The Project Gutenberg eBook ofSonnets. Volume 8

The Project Gutenberg eBook ofSonnets. Volume 8This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online atwww.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.Title: Sonnets. Volume 8Author: William ShakespeareTranslator: François GuizotRelease date: November 7, 2008 [eBook #27191]Language: FrenchCredits: Produced by Paul Murray, Rénald Lévesque and the OnlineDistributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (Thisfile was produced from images generously made availableby the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) athttp://gallica.bnf.fr)*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SONNETS. VOLUME 8 ***

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online atwww.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Sonnets. Volume 8Author: William ShakespeareTranslator: François GuizotRelease date: November 7, 2008 [eBook #27191]Language: FrenchCredits: Produced by Paul Murray, Rénald Lévesque and the OnlineDistributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (Thisfile was produced from images generously made availableby the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) athttp://gallica.bnf.fr)

Title: Sonnets. Volume 8

Author: William ShakespeareTranslator: François Guizot

Author: William Shakespeare

Translator: François Guizot

Release date: November 7, 2008 [eBook #27191]

Language: French

Credits: Produced by Paul Murray, Rénald Lévesque and the OnlineDistributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (Thisfile was produced from images generously made availableby the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) athttp://gallica.bnf.fr)

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Note du transcripteur.===============================================Ce document est tiré de:OEUVRES COMPLÈTES DESHAKSPEARETRADUCTION DEM. GUIZOTNOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUEAVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEAREDES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES.Volume 8La vie et la mort du roi Richard IIILe roi Henri VIII.--Titus AndronicusPOEMES ET SONNETS:Vénus et Adonis.--La mort de LucrèceLa plainte d'une amanteLe Pèlerin amoureux.--Sonnets.PARISA LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUEDIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS35, QUAI DES AUGUSTINS1863=================================================

Nous désirons voir les créatures les plus belles se multiplier afin que la rose de la beauté ne meure jamais, et qu'au moment où les plus avancées tombent sous les coups du Temps, leurs tendres héritières puissent relever leur mémoire; mais toi, tu es fiancée à tes propres yeux et à leur éclat, tu nourris la flamme de ton flambeau d'une huile intérieure, tu produis la famine là où règne l'abondance, tu es ta propre ennemie, tu es trop cruelle envers toi-même. Toi qui fais maintenant le nouvel ornement du monde, toi qui annonces seule le glorieux printemps, tu enterres dans son bouton ta satisfaction; douce avare, tu gaspilles par ta lésinerie. Aie compassion du monde, sans quoi, vorace que tu es, tu te joindras au tombeau pour dévorer ce qui est dû au monde.

Lorsque quarante hivers assiégeront ton front et creuseront de profondes tranchées dans le champ de ta beauté, la fière livrée de ta jeunesse, si fort admirée maintenant, ne sera plus qu'un vêtement déguenillé dont on ne fera plus de cas; lorsqu'on te demandera alors ce qu'est devenue toute ta beauté, où réside le trésor des jours de ta vigueur, ce serait une honte insigne et une flatterie inutile de répondre qu'elle vit encore dans tes yeux creusés et enfoncés; ne serait-ce pas un usage plus honorable de ta beauté que de pouvoir répondre: «Mon bel enfant que voilà peut faire mon compte et me servir d'excuse;» tu prouverais ainsi que sa beauté t'appartient par succession! ce serait ressusciter dans ta vieillesse et voir ton sang bouillir encore lorsque tu le sentirais glacé dans tes veines.

Regarde-toi dans ton miroir et dis au visage que tu y verras, qu'il est temps pour ce visage d'en former un autre; si tu ne pourvois pas maintenant à le réparer plus tard, tu trompes le monde, tu laisses une mère sans bénédiction; car où est la belle dont le sein stérile dédaigne la culture du laboureur? où est l'homme assez fou pour servir de tombeau à son amour-propre pour arrêter la postérité? Tu es le miroir de ta mère, en te voyant elle retrouve le bel avril de son printemps; de même à travers les fenêtres de ta vieillesse, tu reverras ton âge d'or au mépris des rides. Mais si tu vis pour qu'on oublie, meurs fille, et ton image meurt avec toi.

Beauté prodigue, pourquoi dépenses-tu à ton profit l'héritage de tes charmes? Les legs de la nature ne donnent rien; elle prête, et comme elle est fraîche, elle prête à ceux qui sont libres. Belle avare, pourquoi abuses-tu des largesses qu'elle t'a faites pour les donner à d'autres? usurière sans profits, comment emploies-tu une somme si immense sans venir à bout de vivre? Tu n'as commerce qu'avec toi-même, tu te trompes donc toi-même? Eh quoi! lorsque la nature t'appellera à rendre l'esprit, quels comptes satisfaisants pourras-tu laisser derrière toi? Ta beauté inutile sera enterrée avec toi; si tu l'avais employée, elle vivrait pour être ton exécuteur testamentaire.

Les heures qui, par leur doux travail, ont créé ce beau regard qui attire tous les yeux, joueront envers lui le rôle de tyrans et détruiront ces perfections adorables, car le temps ne s'arrête jamais, il mène l'été jusqu'à l'hiver odieux, et là le confond: la sève est arrêtée par la gelée, les feuilles vertes sont tombées, les beautés sont couvertes de neige, la stérilité règne partout; alors si l'essence de l'été ne demeurait pas captive comme un prisonnier liquide dans des murs de verre, les effets de la beauté disparaîtraient avec la beauté, elle n'existerait plus et il n'en resterait aucun souvenir; mais les fleurs distillées, lors même que l'hiver les atteint, ne perdent que leur éclat extérieur, leur essence subsiste dans toute sa douceur.

Ne laisse donc pas la main rugueuse de l'hiver défigurer en toi l'été avant que tu sois distillée; parfume quelque flacon, emplis quelque lieu du trésor de la beauté avant de te suicider. Ce n'est pas une usure défendue que de faire des prêts qui rendent heureux ceux qui payent volontiers leurs dettes, c'est à toi d'enfanter un autre toi-même; dix fois heureuse si tu en enfantes dix pour un, toi-même tu serais dix fois plus heureuse que tu ne l'es si dix enfants nés de toi te reproduisaient dix fois; que te ferait alors la mort si tu t'en allais en te survivant dans ta postérité? Ne sois pas obstinée, tu es infiniment trop belle pour servir de conquête à la mort et pour faire des vers tes héritiers.

Regarde lorsque le soleil glorieux lève à l'orient sa tête enflammée, tous les yeux qu'il éclaire rendent hommage à sa lumière qui apparaît et honorent de leurs regards sa majesté sacrée; lorsqu'il a gravi la pente escarpée des cieux comme un jeune homme robuste arrivé à l'âge mûr, les regards des mortels adorent encore sa beauté; mais lorsque, parvenu au faîte, son char fatigué quitte lentement le jour, comme un vieillard affaibli, les yeux, fidèles jusqu'alors, se détournent de son humble sentier et se portent ailleurs; de même toi qui t'avances maintenant dans ton midi, tu mourras sans qu'on prenne garde à toi, à moins que tu n'aies un fils.

Toi dont la voix est une musique, pourquoi écoutes-tu tristement la musique? les douceurs ne font pas la guerre aux douceurs, la joie prend plaisir à la joie. Pourquoi aimes-tu ce que tu ne reçois pas volontiers? ou pourquoi reçois-tu avec plaisir ce qui te déplaît? si le véritable accord de sons harmonieux, mariés par une heureuse union, blesse ton oreille, ils ne font que te reprendre doucement, toi qui confonds dans ton chant solitaire les parties que tu devrais entonner. Vois comme les cordes doucement unies ensemble se frappent mutuellement dans une harmonie réciproque, comme un père, un enfant et une heureuse mère qui chantent ensemble le même air délicieux, et dont le chant sans paroles multiples et cependant me semble te dire ceci: «Toi qui es seule, tu seras comme si tu n'étais pas!»

Est-ce par crainte de mouiller tes yeux des larmes d'une veuve que tu te consumes dans une vie solitaire? Ah! s'il t'arrive de mourir sans enfants, le monde te pleurera comme une femme sans époux, le monde sera ta veuve, se lamentera de ce que tu n'as laissé après toi aucune image qui te rappelle, lorsque chaque veuve peut conserver en son particulier le portrait de son mari dans son coeur en regardant les yeux de ses enfants. Vois ce qu'un prodigue dépense dans ce monde qui ne fait que changer de place, car le monde en jouit pourtant; mais la beauté prodiguée a un but en ce monde, et si on la garde sans s'en servir, celui qui la possède la détruit. Ce coeur qui peut commettre sur lui-même un meurtre aussi honteux ne respire point d'amour pour les autres.

Fi donc! avoue que tu ne portes d'amour à personne, puisque tu es si imprévoyante pour toi-même. Admets, si tu veux, que tu es aimée de bien des gens; mais il est évident que tu n'aimes personne, puisque tu es animée d'une haine si meurtrière, que tu n'hésites pas à conspirer contre toi-même, et que tu cherches à ruiner cette belle demeure que tu devrais tendre par-dessus tout à conserver. O change d'idée, afin que je puisse changer d'opinion! La haine sera-t-elle mieux logée que l'aimable amour? Sois, comme ta personne, bonne et gracieuse, montre-toi du moins compatissante envers toi-même. Crée une image de ton visage, pour l'amour de moi, afin que la beauté puisse survivre chez toi ou dans les tiens.

A mesure que tu décroîtras, tu gagneras chez lui des tiers, que tu perdras, et tu pourras tenir pour tien ce jeune sang que tu auras donné dans toute sa jeunesse, lorsque la jeunesse te quittera. Là est la sagesse, la beauté, la postérité; loin de là, la folie, la vieillesse et la décadence glacée; si tous agissaient de même, le monde serait bientôt fini, et en soixante ans on aurait le dernier mot de l'espèce humaine. Que ceux que la nature n'a pas faits pour conserver la race, ceux qui ont les traits durs, grossiers, et irréguliers, meurent stériles. Regarde ceux qu'elle a le mieux doués; elle t'a donné plus encore; tu dois libéralement user de ce don libéral, elle t'a taillée pour lui servir de sceau, elle veut que tu laisses des empreintes de ta personne et que tu ne laisses pas périr cet exemplaire.

Quand je regarde l'horloge qui indique les heures, et que je vois le jour brillant disparaître dans la nuit hideuse; quand je vois la violette perdre sa fraîcheur, et des cheveux noirs argentés de lignes blanches; quand je contemple de grands arbres dépouillés de feuilles, eux qui jadis défendaient les troupeaux contre la chaleur; quand je vois toute la verdure recueillie en gerbes, et emportée sur des brancards avec une barbe blanche et hérissée, alors je me demande ce que deviendra ta beauté, puisque toi aussi tu dois tomber parmi les dépouilles du temps, puisque les charmes et la beauté renoncent à eux-mêmes et meurent dès qu'ils en voient d'autres grandir, et que rien ne peut résister à la faux du Temps, si ce n'est la postérité qui le bravera lorsqu'il te retranchera de la terre.

O si vous étiez vous-même! Mais, bien-aimée, vous n'êtes à vous que tant que vous vivrez ici-bas. Vous devriez vous préparer à cette fin qui vous menace, et donner à quelque autre votre douce ressemblance. Alors cette beauté que vous tenez à bail ne connaîtrait point de terme; alors vous resteriez vous-même, après votre décès, lorsque votre belle postérité reproduirait votre belle image. Qui pourrait laisser une si noble demeure tomber en ruine, lorsque les soins pourraient la maintenir en honneur malgré les orages et les vents des jours d'hiver, malgré la rage stérile des frimas éternels de la mort? Oh! personne! sinon de mauvais administrateurs. Mon cher amour, vous savez que vous avez eu un père, que votre fils en dise autant.

Ce n'est pas aux étoiles que j'emprunte ma manière de voir, et cependant je crois que j'entends l'astronomie, non pour prédire la bonne ou la mauvaise chance, les pestes, les famines, ou les incidents de la saison; je ne sais pas non plus prévoir la fortune à un moment près, fixer pour chaque minute le tonnerre, la pluie ou le vent, ou dire si les princes se porteront bien par des prédictions que je lis dans le ciel, mais je trouve ma science dans tes yeux, et je lis dans les étoiles fixes avec assez d'art pour prédire que la beauté et la fidélité poursuivront ensemble si tu veux bien te prêter à faire souche, sinon je prophétise que ta fin sera la sentence et l'arrêt de la beauté et de la fidélité.

Quand je considère comment tout ce qui grandit ne conserve la perfection qu'un instant; que ce vaste monde ne présente que des spectacles sur lesquels les étoiles exercent en secret leur influence; quand je vois que les hommes se multiplient comme les plantes, sont nourris et desséchés par le même ciel, qu'ils s'enorgueillissent de leur séve de jeunesse, décroissent quand ils sont arrivés au faîte, et disparaissent du souvenir avec leur éclat, alors l'idée de cette courte durée vous fait apparaître à mes yeux dans toute la richesse de votre jeunesse, je vois le temps prodigue discuter avec le déclin pour changer en une sombre nuit le jour de votre jeunesse, et faisant la guerre au temps par amour pour vous, je vous greffe de nouveau, à mesure qu'il vous enlève quelque chose.

Mais pourquoi ne faites-vous pas une guerre plus sanglante à ce tyran sanguinaire, le Temps? et pourquoi ne vous fortifiez-vous pas contre le déclin par des moyens plus heureux que des vers stériles? Vous êtes maintenant au faîte des jours heureux, bien des jardins vierges encore, et qui ne sont pas plantés, porteraient avec une vertueuse joie vos fleurs vivantes, bien plus ressemblantes que votre portrait en peinture. Alors les traits de la vie répareraient la vie, ce que ni le crayon du temps, ni ma plume son élève ne peuvent faire pour vous, ni comme valeur intime, ni comme beauté extérieure, ils vous feraient vivre aux yeux des hommes; là vous donnant, vous vous conservez vous-même, et vous vivrez, dans un portrait retracé par votre adorable talent.

Qui croirait mes vers dans l'avenir, s'ils étaient pleins de tout ce que vous méritez? Cependant le ciel le sait, ce n'est qu'une tombe qui cache votre vie et ne laisse voir que la moitié de vos charmes. Si je pouvais retracer la beauté de vos yeux, et énumérer toutes vos grâces dans des vers nouveaux, les siècles à venir diraient: Le poëte en a menti; ces traits célestes n'ont jamais touché à un visage terrestre. C'est ainsi que mes papiers, jaunis par le temps, seraient méprisés comme des vieillards plus bavards que véridiques, et on traiterait votre juste éloge de fureur poétique, on dirait que c'est le mètre exagéré d'une vieille chanson. Mais s'il vivait dans ce temps-là quelque enfant à vous, vous vivriez deux fois, en sa personne et dans mes vers.

Te comparerai-je à un jour d'été? tu es plus charmante et plus tempérée; dans leur violence les vents font tomber les bourgeons chéris de mai, et le bail de l'été est trop court, l'oeil du ciel brille quelquefois avec trop d'éclat; souvent son teint doré est brouillé, et toute beauté perd une fois sa beauté, dépouillée par le hasard ou par le cours inconstant de la nature; mais ton éternel été ne se flétrira point, tu ne perdras point la beauté que tu possèdes; la mort ne se vantera pas de te voir errer dans ses ombres, lorsque tu vivras dans tous les temps par des vers immortels; tant que les hommes respireront, tant que les yeux pourront voir, autant vivra ceci, autant ceci te donnera vie.

Temps dévorant, émousse les griffes du lion, et que la terre dévore elle-même sa douce postérité, arrache les dents acérées des mâchoires du tigre féroce, brûle dans son sang le phénix à longue vie, apporte-nous dans ton vol des saisons heureuses et des saisons funestes. Temps aux pieds rapides, fais ce que tu voudras dans le vaste univers, et pour ses charmes fragiles, je ne t'interdis qu'un crime odieux, que tes heures ne sillonnent pas le beau front de mon ami, n'y trace point de lignes avec ton antique plume, laisse-le dans ton cours subsister tout entier pour servir de modèle de beauté aux races futures. Néanmoins fais du pis que tu voudras, vieux Temps: en dépit de tes outrages, mon ami vivra toujours jeune dans mes vers.

Tu as un visage de femme, peint de la main de la nature, toi le maître et la maîtresse de ma passion; tu as le coeur tendre d'une femme, mais tu ne connais pas les inconstances auxquelles la perfidie des femmes est sujette; tu as les yeux plus brillants qu'elles, mais tu ne les roules pas faussement comme elles, tes regards voient l'objet sur lequel ils se portent; tu as le teint d'un homme, toutes les nuances sont à ta disposition pour attirer les yeux des hommes et pour surprendre les âmes des femmes. Tu avais d'abord été créé pour être une femme, mais la nature en te façonnant est tombée dans la rêverie, et par ses additions elle m'a privée de toi en ajoutant quelque chose qui ne m'était bon à rien. Mais puisqu'elle t'a destiné à la satisfaction des femmes, que ton amour m'appartienne et qu'elles usent de ton amour comme d'un trésor.

Il n'en est pas de moi comme de cette muse animée à versifier par une beauté fardée, qui emprunte au ciel même ses ornements, et qui compare toutes les beautés à sa belle, accumulant les similitudes les plus ambitieuses, le soleil et la lune, les riches joyaux de la terre et de la mer, les premières fleurs du mois d'avril et tout ce que les airs du ciel renferment de rare dans leur vaste sein. Pour moi qui suis sincère en amour, permettez-moi d'écrire sincèrement, et puis, croyez-moi, celle que j'aime est aussi belle qu'aucun enfant des hommes, bien qu'elle ne soit pas aussi éclatante que ces flambeaux d'or fixés dans les cieux; que ceux qui aiment à parler par ouï-dire en disent davantage, je ne veux pas vanter ma marchandise, puisque je n'ai pas l'intention de la vendre.

Mon miroir ne me persuadera pas que je suis vieux, tant que la jeunesse et toi serez du même âge; mais lorsque j'apercevrai chez toi les rides du temps, alors j'attendrai la mort pour expier ma vie, car toute cette beauté qui te pare n'est que le vêtement charmant de mon coeur qui vit dans ton sein, comme le tien en moi. Comment donc pourrais-je être plus âgé que toi? C'est pourquoi, mon amour, prends soin de toi comme je prends soin de moi-même; non pour moi, mais pour toi, puisque je porte ton coeur, que je garderai tendrement comme une bonne nourrice garde son enfant du mal. Ne compte pas sur ton coeur; si le mien expire, tu m'as donné le tien, mais non pour le reprendre.

Comme un pauvre acteur sur la scène qui, dans son effroi, oublie son rôle, ou comme un animal furieux qui, plein de rage, affaiblit son propre coeur par l'excès de sa force, ainsi moi, par manque de confiance, j'oublie d'accomplir toute la cérémonie des rites de l'amour, et surchargé du fardeau de la force de mon amour, l'énergie de mon amour semble décroître. Oh! que mes lèvres servent d'éloquence et d'avocats muets à mon coeur qui te parle, ils plaident mon amour et réclament ma récompense mieux que cette langue qui en a souvent dit bien davantage. Oh! apprends à lire ce qu'a écrit un amour silencieux, c'est un apanage de l'intelligence de l'amour que d'entendre avec les yeux.

Mes yeux m'ont servi de peintre et ont retracé l'usage de ta beauté sur la table de mon coeur; mon corps est le cadre qui contient ce portrait, et la perspective est le plus grand art du peintre; mais il faut que vous jugiez du talent à travers le peintre, pour trouver votre fidèle image là où elle repose suspendue dans le magasin de mon coeur; les fenêtres en sont vitrées de tes yeux. Vois quels services les yeux ont rendu aux yeux. Mes yeux ont retracé ta personne, et les tiens servent de fenêtre à mon sein; le soleil prend plaisir à regarder au travers pour te contempler à son aise, mais il manque aux yeux un secret pour compléter leur art, ils ne retracent que ce qu'ils voient, ils ne connaissent pas le coeur.

Que ceux qui sont en faveur auprès de leurs étoiles se parent d'honneurs publics et de titres orgueilleux; pour moi à qui la fortune refuse de semblables triomphes, je trouve une joie inespérée dans ce que j'honore le plus. Les favoris des grands princes étendent leurs pétales au soleil comme le tournesol; leur orgueil reste enfoui dans leur sein, car un froncement de sourcil les fait périr dans toute leur gloire. Le guerrier qui a lutté toute sa vie, célèbre par son courage, n'a qu'à perdre une fois la partie après un millier de victoires, il est effacé du livre de l'honneur, et on oublie tout ce qu'il avait gagné; tandis que moi, je suis heureux, j'aime et je suis aimé, là où je ne puis changer et où l'on ne changera pas pour moi.

Maître de mon amour, ton mérite ayant fortement uni ma fidélité à ton allégeance, je t'envoie cette ambassade écrite pour te témoigner ma fidélité, non pour faire montre de mon esprit. Une fidélité si grande qu'un esprit aussi pauvre que le mien peut faire croire sans valeur, faute de mots pour la dépeindre, si je n'avais l'espoir que quelque bonne pensée à toi, dans le fond de ton âme, donnera ce qui manque à ma nudité, jusqu'à ce que toutes les étoiles qui guident les hommes dans leur marche luisent sur moi gracieusement et, d'un visage favorable, revêtissent mon affection déguenillée d'un vêtement convenable, pour me rendre digne de ta précieuse tendresse. Alors j'oserai me vanter de l'amour que je te porte, jusque-là je n'ose pas montrer mon visage là où tu pourrais me mettre à l'épreuve.

Épuisé de fatigue, je me hâte d'aller chercher mon lit, doux repos des membres lassés par la marche; mais voici que ma tête commence un voyage, pour faire travailler mon esprit, maintenant que le travail du corps est achevé; alors toutes mes pensées m'emportent bien loin du lieu où je me trouve, pour entreprendre avec ardeur un pèlerinage vers toi, elles tiennent ouvertes mes paupières qui retombent, et je contemple cette obscurité que voient les aveugles; seulement la vue imaginaire de mon âme présente ton ombre à mes yeux sans regard, et, comme un joyau apparaissant à travers une nuit obscure, elle embellit la nuit sombre et rajeunit son vieux visage. C'est ainsi que mon corps le jour, et la nuit mon esprit ne trouvent point de repos, grâce à toi, grâce à moi.

Comment donc puis-je me conserver dans un état satisfaisant, lorsque je suis privé des bienfaits du repos? lorsque la nuit ne soulage pas le poids du jour, mais que le jour est opprimé par la nuit et la nuit par le jour? Lorsque tous deux, bien qu'ennemis de leurs règnes respectifs, joignent les mains pour me torturer, l'un par la fatigue, l'autre par ses plaintes, de l'éloignement où je travaille, éloigné surtout de toi. Pour lui plaire, je dis au jour: Que tu es brillant, et que tu lui fais honneur quand les nuages couvrent le ciel; je flatte de même la nuit au teint sombre en lui disant que lorsque les étoiles étincelantes ne scintillent pas, tu dores la soirée, mais le jour allonge tous les jours mes peines, et toutes les nuits la nuit me fait paraître plus pénible la longueur de mes souffrances.

Dans ma disgrâce auprès de la fortune et aux yeux des hommes, lorsque je déplore tout seul mon abandon, et que j'assiège de mes cris inutiles un ciel qui m'est sourd, lorsque je me contemple, et que je maudis mon sort, lorsqu'il m'arrive de souhaiter les riches espérances de l'un, les traits de celui ci, les amis de celui-là, lorsque je désire l'habileté de cet homme et la portée de cet autre, jouissant le moins possible de ce que je possède le plus, tout en méprisant presque moi-même de pareilles pensées, il m'arrive de songer à toi, et alors ma situation, semblable à l'alouette qui s'élance au point du jour d'une terre morne, va chanter des cantiques aux portes du ciel, car le doux souvenir de ton amour m'apporte tant de richesse, que je dédaigne alors de changer de place avec les rois.

Lorsque dans mes séances de réflexions silencieuses et douces je rappelle le souvenir des choses passées, je soupire à la pensée des choses que j'ai cherchées et que j'ai manquées, et je déplore de nouveau, à propos des malheurs passés, le précieux temps que j'ai perdu. C'est alors qu'il m'arrive de noyer des yeux qui ne sont pas habitués à couler, au souvenir d'amis bien chers cachés dans la nuit éternelle de la mort; c'est alors que je pleure de nouveau les douleurs dès longtemps effacées de l'affection, et que je déplore la disparition de tant de choses évanouies. C'est alors que je puis regretter des chagrins passés en énumérant lentement malheur après malheur dans la triste liste des gémissements qui m'ont déjà arraché tant de larmes; mais s'il m'arrive de penser à toi, dans ce moment-là, chère amie, toutes mes pertes sont réparées, tous mes chagrins sont finis.

Ton coeur m'est cher au nom de tous les coeurs qui m'ont manqué et que j'ai crus morts; là règnent l'amour et tous les tendres dons de l'amour, et tous ces amis que je croyais enterrés. Combien de saintes et tristes larmes le pieux amour n'a-t-il pas dérobées à mes yeux au nom des morts qui m'apparaissent maintenant comme des êtres qui ont changé de place et qui se sont tous réfugiés en toi! Tu es le tombeau où réside l'amour enseveli, tout paré des trophées de ceux que j'ai aimés et qui t'ont tous donné la part qu'ils possédaient en moi; ce que je leur devais à tous t'appartient maintenant à toi seul, je retrouve en toi leurs images que j'aimais, et toi qui les représentes tous, tu me possèdes tout entier.

Si tu survis à la carrière qui me suffira, lorsque l'avare mort couvrira mes ossements de poussière, s'il t'arrive par hasard de relire encore une fois les pauvres et rudes vers de ton amant défunt, compare-les avec les progrès du temps, et lors même que toutes les plumes les auraient surpassés, conserve-les à cause de mon amour, non à cause de leurs rimes, que la valeur d'hommes plus heureux a dépassées. Accorde seulement cette pensée affectueuse, «si la muse de mon ami avait grandi avec les progrès de ce temps, son amour eût enfanté des choses plus précieuses que celles-ci, pour marcher d'un même accord dans un meilleur équipage, mais puisqu'il est mort, et qu'il se trouve de meilleurs poëtes que lui, je les lirai en l'honneur de leur style, et lui en l'honneur de son amour.»

J'ai vu bien des fois un soleil éclatant flatter, le matin, d'un oeil dominateur le sommet des montagnes, baiser de ses lèvres dorées les vertes prairies, dorer les pâles ruisseaux par une céleste alchimie, permettant parfois aux plus vils nuages de passer avec leurs impures exhalaisons sur son divin visage, et de cacher ses traits au monde éperdu, tandis qu'il descendait vers l'occident dans cette disgrâce; de même j'ai vu un matin mon soleil briller de bonne heure sur mon front avec un éclat triomphant; mais hélas! ô malheur! il ne m'a appartenu qu'une heure, les nuages qui passaient me l'ont caché maintenant. Mais mon amour ne voit là dedans aucune cause de dédain, les soleils de ce monde peuvent être voilés, puisque le soleil du ciel est bien voilé.

Pourquoi m'as-tu promis une si belle journée et m'as-tu fait sortir sans mon manteau, pour permettre ensuite à de vils nuages de me rejoindre par le chemin, et de cacher ton éclat sous leur épaisse fumée? Il ne me suffit pas que tu perces à travers le nuage pour sécher la pluie sur mon visage battu par l'orage, car personne ne peut bien parler d'un baume qui guérit la plaie sans parer à l'ignominie; tes regrets ne remédient pas à mon chagrin, tu te repens, mais la perte reste mienne, la douleur de l'offenseur n'apporte qu'un faible soulagement à celui qui porte la croix d'une grande injure. Ah! mais les larmes que répand ton amour sont des perles, elles sont précieuses et payent la rançon de toutes tes mauvaises actions.

Ne te chagrine plus de ce que tu as fait, les roses ont des épines et les fontaines argentées de la vase, les nuages et les éclipses voilent le soleil et la lune, et des vers hideux dévorent les plus beaux boutons. Tous les hommes commettent des fautes, et moi-même j'en commets une ici, en autorisant tes fautes par des comparaisons, en me corrompant moi-même, en palliant tes torts, en excusant tes péchés plus que tes péchés ne le rendent nécessaire, car j'apporte un sens à ta faute sensuelle (ton adverse partie devient ton avocat), et je commence contre moi-même un légitime plaidoyer; mon amour et ma haine se font une guerre civile si acharnée que je suis contraint de devenir complice de cet aimable voleur qui me vole si méchamment.

Laisse-moi avouer que nous devons rester deux, bien que notre amour indivisible ne soit qu'un, afin que je puisse porter tout seul et sans ton secours les défauts qui me restent. Dans nos deux amours, il n'y a qu'un seul respect, mais il y a dans nos vies une humeur qui nous sépare, qui n'altère pas l'unique effet de l'amour mais dérobe de douces heures aux joies de l'amour. Je ne puis pas toujours te reconnaître, de peur que les fautes que je pleure ne te fassent honte; tu ne peux pas toujours m'honorer publiquement de tes bontés, de peur d'enlever cet honneur à ton nom, mais ne le fais pas, je t'aime de telle sorte que, puisque tu es à moi, ta bonne réputation est mienne.

Comme un père décrépit prend plaisir à voir son enfant animé et à lui voir accomplir les exploits de la jeunesse, de même moi qui suis devenu infirme par les disgrâces acharnées de la fortune, je tire toute ma consolation de tes mérites et de ta fidélité, qu'il s'agisse de ta beauté, de ta naissance, de ta richesse ou de ton esprit, de l'une de ces qualités, de toutes, ou d'autres encore qui résident en toi et te font une couronne, je greffe mon amour sur tes trésors, en sorte que je ne suis ni infirme, ni pauvre, ni méprisé, tant que cette ombre me donne une substance qui fait que ton abondance me suffit, et que je vis d'une part de ta gloire. Vois, ce qu'il y a de mieux, je le désire pour toi, mon voeu est exaucé, et je me suis dix fois heureux!

Comment ma muse peut-elle manquer de sujets d'invention, tant que tu respires, toi qui te répands dans mes vers comme une matière charmante; toi précieuse pour les éloges des plumes vulgaires? Oh! rends-en grâces à toi-même s'il se trouve en moi quelque chose qui soit digne de subsister devant tes yeux; qui pourrait être assez muet pour ne pouvoir t'écrire lorsque tu donnes toi-même le jour à l'imagination? Sois la dixième muse, dix fois plus précieuse que ces neuf soeurs d'autrefois, que les anciens invoquent, et que celui qui t'appellera à son aide sache produire des vers immortels qui survivent aux longues mémoires. Si ma muse légère plaît à quelqu'un dans ce temps curieux, c'est à moi que revient la peine, mais c'est à toi qu'appartient l'honneur.

Oh! comment pourrais-je convenablement chanter ton mérite, puisque tu es la meilleure partie de moi-même? Qu'est-ce que ma louange peut m'apporter à moi-même? et quand je fais ton éloge, ne fais-je pas le mien? Pour cela, du moins, vivons séparés et que notre cher amour perde son nom unique, afin que, par cette séparation, je puisse te rendre ce qui t'est dû, ce que tu mérites seule. O absence, quel tourment tu serais, si tes amers loisirs ne me donnaient pas la douce permission de passer mon temps dans des pensées d'amour qui trompent si doucement et le temps et les pensées, et si tu ne m'apprenais pas à faire deux d'un seul en louant ici celui qui demeure loin d'ici!

Prends toutes mes affections, mon amour; oui, prends-les toutes; qu'auras-tu de plus que ce que tu avais déjà, mon amour? Il ne me restait pas d'amour qu'on pût appeler à vrai dire de l'amour; tout ce qui était à moi était à toi, avant que tu eusses encore pris ceci de plus. Si tu reçois mon amour pour mon amour, je ne puis pas te blâmer d'user de mon amour; je te blâme seulement si tu te séduis toi-même par un capricieux désir de ce que tu refuses. Je te pardonne tes larmes, charmant volcan, bien que tu me dérobes toute ma pauvreté, et cependant l'amour sait que c'est une plus grande douleur de supporter le tort que nous fait l'amour, que les injures bien connues de la haine; une grâce dangereuse dont tous les torts semblent des vertus me tue par ses dédains, cependant nous ne pouvons pas être ennemis.

Ces jolies fautes que commet la liberté, quand je suis parfois absent de ton coeur, conviennent à ta beauté et à ton âge, car la tentation te suit encore partout. Tu es aimable, tu es doux, fait pour être conquis, tu es beau, tu es donc fait pour être assiégé, et lorsqu'une femme vous recherche, quel est le fils d'Ève assez discourtois pour la quitter avant qu'elle ait prévalu? Hélas, tu pourrais pourtant me laisser ma place et reprendre ta beauté et ton humeur errante qui t'entraînent, dans leurs excès, jusqu'à t'obliger à manquer à une double fidélité, à celle de la femme puisque sa beauté t'attire, à la tienne, puisque ta beauté m'est infidèle.

Ce qui m'attriste, ce n'est pas qu'elle soit à toi, quoiqu'on puisse dire que je l'aimais tendrement; ce qui est la principale cause de mes gémissements, c'est que tu sois à elle, perte d'amour qui me touche de plus près. Chers coupables, voilà comment je vous excuse; tu l'aimes parce que tu savais que je l'aimais, et elle, c'est pour l'amour de moi qu'elle me fait ce tort de permettre à mon ami de lui plaire. Si je te perds, ma perte est le gain de mon amie; en la perdant mon ami a trouvé ce que j'avais perdu, tous deux se retrouvent et je les perds tous les deux, et c'est pour l'amour de moi qu'ils m'imposent tous deux cette croix; mais voici ma joie, mon ami et moi nous ne sommes qu'un, douce flatterie, alors c'est moi seul qu'elle aime.

Lorsque mes yeux se ferment, c'est alors qu'ils voient le mieux, car tout le jour ils voient des choses auxquelles ils ne prennent pas garde; mais, lorsque je dors, je te vois en rêve. Obscurément brillants, leur éclat se dirige vers l'obscurité, et toi dont l'ombre illuminerait les ombres, comme la forme de ton ombre serait un spectacle charmant dans le jour pur, l'éclairant de ta lumière plus pure encore, puisque ton ombre brille ainsi à des yeux fermés. Comme mes yeux seraient heureux, dis-je, de te contempler, pendant la vie du jour, puisque pendant la mort de la nuit ta belle ombre imparfaite apparaît à travers un lourd sommeil à des yeux sans regards. Tous les jours me sont des nuits, tant que je ne te vois pas, et les nuits sont des jours éclatants, lorsque mes rêves te voient devant moi.

Si l'épaisse substance de ma chair n'était qu'esprit, la distance injurieuse ne m'arrêterait plus en dépit de l'espace, j'arriverais alors des lieux les plus reculés, là où tu te trouves. Peu m'importerait alors, même lorsque mon pied poserait sur le point de la terre le plus éloigné de toi, l'agile pensée peut franchir les mers et la terre, aussi promptement qu'elle a conçu le désir d'arriver dans un lieu. Mais hélas, pensée qui me tue, je ne suis pas la pensée, je ne puis pas franchir d'innombrables lieues lorsque tu es loin de moi, je suis fait au contraire de tant de terre et d'eau que je suis obligé d'attendre en gémissant le bon plaisir de la terre, ne recevant de ces éléments pesants que des larmes amères, gages de la douleur de tous deux.

Les deux autres éléments, l'air léger et le feu puissant, sont toujours avec toi, où que je me puisse trouver; le premier est ma pensée, le second est mon désir; toujours absents et toujours présents, ils s'élancent d'un vol rapide, et lorsque ces éléments plus prompts sont partis pour accomplir auprès de toi une tendre ambassade d'amour, ma vie, composée de quatre, accablée de mélancolie, retombe dans la mort, en n'en possédant plus que deux jusqu'à ce que les désirs de la vie reparaissent avec ces messages rapides qui reviennent d'auprès de toi, et qui, venant d'arriver tout à l'heure, m'ont assuré de ta bonne santé et m'ont tout raconté; ceci dit, je me réjouis, mais peu de temps satisfait, je te les renvoie, et voilà que je redeviens triste.

Mon coeur et mes yeux sont en lutte mortelle, pour partager la conquête de ta vue: mes yeux voudraient refuser à mon coeur la vue de ton portrait, mon coeur soutient que tu habites en lui, retraite que des yeux de cristal n'ont jamais pénétrée, mais les défendants repoussent cette prétention et disent que c'est en eux que se réfléchit ta belle image. Pour décider cette question on a appelé un jury de pensées, toutes habitantes du coeur, et d'après leur sentence la part des yeux transparents, ainsi que la part du pauvre, est fixée comme il suit: ce qui est dû à mes yeux, c'est l'extérieur de ton être, et le droit de mon coeur, c'est l'amour intérieur de ton coeur.

Mon oeil et mon coeur se sont ligués, et l'un rend souvent des services à l'autre, quand mon oeil est affamé de regards, ou que mon coeur amorcé s'étouffe de soupirs, alors mon oeil se régale du portrait de mon amour et invite mon coeur à ce banquet en peinture; parfois c'est mon oeil qui est l'hôte de mon coeur et qui prend part à ses pensées d'amour; ainsi tantôt en peinture, tantôt grâce à mon amour, toi qui es absent, tu es toujours présent auprès de moi, car tu ne peux pas t'éloigner au delà de la portée de mes pensées, elles restent avec moi, et sont avec toi: et si elles s'endorment, tout en face de moi réveille mon coeur à la joie de mon coeur et de mes yeux.

Quel soin j'ai pris quand je suis parti de mettre sous des verrous fidèles les moindres bagatelles, afin qu'elles pussent rester pour mon usage dans des retraites sûres et éprouvées à l'abri de mains perfides! Mais toi, à côté de qui tous mes joyaux sont des bagatelles, ma plus grande consolation devenue mon plus grand chagrin, toi le meilleur et le plus cher, mon unique souci, tu es resté en proie à tout voleur vulgaire. Je ne t'ai enfermé dans aucun coffre, si ce n'est là où tu n'es pas, bien que j'y sente ta présence, dans la douce enceinte de mon coeur, d'où tu peux sortir, où tu peux rentrer à ton gré, et j'ai peur qu'on ne vienne te dérober jusque-là, car la fatalité devient voleuse quand il s'agit d'un butin aussi précieux.

Prévoyant le temps, s'il vient jamais, où je te verrai jeter un regard sévère sur mes défauts, quand ton affection aura fait sa dernière addition, appelée à régler ses comptes par des conseils prudents, songeant d'avance au temps où tu passeras à côté de moi comme un étranger daignant à peine me saluer de ce regard qui est un soleil pour moi, quand l'amour cruellement changé trouvera des raisons d'une gravité durable, je me fortifie d'avance par la connaissance de ce que je mérite, et je lève la main contre moi-même pour défendre en ton nom tes bonnes raisons. Tu as pour toi la force des lois si tu quittes ton pauvre ami, puisque je n'ai point de cause à alléguer pour ton affection.

Comme je voyage pesamment par les chemins, lorsque le but auquel je tends, la fin de mon pénible voyage, enseigne à ce bien-être et à ce repos à dire: «Voilà tant de lieues faites pour t'éloigner de ton ami!» L'animal qui me porte, fatigué de ma tristesse, avance lentement et porte avec peine ce fardeau qui m'accable, comme si la pauvre bête savait par instinct que son cavalier ne goûtait pas une rapidité qui l'éloignait de toi; l'éperon sanglant que la colère enfonce quelquefois dans sa peau ne peut le faire avancer; il y répond par un gémissement douloureux qui m'est plus cruel que l'éperon à ses flancs, car ce gémissement me remet en mémoire que le chagrin est en avant et que j'ai laissé ma joie derrière moi.

C'est ainsi que mon amour excuse la sentence criminelle de mon pauvre coursier quand je m'éloigne de toi; pourquoi me hâter quand je te quitte? jusqu'à mon retour il n'est pas besoin de courir la poste. Mais quelle excuse trouvera alors la pauvre bête, lorsque l'extrême vitesse me semblera pesante? C'est alors que je jouerai des éperons, fussé-je monté sur le vent; je ne m'apercevrai pas du mouvement en volant comme si j'avais des ailes; c'est alors que nul cheval ne pourra tenir tête à mes désirs, et le désir né d'un amour parfait et non d'une chair pesante hennira dans sa course furieuse; mais par amour, l'amour aura compassion de ma pauvre haridelle, puisqu'elle s'est entêtée à marcher lentement quand je m'éloignai de toi, je courrai vers toi et je la laisserai libre de s'en retourner.

Je suis donc comme le riche qu'une bienheureuse clef amène devant les trésors précieux qu'il enferme, ne voulant pas les contempler à toute heure, de peur d'émousser la fine pointe d'un plaisir rare. Voilà pourquoi les fêtes sont si précieuses et si solennelles, c'est qu'elles viennent à de longs intervalles, enchâssées dans la longue année, placées à de longues distances comme des pierres précieuses ou comme les joyaux les plus rares dans un collier. C'est ainsi que le temps vous garde comme un coffre, ou comme une armoire cachée derrière un rideau, pour rendre un certain instant spécialement heureux en dévoilant de nouveau le sujet caché de son orgueil. Béni soyez-vous, vous dont les mérites donnent lieu de triompher quand on vous possède, de vous espérer quand on est privé de votre présence.

Quelle est donc votre substance et de quoi êtes-vous fait pour attirer à vous des millions d'ombres étrangères? Chacun a une ombre qui lui appartient, et vous, à vous seul, vous projetez toutes sortes d'ombres. Diane ou Adonis, son portrait n'est qu'une mauvaise imitation du vôtre; revêt-on de tous les artifices de la beauté la joue d'Hélène, vous voilà retracé de nouveau dans un costume grec; parle-t-on printemps, ou du temps où l'année foisonne, l'un paraît l'ombre de votre beauté, l'autre semble parée des dons de votre libéralité, et nous vous reconnaissons sous toutes ces formes adorables. Vous avez quelque part à toutes les grâces extérieures, mais vous ne ressemblez à personne et personne ne vous ressemble pour la constance du coeur.

O combien la beauté semble plus belle sous les ornements précieux qu'y ajoute la fidélité! La rose est charmante, mais nous la trouvons plus charmante encore à cause de ce doux parfum qui réside dans son sein. Les églantines ont des nuances aussi vives que les pétales parfumées des roses, elles sont entourées des mêmes épines et elles se balancent aussi voluptueusement quand le souffle de l'été entr'ouvre leurs boutons, mais leur beauté est toute leur valeur, elles meurent sans qu'on les ait recherchées, elles se fanent sans avoir inspiré de tendresse, elles meurent pour elles-mêmes. Il n'en est pas ainsi des roses parfumées; leur suave mort engendre des parfums délicieux; de même pour vous, aimable et beau jeune homme, quand tous les charmes se flétriront, on distillera votre fidélité dans les vers.

Le marbre et les monuments dorés des pensées ne survivront pas à cette poésie puissante; vous brillerez d'un plus vif éclat dans ces vers que sous des pensées couvertes de poussière, altérées par la négligence du temps. Lorsque la guerre destructive renversera les statues, et que les bouleversements déracineront les travaux de maçonnerie, ni l'épée de Mars ni les flammes dévorantes de la guerre ne pourront brûler le monument vivant de votre mémoire. Vous vous avancerez fièrement en face de la mort et d'une inimitié oublieuse, votre éloge trouvera encore une place même aux yeux de toute la postérité qui usera le monde jusqu'à la dernière sentence. Ainsi, jusqu'au jugement, jusqu'à ce que vous ressuscitiez vous-même, vous vivrez ici, et vous habiterez dans les yeux de ceux qui aiment.

Puissant amour, renouvelle tes jours, qu'on ne dise pas que ton ardeur est moins vive que celle de l'appétit qui n'est apaisé par la nourriture que pour un jour, et qui demain sera aiguisé de nouveau avec toute son ancienne vigueur. Amour, fais-en de même, qu'importe que tu aies satisfait aujourd'hui tes yeux affamés, jusqu'à ce qu'ils se ferment de satisfaction, recommence demain à regarder et ne tue pas l'âme de l'amour par une constante langueur. Que ce triste intérieur soit comme l'Océan qui sépare les côtes où deux fiancés viennent tous les jours sur la rive afin de jouir davantage du retour de leur amour quand il reviendra, ou bien, dès que c'est l'hiver qui, plein de soucis, fait désirer trois fois plus le retour de l'été et le rend plus précieux.

Je suis votre esclave: comment pourrais-je faire autrement que de me plier à toute heure et à tout moment à vos désirs? Je n'ai point de temps précieux à employer, point de services à rendre que ceux que vous demandez. Je n'ose pas me plaindre de l'éternité des heures pendant que je suis l'horloge, ma souveraine; en vous attendant, je n'ose pas trouver que l'absence est amère et cruelle, lorsque vous avez une fois dit adieu à votre serviteur; je n'ose pas me demander, dans mes pensées jalouses, où vous êtes, ni chercher à deviner vos affaires, mais tristement, comme un esclave, je vous attends sans penser à rien, si ce n'est que vous rendez heureux ceux auprès desquels vous êtes; l'amour est si fou que tout ce que vous voulez faire, quoi que vous puissiez faire, il n'y voit point de mal.

A Dieu ne plaise, à Dieu qui, pour la première fois, m'a fait votre esclave, que je prétende contrôler dans mes pensées le temps de votre bon plaisir, ou vous demander compte de vos heures, moi qui suis votre vassal tenu d'attendre votre loisir! O que je souffre (moi qui suis à vos ordres) la prison et l'absence que m'imposent votre liberté, et que ma patience soumise jusqu'à la servitude supporte toutes les réprimandes sans vous accuser de lui faire tort. Allez où il vous plaira, votre charte est si puissante que vous pouvez de vous-même accorder des priviléges à votre temps, faites ce que vous voudrez, c'est à vous qu'il appartient de vous accorder le pardon de crimes commis contre vous-même. Moi je n'ai qu'à attendre, bien que d'attendre ainsi soit un enfer, et je ne blâme pas ce qui vous convient, que ce soit bon ou mauvais.

S'il n'y a rien de nouveau, mais que ce qui est ait déjà existé auparavant, comme nos cerveaux sont trompés lorsqu'ils sont en travail d'invention et qu'ils enfantent tout de travers pour la seconde fois un enfant qui a déjà vécu! O si l'histoire pouvait jeter un coup d'oeil en arrière, seulement sur cinq cents révolutions du soleil, et me montrer votre image dans quelque livre antique depuis que l'esprit a pour la première fois été reproduit par des caractères, afin que je pusse voir ce que le vieux monde pourrait dire de cette merveille composite de votre nature, et savoir si nous avons fait des progrès, s'ils valaient mieux que nous, ou si les révolutions étaient les mêmes. Ah! je suis bien sûr que les beaux esprits des temps passés ont admiré et vanté des choses de moins de mérite.

Comme les vagues s'avancent vers la plage couverte de cailloux, de même nos minutes marchent à leur terme. Chacune changeant de place avec celle qui la précède, toutes tendent en avant dans leur travail successif; un enfant qui vient de naître, une fois lancé dans la mer de lumière, rampe jusqu'à la maturité, et une fois qu'il en est couronné, des éclipses tortueuses luttent contre son éclat, et le temps, qui l'avait donné, détruit bientôt ses dons. Le temps disperse la fleur de la jeunesse, creuse ses parallèles sur le front de la beauté, se nourrit des raretés de la fidèle nature, et tout ce qui subsiste attend les coups de sa faux. Et cependant dans un temps qui n'existe encore qu'en espérance, mes vers subsisteront, à l'éloge de ton mérite, en dépit de sa main cruelle.

Est-il selon ton bon plaisir que ton image tienne mes pesantes paupières ouvertes pendant de longues nuits? Veux-tu que mon sommeil soit troublé pendant que des ombres qui te ressemblent abusent mes regards? Est-ce ton esprit que tu envoies si loin de toi, pour épier ce que je fais, pour découvrir chez moi des heures oisives, des sujets de honte, raisons et prétextes de ta jalousie! Oh non, ton amour est grand, mais il n'est pas assez grand pour cela; c'est mon amour qui me tient les yeux ouverts, c'est mon fidèle amour qui trouble mon repos, pour faire sentinelle en ton honneur. C'est pour toi que je veille, tandis que tu vis ailleurs, bien loin de moi, trop près de bien d'autres.

Le péché d'amour-propre possède mes yeux, mon coeur, tout en moi, et à ce péché il n'y a point de remède tant il est profondément ancré dans mon coeur. Il me semble qu'il n'y a point de visage si séduisant que le mien, point de taille si parfaite, point de fidélité si précieuse, et je me définis à moi-même mon propre mérite, comme surpassant tout autre de tout point. Mais lorsque mon miroir me montre comment je suis en réalité, battu par le temps et ridé par l'âge, je lis à rebours tout mon amour-propre, tant il serait inique d'avoir de l'amour-propre dans pareil visage. C'est toi qui es moi-même et que je loue à ma place, colorant ma vieillesse de la beauté de tes jeunes années.

Prévoyant le temps où mon ami sera devenu ce que je suis maintenant, lorsque la cruelle main du Temps l'aura usé et écrasé, lorsque les heures en s'écoulant auront épuisé son sang, et couvert son front de lignes et de rides, lorsque la matinée de sa jeunesse en sera venue à la nuit déclinante de la vieillesse, lorsque toutes ces beautés dont il est maintenant roi s'évanouiront ou se seront évanouies à ses yeux en emportant le trésor de son printemps, je le fortifie d'avance contre le cruel couteau de l'âge destructeur, afin qu'il ne puisse enlever de la mémoire la beauté de mon ami bien-aimé, quel que soit son pouvoir sur sa vie. Sa beauté subsistera encore dans ces lignes noires, elles vivront et lui en elles dans toute leur fraîcheur.

Lorsque je vois les monuments élevés dans les temps passés par les riches et par les orgueilleux désignés par la main brutale du Temps, quand je vois abattues des tours naguère hautaines, et que l'airain éternel devient la proie de la rage des hommes, quand je vois l'Océan avide remporter des avantages sur le royaume de ses rives, et le jeune sol gagner sur les flots de la mer, que je vois le gain naître des pertes, et les pertes du gain, quand je vois tout ce changement dans la grandeur, ou la grandeur elle-même en venir à déchoir, ces ruines m'apprennent à réfléchir que le temps viendra et m'enlèvera mon ami. Cette pensée est comme une mort qui ne peut s'empêcher de pleurer tout en possédant celui qu'elle redoute de perdre.

Puisque ni l'airain, ni la pierre, ni la terre, ni la mer sans borne n'échappent à la puissance du funèbre destructeur, comment la beauté se défendra-t-elle contre cette fureur, elle qui n'a pas plus de force qu'une fleur? Comment l'haleine embaumée de l'été résistera-t-elle au siége désastreux des jours qui l'attaquent, puisque les rochers imprenables ne sont pas assez forts, et que les portes d'acier ne sont pas assez robustes pour échapper aux ravages du Temps? Oh! réflexion terrible! où peut-on, hélas! cacher le joyau le plus précieux du Temps pour éviter qu'il ne soit jeté dans le coffre du Temps? Quelle main assez robuste pourrait retenir son pied agile? ou lui interdire la destruction de la beauté? Personne, à moins que ce miracle ne réussisse en faisant resplendir mon amour au moyen de mon encre noire.

Fatigué de tout ce que je vois, j'appelle la mort et le repos; le mérite naît mendiant et le misérable néant est paré de gaieté, et la foi la plus pure est indignement parjurée, l'honneur doré est honteusement mal placé, la vertu des jeunes filles est grossièrement déçue, la perfection du droit est injustement déshonorée, et la force est paralysée par une puissance boiteuse, la folie en guise de docteur gouverne la sagesse, la simple vérité est à tort appelée sottise, le bien captif suit le mal devenu le maître; fatigué de voir tout cela, je voudrais y échapper; seulement en mourant, je laisserais mon amour tout seul.

Ah! pourquoi faut-il qu'il vive au milieu de la peste, et qu'il honore l'impiété de sa présence avant que le péché en prenne avantage pour se parer de sa société? Pourquoi le fard imiterait-il ses joues, et emprunterait-il un éclat mort à son teint vivant? Pourquoi la pauvre beauté chercherait-elle partout des roses imaginaires, puisque les siennes sont vraies? Pourquoi vivrait-elle maintenant que la nature a fait banqueroute, et qu'elle n'a plus de sang qui puisse rougir à travers des veines animées? Elle n'a plus maintenant d'autre trésor que lui, et fière de tous les yeux, elle en vit uniquement. Elle le conserve précieusement pour montrer comme elle était riche autrefois, avant les derniers temps qui ont été si mauvais.

Ses joues sont comme la carte des joues passées, lorsque la beauté vivait et mourait, ou encore comme les fleurs, avant qu'on portât ces insignes bâtards de la beauté, avant qu'ils osassent se fixer sur le front d'un vivant; avant qu'on eût appris à raser les chevelures dorées des morts, ces dépouilles auxquelles les sépulcres ont droit, pour vivre une seconde fois sur une seconde tête, avant que les tresses d'une beauté morte en eussent paré d'autres, on avait en lui les saints jours du temps passé. C'est lui-même, sans ornement, sincère: il ne se fait pas un été de la verdure d'autrui; il ne dépouille pas ce qui est vieux pour orner de nouveau sa beauté, et la nature le conserve comme un tableau pour montrer à ce faux art ce qu'était autrefois la beauté.

Il ne manque rien à tout ce que les yeux du monde voient en toi que les pensées du coeur puissent améliorer; toutes les langues qui sont la voix des âmes te rendent cette justice, ne disant que la vérité, suivant l'usage des ennemis, lorsqu'ils font des éloges. L'extérieur est couronné de louanges extérieures; mais ces mêmes langues qui te rendent si bien ce qui t'est dû affaiblissent ces éloges par d'autres accents en voyant plus loin que ne montrent les yeux. On pénètre la beauté de ton esprit, et ils la mesurent approximativement par tes oeuvres, en sorte que leurs pensées avares, malgré la libéralité de leurs yeux, joignent à la beauté de tes fleurs l'odeur désagréable des mauvaises herbes; mais voilà pour quelle raison ton parfum ne répond pas à ta beauté: tu pousses avec trop d'abondance.

Ce n'est pas ta faute si on te blâme. La beauté a toujours servi de but à la calomnie. L'ornement de la perfection est le soupçon, corbeau qui traverse l'air le plus pur des cieux. Ainsi sois seulement vertueux; la calomnie ne fait que prouver ton mérite recherché par le temps; car le chancre du vice s'attaque toujours aux boutons les plus parfumés, et ton printemps se présente dans toute sa fleur et toute sa pureté. Tu as traversé les embûches de la jeunesse sans être assailli, ou en restant vainqueur. Cependant cet éloge ne peut pas être assez à ton honneur pour enchaîner l'envie qui grandit toujours. Si quelque soupçon de mal ne voilait pas ton éclat, tu régnerais seul sur tous les coeurs.

Quand je serai mort, ne pleurez pas plus longtemps que vous n'entendrez retentir le sombre glas funèbre, annonçant au monde que j'ai quitté ce vilain monde pour aller vivre avec de vilains vers. Si vous lisez ces vers, ne vous rappelez pas qui les a écrits. Je vous aime tant, que je voudrais être banni de vos chères pensées plutôt que de vous rendre triste en pensant à moi. Ou bien, dis-je, si vous regardez ces vers quand je serai peut-être mélangé à l'argile, ne répétez même pas mon pauvre nom; mais laissez votre amour passer avec ma vie, de peur que le sage monde, s'enquérant de vos gémissements, ne se moque de vous à mon sujet quand je n'y serai plus.

Oh! de peur que le monde ne prenne à tâche de vous faire énumérer quel mérite je pouvais avoir pour que vous conserviez de l'affection pour moi après ma mort, mon ami bien-aimé, oubliez-moi tout à fait, car vous ne pourriez pas prouver qu'il y eût en moi quelque chose digne de vous, à moins que vous n'inventassiez quelque pieux mensonge, afin de faire pour moi plus que mon propre mérite, en accumulant sur le pauvre mort plus d'éloges que la vérité avare n'en voudrait accorder, de peur que votre fidèle amour ne soit convaincu de fausseté en parlant bien de moi par affection en dépit de la vérité; que mon nom soit enterré avec mon corps et ne survive pas pour vous faire honte, ainsi qu'à moi, car j'ai honte de ce que je produis, et vous devriez avoir honte aussi d'aimer des choses qui ne valent rien.

Tu vois en moi le temps de l'année où il ne reste sur les branches qui tremblent de joie que des feuilles jaunies, en petit nombre, point du tout peut-être, choeurs nus et délabrés où chantaient naguère de gentils oiseaux. Tu vois en moi le crépuscule de ce qui reste du jour lorsqu'il disparaît à l'occident après le coucher du soleil, et que peu à peu la sombre nuit, seconde édition de la mort, efface tout à fait pour tout plonger dans le repos. Tu vois en moi les dernières lueurs de ce qui reste d'un feu qui brûle au milieu des cendres de sa jeunesse comme sur le lit de mort où il va expirer consumé par ce qui le nourrissait naguère. Tu vois tout cela, et ton amour, en devient plus ardent pour aimer ce que tu seras obligé de quitter tout à l'heure.

Mais sois content, lorsque cette arrestation terrible contre laquelle il n'y a point de garantie viendra à m'entraîner, ma vie laissera dans ces lignes quelque intérêt, qui te restera en souvenir de moi. Quand tu repasseras ceci, tu repasseras la part de mon être qui t'était consacrée. La terre ne peut avoir que la terre, qui lui appartient; mon âme est à toi, c'est ce qu'il y a de meilleur en moi; tu n'auras donc perdu que le rebut de ma vie, la proie des vers, par la mort de mon corps, misérable conquête du couteau d'un scélérat, trop vile pour en conserver la mémoire. Il ne vaut que par ce qu'il contient, et ce qu'il contient, c'est ce qui te reste.

Vous êtes à mes pensées ce que sont les aliments à la vie, les douces averses à la terre, et pour vous posséder en paix je soutiens un combat comme celui d'un avare avec sa richesse, tantôt il en jouit fièrement, et d'autres fois il redoute l'âge perfide qui lui dérobera son trésor; tantôt, je m'imagine qu'il vaut mieux être avec vous tout seul, tantôt je préfère que le monde soit témoin de ma satisfaction; parfois servi à souhait, je me rassasie de votre vue, d'autres fois, j'ai faim et soif d'un regard, ne possédant et ne recherchant d'autres plaisirs que ceux que j'ai eus ou que je puis trouver en vous. C'est ainsi que jour après jour, je languis ou j'abuse de mes joies, dévorant tout d'un coup ou séparé de tout.

Pourquoi mes vers sont-ils si stériles en orgueil nouveau, si loin de toute variation et de tout changement rapide? Pourquoi avec le temps n'ai-je pas l'idée de jeter un regard de côté sur les méthodes nouvelles et leurs arrangements étranges? Pourquoi écrivé-je toujours de la même manière, restant toujours le même, et revêtant mes inventions d'un habit si bien connu que chaque mot dit presque mon nom, indique leur naissance et d'où ils sont venus? Sachez, mon ami bien-aimé, que je parle toujours de vous. Vous êtes avec l'amour mon éternel sujet; ainsi, tout ce que je fais de mieux, c'est d'habiller d'anciennes paroles, et de recommencer à dépenser ce que j'ai déjà dépensé, car de même que le soleil est tous les jours nouveau et ancien, de même mon amour répète toujours ce qu'il a déjà dit.

Ton miroir te montrera comment ta beauté se fane; ton cadran, comment tes précieuses minutes s'envolent; les feuilles blanches prendront l'empreinte de ton esprit, et tu peux goûter la science de ce livre. Les rides que ton miroir te montrent à bon droit rappelleront à ta mémoire les tombeaux ouverts; d'après la fuite de l'ombre sur ton cadran, tu peux apprendre la marche perfide du temps vers l'éternité. Ce que ta mémoire ne peut conserver, vois, transmets-le à ces espaces déserts et tu verras que ces enfants nourris, enfantés par ton cerveau te feront faire une nouvelle expérience de ton esprit. Toutes les fois que tu te livreras à ces occupations, tu en profiteras et tu enrichiras ton livre.

Je t'ai si souvent invoqué pour ma muse, et j'y ai trouvé une si généreuse assistance pour mes vers, que toutes les plumes étrangères ont adopté le même usage et dispensent leur poésie sous tes auspices. Tes yeux qui ont appris aux muets à chanter dans les airs, à la pesante ignorance à planer dans les cieux, ont ajouté des plumes à l'aile du savant, et ont octroyé à la bonne grâce une double majesté. Cependant sois fier surtout de ce que je produis, l'influence en est tienne, tout est né de toi, tu ne fais que perfectionner le style des ouvrages d'autrui et ajouter tes grâces à l'art de l'écrivain; mais je n'ai d'autre art que toi, et c'est toi qui élèves ma rude ignorance jusqu'aux hauteurs de l'érudition.


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