quelque chose ou quelquun de cet horrible passé, confessé par elle chaque fois avec la même indéconcertable franchise.

Au moins lorsquils ne se voyaient que le dimanche, avides lun de lautre, il ne prenait pas le temps de ces perquisitions morales, outrageantes et minutieuses. Mais rapprochés, avec la continuité de la vie à deux, ils se torturaient jusque dans leurs caresses, dans leurs plus intimes étreintes, agités de la sourde colère, du douloureux sentiment de lirréparable; lui, sépuisant à vouloir procurer à cette blasée damour une commotion quelle ignorât encore, elle prête au martyre pour donner une joie, qui neût pas été à dix autres, ny parvenant pas et pleurant de rage impuissante.

Puis une détente se fit en eux; peut-être la satiété. des sens dans le tiède enveloppement de la nature, ou plus simplement le voisinage des Hettéma. Cest que, de tous les ménages campés sur la banlieue parisienne, pas un peut-être ne goûta jamais comme celui-là les libertés campagnardes, la joie de sen aller vêtus de loques, coiffés de chapeaux décorce, madame sans corset, monsieur dans des espadrilles; de porter en sortant de table des croûtes aux canards, des épluchures aux lapins, puis sarcler, ratisser, greffer, arroser.

Oh! larrosage…

Les Hettéma sy mettaient sitôt que le mari rentré échangeait son costume de bureau contre une veste de Robinson; après dîner, ils sy reprenaient encore, et la nuit venue depuis longtemps, dans le noir du petit jardin doù montait une buée fraîche de terre mouillée, on entendait le grincement de la pompe, les heurts des grands arrosoirs, et dénormes souffles errant à toutes les plates-bandes avec un ruissellement qui semblait tomber du front des travailleurs dans leurs pommes darrosage, puis de temps en temps un cri de triomphe:

— Jen ai mis trente-deux aux pois gourmands!…

— Et moi quatorze aux balsamines!…

Des gens qui ne se contentaient pas dêtre heureux, mais se regardaient lêtre, dégustaient leur bonheur à vous en faire venir leau à la bouche; lhomme surtout, par la façon irrésistible dont il racontait les joies de lhivernage à deux:

— Ce nest rien maintenant, mais vous verrez en décembre!… On rentre crotté, mouillé, avec tous les embêtements de Paris sur le dos; on trouve bon feu, bonne lampe, la soupe qui embaume et, sous la table, une paire de sabots remplis de paille. Non, voyez-vous, quand on sest fourré une platée de choux et de saucisses, un quartier de gruyère tenu au frais sous le linge, quand on a versé là-dessus un litre de ginglard qui na pas passé par Bercy, libre de baptême et dentrée, ce que cest bon de tirer son fauteuil au coin du feu, dallumer une pipe, en buvant son café arrosé dun caramel à leau-de-vie, et de piquer un chien en face lun de lautre, pendant que le verglas dégouline sur les vitres… Oh! un tout petit chien, le temps de laisser passer le gros de la digestion… Après on dessine un moment, la femme dessert, fait son petit train-train, la couverture, le moine, et quand elle est couchée, la place chaude, on tombe dans le tas, et ça vous fait par tout le corps une chaleur comme si lon entrait tout entier dans la paille de ses sabots…

Il en devenait presque éloquent de matérialité, ce géant velu, à lourde mâchoire, si timide à lordinaire quil ne pouvait pas dire deux mots sans rougir et sans bégayer.

Cette timidité folle, dun contraste comique avec cette barbe noire et cette envergure de colosse, avait fait son mariage et la tranquillité de sa vie. À vingt-cinq ans, débordant de vigueur et de santé, Hettéma ignorait lamour et la femme, quand un jour, à Nevers, après un repas de corps, des camarades lentraînèrent à moitié gris dans une maison de filles et lobligèrent à faire son choix. Il sortit de là bouleversé, revint, choisit la même, toujours, paya ses dettes, lemmena, et seffrayant à lidée quon pourrait la lui prendre, quil faudrait recommencer une nouvelle conquête, il finit par lépouser.

— Un ménage légitime, mon cher… disait Fanny dans un rire de triomphe à Jean qui lécoutait terrifié… Et, de tous ceux que jai connus, cest encore le plus propre, le plus honnête.

Elle laffirmait dans la sincérité de son ignorance, les ménages légitimes où elle avait pu pénétrer ne méritant sans doute pas dautre jugement; et toutes ses notions de la vie étaient aussi fausses et sincères que celle-là.

Dun calmant voisinage ces Hettéma, lhumeur toujours égale, capables même de services pas trop dérangeants, ayant surtout lhorreur des scènes, des querelles où il faut prendre parti, et en général de tout ce qui peut troubler une heureuse digestion. La femme essayait dinitier Fanny à lélevage des poules et des lapins, aux joies salubres de larrosage, mais inutilement.

La maîtresse de Gaussin, faubourienne passée par les ateliers, naimait la campagne quen échappées, en parties, comme un endroit où lon peut crier, se rouler, se perdre avec son amant. Elle détestait leffort, le travail; et ses six mois de gérance ayant épuisé pour longtemps ses facultés actives, elle samollissait dans une torpeur vague, une griserie de bien-être et de plein air qui lui ôtait presque la force de shabiller, de se coiffer, ou même douvrir son piano.

Le soin de leur intérieur laissé tout entier à une ménagère du pays, quand, le soir venu, elle résumait sa journée pour la raconter à Jean, elle ne trouvait rien quune visite à Olympe, des potins par-dessus la clôture, et des cigarettes, des tas de cigarettes dont les débris salissaient le marbre devant la cheminée. Déjà six heures!… À peine le temps de passer une robe, de piquer une fleur à son corsage pour aller au-devant de lui par le chemin vert…

Mais avec les brouillards, les pluies dautomne, la nuit qui tombait de bonne heure, elle eut plus dun prétexte pour ne pas sortir; et souvent il la surprenait au retour dans une de ces gandouras de laine blanche à grands plis quelle mettait le matin, les cheveux relevés comme quand il était parti. Il la trouvait charmante ainsi, la nuque restée jeune, sa chair tentante et soignée quil sentait toute prête, sans entraves. Pourtant cet aveulissement le choquait, leffrayait comme un danger.

Lui-même, après un grand effort de travail pour augmenter un peu leurs ressources sans recourir à Castelet, des veillées passées sur des plans, des reproductions de pièces dartillerie, de caissons, de fusils nouveau modèle quil dessinait au compte dHettéma, se sentit envahi tout à coup par cette influence dissolvante de la campagne et de la solitude à laquelle se laissent prendre les plus forts, les plus actifs, et dont sa première enfance dans un coin perdu de nature avait mis en lui le germe engourdissant.

Et la matérialité de leurs gros voisins aidant, se communiquant à eux dans de perpétuelles allées et venues dune maison à lautre, avec un peu de leur abaissement moral et de leur appétit monstrueux, Gaussin et sa maîtresse en vinrent eux aussi à discuter gravement la question des repas et lheure du coucher. Césaire ayant envoyé une pièce de son vin de grenouille, ils passèrent tout un dimanche à le mettre en bouteilles, la porte de leur petit caveau ouverte sur le dernier soleil de lannée, un ciel bleu où couraient des nuées roses, dun rose de bruyère des bois. Lheure nétait pas loin des sabots remplis de paille chaude, ni du petit somme à deux, de chaque côté dun feu de souches. Heureusement il leur arriva une distraction.

Il la trouva un soir très émue. Olympe venait de lui raconter lhistoire dun pauvre petit enfant, élevé au Morvan par une grand-mère. Le père et la mère à Paris, marchands de bois, nécrivaient plus, ne payaient plus depuis des mois. La grand-mère morte subitement, des mariniers avaient ramené le mioche par le canal de lYonne pour le remettre à ses parents; mais, plus personne. Le chantier fermé, la mère partie avec un amant, le père ivrogne, failli, disparu… Ils vont bien les ménages légitimes!… Et voilà le pauvre petit, six ans, un amour, sans pain ni vêtements, à la rue.

Elle sémouvait jusquaux larmes, puis tout à coup:

— Si nous le prenions… veux-tu?

— Quelle folie!

— Pourquoi?…

Et, de bien près, le câlinant:

— Tu sais comme jai désiré un enfant de toi; on élèverait celui- là, on linstruirait. ces petits quon ramasse, au bout dun temps on les aime comme sils étaient à vous…

Elle invoquait aussi la distraction que ce serait pour elle, seule tout le jour à sabêtir en remuant des tas de vilaines idées. Un enfant, cest une sauvegarde. Puis, le voyant effrayé de la dépense:

— Mais ce nest rien, la dépense… Songe donc, à six ans!… on lhabillera avec tes vieux effets… Olympe, qui sy entend, massurait que nous ne nous en apercevrions même pas.

— Que ne le prend-elle alors! dit Jean avec la mauvaise humeur de lhomme qui se sent vaincu par sa propre faiblesse.

Il essaya pourtant de résister, à laide de largument décisif:

— Et quand je ne serai plus là?…

Il en parlait rarement de ce départ pour ne pas attrister Fanny, mais y pensait, sen rassurait contre les dangers du ménage et les tristes confidences de De Potter.

— Quelle complication que cet enfant, quelle charge pour toi dans lavenir!…

Les yeux de Fanny se voilèrent:

— Tu te trompes, mami, ce serait quelquun à qui parler de toi, une consolation, une responsabilité aussi qui me donnerait la force de travailler, de reprendre goût à lexistence…

Il réfléchit une minute, la vit toute seule, dans la maison vide:

— Où est-il, ce petit?

— Au Bas-Meudon, chez un marinier qui la recueilli pour quelques jours… Après, cest lhospice, lassistance.

— Eh bien! va le chercher, puisque tu y tiens…

Elle lui sauta au cou, et dune joie denfant tout le soir, fit de la musique, chanta, heureuse, exubérante, transfigurée. Le lendemain, en wagon, Jean parla de leur décision au gros Hettéma qui paraissait instruit de laffaire, mais désireux de ne pas sen mêler. Enfoncé dans son coin et dans la lecture duPetit Journal, il bégayait du fond de sa barbe:

— Oui, je sais… ce sont ces dames… ça ne me regarde pas…

Et montrant sa tête au-dessus de la feuille dépliée:

— Votre femme me paraît très romanesque, dit-il.

Romanesque ou non, elle était le soir consternée, à genoux, une assiette de soupe à la main, essayant dapprivoiser le petit gars morvandiau, qui debout, dans une pose de recul, la tête basse, une tête énorme aux cheveux de chanvre, refusait énergiquement de parler, de manger, même de montrer sa figure et répétait dune forte voix étranglée et monotone:

— Voirménine, voirménine.

—Ménine, cest sa grand-mère, je pense… Depuis deux heures, je nai pas pu en tirer autre chose.

Jean sy mit aussi à vouloir lui faire avaler sa soupe, mais sans succès. Et ils restaient là, agenouillés tous deux à sa hauteur, tenant lun lassiette, lautre la cuiller, comme devant un agneau malade, à répéter des encouragements, des mots de tendresse pour le décider.

— Mettons-nous à table, peut-être nous lintimidons; il mangera si nous ne le regardons plus…

Mais il continua à se tenir immobile, ahuri, répétant sa plainte de petit sauvage, «voir ménine», qui leur déchirait le coeur, jusquà ce quil se fût endormi, debout contre le buffet, et si profondément quils purent le déshabiller, le coucher dans la lourdebercecampagnarde empruntée à un voisin, sans quil ouvrît loeil une seconde.

«Vois comme il est beau…» disait Fanny très fière de son acquisition; et elle forçait Gaussin à admirer ce front têtu, ces traits fins et délicats sous leur hâle paysan, cette perfection de petit corps aux reins râblés, aux bras pleins, aux jambes de petit faune, longues et nerveuses, déjà duvetées dans le bas. Elle soubliait à contempler cette beauté denfant.

«Couvre-le donc, il va avoir froid…» dit Jean dont la voix la fit tressaillir, comme tirée dun rêve; et tandis quelle le bordait tendrement, le petit avait de longs soupirs sanglotés, une houle de désespoir malgré le sommeil.

La nuit, il se mit à parler tout seul:

—Guerlaude mé,ménine…

— Quest-ce quil dit?… écoute…

Il voulait êtreguerlaudé; mais que signifiait ce mot patois? Jean, à tout hasard, allongea le bras et se mit à remuer la lourde couchette; à mesure lenfant se calmait et il se rendormit en tenant dans sa grosse petite main rugueuse, la main quil croyait être celle de sa «ménine», morte depuis quinze jours.

Ce fut comme un chat sauvage dans la maison, qui griffait, mordait, mangeait à part des autres, avec des grondements quand on sapprochait de son écuelle; les quelques mots quon en tirait étaient dun langage barbare de bûcherons morvandiaux, que jamais sans les Hettéma, du même pays que lui, personne naurait pu comprendre. Pourtant, à force de bons soins, de douceur, on parvint à lapprivoiser un peu, «un pso», comme il disait. Il consentit à changer les guenilles dans lesquelles on lavait amené contre les vêtements chauds et propres dont lapproche, les premiers jours, le faisait «querrier» de fureur, en vrai chacal quon voudrait affubler dun manteau de levrette. Il apprit à manger à table, lusage de la fourchette et de la cuiller, et à répondre, quand on lui demandait son nom, quau pays «i li dision Josaph».


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