TOBY-CHIEN PARLE

Nonoche écoute. Rien dans son attitude ne décèle qu’elle lutte contre elle-même, car le tentateur pourrait la voir à travers l’ombre, et le mensonge est la première parure d’une amoureuse... Elle écoute, rien de plus...

Dans sa corbeille, l’obscurité éveille peu à peu son fils qui se déroule, chenille velue, et tend des pattes tâtonnantes... Il se dresse, maladroit, s’assied plus large que haut, avec une majesté puérile. Le bleu hésitant de ses yeux, qui seront peut-être verts, peut-être vieil or, se trouble d’inquiétude. Il dilate, pour mieux crier, son nez chamois où aboutissent toutes les rayures convergentes de son visage... Mais il se tait, malicieux et rassuré: il a vu le dos bigarré de sa mère, assise sur le perron.

Debout sur ses quatre pattes courtaudes, fidèle à la tradition qui lui enseigna cette danse barbare, il s’approche les oreilles renversées, le dos bossu, l’épaule de biais, par petits bonds de joujou terrible, et fond sur Nonoche qui ne s’y attendait pas... La bonne farce! Elle en a presque crié. On va sûrement jouer comme des fous jusqu’au dîner.

Mais un revers de patte nerveux a jeté l’assaillant au bas du perron, et maintenant une grêle de tapes sèches s’abat sur lui, commentées de fauves crachements et de regards en furie!... La tête bourdonnante, poudré de sable, le fils de Nonoche se relève, si étonné qu’il n’ose pas demander pourquoi, ni suivre celle qui ne sera plus jamais sa nourrice et qui s’en va très digne, le long de la petite allée noire, vers le bois hanté...

Un petit intérieur tranquille. A la cantonade, bruits de cataclysme. Kiki-la-Doucette, chat des Chartreux, se cramponne vainement à un somme illusoire. Une porte s’ouvre et claque sous une main invisible, après avoir livré passage à Toby-Chien, petit bull démoralisé.

Un petit intérieur tranquille. A la cantonade, bruits de cataclysme. Kiki-la-Doucette, chat des Chartreux, se cramponne vainement à un somme illusoire. Une porte s’ouvre et claque sous une main invisible, après avoir livré passage à Toby-Chien, petit bull démoralisé.

Kiki-la-Doucette,s’étirant.—Ah! ah! qu’est-ce que tu as encore fait?

Toby-Chien,piteux.—Rien.

Kiki-la-Doucette.—A d’autres! Avec cette tête-là? Et ces rumeurs de catastrophe?

Toby-Chien.—Rien, te dis-je! Plût au Ciel! Tu me croiras si tu veux, mais je préférerais avoir cassé un vase, ou mangé le petit tapis persan auquel Elle tient si fort. Je ne comprends pas. Je tâtonne dans les ténèbres. Je...

Kiki-la-Doucette,royal.—Cœur faible! Regarde-moi. Comme du haut d’un astre, je considère ce bas monde. Imite ma sérénité divine...

Toby-Chien,interrompant, ironique.—... et enferme-toi dans le cercle magique de ta queue, n’est-ce pas? Je n’ai pas de queue, moi, ou si peu! Et jamais je ne me sentis le derrière si serré.

Kiki-la-Doucette,intéressé, mais qui feint l’indifférence.—Raconte.

Toby-Chien.—Voilà. Nous étions bien tranquilles, Elle et moi, dans le cabinet de travail. Elle lisait des lettres, des journaux, et ces rognures collées qu’Ellenomme pompeusement l’Argus de la Presse, quand tout à coup: “Zut! s’écria-t-Elle. Et même crotte de bique!” Et sous son poing assené la table vibra, les papiers volèrent... Elle se leva, marcha de la fenêtre à la porte, se mordit un doigt, se gratta la tête, se frotta rudement le bout du nez.

J’avais soulevé du front le tapis de la table et mon regard cherchait le sien... “Ah! te voilà”, ricana-t-elle. “Naturellement, te voilà. Tu as le sens des situations. C’est bien le moment de te coiffer à l’orientale avec une draperie turque sur le crâne et des franges-boule qui retombent, des franges-boule,—des franges-bull, parbleu! Ce chien fait des calembours, à présent! il ne me manquait que ça!” D’une chiquenaude, Elle rejeta le bord du tapis qui me coiffait, puis leva vers le plafond des bras pathétiques: “J’en ai assez!” s’écria-t-Elle. “Je veux... je veux... je veux faire ce que je veux!”

Un silence effrayant suivit son cri, mais je lui répondais du fond de mon âme: “Qui T’en empêche, ô Toi qui règnes sur ma vie, Toi qui peux presque tout, Toi qui, d’un plissement volontaire de tes sourcils, rapproches dans le ciel les nuages?”

Elle sembla m’entendre et repartit un peu plus calme: “Je veux faire ce que je veux. Je veux jouer la pantomime, même la comédie. Je veux danser nue, si le maillot me gêne et humilie ma plastique. Je veux me retirer dans une île, s’il me plaît, ou fréquenter des dames qui vivent de leurs charmes, pourvu qu’elles soient gaies, fantasques, voire mélancoliques et sages, comme sont beaucoup de femmes de joie. Je veux écrire des livres tristes et chastes, où il n’y aura que des paysages, des fleurs, du chagrin, de la fierté, et la candeur des animaux charmants qui s’effraient de l’homme... Je veux sourire à tous les visagesaimables, et m’écarter des gens laids, sales et qui sentent mauvais. Je veux chérir qui m’aime et lui donner tout ce qui est à moi dans le monde: mon corps rebelle au partage, mon cœur si doux et ma liberté! Je veux... je veux!... Je crois bien que si quelqu’un, ce soir, se risquait à me dire: “Mais, enfin, ma chère...” eh bien, je le tue... Ou je lui ôte un œil. Ou je le mets dans la cave.”

Kiki-la-Doucette,pour lui-même.—Dans la cave? Je considérerais cela comme une récompense, car la cave est un enviable séjour, d’une obscurité bleutée par le soupirail, embaumé de paille moisie et de l’odeur alliacée du rat...

Toby-Chien,sans entendre.—“J’en ai assez, vous dis-je!” (Elle criait cela à des personnes invisibles, et moi, pauvre moi, je tremblais sous la table.) “Et je ne verrai plus ces tortues-là!”

Kiki-la-Doucette.—Ces... quoi?

Toby-Chien.—Ces tortues-là; je suis sûr du mot. Quelles tortues? Elle nous cache tant de choses! “... Ces tortues-là! Elles sont deux, trois, quatre,—joli nid de fauvettes!—pendues à Lui, et qui Lui roucoulent et Lui écrivent: “Mon chéri, tu m’épouseras si Elle meurt, dis?” Je crois bien! Il les épouse déjà, l’une après l’autre. Il pourrait choisir. Il préfère collectionner. Il lui faut—car elles en demandent!—la Femme-du-Monde couperosée qui s’occupe de musique et qui fait des fautes d’orthographe, la vierge mûre qui lui écrit, d’une main paisible de comptable, les mille z’horreurs;—l’Américaine brune aux cuisses plates; et toute la séquelle des sacrées petites toquées en cols plats et cheveux courts qui s’en viennent, cils baissés et reins frétillants: “O Monsieur, c’est moi qui suis la vraie Claudine...” La vraie Claudine! et la fausse mineure, tu parles!

“Toutes, elles souhaitent ma mort, m’inventent des amants; elles l’entourent de leur ronde effrénée, Lui faible, lui, volage et amoureux de l’amour qu’Il inspire, Lui qui goûte si fort ce jeu de se sentir empêtré dans cent petits doigts crochus de femmes... Il a délivré en chacune la petite bête mauvaise et sans scrupules, matée—si peu!—par l’éducation; elles ont menti, forniqué, cocufié, avec une joie et une fureur de harpies, autant par haine de moi que pour l’amour de Lui...

“Alors... adieu tout! adieu... presque tout. Je Le leur laisse. Peut-être qu’un jour Il les verra comme je les vois, avec leurs visages de petites truies gloutonnes. Il s’enfuira, effrayé, frémissant, dégoûté d’un vice inutile...”

Je haletais autant qu’Elle, ému de sa violence. Elle entendit ma respiration et se jeta à quatre pattes, sa tête sous le tapis de la table, contre la mienne...

“Oui, inutile! je maintiens le mot. Ce n’est pas un petit bull carré qui me fera changer d’avis, encore! Inutile s’Il n’aime pas assez ou s’Il méconnaît l’amour véritable! Quoi?... ma vie aussi est inutile? Non, Toby-Chien. Moi, j’aime. J’aime tant tout ce que j’aime! Si tu savais comme j’embellis tout ce que j’aime, et quel plaisir je me donne en aimant! Si tu pouvais comprendre de quelle force et de quelle défaillance m’emplit ce que j’aime!... C’est cela que je nomme le frôlement du bonheur. Le frôlement du bonheur... caresse impalpable qui creuse le long de mon dos un sillon velouté, comme le bout d’une aile creuse l’onde... Frisson mystérieux prêt à se fondre en larmes, angoisse légère que je cherche et qui m’atteint devant un cher paysage argenté de brouillard, devant un ciel où fleurit l’aube, sous le bois où l’automne souffle une haleine mûre et musquée... Tristesse voluptueuse des fins de jour, bondissement sans cause d’uncœur plus mobile que celui du chevreuil, tu es le frôlement même du bonheur, toi qui gis au sein des heures les plus pleines... et jusqu’au fond du regard de ma sûre amie...

“Tu oserais dire ma vieinutile?... Tu n’auras pas de pâtée, ce soir!”

Je voyais la brume de ses cheveux danser autour de sa tête qu’Elle hochait furieusement. Elle était comme moi à quatre pattes, aplatie, comme un chien qui va s’élancer, et j’espérai un peu qu’elle aboierait...

Kiki-la-Doucette,révolté.—Aboyer, Elle! Elle a ses défauts, mais tout de même, aboyer!... Si Elle devait parler en quatre-pattes, elle miaulerait.

Toby-Chien,poursuivant.—Elle n’aboya point, en effet. Elle se redressa d’un bond, rejeta en arrière les cheveux qui lui balayaient le visage...

Kiki-la-Doucette.—Oui, Elle a la tête angora. La tête seulement.

Toby-Chien.—... Et Elle se remit à parler, incohérente: “Alors, voilà! je veux faire ce que je veux. Je ne porterai pas des manches courtes en hiver, ni de cols hauts en été. Je ne mettrai pas mes chapeaux sens devant derrière, et je n’irai plus prendre le thé chez Rimmels’s, non... Redelsperger, non... Chose, enfin. Et je n’irai plus aux vernissages. Parce qu’on y marche dans un tas de gens, l’après-midi, et que les matins y sont sinistres, sous ces voûtes où frissonne un peuple nu et transi de statues, parmi l’odeur de cave et de plâtre frais... C’est l’heure où quelques femmes y toussent, vêtues de robes minces, et de rares hommes errent, avec la mine verte d’avoir passé la nuit là, sans gîte et sans lit...

“Et le monotone public des premières ne verra plus mon sourire abattu, mes yeux qui se creusent de la longueur des entractes et de l’effort qu’il faut pour empêchermon visage de vieillir,—effort reflété par cent visages féminins, raidis de fatigue et d’orgueil défensif... Tu m’entends”, s’écria-t-Elle, “tu m’entends, crapaud bringé, excessif petit bull cardiaque! je n’irai plus aux premières,—sinon de l’autre côté de la rampe. Car je danserai encore sur la scène, je danserai nue ou habillée, pour le seul plaisir de danser, d’accorder mes gestes au rythme de la musique, de virer, brûlée de lumière, aveuglée comme une mouche dans un rayon... Je danserai, j’inventerai de belles danses lentes où le voile parfois me couvrira, parfois m’environnera comme une spirale de fumée, parfois se tendra derrière ma course comme la toile d’une barque... Je serai la statue, le vase animé, la bête bondissante, l’arbre balancé, l’esclave ivre...

“Qui donc a osé murmurer, trop près de mon oreille irritable, les mots de déchéance, d’avilissement?... Toby-Chien, Chien de bon sens, écoute bien: je ne me suis jamais sentie plus digne de moi-même! Du fond de la sévère retraite que je me suis faite au fond de moi, il m’arrive de rire tout haut, réveillée par la voix cordiale d’un maître de ballet italien: “Hé, ma minionne, qu’est-ce que tu penses? je te dis: sauts de basque, deux! et un petit pour finir!...”

“La familiarité professionnelle de ce luisant méridional ne me blesse point, ni l’amicale veulerie d’une pauvre petite marcheuse à cinquante francs par mois, qui se lamente, résignée: “Nous autres artistes, n’est-ce pas, on ne fait pas toujours comme on veut...” et si le régisseur tourne vers moi, au cours d’une répétition, son mufle de dogue bonasse, en graillonnant: “C’est malheureux que vous ne pouvez pas taire vos gueules, tous...” je ne songe pas à me fâcher, pourvu qu’au retour, lorsque je jette à la volée mon chapeau sur le lit, une voix chère,un peu voilée, murmure: “Vous n'êtes pas trop fatiguée, mon amour?...”

Sa voix à Elle avait molli sur ces mots. Elle répéta, comme pour Elle-même, avec un sourire contenu: “Vous n'êtes pas trop fatiguée, mon amour?” puis soudain éclata en larmes nerveuses, des larmes vives, rondes, pressées, en gouttes étincelantes qui sautaient sur ses joues, joyeusement... Mais moi, tu sais, quand Elle pleure, je sens la vie me quitter...

Kiki-la-Doucette.—Je sais, tu t’es mis à hurler?

Toby-Chien.—Je mêlai mes larmes aux siennes, voilà tout. Mal m’en prit! Elle me saisit par la peau du dos, comme une petite valise carrée, et de froides injures tombèrent sur ma tête innocente: “Mal élevé. Chien hystérique. Saucisson larmoyeur. Crapaud à cœur de veau. Phoque obtus...” Tu sais le reste. Tu as entendu la porte; le tisonnier qu’elle a jeté dans la corbeille à papiers, et le seau à charbon qui a roulé béant, et tout...

Kiki-la-Doucette.—J’ai entendu. J’ai même entendu, ô Chien, ce qui n’est pas parvenu à ton entendement de bull simplet. Ne cherche pas. Elle et moi, nous dédaignons le plus souvent de nous expliquer. Il m’arrive, lorsqu’une main inexperte me caresse à rebours, d’interrompre un paisible et sincère ronron par un khh! féroce, suivi d’un coup de griffe foudroyant comme une étincelle... “Que ce chat est traître!” s’écrie l’imbécile... Il n’a vu que la griffe, il n’a pas deviné l’exaspération nerveuse, ni la souffrance aiguë qui lancine la peau de mon dos... Quand Elle agit follement, Elle, ne dis pas, en haussant tes épaules carrées: “Elle est folle!” Plutôt, cherche la main maladroite, la piqûre insupportable et cachée qui se manifeste en cris, en rires, en course aveugle vers tous les risques...

A la campagne, l’été. Elle somnole, sur une chaise longue de rotin. Ses deux amis, Toby-Chien le bull, Kiki-la-Doucette le chat, jonchent le sable...

A la campagne, l’été. Elle somnole, sur une chaise longue de rotin. Ses deux amis, Toby-Chien le bull, Kiki-la-Doucette le chat, jonchent le sable...

Toby-Chien,bâillant.—Aaah!... ah!...

Kiki-la-Doucette,réveillé.—Quoi?

Toby-Chien.—Rien. Je ne sais pas ce que j’ai. Je bâille.

Kiki-la-Doucette.—Mal à l’estomac?

Toby-Chien.—Non. Depuis une semaine que nous sommes ici, il me manque quelque chose. Je crois que je n’aime plus la campagne.

Kiki-la-Doucette.—Tu n’as jamais aimé réellement la campagne. Asnières et Bois-Colombes bornent tes désirs ruraux. Tu es né banlieusard.

Toby-Chien,qui n’écoute pas.—L’oisiveté me pèse. Je voudrais travailler!

Kiki-la-Doucette,continuant.—... Banlieusard, dis-je, et mégalomane. Travailler! O Phtah, tu l’entends, ce chien inutile. Travailler!

Toby-Chien,noble.—Tu peux rire. Pendant six semaines, j’ai gagné ma vie, aux Folies-Elyséennes, avec Elle.

Kiki-la-Doucette.—Elle... c’est différent. Elle fait ce qui lui plaît. Elle est têtue, dispersée, extravagante... Mais toi! Toi le brouillon, l’indécis, toi, le happeur de vide, le...

Toby-Chien,théâtral.—Vous n’avez pas autre chose à me dire?

Kiki-la-Doucette,qui ignore Rostand.—Si, certainement!

Toby-Chien,rogue.—Eh bien, rentre-le. Et laisse-moi tout à mon cuisant regret, à mes aspirations vers une vie active, vers ma vie du mois passé. Ah! les belles soirées! ah! mes succès! ah! l’odeur du sous-sol aux Folies-Elyséennes! Cette longue cave divisée en cabines exiguës, comme un rayon de ruche laborieuse et peuplée de mille petites ouvrières qui se hâtent, en travesti bleu brodé d’or, un dard inoffensif au flanc, coiffées de plumes écumeuses... Je revois encore, éblouissant, ce tableau del’Entente cordialeoù défilait une armée de généraux aux cuisses rondes... Hélas, hélas...

Kiki-la-Doucette,à part.—Toby-Chien, c’est le Brichanteau du music-hall.

Toby-Chien,qui s’attendrit.—C’est à cette heure émouvante du défilé que nous arrivions, Elle et moi. Elle s’enfermait, abeille pressée, dans sa cellule, et commençait de se peindre le visage afin de ressembler aux beaux petits généraux qui, au-dessus de nos têtes, martelaient la scène d’un talon indécis. J’attendais. J’attendais que, gainée d’un maillot couleur de hanneton doré, Elle rouvrît sa cellule sur le fiévreux corridor...

Couché sur mon coussin, je haletais un peu, en écoutant le bruit de la ruche. J’entendais les pieds pesants des guerriers mérovingiens, ces êtres terribles, casqués de fer et d’ailes de hiboux, qui surgissaient au dernier tableau, sous le chêne sacré... Ils étaient armés d’arbres déracinés, moustachus d’étoupe blonde,—et ils chantaient, attends... cette si jolie valse lente!

Dès que l’aurore au lointain paraît,Chacun s’empresse dans la forêtAux joies exquises de la chasseDont jamais on ne se lasse!...

Dès que l’aurore au lointain paraît,Chacun s’empresse dans la forêtAux joies exquises de la chasseDont jamais on ne se lasse!...

Dès que l’aurore au lointain paraît,Chacun s’empresse dans la forêtAux joies exquises de la chasseDont jamais on ne se lasse!...

Ils se rassemblaient pour y tuer

...au fond des boisDes ribambellesDe gazellesEt de dix-cors aux abois...

...au fond des boisDes ribambellesDe gazellesEt de dix-cors aux abois...

...au fond des boisDes ribambellesDe gazellesEt de dix-cors aux abois...

Kiki-la-Doucette,à part.—Poésie, poésie!...

Toby-Chien.—Adieu, tout cela! Adieu, ma scintillante amie, Madame Bariol-Taugé! Vous m’apparûtes plus belle qu’une armée rangée en bataille, et mon cœur chauvin, mon cœur de bull bien français gonfle, au souvenir des strophes enflammées dont vous glorifiâtes l’Entente cordiale!... Crête rose, ceinture bleue, robe blanche, vous étiez telle qu’une belle poule gauloise, et pourtant vous demeuriez

La Parisienne, astre vermeil,Apportant son rayon de soleil!La Parisienne, la v’là!Pour cha-a-sser le spleenAussitôt qu’elle est làTous les cœurs s’illuminent!

La Parisienne, astre vermeil,Apportant son rayon de soleil!La Parisienne, la v’là!Pour cha-a-sser le spleenAussitôt qu’elle est làTous les cœurs s’illuminent!

La Parisienne, astre vermeil,Apportant son rayon de soleil!La Parisienne, la v’là!Pour cha-a-sser le spleenAussitôt qu’elle est làTous les cœurs s’illuminent!

Kiki-la-Doucette,intéressé.—De qui sont ces vers?

Toby-Chien.—Je ne sais pas. Mais leur rythme impérieux rouvre en moi des sources d’amertume.

J’attendais l’heure où les Elysées-Girls, maigres, affamées et joueuses, redescendraient de leur Olympe pour me serrer, l’une après l’autre, sur leurs gorges plates et dures, me laissant suffoqué, béat, le poil marbré de plaques roses et blanches... J’attendais, le cœur secoué, l’instant enfin où Elle monterait à son tour, indifférente, farouchement masquée d’une gaîté impénétrable, vers le plateau, vers la fournaise de lumière qui m’enivrait... Ecoute, Chat, j’ai vu, de ma vie, bien des choses...

Kiki-la-Doucette,à part, apitoyé.—C’est qu’il le croit.

Toby-Chien.—... Mais rien n’égale, dans l’album de mes souvenirs, cette salle des Folies-Elyséennes, où chacun espérait ma venue, où l’on m’accueillait par une rumeur de bravos et de rires!!! Modeste—et d’ailleurs myope—j’allais droit à cet être étrange, tête sans corps, chuchoteur, qui vit dans un trou, tout au bord de la scène. Bien que j’en eusse fait mon ami, je m’étonnais tous les soirs de sa monstruosité, et je dardais sur lui mes yeux saillants de homard... Mon second salut était pour cette frétillante créature qu’on nommait Carnac et qui semblait la maîtresse du lieu, accueillant tous les arrivants du même sourire à dents blanches, du même “ah!” de bienvenue. Elle me plaisait entre toutes. Hors de la scène, sa jeune bouche fardée jetait, dans un rire éclatant, des mots qui me semblaient plus frais que des fleurs mouillées: “Bougre d’em...poté, sacré petit mac... Vieux chameau d’habilleuse, elle m’a foutu entre les jambes une tirette qui me coupe le...” j’ai oublié le reste. Après que j’avais, d’une langue courtoise, léché les doigts menus de cette enfant délicate, je courais de l’une à l’autre avant-scène, pressé de choisir les bonbons qu’on me tendait, minaudant pour celle-ci, aboyant pour celui-là...

Kiki-la-Doucette,à part.—Cabotin, va!

Toby-Chien.—... Et puis-je oublier l’heure que je passai dans l’avant-scène de droite, au creux d’un giron de mousseline et de paillettes, bercé contre une gorge abondante où pendaient des colliers?... Mais Elle troubla trop tôt ma joie et vint, ayant dit et chanté, me pêcher par la peau de la nuque, me reprendre aux douces mains gantées qui voulaient me retenir... Cette heure merveilleuse finit dans le ridicule, car Elle me brandit aux yeux d’un public égayé, en criant: “Voilà, Mesdames et Messieurs! le sale cabot quifaitles avant-scènes!” Elle riait aussi, la bouche ironique et les yeux lointains, avec cet air agressif et gai qui sert de masque à sa vraie figure, tu sais?

Kiki-la-Doucette,bref.—Je sais.

Toby-Chien,poursuivant.—Nous descendions, après, vers sa cellule lumineuse où Elle essuyait son visage de couleur, la gomme bleue de ses cils...

Elle... (la regardant endormie). Elle est là, étendue. Elle sommeille. Elle semble ne rien regretter. Il y a sur son visage un air heureux de détente et d’arrivée. Pourtant, quand Elle rêve de longues heures, la tête sur son bras plié, je me demande si Elle n’évoque pas, comme moi, ces soirs lumineux de printemps parisien, tout enguirlandés de perles électriques?... C’est peut-être cela qui brille au plus profond de ses yeux?...

Kiki-la-Doucette.—Non. Je sais, moi. Elle m’a parlé!

Toby-Chien,jaloux.—A moi aussi, Elle me parle.

Kiki-la-Doucette.—Pas de la même manière. Elle te parle de la température, de la tartine qu’elle mange, de l’oiseau qui vient de s’envoler. Elle te dit: “Viens ici. Gare à ton derrière. Tu es beau. Tu es laid. Tu es mon crapaud bringé, ma sympathique grenouille. Je te défends de manger ce crottin sec...”

Toby-Chien.—C’est déjà très gentil, tu ne trouves pas?

Kiki-la-Doucette.—Très gentil. Mais nos confidences, d’Elle à moi, de moi à Elle, sont d’autre sorte. Depuis que nous sommes ici, Elle s’est confiée, presque sans paroles, à mon instinct divinateur. Elle se délecte d’une tristesse et d’une solitude plus savoureuses que lebonheur. Elle ne se lasse pas de regarder changer la couleur des heures. Elle erre beaucoup, mais pas loin, et son activité piétine sur ces dix hectares bornés de murs en ruines. Tu la vois parfois debout sur la cime de notre montagne, sculptée dans sa robe par le vent amoureux, les cheveux tour à tour droits et couchés comme les épis de seigle, et pareille à un petit génie de l’Aventure?... Ne t’en émeus pas. Son regard ne défie pas l’espace, il y cherche, il y menace seulement l’intrus en marche vers sa demeure, l’assaillant de sa retraite... dirai-je sentimentale?

Toby-Chien.—Dis-le.

Kiki-la-Doucette.—Elle n’aime point l’inconnu, et ne chérit sans trouble que ce lieu ancien, retiré, ce seuil usé par ses pas enfantins, ce parc triste dont son cœur connaît tous les aspects. Tu la crois assise là, près de nous? Elle est assise en même temps sur la roche tiède, au revers de la combe, et aussi sur la branche odorante et basse du pin argenté... Tu crois qu’elle dort? elle cueille en ce moment, au potager, la fraise blanche qui sent la fourmi écrasée. Elle respire, sous la tonnelle de roses, l’odeur orientale et comestible de mille roses vineuses, mûres en un seul jour de soleil. Ainsi immobile et les yeux clos, elle habite chaque pelouse, chaque arbre, chaque fleur,—elle se penche à la fois, fantôme bleu comme l’air, à toutes les fenêtres de sa maison chevelue de vigne... Son esprit court, comme un sang subtil, le long des veines de toutes les feuilles, se caresse au velours des géraniums, à la cerise vernie, et s’enroule à la couleuvre poudrée de poussière, au creux du sentier jaune... C’est pourquoi tu la vois si sage et les yeux clos, car ses mains pendantes, qui semblent vides, possèdent et égrènent tous les instants d’or de ce beau jour lent et pur.

—A ton âge, si j’avais mis de la poudre et du rouge aux lèvres, et de la gomme aux cils, que m’aurait dit ma mère? Tu crois que c’est joli, ce bariolage, ce... ce masque de carnaval, ces... ces exagérations qui te vieillissent?

Ma fille ne répond rien. Ainsi j’attendais, à son âge, que ma mère eût fini son sermon. Dans son mutisme seul, je peux deviner une certaine irrévérence, car un œil de jeune fille, lustré, vif, rétréci entre des cils courbes comme les épines du rosier, est aisément indéchiffrable. Il suffirait, d’ailleurs, qu’elle en appelât à ma loyauté, qu’elle me questionnât d’une manière directe: “Franchement, tu trouves ça laid? Tu me trouves laide?”

Et je rendrais les armes. Mais elle se tait finement et laisse tomber “dans le froid” mon couplet sur le respect qu’on doit à la beauté adolescente. J’ajoute même, pendant que j’y suis, quelque chose sur “les convenances”, et, pour terminer, j’invoque les merveilles de la nature, la corolle, la pulpe, exemples éternels,—imagine-t-on la rose fardée, la cerise peinte?...

Mais le temps est loin où d’aigrelettes jeunes filles, en province, trempaient en cachette leurs doigts dans la jarre à farine, écrasaient sur leurs lèvres les pétales de géranium, et recueillaient, sous une assiette qu’avait léchée la flamme d’une bougie, un noir de fumée aussi noir que leur petite âme ténébreuse...

Qu’elles sont adroites, nos filles d’aujourd’hui! La joue ombrée, plus brune que rose, un fard insaisissable,comblant, bleuâtre ou gris, ou vert sourd, l’orbite; les cils en épingles et la bouche éclatante, elles n’ont peur de rien. Elles sont beaucoup mieux maquillées que leurs aînées. Car souvent la femme de trente à quarante ans hésite: “Aurai-je trente ans, ou quarante? Ou vingt-cinq? Appellerai-je à mon secours les couleurs de la fleur, celles du fruit?” C’est l'âge des essais, des tâtonnements, des erreurs, et du désarroi qui jette les femmes d’un “institut” à une “académie”, du massage à la piqûre, de l’acide à l’onctueux, et de l’inquiétude au désespoir.

Dieu merci, elles reprennent courage, plus tard. Depuis que je soigne et maquille mes contemporaines, je n’ai pas encore rencontré une femme de cinquante ans qui fût découragée, ni une sexagénaire neurasthénique. C’est parmi ces championnes qu’il fait bon tenter—et réaliser—des miracles de maquillage. Où sont les rouges d’antan et leur âpreté de groseille, les blancs ingrats, les bleus-enfant-de-Marie? Nous détenons des gammes à enivrer un peintre. L’art d’accommoder les visages, l’industrie qui fabrique les fards, remuent presque autant de millions que la cinématographie. Plus l’époque est dure à la femme, plus la femme, fièrement, s’obstine à cacher qu’elle en pâtit. Des métiers écrasants arrachent à son bref repos, avant le jour, celle qu’on nommait “frêle créature”. Héroïquement dissimulée sous son fard mandarine, l’œil agrandi, une petite bouche rouge peinte sur sa bouche pâle, la femme récupère, grâce à son mensonge quotidien, une quotidienne dose d’endurance, et la fierté de n’avouer jamais...

Je n’ai jamais donné autant d’estime à la femme, autant d’admiration que depuis que je la vois de tout près, depuis que je tiens, renversé sous le rayon bleu métallique, son visage sans secrets, riche d’expression, varié sousses rides agiles, ou nouveau et rafraîchi d’avoir quitté un moment sa couleur étrangère. O lutteuses! C’est de lutter que vous restez jeunes. Je fais de mon mieux, mais comme vous m’aidez! Lorsque certaines d’entre vous me chuchotent leur âge véritable, je reste éblouie. L’une s’élance vers mon petit laboratoire comme à une barricade. Elle est mordante, populacière, superbe:

—Au boulot! Au boulot! s’écrie-t-elle. J’ai une vente difficile. S’agit d’avoir trente ans, aujourd’hui—et toute la journée!

De son valeureux optimisme, il arrive que je passe, le temps d’écarter un rideau, à l’une de ces furtives jeunes filles qui ont, du lévrier, le ventre creux, l’œil réticent et velouté, et qui parlent peu, mais parcourent, d’un doigt expert, le clavier des fards:

—Celui-là... Et celui-là... Et puis le truc à z’yeux... Et la poudre foncée... Ah! Et puis...

C’est moi qui les arrête:

—Et qu’ajouterez-vous quand vous aurez mon âge?

L’une d’elles leva sur mon visage un long regard désabusé:

—Rien... Si vous croyez que ça m’amuse... Mon rêve, c’est d'être maquillée une fois pour toutes, pour la vie; je me maquille très fort, de manière à avoir la même figure dans vingt ans. Comme ça, j’espère qu’on ne me verra pas changer.

Un de mes grands plaisirs, c’est la découverte. On ne croirait jamais que tant de visages féminins de Paris restent, jusqu’à l'âge mûr, tels que Dieu les créa. Mais vient l’heure dangereuse, et une sorte de panique, l’envie non seulement de durer, mais de naître; vient l’amer, le tardif printemps des cœurs, et sa force qui déplace les montagnes...

—Est-ce que vous croyez que... Oh! il n’est pas question pour moi de me changer en jeune femme, bien sûr... Mais, tout de même, je voudrais essayer...

J’écoute, mais surtout je regarde. Une grande paupière brune, un œil qui s’ignore, une joue romaine, un peu large, mais ferme encore, tout ce beau terrain à prospecter, à éclairer... Enviez-moi, j’ai de belles récompenses après le maquillage: le soupir d’espoir, l’étonnement, l’arrogance qui point, et ce coup d’œil impatient vers la rue, vers l’ “effet que ça fera”, vers le risque...

Pendant que j’écris, ma fille est toujours là. Elle lit, et sa main va d’une corbeille de fruits à une boîte de bonbons. C’est une enfant d’à présent. L’or de ses cheveux, en suis-je tout à fait responsable? Elle a eu un teint de pêche claire, avant de devenir, en dépit de l’hiver, un brugnon très foncé, sous une poudre aussi rousse que le pollen des fleurs de sapin... Elle sent mon regard, y répond malicieusement, et lève vers la lumière une grappe de raisin, noir sous son brouillard bleu de pruine impalpable:

—Lui aussi, dit-elle, il est poudré...

La guêpe mangeait la gelée de groseilles de la tarte. Elle y mettait une hâte méthodique et gloutonne, la tête en bas, les pattes engluées, à demi disparue dans une petite cuve rose aux parois transparentes. Je m’étonnais de ne pas la voir enfler, grossir, devenir ronde comme une araignée... Et mon amie n’arrivait pas, mon amie si gourmande, qui vient goûter assidûment chez moi, parce que je choie ses petites manies, parce que je l’écoute bavarder, parce que je ne suis jamais de son avis... Avec moi elle se repose; elle me dit volontiers, sur un ton de gratitude, que je ne suis guère coquette, et je n’épluche point son chapeau ni sa robe, d’un œil agressif et féminin... Elle se tait, quand on dit du mal de moi chez ses autres amies, elle va jusqu’à s’écrier: “Mes enfants, Colette est toquée, c’est possible, mais elle n’est pas si rosse que vous la faites!” Enfin elle m’aime bien.

Je ressens, à la contempler, ce plaisir apitoyé et ironique qui est une des formes de l’amitié. On n’a jamais vu une femme plus blonde, ni plus blanche, ni plus habillée, ni plus coiffée! La nuance de ses cheveux, de ses vrais cheveux, hésite délicatement entre l’argent et l’or, il fallut faire venir de Suède la chevelure annelée d’une fillette de six ans, quand mon amie désira les “chichis” réglementaires qu’exigent nos chapeaux. Sous cette couronne d’un métal si rare, le teint de mon amie, pour ne point en jaunir, s’avive de poudre rose, et les cils, brunis à la brosse, protègent un regard mobile, un regard gris,ambré, peut-être aussi marron, un regard qui sait se poser, câlin et quémandeur, sur des prunelles masculines, câlines et quémandeuses.

Telle est mon amie, dont j’aurai dit tout ce que je sais, si j’ajoute qu’elle se nomme Valentine avec quelque crânerie, par ce temps de brefs diminutifs où les petits noms des femmes,—Tote, Moute, Loche,—ont des sonorités de hoquet mal retenu...

“Elle a oublié”, pensais-je patiemment. La guêpe, endormie ou morte de congestion, s’enlisait, la tête en bas, dans la cuve de délices... J’allais rouvrir mon livre, quand le timbre grelotta, et mon amie parut. D’une volte elle enroula à ses jambes sa jupe trop longue et s’abattit près de moi, l’ombrelle en travers des genoux, geste savant d’actrice, de mannequin, presque d’équilibriste, que mon amie réussit si parfaitement chaque fois...

—Voilà une heure pour goûter! Qu’est-ce que vous avez pu faire?

—Mais rien, ma chère! Vous êtes étonnante, vous qui vivez entre votre chien, votre chatte et votre livre! vous croyez que Lelong me réussira des amours de robes sans que je les essaie?

—Allons... mangez et taisez-vous. Ça? c’est pas sale, c’est une guêpe. Figurez-vous qu’elle a creusé toute seule ce petit puits! Je l’ai regardée, elle a mangé tout ça en vingt-cinq minutes.

—Comment, vous l’avez regardée? Quelle dégoûtante créature vous êtes, tout de même! Non, merci, je n’ai pas faim. Non, pas de thé non plus.

—Alors je sonne, pour les toasts?

—Si c’est pour moi, pas la peine... Je n’ai pas faim, je vous dis.

—Vous avez goûté ailleurs, petite rosse?

—Parole, non! Je suis toute chose, je ne sais pas ce que j’ai...

Etonnée, je levai les yeux vers le visage de mon amie, que je n’avais pas encore isolé de son chapeau insensé, grand comme une ombrelle, hérissé d’une fusée épanouie de plumes, un chapeau feu d’artifice, grandes-eaux de Versailles, un chapeau pour géante qui eût accablé jusqu’aux épaules la petite tête de mon amie, sans les fameuxchichisblond-suédois... Les joues poudrées de rose, les lèvres vives et fardées, les cils raidis lui composaient son frais petit masque habituel, mais quelque chose, là-dessous, me sembla changé, éteint, absent. En haut d’une joue moins poudrée, un sillon mauve gardait la nacre, le vernissé de larmes récentes...

Ce chagrin maquillé, ce chagrin de poupée courageuse me remua soudain, et je ne pus me retenir de prendre mon amie par les épaules, dans un mouvement de sollicitude qui n’est guère de mise entre nous...

Elle se rejeta en arrière en rougissant sous son rose, mais elle n’eut pas le temps de se reprendre et renifla en vain son sanglot...

Une minute plus tard, elle pleurait, en essuyant l'intérieurde ses paupières avec la corne d’une serviette à thé. Elle pleurait avec simplicité, attentive à ne pas tacher de larmes sa robe de crêpe de Chine, à ne point défaire sa figure, elle pleurait soigneusement, proprement, petite martyre du maquillage...

—Je ne puis pas vous être utile? lui demandai-je doucement.

Elle fit “non” de la tête, soupira en tremblant, et me tendit sa tasse où je versai du thé refroidi...

—Merci, murmura-t-elle, vous êtes bien gentille... Je vous demande pardon, je suis si nerveuse...

—Pauvre gosse! Vous ne voulez rien me dire?

—Oh! Dieu si. Ce n’est pas compliqué, allez. Il ne m’aime plus.

Il... Son amant! Je n’y avais pas songé. Un amant, elle? et quand? et où? et qui? Cet idéal mannequin se dévêtait, l’après-midi, pour un amant? Un tas d’images saugrenues se levèrent,—se couchèrent—devant moi, que je chassai en m’écriant:

—Il ne vous aime plus? Ce n’est pas possible!

—Oh! si... Une scène terrible... (Elle ouvrit sa glace d’or, se poudra, essuya ses cils d’un doigt humide.) Une scène terrible, hier...

—Jaloux?

—Lui, jaloux? Je serais trop contente! Il est méchant... Il me reproche des choses... Je n’y peux rien, pourtant!

Elle bouda, le menton doublé sur son haut col:

—Enfin, je vous fais juge! Un garçon délicieux, et nous n’avions jamais eu un nuage en six mois, pas un accroc, pas ça!... Il était quelquefois nerveux, mais chez un artiste...

—Ah! il est artiste?

—Peintre, ma chère. Et peintre de grand talent. Si je pouvais vous le nommer, vous seriez bien surprise. Il a chez lui vingt sanguines d’après moi, en chapeau, sans chapeau, dans toutes mes robes! C’est d’un enlevé, d’un vaporeux... Les mouvements des jupes sont des merveilles...

Elle s’animait, un peu défaite, les ailes de son nez mince brillantes de larmes essuyées et d’un commencement de couperose légère... Ses cils avaient perdu leur gomme noire, ses lèvres leur carmin... Sous le grand chapeau seyant et ridicule, sous leschichispostiches, je découvrais pour la première fois une femme, pas trèsjolie, pas laide non plus, fade si l’on veut, mais touchante, sincère et triste...

Ses paupières rougirent brusquement.

—Et... qu’est-ce qui est arrivé? risquai-je.

—Ce qui est arrivé? Mais rien! On peut direrien, ma chère! Hier, il m’a accueillie d’un air drôle... un air de médecin... Et puis tout d’un coup aimable: “Ote ton chapeau, chérie!” me dit-il. “Je te garde... pour dîner, dis? je te garde toute la vie si tu veux!” C’était ce chapeau-ci, justement, et vous savez que c’est une affaire terrible pour l’installer et le retirer...

Je ne savais pas, mais je hochai la tête, pénétrée...

—... Je fais un peu la mine. Il insiste, je me dévoue, je commence à enlever mes épingles et un de mes chichis reste pris dans la barrette du chapeau, là, tenez... Ça m’était bien égal, on sait que j’ai des cheveux, n’est-ce pas, et lui mieux que personne! C’est pourtant lui qui a rougi, en se cachant. Moi, j’ai replanté mon chichi, comme une fleur, et j’ai embrassé mon ami à grands bras autour du cou, et je lui ai chuchoté que mon mari était au circuit de Dieppe, et que... vous comprenez! Il ne disait rien. Et puis il a jeté sa cigarette et ça a commencé. Il m’en a dit! Il m’en a dit!...

A chaque exclamation, elle frappait ses genoux de ses mains ouvertes, d’un geste peuple et découragé, comme ma femme de chambre quand elle me raconte que son mari l’a encore battue.

—Il m’a dit des choses incroyables, ma chère! Il se retenait d’abord, et puis il s’est mis à marcher en parlant... “Je ne demande pas mieux, chère amie, que de passer la nuit avec vous... (ce toupet!) mais je veux... je veux ce que vous devez me donner, ce que vous ne pouvez pas me donner!...”

—Quoi donc, Seigneur?

—Attendez, vous allez voir... “Je veux la femme que vous êtesen ce moment, la gracieuse longue petite fée couronnée d’un or si léger et si abondant que sa chevelure mousse jusqu’aux sourcils. Je veux ce teint de fruit mûri en serre, et ces cils paradoxaux, et toute cette beauté école anglaise! Je vous veux, telle que vous voilà, et non pas telle que la nuit cynique vous donnera à moi! Car vous viendrez,—je m’en souviens!—vous viendrez conjugale et tendre, sans couronne et sans frisure, avec vos cheveux épargnés par le fer, tout plats, tordus en nattes. Vous viendrez petite, sans talons, vos cils déveloutés, votre poudre lavée, vous viendrez désarmée et sûre de vous, et je resterai stupéfait devant cette autre femme!...

“Mais vous le saviez pourtant, criait-il, vous le saviez! La femme que j’ai désirée, vous, telle que vous voilà, n’a presque rien de commun avec cette sœur simplette et pauvre qui sort de votre cabinet de toilette chaque soir! De quel droit changez-vous la femme que j’aime? Si vous vous souciez de mon amour, comment osez-vous défleurir ce que j’aime?...”

Il en a dit, il en a dit!... Je ne bougeais pas, je le regardais, j’avais froid... Je n’ai pas pleuré, vous savez! Pas devant lui.

—C’était très sage, mon enfant, et très courageux.

—Très courageux, répéta-t-elle en baissant la tête. Dès que j’ai pu bouger, j’ai filé... J’ai entendu encore des choses terribles sur les femmes, sur toutes les femmes; sur l’ “inconscience prodigieuse des femmes, leur imprévoyant orgueil, leur orgueil de brutes qui pensent toujours, au fond, que ce sera assez bon pour l’homme...” Qu’est-ce que vous auriez répondu, vous?

—Rien.

Rien, c’est vrai. Que dire? Je ne suis pas loin de penser comme lui, lui, l’homme grossier et poussé à bout... Il a presque raison. “C’est toujours assez bon pour l’homme!” Elles sont sans excuse. Elles ont donné à l’homme toutes les raisons de fuir, de tromper, de haïr, de changer... Depuis que le monde existe, elles ont infligé à l’homme, sous les courtines, une créature inférieure à celle qu’il désirait. Elles le volent avec effronterie, en ce temps où les cheveux de renfort, les corsets truqués, font du moindre laideron piquant une “petite femme épatante”.

J’écoute parler mes autres amies, je les regarde, et je demeure, pour elles, confuse... Lily, la charmante, ce page aux cheveux courts et frisés, impose à ses amants, dès la première nuit, la nudité de son crâne bossué d’escargots marron, l’escargot gras et immonde du bigoudi! Clarisse préserve son teint, pendant son sommeil, par une couche de crème aux concombres, et Annie relève à la chinoise tous ses cheveux attachés par un ruban! Suzanne enduit son cou délicat de lanoline et l’emmaillote de vieux linge usé... Minna ne s’endort jamais sans sa mentonnière, destinée à retarder l’empâtement des joues et du menton, et elle se colle sur chaque tempe une étoile en paraffine...

Quand je m’indigne, Suzanne lève ses grasses épaules et dit:

“Penses-tu que je vais m’abîmer la peau pour un homme? Je n’ai pas de peau de rechange. S’il n’aime pas la lanoline, qu’il s’en aille. Je ne force personne.” Et Lily déclare, impétueuse: “D’abord, je ne suis pas laide avec mes bigoudis! Ça fait petite fille frisée pour une distribution des prix!” Minna répond à son “ami”, quand il proteste contre la mentonnière: “Mon chéri,t’es bassin. Tu es pourtant assez content, aux courses, quand on dit derrière toi: “Cette Minna, elle a toujours son ovale de vierge!” Et Jeannine, qui porte la nuit une ceinture amaigrissante! Et Marguerite qui... non, celle-là, je ne peux pas l’écrire!...

Ma petite amie, enlaidie et triste, m’écoutait obscurément penser, et devina que je ne la plaignais pas assez. Elle se leva:

—C’est tout ce que vous me dites?

—Mon pauvre petit, que voulez-vous que je vous dise? Je crois que rien n’est cassé, et que votre peintre d’amant grattera demain à votre porte, peut-être ce soir...

—Peut-être qu’il aura téléphoné? Il n’est pas méchant au fond... il est un peu toqué, c’est une crise, n’est-ce pas?

Elle était debout déjà, tout éclairée d’espoir.

Je dis “oui” chaque fois, pleine de bonne volonté et du désir de la satisfaire... Et je la regardai filer sur le trottoir, de son pas raccourci par les hauts talons... Peut-être, en effet, l’aime-t-il... Et s’il l’aime, l’heure reviendra où, malgré tous les apprêts et les fraudes, elle redeviendra pour lui, l’ombre aidant, la faunesse aux cheveux libres, la nymphe aux pieds intacts, la belle esclave aux flancs sans plis, nue comme l’amour même...

—Qu’est-ce que vous faites, demain dimanche?

—Pourquoi me demandez-vous ça?

—Oh! pour rien...

Mon amie Valentine a pris, pour s’enquérir de l’emploi de mon dimanche, un air trop indifférent... J’insiste:

—Pour rien? c’est sûr? Allons, dites tout!... Vous avez besoin de moi?

Elle s’en tire avec grâce, la rouée, et me répond gentiment.

—J’ai toujours besoin de vous, ma chère.

Oh! ce sourire!... Je reste un peu bête, comme chaque fois que sa petite duplicité mondaine me joue. J’aime mieux céder tout de suite:

—Le dimanche, Valentine, je vais au concert, ou bien je me couche. Cette année, je me couche souvent, parce que Chevillard est mal logé et parce que les concerts Colonne, qui se suivent, se ressemblent.

—Ah! vous trouvez?

—Je trouve. Quand on a fréquenté Bayreuth, autrefois, assez assidûment, quand on a joui de Van Rooy en Wotan et souffert de Burgstaller en Siegfried, on n’a aucun plaisir, mais aucun, à retrouver celui-ci chez Colonne, en civil, avec sa dégaine de sacristain frénétique couronné de frisettes enfantines, ses genoux de vieille danseuse et sa sensiblerie de séminariste... Un méchant hasard nous réunit au Châtelet, lui sur la scène, moi dans la salle, il y a quelques semaines, et je dus l’entendrebramer—deux fois! un “Ich grolle nicht” que Mme de Maupeou n’ose plus servir à des parents de province! Avant la fin du concert, j’ai fui, au grand soulagement de ma voisine de droite, la “dame” d’un conseiller municipal de Paris, ma chère!

—Vous la gêniez?

—Je lui donnais chaud. Elle ne me connaît plus, depuis qu’une séparation de corps et de biens m’a tant changée. Elle tremblait, chaque fois que je bougeais un cil, que je l’embrassasse...

—Ah! je comprends!...

Elle comprend!... Les yeux baissés, mon amie Valentine tapote le fermoir de sa bourse d’or. Elle porte—mais je vous l’ai conté déjà—un vaste et haut chapeau, sous lequel foisonnent des cheveux d’un blond ruineux. Ses manches à la japonaise lui font des bras de pingouin, sa jupe, longue et lourde, couvre ses pieds pointus, et il lui faut un terrible entêtement pour paraître charmante sous tant d’horreurs... Elle vient de dire, comme malgré elle:

—Je comprends...

—Oui, vous comprenez. J’en suis sûre. Vous devez comprendre cela... Mon enfant, vous ne rentrez pas chez vous? Il est tard, et votre mari...

—Oh! ce n’est pas gentil à vous...

Ses yeux bleu-gris-vert-marron, humbles, me supplient, et je me repens tout de suite.

—C’est pour rire, bête! Voyons, que vouliez-vous faire de mon dimanche?

Mon amie Valentine écarte ses petits bras de pingouin, comiquement:

—Eh bien, voilà, justement, c’est comme un fait exprès... Figurez-vous, demain après-midi, je suis toute seule, toute seule...

—Et vous vous plaignez!...

Le mot m’a échappé... Je la sens presque triste, cette jeune poupée. Son mari absent, son amant... occupé, ses amis,—les vrais,—fêtent le Seigneur portes closes, ou filent en auto...

—Vous vouliez venir chez moi, demain, mon petit? Mais venez donc! C’est une très bonne idée.

Je n’en pense pas un mot, mais elle me remercie, d’un regard chien-perdu propre à me toucher, et elle s’en va, vite, pressée, comme si vraiment elle avait quelque chose à faire...

Dimanche.—Mon cher dimanche de paresse et de lit tiède, mon dimanche de gourmandise, de sommeil, de lecture, te voilà perdu, gâché, et pour qui? Pour une incertaine amie qui m’apitoie vaguement...

Ne t’endors pas, ma chatte grise repue, car mon amie Valentine va sonner, entrer, froufrouter, s’exclamer... Elle passera sa main gantée sur ton dos, et tu frémiras de l’échine, en levant sur elle des yeux meurtriers... Tu sais qu’elle ne t’aime guère, toi ma campagnarde à fourrure rase; elle s’extasie devant les angoras qui ont des pèlerines de colleys et des favoris comme Chauchard... Parce que tu l’as griffée un jour, elle s’écarte de toi, elle ignore ta petite âme violente, délicate et vindicative, de chatte bohémienne. Dès qu’elle viendra, tourne-lui ton dos zébré, roule-toi en turban contre mes pieds, sur le satin éraillé par tes griffes courbes qui ont la forme des épines d’églantier...

Chut! elle a sonné... La voici! Elle grelotte et pose au hasard sur ma figure son petit nez glacé,—elle embrasse si mal!

—Seigneur! votre nez a perdu connaissance, ma chérie. Asseyez-vous dans le feu, je vous en prie.

—Ne riez pas, c’est terrible dehors! Avez-vous de la chance, tout de même, d'être couchée! Quatre degrés sous zéro; tout le monde va mourir.

De fait, le visage de mon amie a tourné au lilas, le lilas un peu verdâtre des prunes qui commencent à mûrir...

Un splendide costume tailleur, en velours souris, la moule, l’épouse du col aux pieds. La jaquette surtout, oh! la jaquette!... étroite en haut, évasée en bas, la basque brodée battant le genou, comme une seconde petite jupe... Et on a jeté là-dessus, par quatre degrés sous zéro, une étole de zibeline, un coûteux chiffon de fourrure inutile,—et on meurt de froid et on a le nez mauve.

—Petite buse! Vous ne pouviez pas mettre votre paletot en breitschwanz, au moins?

Elle se tourne à demi, les mains au chapeau, égarée dans sa voilette:

—Mais non, je ne pouvais pas! Avec cette mode de jaquettes longues, les basques de celle-ci dépassent sous mon manteau de breitschwanz, alors, je vous demande un peu, de quoi est-ce qu’on a l’air?

—Il fallait allonger le paletot de breitschwanz.

—Merci! et puis quoi encore! Max est très chic, et pas trop cher, mais tout de même...

—Il fallait... acheter une zibeline plus grande...

Mon amie vire sur moi comme si elle allait me mordre.

—Une... une zibeline plus grande!!! Je ne suis pas Rothschild, moi!

—Moi non plus. Ou bien... attendez... vous auriez dû avoir un manteau sérieux, en fourrure moins chère, qui ne serait pas de la zibeline...

Dépêtrée de sa voilette, mon amie laisse tomber ses bras fatigués.

—Une autre fourrure!... Il n’y a pas de fourrurevraiment chic, vraimenthabillée, en dehors de la zibeline... Une femme chic sans zibeline, sérieusement, ma chère, de quoi a-t-elle l’air?

De quoi, en effet, peut-elle bien avoir l’air? Je n’en sais rien. Je cherche, en caressant des orteils, au fond de mon lit, ma “boule” en caoutchouc...

Le feu craque et siffle, un feu campagnard et sans vergogne, qui pète et lance de petites braises roses...

—Valentine, vous allez être bien gentille et vous occuper du ménage. Tirez la table à thé contre le lit. L’eau bouillante est devant le feu! les sandwiches, le frontignan, tout est là... vous n’aurez pas à sonner Francine; je ne serai pas forcée de me lever; on va être tranquilles, gourmandes, paresseuses... Otez votre chapeau, vous pourrez appuyer votre nuque aux coussins... Là donc!

Elle est gentille, sans chapeau. Un peu modiste, un peu mannequin, mais gentille. Un beau rouleau de cheveux dorés s’abaisse jusqu’à ses sourcils châtains et soutient une grosse vague ondulée;—au-dessus, il y a encore une vague plus petite, et puis encore au-dessus, en arrière, des boucles, des boucles, des boucles... C’est appétissant, propre, à la fois crémeux et net, compliqué comme un entremets de repas de noces...

La lampe,—j’ai fait clore persiennes et rideaux,—jette au visage de mon amie un fard rose; mais, malgré la poudre de riz en nappe égale et veloutée, malgré le rouge des lèvres, je devine les traits tirés, le sourire raidi... Elle s’appuie aux coussins avec un grand soupir de fatigue...

—Claquée?

—Claquée complètement.

—L’amour?...

Geste d’épaules.

—L’amour? Ah! là là... Pas le temps. Avec les “premières”, les dîners, les soupers, les déjeuners en auto aux environs, les expositions et les thés... C’est terrible, ce mois-ci!

—On se couche tard, hein?

—Hélas...

—Levez-vous tard. Ou bien vous perdrez votre beauté, mon petit.

Elle me regarde, étonnée:

—Me lever tard? Vous en parlez à votre aise. Et la maison? Et les ordres à donner? Et les comptes des fournisseurs? Et tout et tout!... Et la femme de chambre qui frappe à ma porte vingt-cinq fois!

—Tirez le verrou, et dites qu’on vous fiche la paix.

—Mais je ne peux pas! Rien ne marcherait plus chez moi; ce serait le coulage, le vol organisé... Tirer le verrou! Je pense à la figure que ferait, derrière la porte, mon gros maître d’hôtel qui ressemble à Jean de Bonnefon... De quoi est-ce que j’aurais l’air?

—Je ne sais pas, moi... D’une femme qui se repose...

—Facile à dire... soupire-t-elle dans un bâillement nerveux. Vous pouvez vous payer ça, vous qui êtes... qui êtes...

—En marge de la société...

Elle rit de tout son cœur, soudain rajeunie... Puis, mélancolique:

—Eh oui, vous le pouvez.Nous autres, on ne nous le permet pas.

Nous autres... Pluriel mystérieux, franc-maçonnerie imposante de celles que le monde hypnotise, surmène et discipline... Un abîme sépare cette jeune femme assise, en costume tailleur gris, de cette autre femme couchéesur le ventre, les poings au menton. Je savoure, silencieuse, mon enviable infériorité. Tout bas, je songe:

“Vous autres, vous ne pouvez pas vivre n’importe comment... C’est là votre supplice, votre orgueil et votre perte. Vous avez des maris qui vous mènent, après le théâtre, souper,—mais vous avez aussi des enfants et des femmes de chambre qui vous tirent, le matin, à bas du lit. Vous soupez, au Café de Paris, à côté de Mlle Xaverine de Choisy, et vous quittez le restaurant en même temps qu’elle, un peu grises, un peu toquées, les nerfs en danse... Mais Mlle de Choisy, chez elle, dort si ça lui chante, aime si ça lui roucoule, et jette en s’endormant à sa camériste fidèle: “Je me pieute pour jusqu’à deux heures de l’après-midi, et qu’on ne me barbe pas avant ou je fiche ses huit jours à tout le monde!” Ayant dormi neuf heures d’un juste repos, Mlle de Choisy s’éveille, fraîche, déjeune, et file rue de la Paix, où elle vous rencontre, vous, Valentine, vous, toutes les Valentines, vous, mon amie, debout depuis huit heures et demie du matin, déjà sur les boulets, pâlotte et les yeux creux... Et Mlle de Choisy, bonne fille, glisse en confidence à son essayeuse: “Elle en a une mine, la petite Mme Valentine Chose! Elle doit s’en coller une de ces noces!” Et votre mari, et votre amant, au souper suivant comparerontin petto, eux aussi, la fraîcheur reposée de Mlle de Choisy à votre évidente fatigue. Vous penserez, rageuse et inconsidérée: “Elles sont en acier, ces femmes-là!” Que non pas, mon amie! Elles se reposent plus que vous. Quelle demi-mondaine résisterait au traintrain quotidien de certaines femmes du monde ou même de certaines mères de famille?...”

Ma jeune amie a ébouillanté le thé, et emplit les tasses d’une main adroite. J’admire son élégance un peu voulue,ses gestes justes; je lui sais gré de marcher sans bruit, tandis que sa longue jupe la précède et la suit, d’un flot obéissant et moiré... Je lui sais gré de se confier à moi, de revenir, au risque de compromettre sa position correcte de femme qui a un mari et un amant, de revenir chez moi avec un entêtement affectueux qui frise l’héroïsme...

Au tintement des cuillers, ma chatte grise vient d’ouvrir ses yeux de serpent.

Elle a faim. Mais elle ne se lève pas tout de suite, par souci de purcant. Mendier, à la façon d’un angora plaintif et câlin, sur une mélopée mineure, fi!... De quoi est-ce qu’elle aurait l’air? comme dit Valentine... Je lui tends un coin de toast brûlé, qui craque sous ses petites dents de silex d’un blanc bleuté, et son ronron perlé double celui de la bouilloire... Durant une longue minute, un silence quasi provincial nous abrite. Mon amie se repose, les bras tombés...

—On n’entend rien, chuchote-t-elle avec précaution.

Je lui réponds des yeux sans parler, amollie de chaleur et de paresse. On est bien... Mais l’heure ne serait-elle pas meilleure encore, si mon amie n’était pas là? Elle va parler, c’est inévitable. Elle va dire: “De quoi est-ce qu’on a l’air?” Ce n’est pas de sa faute, on l’a élevée comme ça. Si elle avait des enfants, elle leur défendrait de manger leur viande sans pain, ou de tenir leur cuiller avec la main gauche: “Jacques, veux-tu bien!... De quoi as-tu l’air?...”

Chut!... elle ne parle pas. Ses paupières battent et ses yeux ont l’air de s’évanouir... J’ai, devant moi, une figure presque inconnue, celle d’une jeune femme ivre de sommeil et qui s’endort avant d’avoir fermé les paupières. Le sourire voulu s’efface, la lèvre boude, et lepetit menton rond s’écrase sur le col en broderie d’argent.

Elle dort profondément à présent. Quand elle se réveillera en sursaut, elle s’excusera, en s’écriant: “M’endormir en visite, sur un fauteuil! De quoi ça a-t-il l’air?”

Mon amie Valentine, vous avez l’air d’une jeune femme oubliée là comme un pauvre chiffon gracieux. Dormez entre le feu et moi, au ronron de la chatte, au froissement léger du livre que je vais lire. Personne n’entrera avant votre réveil; personne ne s’écriera, en contemplant votre sommeil boudeur et mon lit défait: “Oh! de quoi ça a-t-il l’air!” car vous en pourriez mourir de confusion. Je veille sur vous, avec une tiède, une amicale pitié; je veille sur votre constant et vertueux souci de l'airqueçapourrait avoir...


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