LA GUERISON

La chatte grise est ravie que je fasse du théâtre. Théâtre ou music-hall, elle n’indique pas de préférence. L’important est que je disparaisse tous les soirs, la côtelette avalée, pour reparaître vers minuit et demi, et que nous nous attablions derechef devant la cuisse de poulet ou le jambon rose... Trois repas par jour au lieu de deux! Elle ne songe plus, passé minuit, à celer son allégresse. Assise sur la nappe, elle sourit sans dissimulation, les coins de sa bouche retroussés, et ses yeux, pailletés d’un sable scintillant, reposent larges ouverts et confiants sur les miens. Elle a attendu toute la soirée cette heure précieuse, elle la savoure avec une joie victorieuse et égoïste qui la rapproche de moi...

O chatte en robe de cendre! Pour les profanes, tu ressembles à toutes les chattes grises de la terre, paresseuse, absente, morose, un peu molle, neutre, ennuyée... Mais je te sais sauvagement tendre, et fantasque, jalouse à en perdre l’appétit, bavarde, paradoxalement maladroite, et brutale à l’occasion autant qu’un jeune dogue...

Voici juin, et je ne joue plusLa chair, et j’ai fini de jouerClaudine... Finis, nos soupers tête à tête!... Regrettes-tu l’heure silencieuse où, affamée, un peu abrutie, je grattais du bout des ongles ton petit crâne plat de bête cruelle, en songeant vaguement: “Ça a bien marché, ce soir...” Nous voilà seules, redevenues casanières, insociables, étrangères à presque tout, indifférentes à presque tous... Nous allons revoir notre amie Valentine,notre “relation convenable”, et l’entendre discourir sur un monde habité, étrange, mal connu de nous, plein d’embûches, de devoirs, d’interdictions, monde redoutable, à l’en croire, mais si loin de moi que je le conçois à peine...

Durant mes stages de pantomime ou de comédie, mon amie Valentine disparaît de ma vie, discrète, effarée, pudique. C’est sa façon courtoise de blâmer mon genre d’existence. Je ne m’en offusque pas. Je me dis qu’elle a un mari dans les automobiles, un amant peintre mondain, un salon, des thés hebdomadaires et des dîners bi-mensuels. Vous ne me voyez guère, n’est-ce pas, jouantLa chairouLe fauneen soirée chez Valentine ou dansantLe serpent bleudevant ses invités?... Je me fais une raison. J’attends. Je sais que mon amie convenable reviendra, gentille, embarrassée, un de ces jours... Peu ou beaucoup, elle tient à moi et me le prouve, et c’est assez pour que je sois son obligée...

La voici. J’ai reconnu son coup de sonnette bref et précis, son coup de sonnette de bonne compagnie...

—Enfin, Valentine! Qu’il y a donc longtemps...

Quelque chose dans son regard, dans toute sa figure, m’arrête. Je ne saurais dire, au juste, en quoi mon amie est changée. Mauvaise mine? Non, elle n’a jamais mauvaise mine, sous le velours égal de la poudre et le frottis rose des pommettes. Elle a toujours son air de mannequin élégant, la taille mince, les hanches ravalées sous sa jupe de tussor blond. Elle a ses yeux bleu-gris-vert-marron frais fleuris entre leur double frange de cils noircis, et un tas, un tas de beaux cheveux blond-suédois... Qu’y a-t-il? Un ternissement de tout cela, une fixité nouvelledans le regard, une décoloration morale, si je puis dire, qui déconcerte, qui arrête sur mes lèvres les banalités de bienvenue... Pourtant elle s’assied, adroite à virer dans sa longue robe, aplatit d’une tape son jabot de lingerie, sourit et parle, parle, jusqu’à ce que je l’interrompe sans diplomatie:

—Valentine, qu’est-ce que vous avez?

Elle ne s’étonne pas et répond simplement:

—Rien. Presque rien, vraiment. Il m’a quittée.

—Comment? Henri... Votre... Votre amant vous a quittée?

—Oui, dit-elle. Ça fait juste trois semaines aujourd’hui.

La voix est si douce, si froide, que je me rassure:

—Ah! Vous... vous avez eu du chagrin?

—Non, dit-elle avec la même douceur. Je n’en ai pas eu, j’en ai.

Ses yeux deviennent tout à coup grands, grands, interrogent les miens avec une âpreté soudaine:

—Oui, j’en ai. Oh! j’en ai... Dites, est-ce que ça va durer comme ça? Est-ce que je vais souffrir longtemps? Vous ne connaîtriez pas un moyen... Je ne peux pas m’habituer... Que faire?

La pauvre enfant!... Elle s’étonne de souffrir, elle qui ne s’en croyait pas capable...

—Votre mari, Valentine... il n’a rien su?

—Non, dit-elle impatiemment, il n’a rien su. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Qu’est-ce que je pourrais faire? Vous n’avez pas une idée, vous? Depuis quinze jours je suis à me demander ce qu’il faut faire...

—Vous l’aimez encore?

Elle hésite:

—Je ne sais pas... Je lui en veux terriblement, parcequ’il ne m’aime plus et qu’il m’a quittée... Je ne sais pas, moi. Je sais seulement que c’est insupportable, insupportable, cette solitude, cet abandon de tout ce qu’on aimait, ce vide, ce...

Elle s’est levée sur ce mot “insupportable” et marche dans la chambre comme si une brûlure l’obligeait à fuir, à chercher la place fraîche...

—Vous n’avez pas l’air de comprendre. Vous ne savez pas ce que c’est, vous...

J’abaisse mes paupières, je retiens un sourire apitoyé, devant cette ingénue vanité de souffrir, de souffrir mieux et plus que les autres...

—Mon enfant, vous vous énervez. Ne marchez pas comme cela. Asseyez-vous... Voulez-vous ôter votre chapeau et pleurer tranquillement?

D’une dénégation révoltée, elle fait danser sur sa tête tous ses panaches couleur de fumée.

—Certainement non, que je ne m’amuserai pas à pleurer! Merci! Pour me défaire toute la figure, et m’avancer à quoi, je vous le demande? Je n’ai aucune envie de pleurer, ma chère. Je me fais du mauvais sang, voilà tout...

Elle se rassied, jette son ombrelle sur la table. Son petit visage durci n’est pas sans beauté véritable, en ce moment. Je songe que depuis trois semaines elle se pare chaque jour comme d’habitude, qu’elle échafaude minutieusement son château fragile de cheveux... Depuis trois semaines—vingt et un jours!—elle se défend contre les larmes dénonciatrices, elle noircit d’une main assurée ses cils blonds, elle sort, reçoit, potine, mange... Héroïsme de poupée, mais héroïsme tout de même...

Je devrais peut-être, d’un grand enlacement fraternel, la saisir, l’envelopper, fondre sous mon étreinte chaudece petit être raidi, cabré, enragé contre sa propre douleur... Elle s’écroulerait en sanglots, détendrait ses nerfs qui n’ont pas dû, depuis trois semaines, faiblir... Je n’ose pas. Nous ne sommes pas assez intimes, Valentine et moi, et sa brusque confidence ne suffit pas à combler deux mois de séparation...

Et d’ailleurs quel besoin d’amollir, par des dorlotements de nourrice, cette force fière qui soutient mon amie? “Les larmes bienfaisantes...” oui, oui, je connais le cliché! Je connais aussi le danger, l’enivrement des larmes solitaires et sans fin;—on pleure parce qu’on vient de pleurer, et on recommence;—on continue par entraînement, jusqu’à la suffocation, jusqu’à l’aboiement nerveux, jusqu’au sommeil d’ivrogne d’où l’on se réveille bouffi, marbré, égaré, honteux de soi, et plus triste qu’avant... Pas de larmes, pas de larmes! J’ai envie d’applaudir, de féliciter mon amie qui se tient assise devant moi, les yeux grands et secs, couronnée de cheveux et de plumes, avec la grâce raide des jeunes femmes qui portent un corset trop long...

—Vous avez raison, ma chérie, dis-je enfin.

Je prends soin de parler sans chaleur, comme si je la complimentais du choix de son chapeau...

—Vous avez raison. Demeurez comme vous êtes, s’il n’y a pas de remède, de réconciliation possible...

—Il n’y en a pas, dit-elle froidement, comme moi.

—Non?... Alors il faut attendre...

—Attendre? Attendre quoi?

Quel réveil tout à coup, quel fol espoir! Je secoue la tête:

—Attendre la guérison, la fin de l’amour. Vous souffrez beaucoup, mais il y a pis. Il y a le moment,—dans un mois, dans trois mois, je ne sais quand,—où vouscommencerez à souffrir par intermittences. Vous connaîtrez les répits, les moments d’oubli animal qui viennent, sans qu’on sache pourquoi, parce qu’il fait beau, parce qu’on a bien dormi ou parce qu’on est un peu malade... Oh! mon enfant! comme les reprises du mal sont terribles! Il s’abat sur vous sans avertir, sans rien ménager... Dans un moment innocent et léger, un suave moment délivré, au milieu d’un geste, d’un éclat de rire,l’idée, le foudroyant souvenir de la perte affreuse tarit votre rire, arrête la main qui portait à vos lèvres la tasse de thé, et vous voilà terrifiée, espérant la mort avec la conviction ingénue qu’on ne peut souffrir autant sans mourir... Mais vous ne mourrez pas!...—vous non plus. Les trêves reviendront irrégulières, imprévisibles, capricieuses. Ce sera... ce sera vraiment terrible.... Mais...

—Mais?...

Mon amie m’écoute, moins défiante à présent, moins hostile...

—Mais il y a pis encore!

Je n’ai pas assez surveillé ma voix... Au mouvement de mon amie, je baisse le ton:

—Il y a pis. Il y a le moment où vous ne souffrirez presque plus. Oui! Presque guérie, c’est alors que vous serez “l'âme en peine”, celle qui erre, qui cherche elle ne sait quoi, elle ne veut se dire quoi... A cette heure-là, les reprises du mal sont bénignes, et par une étrange compensation, les trêves se font abominables, d’un vide vertigineux et fade qui chavire le cœur... C’est la période de stupidité, de déséquilibre... On sent un cœur vidé, ridé, flotter dans une poitrine que gonflent par instants des soupirs tremblants qui ne sont pas même tristes. On sort sans but, on marche sans raison, on s’arrête sans fatigue... On creuse avec une avidité bête la placede la souffrance récente, sans parvenir à en tirer la goutte de sang vif et frais,—on s’acharne sur une cicatrice à demi sèche, on regrette,—je vous le jure!—on regrette la nette brûlure aiguë... C’est la période aride, errante, que vient encore aigrir le scrupule... Certes, le scrupule! Le scrupule d’avoir perdu le beau désespoir passionné, frémissant, despotique... On se sent diminué, flétri, inférieur aux plus médiocres créatures... Vous vous direz, vous aussi: “Quoi! je n’étais, je ne suis que cela? pas même l’égale du trottin amoureux qui se jette à la Seine?” O Valentine! vous rougirez de vous-même en secret, jusqu’à...

—Jusqu’à?...

Mon Dieu, comme elle espère! Jamais je ne lui verrai d’aussi beaux yeux couleur d’ambre, d’aussi larges prunelles, une bouche aussi angoissée...

—Jusqu’à la guérison, mon amie, la vraie guérison. Cela vient... mystérieusement. On ne la sent pas tout de suite. Mais c’est comme la récompense progressive de tant de peines... Croyez-moi! cela viendra, je ne sais quand. Une journée douce de printemps, ou bien un matin mouillé d’automne, peut-être une nuit de lune, vous sentirez en votre cœur une chose inexprimable et vivante s’étirer voluptueusement,—une couleuvre heureuse qui se fait longue, longue,—une chenille de velours déroulée,—un desserrement, une déchirure soyeuse et bienfaisante comme celle de l’iris qui éclôt... Sans savoir pourquoi, à cette minute, vous nouerez vos mains derrière votre tête, avec un inexplicable sourire... Vous découvrirez, avec une naïveté reconquise, que la lumière est rose à travers la dentelle des rideaux, et doux le tapis aux pieds nus,—que l’odeur des fleurs et celle des fruits mûrs exaltent au lieu d’accabler... Vous goûterez uncraintif bonheur, pur de toute convoitise, délicat, un peu honteux, égoïste et soigneux de lui-même...

Mon amie me saisit les mains:

—Encore! encore! dites encore!...

Hélas, qu’espère-t-elle donc? ne lui ai-je pas assez promis en lui promettant la guérison? Je caresse en souriant ses petites mains chaudes:

—Encore! mais c’est fini, mon enfant. Que voulez-vous donc?

—Ce que je veux? mais... l’amour, naturellement, l’amour!

Mes mains abandonnent les siennes:

—Ah! oui... Un autre amour... Vous voulez un autre amour...

C’est vrai... Je n’avais pas pensé à un autre amour... Je regarde de tout près cette jolie figure anxieuse, ce gracieux corps apprêté, arrangé, ce petit front têtu et quelconque... Déjà elle espère un autre amour, meilleur, ou pire, ou pareil à celui qu’on vient de lui tuer... Sans ironie, mais sans attendrissement, je la rassure:

—Oui, mon enfant, oui. Vous, vous aurez un autre amour... Je vous le promets.

Il m’arrive souvent de rencontrer Claudine. Où? vous n’en saurez rien. Aux heures troubles du crépuscule, sous l’accablante tristesse d’un midi blanc et pesant, par ces nuits sans lune, claires pourtant, où l’on devine la lueur d’une main nue, levée pour montrer une étoile, je rencontre Claudine...

Aujourd’hui, c’est dans la demi-obscurité d’une chambre sombre, tendue de je ne sais quelle étoffe olive, et la fin du jour est couleur d’aquarium...

Claudine sourit et s’écrie: “Bonjour, mon Sosie!” Mais je secoue la tête et je réponds: “Je ne suis pas votre Sosie. N’avez-vous point assez de ce malentendu qui nous accole l’une à l’autre, qui nous reflète l’une dans l’autre, qui nous masque l’une par l’autre? Vous êtes Claudine, et je suis Colette. Nos visages, jumeaux, ont joué à cache-cache assez longtemps. On m’a prêté Rézi, votre blonde amie, on vous a mariée à Willy, vous qui pleurez en secret Renaud... Tout cela finit par lasser, ne trouvez-vous pas?”

Claudine hésite, hausse les épaules et répond vaguement: “Ça m’est égal!” Elle enfonce son coude droit dans un coussin, et, comme, par imitation, j’étaie, en face d’elle, mon coude gauche d’un coussin pareil, je crois encore une fois me mirer dans un cristal épais et trouble, car la nuit descend et la fumée d’une cigarette abandonnée monte entre nous...

—Ça m’est égal! répète-t-elle.

Mais je sais qu’elle ment. Au fond, elle est vexée de m’avoir laissée parler la première. Elle me chérit d’une tendresse un peu vindicative, qui n’exclut pas une dignité un tantinet bourgeoise. Aux nigauds qui nous confondent de bonne foi et la complimentent sur ses talents de mime, elle répond, raide: “Ce n’est pas moi qui joue la pantomime, c’est Colette.” Claudine n’aime pas le music-hall.

Devant son parti pris d’indifférence, je me tais. Je me tais pour aujourd’hui seulement; mais je reviendrai à la charge! Je lutterai! Je serai forte, contre cedoublequi me regarde, d’un visage voilé par le crépuscule... O mon double orgueilleux! Je ne me parerai plus de ce qui est à vous... A vous seule, ce pur renoncement qui veut qu’après Renaud finisse toute vie sentimentale! A vous, cette noble impudeur qui raconte ses penchants; cette littéraire charité conjugale qui vous fit tolérer les flirts nombreux de Renaud... A vous encore, non pas à moi, cette forteresse de solitude où, lentement, vous vous consumez... Voici que vous avez, tout en haut de votre âme, découvert une retraite qui défie l’envahisseur... Demeurez-y ironique et douce, et laissez-moi ma part d’incertitude, d’amour, d’activité stérile, de paresse savoureuse, laissez-moi ma pauvre petite part humaine, qui a son prix!

Vous avez, Claudine, écrit l’histoire d’une partie de votre vie, avec une franchise rusée qui passionna, pour un temps, vos amis et vos ennemis. Du pavé gras et fertile de Paris, du fond de la province endormie et parfumée, jaillirent, comme autant de diablesses, mille et mille Claudines qui nous ressemblaient à toutes deux. Ronde criarde de femmes-enfants, court-vêtues, libérées, par un coup de ciseaux, de leur natte enrubannée ou de leurchignon lisse, elles assaillirent nos maris grisés, étourdis, éblouis... Vous n’aviez pas prévu, Claudine, que votre succès causerait votre perte. Hélas! je ne puis vous en garder rancune, mais...

—Mais n’avez-vous jamais, continué-je tout haut, souhaité avec véhémence de porter une robe longue et les cheveux en bandeaux plats?

Les joues de Claudine se creusent d’un sourire, elle a suivi ma pensée.

—Oui, avoue-t-elle. Mais c’était pure taquinerie contradictoire. Et puis, que venez-vous me parler d’imitatrices? J’admire votre inconscience, Colette. Vous avez coupé votre traîne de cheveux après moi, s’il vous plaît!

Je lève les bras au ciel.

—Seigneur! en sommes-nous là! Vous allez me chercher chicane pour des niaiseries de cet ordre? Ceci est à moi.—ceci est à toi... Nous avons l’air de jouerLa robe—ô mon enfance!—La robe, du regretté Eugène Manuel!

—O notre enfance... soupire Claudine...

Ah! j’en étais sûre! Claudine ne résiste jamais à une évocation du passé. A ces seuls mots: “Vous souvenez-vous?” Elle se détend, se confie, s’abandonne toute... A ces seuls mots: “Vous souvenez-vous?” elle incline la tête, les yeux guetteurs, l’oreille tendue comme vers un murmure de fontaines invisibles... Encore une fois le charme opère:

—Quand nous étions petites, commence-t-elle...

Mais je l’arrête:

—Parlez pour vous, Claudine. Moi, je n’ai jamais été petite.

Elle se rapproche d’un sursaut de reins sur le divan, avec cette brusquerie de bête qui fait craindre la morsureou le coup de corne. Elle m’interroge, me menace de son menton triangulaire:

—Quoi! Vous prétendez n’avoir jamais été petite?

—Jamais. J’ai grandi, mais je n’ai pas été petite. Je n’ai jamais changé. Je me souviens de moi avec une netteté, une mélancolie qui ne m’abusent point. Le même cœur obscur et pudique, le même goût passionné pour tout ce qui respire à l’air libre et loin de l’homme—arbre, fleur, animal peureux et doux, eau furtive des sources inutiles,—la même gravité vite muée en exaltation sans cause... Tout cela, c’est moi enfant et moi à présent... Mais ce que j’ai perdu, Claudine, c’est mon bel orgueil, la secrète certitude d'être une enfant précieuse, de sentir en moi une âme extraordinaire d’homme intelligent, de femme amoureuse, une âme à faire éclater mon petit corps... Hélas, Claudine, j’ai perdu presque tout cela, à ne devenir après tout qu’une femme... Vous vous souvenez du mot magnifique de notre amie Calliope, à l’homme qui la suppliait: “Qu’avez-vous fait de grand pour que je vous appartienne?” Ce mot-là, je n’oserais plus le penser à présent, mais je l’aurais dit, quand j’avais douze ans. Oui, je l’aurais dit! Vous n’imaginez pas quelle reine de la terre j’étais à douze ans! Solide, la voix rude, deux tresses trop serrées qui sifflaient autour de moi comme des mèches de fouet; les mains roussies, griffées, marquées de cicatrices, un front carré de garçon que je cache à présent jusqu’aux sourcils... Ah! que vous m’auriez aimée, quand j’avais douze ans, et comme je me regrette!

Mon Sosie sourit, d’un sourire sans gaîté, qui creuse ses joues sèches, ses joues de chat où il y a si peu de chair entre les tempes larges et les mâchoires étroites:

—Ne regrettez-vous que cela? dit-elle. Alors je vous envierais entre toutes les femmes...

Je me tais, et Claudine ne semble pas attendre de réponse. Une fois encore, je sens que la pensée de mon cher Sosie a rejoint ma pensée, qu’elle l’épouse avec passion, en silence... Jointes, ailées, vertigineuses, elles s’élèvent comme les doux hiboux veloutés de ce crépuscule verdissant. Jusqu’à quelle heure suspendront-elles leur vol sans se disjoindre, au-dessus de ces deux corps immobiles et pareils, dont la nuit lentement dévore les visages?...

La dame qui allait chanter se dirigea vers le piano, et je me sentis tout à coup une âme féroce, une révolte concentrée et immobile de prisonnier. Pendant qu’elle fendait difficilement les jupes assises, sa robe collée aux genoux comme une onde bourbeuse, je lui souhaitais la syncope, la mort, ou même la rupture simultanée de ses quatre jarretelles. Il lui restait encore quelques mètres à franchir; trente secondes, l’espace d’un cataclysme... Mais elle marcha sereine sur quelques pieds vernis, effrangea la dentelle d’un volant, murmura “Pardon”, salua et sourit, la main déjà sur l’obscur palissandre du Pleyel aux reflets de Seine nocturne. Je commençai à souffrir.

J’aperçus, à travers le brouillard dansant dont se nimbent les lustres des soirées finissantes, le dos arqué de mon gros ami Maugis, son bras arrondi qui défendait contre les coudes un verre plein... Je sentis que je le haïssais d'être parvenu jusqu’à la salle du buffet, tandis que je m’étiolais, bloqué, assis de biais sur la canne dorée d’un siège fragile...

Avec une froideur insolente, je dévisageai la dame qui allait chanter, et je retins le ricanement d’une diabolique joie, à la trouver plus laide encore que je l’espérais.

Cuirassée de satin blanc métallique, elle portait haut une tête casquée de cheveux d’un blond violent et artificiel. Toute l’arrogance des femmes trop petites éclatait dans ses yeux durs, où il y avait beaucoup de bleu et pas assez de noir. Les pommettes saillantes, le nez mobile,ouvert, le menton solide et prêt à l’engueulade, tout cela lui composait une face carline, agressive, à qui, avant qu’elle eût parlé, j’eusse répondu: “Mange!”

Et la bouche! la bouche! J’attachai ma contemplation douloureuse sur ces lèvres inégales, fendues à la diable par un canif distrait. Je supputai la vaste ouverture qu’elles démasqueraient tout à l’heure, la qualité des sons que mugirait cet antre... Le beau gueuloir! Par avance, les oreilles m’en sifflèrent, et je serrai les mâchoires.

La dame qui allait chanter se campa impudique, face à l’assistance, et se hissa dans son corset droit, pour faire saillir sa gorge en pommes. Elle respira fortement, toussa et se racla la gorge à la manière dégoûtante des grands artistes.

Dans le silence angoissé où grinçaient, punkas minuscules, les armatures parfumées des éventails, le piano préluda. Et soudain une note aiguë, un cri vibrant troua ma cervelle, hérissa la peau de mon échine: la dame chantait. A ce premier cri, jailli du plus profond de sa poitrine, succéda la langueur d’une phrase, nuancée par le mezzo le plus velouté, le plus plein, le plus tangible que j’eusse entendu jamais... Saisi, je relevai mon regard vers la dame qui chantait... Elle avait sûrement grandi depuis un instant. Les yeux larges ouverts et aveugles, elle contemplait quelque chose d’invisible vers quoi tout son corps s’élançait, hors de son armure de satin blanc... Le bleu de ses yeux avait noirci et sa chevelure, teinte ou non, la coiffait d’une flamme fixe, toute droite. Sa grande bouche généreuse s’ouvrait, et j’en voyais s’envoler les notes brûlantes, les unes pareilles à des bulles d’or, les autres comme de rondes roses pures... Des trilles brillaient comme un ruisseau frémissant, comme une couleuvre fine; de lentes vocalises me caressaient comme une main traînante et fraîche. O voix inoubliable! Je me pris à contempler, fasciné, cette grande bouche aux lèvres fardées, roulées sur des dents larges, cette porte d’or des sons, cet écrin de mille joyaux... Un sang rose colorait les pommettes kalmouckes, les épaules enflées d’un souffle précipité, la gorge offerte... Au bas du buste tendu dans une immobilité passionnée, deux expressives petites mains tordaient leurs doigts nus... Seuls les yeux, presque noirs, planaient au-dessus de nous, au-dessus de tout, aveugles et sereins...

“Amour!...” chanta la voix... Et je vis la bouche irrégulière, humide et pourprée, se resserrer sur le mot en dessinant l’image d’un baiser... Un désir si brusque et si fou m’embrasa que mes paupières se mouillèrent de larmes nerveuses. La voix merveilleuse avait tremblé, comme étouffée d’un flot de sang, et les cils épais de la dame qui chantait battirent, une seule fois... Oh! boire cette voix à sa source, la sentir jaillir entre les cailloux polis de cette luisante denture, l’endiguer une minute contre mes propres lèvres, l’entendre, la regarder bondir, torrent libre, et s’épanouir en longue nappe harmonieuse que je fêlerais d’une caresse... Etre l’amant de cette femme que sa voix transfigure,—et de cette voix! Séquestrer pour moi,—pour moi seul!—cette voix plus émouvante que la plus secrète caresse, et le second visage de cette femme, son masque irritant et pudique de nymphe qu’un songe enivre!...

Au moment où je succombais de délice, la dame qui chantait se tut. Mon cri d’homme qui tombe se perdit dans un tumulte poli d’applaudissements, dans ces “ouao-ouao” qui signifientbravoen langue salonnière. La dame qui chantait s’inclina pour remercier, en déroulant entre elle et nous un sourire, un battement de paupières qui la séparaient du monde. Elle prit le bras du pianiste et tenta de gagner une porte; sa traîne de satin piétinée, écrasée, entravait ses pas... Dieux! allais-je la perdre? Déjà je ne voyais plus d’elle qu’un coin de son armure blanche... Je m’élançai, sauvage, pareil en fureur dévastatrice à certains “rescapés” du bazar de la rue Jean-Goujon...

Enfin, enfin, je l’atteignis quand elle abordait le buffet, île fortunée, chargée de fruits et de fleurs, scintillante de cristaux et de vins pailletés.

Elle étendit la main, et je me précipitai, mes doigts tremblants offrant une coupe pleine... Mais elle m’écarta sans ménagements et me dit, atteignant une bouteille de bordeaux: “Merci bien, monsieur, mais le Champagne m’est contraire surtout lorsque je sors de chanter. Il me retombe sur les jambes. Surtout que ces messieurs et dames veulent que je leur chante encoreLa vie et l’amour d’une femme, vous pensez...” Et sa grande bouche—grotte d’ogre où niche l’oiseau merveilleux—se referma sur un cristal fin qu’elle eût, d’un sourire, broyé en éclats.

Je ne ressentis point de douleur, ni de colère. J’avais retenu seulement ceci: elle allait chanter encore... J’attendis, respectueux, qu’elle eût vidé un autre verre de bordeaux, qu’elle eût, d’un geste qui récure, essuyé les ailes de son nez, les coins déplorables de ses lèvres, aéré ses aisselles mouillées, aplati son ventre d’une tape sévère et affermi sur son front le “devant” postiche de ses cheveux oxygénés.

J’attendis, résigné, meurtri, mais plein d’espoir, que le miracle de sa voix me la rendît...

Ce doux pays, plat et blond, serait-il moins simple que je l’ai cru d’abord? J’y découvre des murs bizarres: on y pêche en voiture, on y chasse en bateau... “Allons, au revoir, la barque est prête, j’espère vous rapporter ce soir un joli rôti de bécassines...” Et le chasseur s’en va, encaqué dans son ciré jaune, le fusil en bandoulière... “Mes enfants, venez vite! voilà les charrettes qui reviennent! je vois les filets tout pleins de limandes pendus aux brancards!” Etrange, pour qui ignore que le gibier s’aventure au-dessus de la baie et la traverse, du Hourdel au Crotoy, du Crotoy à Saint-Valery; étrange, pour qui n’a pas grimpé dans une de ces carrioles à larges roues, qui mènent les pêcheurs tout le long des vingt-cinq kilomètres de la plage, à la rencontre de la mer...

Beau temps. On a mis tous les enfants à cuire ensemble sur la plage. Les uns rôtissent sur le sable sec, les autres mijotent au bain-marie dans les flaques chaudes. La jeune maman, sous l’ombrelle de toile rayée, oublie délicieusement ses deux gosses et s’enivre, les joues chaudes, d’un roman mystérieux, habillé comme elle de toile écrue...

—Maman!...

—.....

—Maman, dis donc, maman!...

Son gros petit garçon, patient et têtu, attend, la pelle aux doigts, les joues sablées comme un gâteau...

—Maman, dis donc, maman...

Les yeux de la liseuse se lèvent enfin, hallucinés, et elle jette dans un petit aboiement excédé:

—Quoi?

—Maman, Jeannine est noyée.

—Qu’est-ce que tu dis?

—Jeannine est noyée, répète le bon gros petit garçon têtu.

Le livre vole, le pliant tombe...

—Qu’est-ce que tu dis, petit malheureux? ta sœur est noyée?

—Oui. Elle était là, tout à l’heure, elle n’y est plus. Alors je pense qu’elle s’est noyée.

La jeune maman tourbillonne comme une mouette et va crier... quand elle aperçoit la «noyée» au fond d’une cuve de sable, où elle fouit comme un ratier...

—Jojo! tu n’as pas honte d’inventer des histoires pareilles pour m’empêcher de lire? Tu n’auras pas de chou à la crème à quatre heures!

Le bon gros écarquille des yeux candides.

—Mais c’est pas pour te taquiner, maman! Jeannine était plus là, alors je croyais qu’elle était noyée.

—Seigneur! il le croyait!!! et c’est tout ce que ça te faisait?

Consternée, les mains jointes, elle contemple son gros petit garçon, par-dessus l’abîme qui sépare une grande personne civilisée d’un petit enfant sauvage...

Mon petit bull a perdu la tête. Aux trousses du bécasseau et du pluvier à collier, il s’arrête, puis part follement, s’essouffle, plonge entre les joncs, s’enlise, nage et ressort bredouille, mais ravi et secouant autour de lui une toisonimaginaire... Et je comprends que la mégalomanie le tient et qu’il se croit devenu épagneul....

La Religieuse et le chevalier Piedrouge devisent avec l’Arlequin. La Religieuse penche la tête, puis court, coquette, pour qu’on la suive, et pousse de petits cris... Le chevalier Piedrouge, botté de maroquin orange, siffle d’un air cynique, tandis que l’Arlequin, fuyant et mince, les épie...

O lecteur vicieux, qui espérez une anecdote dans le goût grivois et suranné, détrompez-vous: je vous conte seulement les ébats de trois jolis oiseaux de marais.

Ils ont des noms charmants, ces oiseaux de la mer et du marécage. Des noms qui fleurent la comédie italienne, voire le roman héroïque—comme le Chevalier Combattant, ce guerrier d’un autre âge, qui porte plastron et collerette hérissée, et cornes de plumes sur le front. Plastron vulnérable, cornes inoffensives, mais le mâle ne ment pas à son nom, car les Chevaliers Combattants s’entretuent sous l’œil paisible de leurs femelles, harem indifférent accroupi en boule dans le sable...

Dans un petit café du port, les pêcheurs attendent, pour repartir, le flot qui monte et déjà chatouille sournoisement la quille des bateaux, échoués de biais sur le sable au bas du quai. Ce sont des pêcheurs comme partout, en toile goudronnée, en tricot bleu, en sabots camus. Les vieux ont le collier de barbe et la pipe courte... C’est le modèle courant, vulgarisé par la chromolithographie et l’instantané.

Ils boivent du café et rient facilement, avec ces clairs yeux vides de pensée qui nous charment, nous autres terriens. L’un d’eux est théâtralement beau, ni jeune ni vieux, crépu d’une toison et d’une barbe plus pâles que sa peau tannée, avec des yeux jaunes, des prunelles de chèvre rêveuse qui ne clignent presque jamais.

La mer est montée, les bateaux dansent dans la baie, au bout de leurs amarres, et trinquent du ventre. Un à un, les pêcheurs s’en vont, et serrent la patte du beau gars aux yeux d’or: “A revoir, Canada.” A la fin, Canada reste seul dans le petit café, debout, le front aux vitres, son verre d’eau-de-vie à la main... Qu’attend-il? Je m’impatiente et me décide à lui parler:

—Ils vont loin comme ça?

Son geste lent, son vaste regard désignent la haute mer:

—Par là-bas. Y a bien de la crevette ces jours-ci. Y a bien de la limande et du maquereau, et de la sole... Y a bien un peu de tout...

—Vous ne pêchez pas aujourd’hui, vous?

Les prunelles d’or se tournent vers moi, un peu méprisantes:

—Je ne suis pas pêcheur, ma petite dame. Je travaille (sic) avec le photographe pour les cartes postales. Je suis “type local”.

Bain de Soleil.—“Poucette, tu vas te cuire le sang! viens ici tout de suite!” Ainsi apostrophée du haut de la terrasse, la chienne bull lève seulement son museau de monstre japonais couleur de bronze. Sa gueule, fendue jusqu’à la nuque, s’entrouvre pour un petit halètement court et continu, fleurie d’une langue frisée, rose comme un bégonia. Le reste de son corps traîne, écrasé comme celui d’une grenouille morte... Elle n’a pas bougé; elle ne bougera pas, elle cuit...

Une brume de chaleur baigne la baie de Somme, où la marée de morte-eau palpite à peine, plate comme un lac. Reculée derrière ce brouillard moite et bleu, la Pointe de Saint-Quentin semble frémir et flotter, inconsistante comme un mirage... La belle journée à vivre sans penser, vêtue seulement d’un maillot de laine!

... Mon pied nu tâte amoureusement la pierre chaude de la terrasse, et je m’amuse de l’entêtement de Poucette, qui continue sa cure de soleil avec un sourire de suppliciée... “Veux-tu venir ici, sotte bête!” Et je descends l’escalier dont les derniers degrés s’enlisent, recouverts d’un sable plus mobile que l’onde, ce sable vivant qui marche, ondule, se creuse, vole et crée sur la plage, par un jour de vent, des collines qu’il nivelle le lendemain...

La plage éblouit et me renvoie au visage, sous ma cloche de paille rabattue jusqu’aux épaules, une chaleur montante, une brusque haleine de four ouvert. Instinctivement, j’abrite mes joues, les mains ouvertes, la têtedétournée comme devant un foyer trop ardent... Mes orteils fouillent le sable pour trouver, sous cette cendre blonde et brûlante, la fraîcheur salée, l’humidité de la marée dernière...

Midi sonne au Crotoy, et mon ombre courte se ramasse à mes pieds, coiffée d’un champignon...

Douceur de se sentir sans défense et, sous le poids d’un beau jour implacable, d’hésiter, de chanceler une minute, les mollets criblés de mille aiguilles, les reins fourmillants sous le tricot bleu, puis de glisser sur le sable, à côté de la chienne qui bat de la langue!

Couchée sur le ventre, un linceul de sable me couvre à demi. Si je bouge, un fin ruisseau de poudre s’épanche au creux de mes jarrets, chatouille la plante de mes pieds... Le menton sur mes bras croisés, le bord de la cloche de jonc borne mes regards et je puis à mon aise divaguer, me faire une âme nègre à l’ombre d’une paillote. Sous mon nez, sautent, paresseusement, trois puces de mer, au corps de transparente agate grise... Chaleur, chaleur... Bourdonnement lointain de la houle qui monte ou du sang dans mes oreilles?... Mort délicieuse et passagère, où ma pensée se dilate, monte, tremble et s’évanouit avec la vapeur azurée qui vibre au-dessus des dunes...

A marée basse.—Des enfants, des enfants... Des gosses, des mioches, des bambins, des lardons, des salés... L’argot ne saurait suffire, ils sont trop! Par hasard, en retournant à ma villa isolée et lointaine, je tombe dans cette grenouillère, dans cette tiède cuvette que remplit et laisse, chaque jour, la mer...

Jerseys rouges, jerseys bleus, culottes troussées, sandales;—cloches de paille, bérets, charlottes de lingerie;—seaux, pelles, pliants, guérites... Tout cela, qui devrait être charmant, m’inspire de la mélancolie. D’abord ils sont trop! Et puis, pour une jolie enfant en pomme, joufflue et dorée, d’aplomb sur des mollets durs, que de petits Parigots, victimes d’une foi maternelle et routinière: “La mer, c’est si bon pour les enfants!” Ils sont là, à demi nus, pitoyables dans leur maigreur nerveuse, gros genoux, cuissots de grillons, ventres saillants... Leur peau délicate a noirci, en un mois, jusqu’au marron-cigare; c’est tout, et ça suffit. Leurs parents les croient robustes, ils ne sont que teints. Ils ont gardé leurs grands yeux cernés, leurs piètres joues. L’eau corrosive pèle leurs mollets pauvres, trouble leur sommeil d’une fièvre quotidienne, et le moindre accident déchaîne leur rire ou leurs larmes faciles de petits nerveux passés au jus de chique...

Pêle-mêle, garçons et filles, on barbote, on mouille le sable d’un “fort”, on canalise l’eau d’une flaque salée... Deux “écrevisses” en jersey rouge travaillent côte à côte, frère et sœur du même blond brûlé, peut-être jumeaux de sept à huit ans. Tous deux, sous le bonnet à pompon, ont les mêmes yeux bleus, la même calotte de cheveux coupés au-dessus des sourcils. Pourtant l’œil ne peut les confondre et, pareils, ils ne se ressemblent pas.

Je ne saurais dire par quoi la petite fille est déjà une petite fille... Les genoux gauchement et fémininement tournés un peu en dedans?... Quelque chose, dans les hanches à peine indiquées, s’évase plus moelleux, avec une grâce involontaire? Non, c’est surtout le geste qui la révèle. Un petit bras nu, impérieux, commente et dessine tout ce qu’elle dit. Elle a une volte souple du poignet, une mobilité des doigts et de l’épaule, une façon coquette de camper son poing au pli de sa taille future...

Un moment, elle laisse tomber sa pelle et son seau, arrange je ne sais quoi sur sa tête; les bras levés, le dos creux et la nuque penchée, elle devance, gracieuse, le temps où elle nouera, ainsi debout et cambrée, le tulle de sa voilette devant le miroir d’une garçonnière...

Forêt de Crécy.—A la première haleine de la forêt, mon cœur se gonfle. Un ancien moi-même se dresse, tressaille d’une triste allégresse, pointe les oreilles, avec des narines ouvertes pour boire le parfum.

Le vent se meurt sous les allées couvertes, où l’air se balance à peine, lourd, musqué... Une vague molle de parfum guide les pas vers la fraise sauvage, ronde comme une perle, qui mûrit ici en secret, noircit, tremble et tombe, dissoute lentement en suave pourriture framboisée dont l’arôme se mêle à celui d’un chèvrefeuille verdâtre, poissé de miel, à celui d’une ronde de champignons blancs... Ils sont nés de cette nuit, et soulèvent de leurs têtes le tapis craquant de feuilles et de brindilles... Ils sont d’un blanc fragile et mat de gant neuf, emperlés, moites comme un nez d’agneau; ils embaument la truffe fraîche et la tubéreuse.

Sous la futaie centenaire, la verte obscurité solennelle ignore le soleil et les oiseaux. L’ombre impérieuse des chênes et des frênes a banni du sol l’herbe, la fleur, la mousse et jusqu’à l’insecte. Un écho nous suit, inquiétant, qui double le rythme de nos pas... On regrette le ramier, la mésange; on désire le bond roux d’un écureuil ou le lumineux petit derrière des lapins... Ici la forêt, ennemie de l’homme, l’écrase.

Tout près de ma joue, collé au tronc de l’orme où je m’adosse, dort un beau papillon crépusculaire dont jesais le nom: lykénée... Clos, allongé en forme de feuille, il attend son heure. Ce soir, au soleil couché, demain, à l’aube trempée, il ouvrira ses lourdes ailes bigarrées de fauve, de gris et de noir. Il s’épanouira comme une danseuse tournoyante, montrant deux autres ailes plus courtes, éclatantes, d’un rouge de cerise mûre, barrées de velours noir;—dessous voyants, juponnage de fête et de nuit qu’un manteau neutre, durant le jour, dissimule...

Vendredi.—Marthe dit: “Mes enfants, on va pêcher demain à la Pointe!... Café au lait pour tout le monde à huit heures. L’auto plaquera ceux qui ne seront pas prêts!” Et j’ai baissé la tête et j’ai dit: “Chouette!” avec une joie soumise qui n’exclut pas l’ironie. Marthe, créature combative, inflige les félicités d’un ton dur et d’un geste coupant. Péremptoire, elle complète le programme des fêtes: “On déjeunera là-bas, dans le sable. On emmène vous, et puis le Silencieux qui va rafler tout le poisson, et puis Maggie pour qu’elle étrenne son beau costume de bain!”

Là-dessus, elle a tourné les talons. Je vois de loin, sur la terrasse qui domine la mer, son chignon roux, qui interroge l’horizon d’un air de menace et de défi. Je crois comprendre, au hochement de son petit front guerrier, qu’elle murmure: “Qu’il pleuve demain, et nous verrons!...” Elle rentre, et, délivré du poids de son regard, le soleil peut se coucher tranquillement au-delà de la baie de Somme, désert humide et plat où la mer, en se retirant, a laissé des lacs oblongs, des flaques rondes, des canaux vermeils où baignent les rayons horizontaux... La dune est mauve, avec une rare chevelure d’herbe bleuâtre, des oasis de liserons délicats dont le vent déchire, dès leur éclosion, la jupe-parapluie veinée de rose...

Les chardons de sable, en tôle azurée, se mêlent à l’arrête-bœuf fleuri de carmin, l’arrête-bœuf, qui pique d’une épine si courte qu’on ne se méfie pas de lui. Florepauvre et dure, qui ne se fane guère et brave le vent et la vague salée, flore qui sied à notre petite hôtesse batailleuse, ce beau chardon roux, au regard d’écolier sans vergogne.

Pourtant, çà et là, verdit la criste marine, grasse, juteuse, acidulée, chair vive et tendre de ces dunes pâles comme la neige... Quand cette poison de Marthe, mon amie, a exaspéré tout le monde, quand on est tout près—à cause de sa face de jeune furie, de sa voix de potache—d’oublier qu’elle est une femme, alors Marthe rit brusquement, rattache une mèche rousse envolée, en montrant des bras clairs, luisants, dans lesquels on voudrait mordre et qui craqueraient, frais, acidulés et juteux sous la dent comme la criste marine.

La baie de Somme, humide encore, mire sombrement un ciel égyptien, framboise, turquoise et cendre verte. La mer est partie si loin qu’elle ne reviendra peut-être plus jamais?... Si, elle reviendra, traîtresse et furtive comme je la connais ici. On ne pense pas à elle; on lit sur le sable, on joue, on dort, face au ciel,—jusqu’au moment où une langue froide, insinuée entre vos orteils, vous arrache un cri nerveux: la mer est là, toute plate, elle a couvert ses vingt kilomètres de plage avec une vitesse silencieuse de serpent. Avant qu’on l’ait prévue, elle a mouillé le livre, noirci la jupe blanche, noyé le jeu de croquet et le tennis. Cinq minutes encore, et la voilà qui bat le mur de la terrasse, d’un flac-flac doux et rapide, d’un mouvement soumis et content de chienne qui remue la queue...

Un oiseau noir jaillit du couchant, flèche lancée par le soleil qui meurt. Il passe au-dessus de ma tête avec un crissement de soie tendue et se change, contre l’Est obscur, en goéland de neige...

Samedi matin,8 heures.—Brouillard bleu et or, vent frais, tout va bien. Marthe pérore en bas et les peuples tremblent prosternés. Je me hâte; arriverai-je à temps pour l’empêcher de poivrer à l’excès la salade de pommes de terre?

8 h. 1/2.—Départ! l’auto ronronne, pavoisée de haveneaux flottants. Du fond d’un imperméable verdâtre, de dessous une paire de lunettes bombées, la voix de Marthe vitupère le zèle maladroit des domestiques, “ces empotés qui ont collé les abricots contre le rôti de porc frais!”. Pourtant, elle condescend à me tendre une patte gantée, et je devine qu’elle me sourit avec une grâce scaphandrière... Maggie, mal éveillée, prend lentement conscience du monde extérieur et sourit en anglais. Nous savons tous ce qu’elle cache, sous son long paletot, un costume de bain pour music-hall (tableau de la pêche aux crevettes). Le Silencieux, qui ne dit rien, fume avec activité.

8 h. 3/4.—Sur la route plate, qui se tortille inutilement et cache, à chaque tournant, un paysan et sa charrette, Marthe, au volant, freine un peu brusquement et grogne dans son scaphandre...

8 h. 50.—Tournant brusque, paysan et charrette... Embardée sur la gauche. Marthe crie: “Cocu!”

9 heures.—Tournant brusque: au milieu de la route, petit garçon et sa brouette à crottin. Embardée à droite. Marthe frôle le gamin et lui crie: “Cocu!” Déjà! pauvre gosse...

9 h. 20.—La mer, à gauche, entre des dunes arrondies. Quand je dis la mer... elle est encore plus loin qu’hier soir. Mes compagnons m’assurent qu’elle est montée, pendant mon sommeil, jusqu’à cette frange de petites coquilles roses, mais je n’en crois rien.

9 h. 30.—Les Cabanes! Trois ou quatre cercueils noirs, en planches goudronnées, tachent la dune, la dune d’un sable si pur ici, si délicatement mamelonné par le vent, qu’on songe à la neige, à la Norvège, à des pays où l’hiver ne finit point...


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