C

Le premier danger était passé; mais notre situation était encore excessivement périlleuse. Nous reprîmes d'un pas rapide, pour regagner nos bateaux, le chemin que nous avions parcouru, espérant arriver en peu de temps assez près du schooner pour l'avertir par un signal du malheur qui nous menaçait, car naturellement nous pensions que les natifs s'étaient échelonnés sur la route pour nous attaquer. Nous fîmes les trois quarts du chemin sans être arrêtés, sinon sans être vus; car de temps en temps la tête d'un sauvage apparaissait derrière un arbre ou dans le creux d'un rocher, et ces visions rapides étaient suivies d'un farouche hurlement. Cet éloignement rendait nos ennemis peu dangereux, et Adoa, qui courait près de moi, guettait sans relâche les mouvements des natifs pour m'avertir de leurs faits et gestes. À chaque pas que nous faisions en avant se révélaient les terribles difficultés que nous avions à vaincre. Outre le réel dangerdu chemin, il y avait celui d'une attaque impossible à soutenir sans désavantage. Nous arrivâmes enfin à un angle de la rivière, et nous fûmes obligés de la traverser. Grâce au stimulant de la peur, le poison ne produisit sur mes hommes qu'une fébrile agitation; il faut ajouter encore que, par elle-même, la drogue était sans doute peu dangereuse. Toujours est-il que personne ne s'en plaignit en fuyant l'attaque des Javanais.

Je conduisis mes hommes à travers la rivière en sondant le chemin à l'aide de ma lance. L'eau était peu profonde; mais le fond de la rivière était si sale, si glissant et si boueux, que nous avions la plus grande peine à nous soutenir.

—Malek, ils viennent, me dit Adoa.

Je mis ma carabine sur mon épaule, et je criai aux hommes qui se trouvaient en arrière de hâter le pas.

Les natifs sortirent tumultueusement de leur embuscade, déchargèrent leurs mousquets et coururent sur les bords de la rivière. Dans toutes les guerres sauvages, le premier cri et la première décharge sont un excitant et un moyen d'inspirer la terreur. Les sauvages ressemblent aux chiens glapissants qui chassent celui qui se sauve, mais qui fuient devant le fort. En conséquence, si la première attaque des sauvages est reçue avec une courageuse fermeté, ils sont surpris, intimidés, et quelquefois vaincus. Voyant que nous étions fermes, et qu'à notre tour nous nous disposions à faire feu, les Javanais s'arrêtèrent sur les bords de la rivière. Je fis décharger nos mousquets sur eux, et j'eusle plaisir de les voir courir épouvantés dans la direction des jungles. Cette fuite nous donna le temps de traverser sans perte d'hommes le gué de la rivière.

Les natifs revinrent sur leurs pas et nous suivirent en proférant des menaces de mort et d'horribles malédictions; de minute en minute, le nombre de nos ennemis s'augmentait, et au moment où nous atteignîmes la partie la moins fourrée du jungle, Adoa me dit:

—Malek, je vois des cavaliers qui viennent au-devant de nous.

L'odeur de la mer parvint jusqu'à nous, et cette odeur âcre me donna une sensation plus délicieuse que celle apportée journellement par les parfums du tabac ou le fumet d'un verre de vin de Tokay.

—Courage, mes garçons, criai-je à mes hommes, courage! La mer est en avant.

Mes hommes coururent vers le banc de sable du haut duquel je les appelais avec plus d'empressement et d'allégresse qu'ils n'en témoignaient en montant sur les agrès pour voir la terre après un long et ennuyeux voyage. Quand nous vîmes les joyeuses girouettes aux queues d'aronde briller sur les mâts de notre schooner, lui-même encore invisible, nous jetâmes de concert un triomphant hourra, croyant un peu trop vite que nos dangers étaient passés.

Sur la large plaine sablonneuse qui bordait la mer se trouvait une masse noire et confuse. À cette vue, les natifs poussèrent un sauvage cri de joie, et ce cri me donna la preuve que les yeux de faucon d'Adoan'avaient point commis d'erreur en découvrant une bande de cavaliers.

Ces cavaliers devinrent bientôt tout à fait visibles.

Un corps d'hommes du pays, à peu près nus, nous approcha rapidement; ils étaient montés sur de petits chevaux aux allures vives, souples et légères. Le nombre de ces hommes n'était pas grand; mais, unis à ceux qui nous suivaient de près, ils avaient assez de force pour détruire les espérances des plus sages et contraindre les âmes pieuses à songer au ciel.

Au milieu de la rivière que nous venions de traverser se trouvait un banc de sable; de vieux troncs d'arbres et des canots naufragés étaient fermement plantés dans ce banc. À notre gauche se trouvaient une surface plane, sablonneuse et une lande déserte; à notre droite, trois blocs de rochers informes qui nous cachaient la vue du schooner. Je pris rapidement possession du banc de la rivière, et, les pieds bien affermis sur un terrain solide, nous attendîmes l'attaque. J'avais toujours mes quatorze hommes, et, quoique à la tête d'une bien petite troupe, j'eus l'espérance, grâce à la grande quantité de munitions qui remplissait nos poches, que nous arriverions, sinon à détruire, du moins à mettre en fuite nos sauvages ennemis.

Les natifs s'avancèrent vers nous en criant et en hurlant, mais la décharge de leurs mousquets ne nous atteignit pas. Ces cavaliers féroces et sauvages étaient conduits par leur prince, monté sur un petit coursier fougueux, dont la robe était d'un rouge vif; la crinière et la queue de ce cheval voltigeaient dans l'air comme voltigent des banderoles sous les caresses de la brise. Son cavalier était le seul qui portât un turban et qui fût convenablement habillé. L'énergique férocité du regard jeté par le prince sur notre petite troupe me fit souvenir de mon violent ami de Bornéo. Inspiré par le démon qu'il portait sur son dos, le petit cheval était sans cesse en mouvement; il semblait avoir du feu dans les naseaux et des ailes dans les jarrets. Le prince se précipita dans l'eau, déchargea son pistolet sur un de mes hommes, jeta sa lance à la tête d'un autre, s'élança de nouveau sur le rivage, guida ses cavaliers, cria contre ceux qui cherchaient à fuir, se rejeta dansla rivière, et pendant le cours de ses fantastiques évolutions, le petit cheval hennissait, bondissait, galopait; il ne lui manquait que la parole. Caché derrière le tronc d'un arbre, je fis plusieurs fois partir ma carabine en visant le prince; mais une hirondelle dans l'air ou une mouette balancée par une vague n'aurait pas été un but plus difficile à atteindre. La position que nous avions prise était si avantageuse et notre feu était si parfaitement dirigé, que, malgré ses efforts, le prince météore ne pouvait parvenir à nous chasser du banc de sable. Le succès cependant n'était pas certain, car nos munitions étaient fortement diminuées; deux de mes hommes avaient été atteints par les balles meurtrières, et deux autres étaient assez grièvement blessés. En revanche, nous avions fait un grand dégât parmi les natifs, dont la situation fort exposée nous donnait l'avantage de frapper toujours juste. La cavalerie, qui agissait avec la plus grande intrépidité en se précipitant dans la rivière au-dessus et au-dessous de nous, souffrait de notre feu, mais elle souffrait davantage encore de l'inégalité du terrain de la rivière, sur lequel les chevaux trébuchaient à chaque pas. D'ailleurs ils n'avaient point d'armes à feu, et le prince seul se servait de pistolets.

Nous fûmes bientôt forcés de faire l'impossible pour gagner le rivage, et ce rivage était gardé par une foule de natifs qui hurlaient d'une manière épouvantable. Dans cette situation périlleuse, épuisé et presque mort de fatigue, je fis passer mes hommes un à un sur lebanc opposé. Quand les cavaliers, bien diminués par nos coups, s'aperçurent de cette manœuvre, ils se dirigèrent au triple galop vers la mer, dans l'intention d'intercepter notre passage.

Le premier homme qui débarqua fut tué par la pierre d'une fronde, et notre troupe fut réduite à neuf personnes, et cela en me comptant. Afin d'apaiser la soif ardente qui leur brûlait la gorge, mes hommes avaient bu l'eau saumâtre de la rivière; cette eau leur donnait un mal de cœur si violent, qu'ils chancelaient comme des hommes ivres. Nous nous trouvions à un mille de la mer, et en nous tenant rapprochés les uns des autres, nous réussîmes à traverser le gué. Les natifs épiaient nos mouvements avec tant de persistance, que nous étions obligés de faire halte à chaque instant pour leur donner une volée de mousquets. Enfin, après une demi-heure de marche, nos yeux distinguèrent parfaitement le schooner. Cette vue redoubla notre courage, et nous hâtâmes le pas vers notre cher vaisseau. Tout à coup un nuage de sable obscurcit nos regards, et quand le vent l'eut dispersé, je vis le prince vampire paraître comme un centaure dans le mirage vaporeux produit par le sable blanc. La manœuvre du prince nous enfermait entre deux camps. Je jetai vivement les yeux autour de moi; à notre gauche se trouvait un groupe de palmiers, dont les branches touffues ombrageaient quelques huttes en ruines. Atteindre ces palmiers fut dès lors ma seule espérance. Je dirigeai ma troupe vers cette petite fortification, et je puis direque nos cœurs battaient avec violence quand nos mains crispées purent saisir et opposer à nos ennemis le frêle rempart des murailles de la première hutte. Malheureusement notre course avait été si rapide qu'un de nos blessés avait succombé à cette énervante fatigue; il était tombé mort ou mourant. Je n'eus point la possibilité de lui porter secours. Le bruit sinistre d'un sauvage et joyeux hurlement me fit tourner la tête, et mon regard indigné rencontra le prince, dont le cheval furieux piétinait le corps du pauvre marin. À un ordre de leur chef, les cavaliers accoururent, s'approchèrent de notre lieu de refuge et nous lancèrent des pierres. Nous répondîmes à cette nouvelle attaque par des coups de mousquet. Un de nos hommes tira sur le prince; la balle l'atteignit sans doute, car son cheval s'éloigna d'un pas chancelant, et les plumes qui ornaient le turban du prince voltigèrent dans l'air.

—La mort de mon pauvre ami est vengée, pensai-je en moi-même.

Mais cet espoir ne fut pas de longue durée; car, après avoir arrêté son cheval, le prince mit pied à terre, examina l'animal, secoua la tête, et, en se remettant en selle, il reprit la direction de sa petite troupe avec autant d'empressement, mais avec moins d'ardeur et de fermeté.

Notre position devenait extrêmement périlleuse; nous n'avions plus que trois ou quatre cartouches chacun, et l'ennemi nous entourait de toute part.

Désespérés et presque morts de fatigue, nous nous préparâmes à vendre chèrement notre vie. Je songeai plus à la mort qu'à ma défense; l'image de de Ruyter traversa mon esprit; mais ce bon et triste souvenir fut bientôt chassé par celui de ma pauvre Zéla. Qu'allait-elle devenir? supporterait-elle son isolement cruel? Ces tristes pensées relevèrent mon courage; j'invoquai comme une égide protectrice le nom de ma bien-aimée, et je dis à mes hommes:

—Courage, mes garçons, nous ne sommes pas encore vaincus.

La muraille du fond de la hutte était très-élevée; nous la trouâmes avec nos baïonnettes, et de là nous vîmes que les natifs se préparaient à incendier la hutte. Nous réussîmes cependant à les chasser, mais non à éteindre le feu de bois mort et de roseaux secs qu'ils avaient déjà allumé. Devant la hutte se trouvaient des palmiers entourés par une haie de vacoua, et cet arbuste formait une haie piquante et tout à fait impénétrable. Plusieurs fois, durant la première escarmouche, je m'étais repenti d'avoir préféré la hutte à cette place, que l'entourage rendait inaccessible aux chevaux. Nous aurions eu et plus d'espace et plus de moyens d'attaque.

Le prince javanais ordonnait aux sauvages de nous empêcher de quitter la hutte. Cet ordre, dont l'exécution était notre mort, fit murmurer mes hommes, et leur mauvaise humeur retomba sur moi, car ils écoutaient faiblement mes pressantes prières; enfin, ilsfurent forcés de suivre mon exemple et de quitter la hutte pour se ranger en bataille dans la cour, derrière les vacouas.

Au moment de commencer notre attaque, le son bas et sourd d'un canon retentit dans l'air et salua nos oreilles; c'était le schooner. L'effet produit par cette voix d'airain fut magique; mes hommes, tristes, désespérés, reprirent courage et jetèrent leurs casquettes en l'air en hurlant comme des bêtes fauves. Le canon nous annonçait du secours, et cette promesse nous rendit toutes nos forces. Un second coup traversa l'air, bondit vers le jungle et l'écho des collines en recueillit le son; ce bruit inattendu causa une terreur si grande dans la petite troupe des cavaliers qu'ils se dispersèrent. Je profitai de l'effroi des natifs pour nous jeter sous l'abri des palmiers; car, là, nous n'avions plus à craindre les atteintes du feu.

Malgré le mauvais succès de leur attaque, les natifsrevinrent sur nous, guidés par le prince, dont le courage n'était point affaibli. Nous n'avions plus que cinq ou six cartouches, et tout notre espoir reposait sur nos baïonnettes. Ne voyant point arriver de secours, les sauvages nous jugèrent vaincus, car ils s'approchèrent tout à fait de la haie de vacoua, et à l'aide de leurs lances ils blessèrent plusieurs de mes hommes. Notre situation était en réalité plus désespérée que jamais, quoique la plupart des cavaliers fussent partis vers la mer; mais le prince ne nous quittait pas. Je commençai à croire que mes hommes avaient raison en disant que ce chef javanais était invulnérable: nos coups effleuraient son corps sans le blesser, sans lui faire perdre un seul instant sa sauvage vélocité. Tout à coup, les natifs se tournèrent vers la mer en jetant des cris d'épouvante; ces cris furent suivis d'une décharge de mousquets, et le doute inquiétant qui remplissait mon esprit fut dissipé: mon équipage venait à notre secours.

Notre première idée fut de courir à la rencontre de nos sauveurs, mais je ne voulus pas abandonner nos blessés. Bientôt le bonnet rouge des Arabes étincela sous les rayons du soleil; je déchargeai ma carabine, et j'entendis distinctement le cri de guerre de mes braves amis. Le prince se jeta au-devant de la troupe suivi de ses cavaliers; mais cette manœuvre ne m'inquiéta pas, je savais qu'un feu bien nourri pouvait facilement repousser les efforts du prince. Aussi, après une lutte acharnée des deux parts, mes gens avancèrentvers notre poste; dans mon impatience, je franchis l'enclos et j'encourageai d'une voix éclatante mon brave équipage. J'allais courir jusqu'à lui, quand je vis paraître une forme légère, bondissante; le vent faisait flotter les cheveux de cette délicieuse vision, qui, rapide comme une hirondelle, s'élança jusqu'à moi. Cette vision, cet oiseau printanier, c'était mon bonheur, ma joie, mon espérance, mon unique pensée, ma Zéla chérie; la chère adorée tomba sur mon cœur et je la pressai tendrement dans mes bras épuisés de fatigue, mais que son contact rendait fermes et vigoureux. Les hardis matelots oublièrent leur danger pour nous regarder d'un œil ému.

—Quelles nouvelles, capitaine? demandait l'un.

—Où sont nos camarades? demandait l'autre.

Et ces questions étaient suivies de menaces de mort, de cris de vengeance contre les Javanais.

En aidant nos blessés à marcher, nous regagnâmes le bord de la rivière, et, toujours en bon ordre, ma petite troupe se dirigea vers le rivage. Des bandes de natifs rôdaient autour de nous, mais elles étaient impuissantes à nous barrer le chemin. Le prince avait pris les devants dans l'intention évidente d'attaquer nos bateaux avant notre arrivée ou de s'opposer à notre embarquement. Cette double crainte nous fit hâter le pas, car je savais que le schooner était trop éloigné pour qu'il lui fût possible de protéger les bateaux.

—N'ayez aucune crainte, capitaine, me dit mon secondcontre-maître, j'ai ordonné aux bateaux de s'éloigner du rivage et de laisser tomber leurs grappins; de plus, la chaloupe qui nous attend a une caronade.

Nous étions épuisés de fatigue, affamés, mourants de soif; Zéla seule, en véritable enfant du désert, avait songé à apporter de l'eau, et cette eau fut un grand soulagement pour les blessés. Il était évident que les natifs ne voulaient pas permettre aux bateaux d'approcher du rivage; le schooner était visible et il levait l'ancre afin de se rapprocher de nous. En arrivant sur le bord de la mer, je réunis mes hommes, et après avoir dispersé avec une volée de mousquets la foule qui était devant nous, je réussis à faire embarquer les blessés; mais, au moment où mes hommes allaient les suivre, les Javanais renouvelèrent l'attaque: la confusion fut si grande qu'il me devint impossible de diriger sûrement nos coups de mousquet. Avec l'aide de quatre hommes sûrs, je plaçai Zéla dans la chaloupe, et quand les natifs s'y précipitèrent pour saisir le plat-bord, nous déchargeâmes la caronade, qui était bourrée de balles de plomb.

J'étais debout sur la poupe du bateau, ayant une mèche à la main; les natifs dispersés fuyaient avec épouvante le bruit du canon, et le rivage était couvert de morts et de mourants. La bataille touchait à son terme, quand l'invulnérable prince, dont la fureur n'était point diminuée, reparut à la tête d'une demi-douzaine de cavaliers; mais la vue du canon, dont la bouche était tournée vers eux, les fit reculer. Indignédu mouvement, le prince leur adressa un violent reproche, jeta un cri terrible et lança son cheval vers la poupe du bateau, en face du canon. Je soufflai la mèche et je touchai l'amorce, elle ne prit point feu. Le prince me jeta son turban à la figure et déchargea un pistolet sur moi. La secousse me fit chanceler, un éblouissement aveugla mon regard et tout disparut à mes yeux. L'intrépide Zéla prit la mèche tombée de mes mains et déchargea le canon.

Un cri perçant courut le long du rivage, et un cheval blessé plongea dans l'eau en foulant aux pieds son cavalier désarçonné.

Mais le cavalier n'était point le prince.

À quelques pas plus loin, dans des flots rougis de son sang, se trouvait une masse de restes mutilés; mais ces restes informes étaient cependant assez distincts pour qu'il fût possible de reconnaître le meilleur cheval que guerrier ait jamais monté et le plus héroïque chef qui ait conduit ses hommes au combat.

J'étais sérieusement blessé, mais je souffrais tant qu'il me fut impossible, pendant les premières minutes qui suivirent l'explosion du pistolet, de savoir quelle partie de mon corps avait été atteinte par l'arme du prince. Un mortel engourdissement affaiblit tout à coup mes membres, mes yeux se voilèrent et je tombai comme une masse inerte sur le banc des rameurs.

Le coup de canon tiré par Zéla avait si fort épouvanté les natifs, qu'ils fuyaient dans toutes les directions en jetant des cris de rage et d'effroi. Cette terreur nous permit de quitter sans combat les bords du rivage.

Lorsque je repris l'usage de mes sens, ce fut pour souffrir les tortures d'une véritable agonie, et la douce voix de ma compagne aimée ne put, tant elles étaient violentes, en adoucir l'affreuse douleur.

—Zéla, mon bon ange, dis-je à la jeune femmed'une voix entrecoupée, croyez-vous que le destin ait déjà marqué l'heure de mon trépas? Croyez-vous qu'Azraël, le démon rouge de la mort, ait mortellement frappé le cœur qui vous aime?

—Vous vivrez, mon ami, murmura la pauvre éplorée, vous vivrez parce qu'Allah, le bon esprit, a paralysé le bras du cruel guerrier. Dieu est fort, nous sommes faibles, mais il veillera sur nous; ayez confiance, ayez courage.

La balle du pistolet avait pénétré dans mon corps au-dessus de l'aine droite, et la position élevée du tireur lui avait permis de viser horizontalement. Mes douleurs augmentaient de violence, mais la blessure ne saignait pas, et je ne savais quel moyen il fallait employer pour apporter un peu de soulagement à mes souffrances. Le bon et savant docteur n'était plus là. On me hissa péniblement sur le pont du schooner, et trois matelots me descendirent dans ma cabine. Le prince avait tiré son coup si près de moi, que, selon toute probabilité, une grande partie de la poudre avait suivi la balle et brûlé les chairs, qui étaient noires et livides. Pour enlever la poudre, Zéla enduisit la blessure de jaunes d'œuf: le remède oriental fut très-efficace, et ce premier soin rempli, la chère enfant lava la plaie avec du vin chaud et la couvrit d'un cataplasme.

Je souffris horriblement pendant cinq jours, mais le dévouement de Zéla m'aida à supporter, presque avec patience, cette longue agonie. Je crois, en vérité, quela pauvre petite souffrait au moral autant que je souffrais au physique. Un ami de notre sexe est incapable de supporter les ennuis et la fatigue que donnent les soins réclamés par un malade; il partage bien un danger, sa bourse, il offre bien son assistance, ses conseils; mais il lui est moralement impossible de sympathiser avec une douleur qu'il ne ressent pas. L'être qui est bon, généreux, dévoué, c'est la femme qui aime; elle seule peut veiller attentive pendant de longues nuits, elle seule peut comprendre et supporter les caprices de l'esprit, les fantaisies absurdes que manifeste le malade. Quelque ardente et sincère que soit l'amitié d'un homme, elle ne peut égaler en force et en grandeur l'idolâtrie dévouée que consacre une femme à l'objet de ses affections vierges. L'amitié est fondée et repose sur la nécessité; il faut qu'elle soit plantée et cultivée avec soin, car elle ne s'épanouit que sur de bons terrains, tandis que l'amour, qui est indigène, fleurit partout. L'amitié est le soutien de notre existence, mais l'amour en est l'origine et la cause. Puis-je penser à mes souffrances et aux tendres soins dont Zéla les a entourées, sans faire une digression sur l'incomparable amour de la femme? S'il y avait une partie de ma vie que je voulusse arracher du sombre abîme du passé, ce serait ce mois de douleur, ce mois pendant lequel, faible, morose, ennuyé, je fus soigné par mon ange comme l'est un enfant malade par la plus tendre mère.

J'ai oublié de dire qu'une fois installé dans ma cabineà bord du schooner, nous ne perdîmes pas de temps pour faire hisser les bateaux et mettre à la voile. Nous dirigeâmes notre course vers le nord-est, avec le désir de rejoindre promptement le grab, pour recourir à la science du bon Van Scolpvelt. Je n'avais pas encore appris à cette époque une chose que l'expérience m'a depuis fait connaître, c'est que, sur dix blessures causées par les balles d'un fusil, il y en a neuf pour lesquelles la science d'un chirurgien est parfaitement inutile. Les tempéraments sains doivent laisser agir le merveilleux instinct de la nature, qui seule a plus de pouvoir que tous les médecins du monde. Je me souviens encore du vif plaisir que je ressentis lorsque j'eus assez de force pour manger un morceau d'agneau. Le lendemain du jour où s'était fait ce premier pas vers la santé, Zéla m'apporta un gigot; j'accueillis ce repas avec un bonheur indicible, il réalisait en partie mes rêves de la matinée; mais quand j'eus dévoré ce rôti, je m'écriai d'un ton chagrin:

—Est-ce tout, chère? Ah! combien je sens aujourd'hui la perte du pauvre munitionnaire! il ne m'aurait pas abandonné la cuisse d'un petit cabri, mais bien la mère entière, et le fils eût servi d'ornement.

Avec l'appétit revint la force, et je repris, appuyé sur deux béquilles, mes devoirs sur le pont. Un de nos blessés mourut; mais je ne crois pas que sa mort fut la suite de la blessure qui l'avait alité, ce fut la puissance narcotique de la drogue que les natifs avaient mise dans le café. Pendant quelques jours, les matelotsse plaignirent du mal que leur faisait éprouver l'absorption du poison javanais. Je leur laissais accuser les natifs, et je savais fort bien que mon remède était la seule cause de leurs souffrances; pour guérir les malades, j'avais, faute de mieux, ordonné du vin.

Une brise de mer constante, une température modérée et du repos détruisirent la fièvre, et mes hommes reprirent gaieté, force et courage.

Quelques mots expliqueront à mes lecteurs comment il se fit qu'un secours si prompt et si efficace nous arriva au milieu de nos dangers à Java.

Zéla et sa plus jeune servante s'étaient embarquées dans un petit canot que, par fantaisie, ma femme appelait sa barge. Elles avaient dirigé leur frêle esquif le long du rivage, vers une petite place ombragée où, loin de tout regard, il leur était possible de se livrer à leur plaisir favori, celui de nager. J'avais si bien fait prendre l'habitude et le goût des bains à Zéla, qu'elle était presque amphibie. Pendant notre séjour à l'île de France, de Ruyter me compara à un requin, et ma belle Arabe, qui me précédait toujours dans l'eau, vêtue d'un caleçon bleu et blanc, au poisson pilote. En nageant avec sa compagne, Zéla entendit le bruit des mousquets apporté par le vent de terre sur la surface ombragée et calme de la mer. Le son était si bas, si sourd, si indistinct, que, pendant les premières minutes, la jeune femme crut qu'il était le bruit naturel à notre chasse. Cependant un indéfinissable sentiment de tristesse glissa dans l'esprit deZéla; elle remit donc ses vêtements et voulut débarquer, mais une réflexion l'empêcha de suivre cette première idée. La décharge des fusils devint plus distincte, et la finesse exquise de l'oreille de Zéla la rendit capable de distinguer le bruit de ma carabine, qui avait le son aigre et retentissant.

Bientôt après, la jeune femme entendit, quoique faiblement, les cris des natifs, et ces cris lui parurent les clameurs de la guerre et non celles d'une joyeuse chasse. Zéla regagna donc en toute hâte le schooner et communiqua ses craintes au contre-maître. Inquiet et obéissant, le brave homme grimpa sur le mât, et de là il vit la cavalerie javanaise sortir en toute hâte du village. Fort heureusement, les bateaux étaient côte à côte du schooner, ainsi que la chaloupe; ils furent donc vivement équipés et armés.

Zéla conduisit les hommes. Son instinct merveilleux les guida si bien, qu'ils arrivèrent à temps pour m'arracher à une mort horrible. C'est donc avec justice, avec vérité, avec bonheur que j'appelle Zéla l'ange de ma destinée.

Avec les calmes et les rafales qui se suivaient les uns les autres, avec la poursuite des vaisseaux de toutes nations qui éveillaient notre convoitise, notre vie n'était point une vie de paresse, de repos et de tranquillité. Dans l'Inde, l'autorité se sert de son pouvoir uniquement en vue de son intérêt personnel, et je crois que cette conduite est généralement adoptée par tous les hommes libres. J'avais acquis des inclinations féroces et le mal que je faisais n'avait d'autre limite que l'impossible. Le golfe de Siam et les mers chinoises retentirent longtemps des ravages exercés par le schooner, et l'approche des trombes, des ouragans, qui y sont si dangereux, était moins redouté que l'approche de notre vaisseau. J'ai fidèlement raconté, dans la première partie de cette histoire, et nos exploits et notre manière de vivre; j'ajouterai donc des ailes à mon récit, afin d'éviter les petits détails qui mènent à une répétition sansfin, pour éviter la stupidité méthodique contenue dans ce livre de plomb qu'on appelle un journal de mer.

Nous touchâmes d'abord à l'île de Caramata afin d'y prendre de l'eau, car notre arrimage était si bien rempli par le butin, que nous n'avions qu'un très-petit espace pour notre eau. La plus horrible torture punissait souvent notre avarice, et cette torture, la plus grande que puisse, sans y succomber, supporter la nature humaine, est celle de la soif. Bien des fois, nous nous trouvions limités à ne boire que trois demi-quarts d'une eau sale, saumâtre et fermentée; alors le plus avare de nous eût volontiers échangé sa part de butin pour une cruche d'eau limpide. Dans les moments de privation, je ne rêvais le bonheur qu'au milieu d'un lac; une rivière me semblait trop petite pour arriver à satisfaire mon insatiable soif. Nous étions donc dans cet horrible état de souffrance lorsque nous arrivâmes à Caramata. Là, je me procurai une abondante provision d'eau, du fruit, de la volaille, et nous reprîmes notre course.

Le premier des rendez-vous assignés par de Ruyter était fixé dans le voisinage des îles Philippines. En suivant le long de la côte de Bornéo, nous abordâmes une grande jonque chinoise qui rasait les bords de deux îles en flammes. Une de ces îles était très-petite; les bords polis de son cratère volcanique étaient dorés par le feu, et du centre de ce feu s'élevait constamment une mince colonne de vapeur. Cette île était jointe à l'autre par un banc de sable qui, selon touteprobabilité, avait été formé par la lave; cette dernière île était assez vaste, mais elle n'avait point de feu sur son sommet, dont la forme ressemblait à celle d'un bonnet persan; sous ce bonnet imaginaire s'ouvrait une immense bouche qui laissait échapper de temps à autre une épaisse bouffée de fumée noire.

—Capitaine, me dit le quartier-maître, regardez ce grand paresseux de Turc, j'espère qu'il a une belle place: assis dans la mer et fumant avec nonchalance cette immense pipe d'eau!

La comparaison fantastique du vieux marin n'était point inapplicable.

La jonque était remplie de Chinois qui émigraient à Bornéo pour s'y établir. J'échangeai des provisions fraîches contre quelques nids d'oiseaux, puis je laissai la cargaison vivante continuer sa route sans lui faire aucun mal.

Quelques jours après, nous eûmes le malheur de raser un banc de sable; mais, grâce à la faiblesse du vent, il nous fut facile d'éviter un naufrage.

Après avoir laissé à notre gauche l'île de Panawan, nous nous arrêtâmes dans un ancrage passable, à la hauteur du cap Bookelooyrant, et nous y attendîmes de Ruyter pendant deux jours. Ne voyant rien venir, je levai l'ancre, et nous fîmes une course vers le nord pour gagner le second rendez-vous, qui était une île appelée le Cheval Marin. Cette île n'était point habitée, et dans un certain endroit que de Ruyter m'avait soigneusement dépeint, je trouvai une lettre contenantses instructions. Il m'ordonnait de continuer ma course dans une ligne parallèle à la latitude, jusqu'à ce que j'arrivasse en vue de la côte de la Cochinchine. Je suivis avec les caprices du temps la ligne tracée par mon ami; mais ces caprices étaient souvent contraires à mon devoir et à mes désirs. Parfois cependant l'atmosphère était splendide et les nuits si lumineuses et si fraîches que je les passais presque toutes sur le pont, causant avec Zéla ou écoutant des histoires arabes. Pendant quelques jours, nous restâmes en panne à la hauteur d'une île appelée Andradas; le temps allait changer et ne nous présageait rien de favorable à la continuation de notre course.

Un silence de mort planait dans l'air, qui était humide et chargé d'une épaisse rosée. L'île se voila bientôt, et ses contours se perdirent dans une vapeur bleuâtre. Le soleil prit des proportions immenses, mais son éblouissante clarté s'affaiblit si bien que le regard pouvait en supporter l'éclat; les étoiles étaient visibles au milieu du jour: on eût dit qu'elles allaient plonger dans la mer. Ce sinistre et mélancolique prélude était réfléchi d'une manière épouvantable par le miroir de l'eau et sur les figures attristées de mon équipage. J'eus mille peines à réveiller mes hommes de cette torpeur craintive, mille peines pour réussir à les préparer au combat que nous allions avoir à soutenir avec les vagues et les éléments en fureur.

Les hommes placés en haut amenaient les légers mâts et les vergues, tandis que nous carguions les voiles et que les Arabes et les natifs étouffaient leurs craintes sous la grande voix d'un bruyant travail.

J'examinai l'horizon avec inquiétude: ses couleurs grises et sombres devenaient à chaque instant plus épaisses et plus obscures. Tout à coup une boule de feu que je pris pour une étoile volante descendit du ciel perpendiculairement sur notre vaisseau, qui était stationnaire et immobile; cette boule tomba dans la mer, tout près de notre quartier, et elle fit autant de bruit qu'un boulet de canon. À la même minute, le ciel se déchira en deux avec un craquement épouvantable, le schooner trembla comme s'il se fût heurté contre un rocher, et alors la pluie, le vent et le tonnerre éclatèrent furieusement. Par bonheur, l'orage nous emporta en avant et nous chassa avec une force violente et irrésistible devant la tempête. Après avoirsupporté le premier choc, nous nous remîmes de notre terreur, et l'orage s'établit au nord-est. Nous déferlâmes les voiles d'orage, afin de mettre le vaisseau sous le vent dès que la violence de la tempête se serait épuisée. Le schooner était un incomparable navire, et quand j'eus fait mettre tout en sûreté à bord, nous le mîmes au vent et en panne avec la grande voile d'orage bien carguée. Le ciel était noir, tout à fait sans étoiles; la mer blanche d'écume.

Je descendis dans ma cabine afin de regarder sur la carte marine dans quel endroit nous nous trouvions, mais un cri général me fit rapidement monter sur le pont. Muet de terreur, je vis un grand vaisseau qui marchait tout droit sur nous. Il courait avec des mâts sans voiles; évidemment il nous avait vus, et je distinguai la figure d'un homme qui tenait une lanterne au-dessus de sa proue et qui nous demandait, à l'aide d'un porte-voix, qui nous étions. À la suite de la question, j'entendis cette menace: «Arrêtez, schooner, arrêtez, ou nous vous ferons couler à fond!»

Dans une seconde tout fut en commotion à bord de la frégate. J'avais d'un regard découvert la forme du navire; elle sortait ses canons, faisant en grande hâte des préparatifs pour s'en servir. Ma surprise m'empêchait de répondre, et ce ne fut qu'à la voix des canons et à cet ordre: «Baissez-vous!» que, reprenant mon sang-froid, je criai d'une voix de stentor:

—Haussez le gouvernail!

Nous larguâmes jusqu'à ce que nous eussions le ventà notre quartier. Plusieurs canons furent déchargés sur nous, et notre seule espérance était d'augmenter les voiles du schooner. Aussitôt qu'il sentit le canevas, il se trouva délivré de la gêne et vola comme une levrette qu'on laisse suivre sa proie. Le schooner se précipita donc follement à travers les crêtes des vagues écumantes qui sifflaient et fumaient comme de l'eau en ébullition. Sa fuite laissa derrière lui une ligne de lumière aussi brillante qu'un météore qui traverse les cieux.

Pendant que nous nous félicitions de notre succès, la vigie nous cria:

—La frégate à l'avant!

Nous avions juste le temps de hausser le gouvernail, et nous rasâmes un vaisseau. Mais une lumière suspendue à sa poupe me montra que c'était un vaisseau encore plus grand que la frégate; nous l'avions à peine dépassé que nous nous frôlions à la poupe d'un autre. J'étais égaré.

Le contre-maître me dit d'un air épouvanté et craintif:

—Capitaine, ce ne sont point de vrais vaisseaux, mais bien leHollandais volant.

À cette affirmation, le vieux quartier-maître répondit d'un ton narquois:

—Que je sois damné, monsieur, si c'est leHollandais volant! que je sois damné si, au contraire, ce n'est point une flotte chinoise!

La vérité de cette découverte me frappa l'esprit: c'était bien en effet une flotte de Canton.

Quand nous fûmes suffisamment éloignés de notre dangereuse rencontre, nous mîmes en panne pour attendre l'aurore.

Après une nuit d'inquiétude, d'embarras et de dangers, l'obscurité disparut lentement, et de sombres rayons de lumière encore chargés d'orage me permirent d'examiner le cercle étroit et bruni de l'horizon. Quel changement dans un seul jour! Le matin précédent, un bateau de papier aurait pu sûrement flotter sur l'eau, et maintenant des vaisseaux anglais d'une grandeur colossale, en comparaison desquels le schooner ressemblait à une coquille de noix, flottaient, ballottés çà et là, comme une barque abandonnée. Pareille à une montagne de glace, chaque lame menaçait de les submerger. Fouettée par le vent, la mer semblait bouillonner de fureur, et l'écume blanche formée sur la surface remplissait l'air d'un nuage neigeux. Le vieux quartier-maître, qui tenait le gouvernail, nous disait en essuyant l'écume qui volait sur lui: «La femme du vieux Neptune a besoin sans doute d'une tasse de thé ce matin; car, pour le faire, elle ordonne à l'eau de bouillir, et j'espère, capitaine, qu'elle se servira des feuilles contenues dans ces boîtes à thé. Il en faut trois. Ma femme se servait toujours de trois cuillerées pour faire sa tisane: une était pour moi, l'autre pour elle, la troisième pour la théière.»

Les troislast indiamen, qui étaient de douze à quinze cents tonneaux, semblaient avoir beaucoup souffert. Ils étaient en panne, et je crus qu'ils attendaient l'arrivéede leurs compagnons, car il était évident qu'ils formaient une partie du convoi que j'avais rencontré la nuit. Dans la crainte de voir apparaître les vaisseaux de guerre, je profitai du calme, qui arrive généralement avec l'aurore, pour mettre sous le vent. Je l'ai déjà dit, et je le répète encore, jamais un meilleur navire que le schooner n'a flotté sur les eaux. Toutes nos légères barres furent attachées sur le pont, les écoutilles et les embrasures fermées, et nous flottâmes sur les eaux avec une sorte de sécurité pendant que les lourds vaisseaux anglais, bâtis très-haut, chargés d'hommes et de choses, ne ressemblaient point à des cygnes nageant sur un lac. Quand la lueur du jour fut éclaircie, je pus, à l'aide d'un télescope, compter sept autres vaisseaux, parmi lesquels une large banderole désignait le bâtiment de guerre dirigé par le commodore. Ce dernier faisait des signaux à la frégate, et celle-ci se dirigea vers les vaisseaux pour assister, selon toute apparence, ceux qui avaient le plus souffert, car ils étaient tous rassemblés sous le vent, à l'exception d'une seule barque, dont on ne pouvait distinguer que la grande voile de perroquet. Cette barque changea la direction de sa course, non pour se mettre avec les autres, car son but semblait être d'accompagner le convoi sans en faire partie. Je regardais attentivement la coupe des voiles de ce bâtiment, la vitesse de ses manœuvres et la vélocité avec laquelle il naviguait, bien convaincu que c'était un vaisseau de guerre; et cependant il n'était pas anglais.

—Prenez le télescope, dis-je au vieux quartier-maître;je ne connais pas ce navire, ou plutôt je ne comprends pas sa conduite. Ah! il change sa course et se dirige vers nous; il faut lui montrer notre poupe. Que pensez-vous de ce bateau, mon vieil ami?

—Comment, monsieur! s'écria le marin, avez-vous jamais vu dans les Indes trois voiles d'avant et d'arrière telles que celles-ci? J'appris cette coupe en servant dans un bateau de pilote, à New-York, et c'est moi qui ai coupé ce canevas-là, aussi sûr que mon nom est Bill Thompson!

—Vraiment! m'écriai-je; serait-ce le grab?

—Sans doute, c'est le grab, capitaine, répondit Bill.

La joyeuse nouvelle se répandit dans le vaisseau, et toutes les figures rayonnèrent de bonheur. Au bout d'une heure, le grab vint côte à côte de nous, et nous jetâmes ensemble un hourra qui s'éleva au-dessus du bruit de la mer. Il m'est impossible de dépeindre leplaisir que je ressentis, et ce plaisir était doublé par son à-propos. Comme la mer était trop agitée pour mettre un bateau sur l'eau, nous ne pûmes communiquer qu'à l'aide de nos signaux particuliers, et de Ruyter m'ordonna de me tenir près du grab et de suivre ses mouvements.

La brise continuait à souffler du golfe de Siam, et poussait le convoi vers Bornéo. Nous suivîmes de Ruyter, qui se dirigeait vers la flotte, et je remarquai que la plupart des vaisseaux avaient beaucoup souffert. Un d'eux avait eu son mât de misaine frappé par la foudre; le commodore tenait celui-là en touage; un autre n'avait plus ni perroquet ni beaupré; il était très-grand, éloigné des autres, mais rapproché de la frégate, qui l'avait en touage. Les autres vaisseaux essayaient de se tenir ensemble pour se protéger mutuellement pendant que de Ruyter utilisait tous les moyens nautiques pour les harasser et les diviser, tandis qu'avec une effronterie nonchalante j'aidais de tout mon pouvoir les tentatives de mon ami. Nuit et jour nous rôdâmes autour du convoi comme rôdent des loups autour d'une bergerie protégée par des chiens de garde.

La supériorité de notre navigation nous donna le plaisir d'ennuyer nos ennemis; mais, outre les vaisseaux de guerre, la plupart de ceux qui appartenaient à la compagnie marchande étaient plus forts que nous, avaient plus d'hommes et portaient de trente à quarante canons. Malgré cela, nous entravâmes tellement leur marche, soit à l'aide d'attaques fausses ou réelles,soit par des lumières ou des coups de canon, qu'ils firent tous leurs efforts pour nous détruire, afin de se débarrasser de nous. La frégate nous chassa l'un après l'autre, et malgré sa force et son adresse, ses tentatives de délivrance n'eurent aucun résultat.

Ma témérité mit plusieurs fois le schooner en danger, et, chassé par la frégate, qui portait plus de voiles que moi, j'allais tomber entre ses mains lorsque, au moment où elle commençait à faire feu, son beaupré et son perroquet se brisèrent.

Nous réussîmes à gêner le convoi et à le diviser malgré les vaillants efforts que l'ennemi opposait à nos attaques, car nous étions favorisés par les îles, les bancs et les rochers dispersés sur leur côté opposé au vent et vers lesquels la houle et le courant conspiraient avec nous pour les chasser. Le vaisseau que la frégate avait de temps en temps en touage était chassé par le vent bien loin derrière les autres lorsqu'il était privé de cette assistance, et nous avions fortement contribué à la lui faire perdre, en le tenant sans cesse dans une craintive alerte. Au coucher du soleil, de Ruyter vint côte à côte de nous bien avant de la flotte, et me dit:

—Dans vingt-quatre heures, la force de cette brise sera épuisée; profitons-en et faisons un dernier effort pour réussir à exterminer le vaisseau protégé par la frégate. J'empêcherai cette dernière de lui porter secours jusqu'au coucher du soleil, et alors son secours deviendra inutile. Je me rendrai à votre côté contre levent, vous irez derrière le vaisseau et vous me trouverez près de vous.

Après ces paroles, de Ruyter me quitta, et, plus audacieux qu'il ne l'avait jamais été, il dirigea le grab au centre même du convoi, et échangea des coups de canon avec les grands vaisseaux. Les mouvements de de Ruyter furent si rapides, que la frégate se mit sur le qui-vive. Les vaisseaux des Indes ressemblent à des jonques chinoises, étant équipés pour la plupart avec de pauvres malheureux lascars. Un de ces vaisseaux était démâté, et de Ruyter et moi, après avoir réussi à le détacher du convoi, nous espérâmes en faire la conquête.

L'Angleterre a raison d'être fière de ses galants matelots, aussi hardis et aussi battus par la tempête que les rochers de sa côte de fer. La richesse d'une seule île, qui est pauvre et insignifiante par elle-même, contient plus de puissants vaisseaux de guerre que l'Europe entière; mais aussi tout y est sacrifié. Cependant il est un fait singulier, et ce fait est que les vaisseaux employés au commerce sont, sans exception, les plus laids, les plus sales et les plus lourds voiliers du monde, et pendant les temps de guerre ils sont horriblement équipés, car alors la marine s'empare de tous les hommes utiles. En vertu de l'injuste loi qui régit les impôts, les droits de tonnage sont levés sur l'étendue de la contre-quille et de la largeur du vaisseau, et non point sur la quantité de tonneaux qu'un bâtiment peut contenir. L'étude du marchand de bâtiments est de diminuerle poids de l'impôt, et, pour arriver à cela, ils continuent la largeur avec peu de diminution depuis la proue jusqu'à la poupe, en faisant la partie supérieure du vaisseau très-saillante et en donnant à la cale la profondeur d'un puits du désert: de sorte que, suivant l'absurde mesurage de notre gouvernement, un vaisseau qui est enregistré porteur de sept cent cinquante tonneaux a généralement mille ou onze cents tonneaux de cargaison. Ce système absurde ne peut être égalé que par celui des Chinois, qui protégent cette ordonnance par amour pour son antiquité. Ils mesurent la largeur du vaisseau depuis le milieu du mât de misaine jusqu'au milieu du mât d'artimon, et la dimension est prise vers la poupe, ce qui fait que la longueur est multipliée par la largeur. Cette méthode fait qu'un brigantin paye souvent plus cher que ne paye un vaisseau, et un vaisseau de cent tonneaux ne paye que la moitié de l'impôt mis sur un vaisseau de mille tonneaux. Et cependant les Anglais et les Chinois sont appelés des hommes savants!

Le temps se calma un peu; les petits nuages frisés qui avaient tous couru dans la même direction se rassemblèrent au côté contre le vent, et ils restèrent stationnaires, réunis en lignes horizontales, jusqu'à ce que, incorporés dans le banc sombre et escarpé de l'horizon, ils changeassent leur couleur grise en une teinte d'opale. La mer tomba, et l'obscurité devint si grande, qu'il me fut impossible de distinguer les vaisseaux des Indes; mais j'étais guidé vers eux par les signaux de détresse qu'ils faisaient à ceux qui ne pouvaient ni les entendre ni les voir. Quoique un peu affaibli, le vent soufflait encore avec violence, et pendant que les intervalles de calme nous débarrassaient de la pression du vent, les vagues furieuses lançaient çà et là des avalanches d'eau sur notre pont. Pour ajouter un péril de plus à nos dangers, il y avait des bancs de sable et une ligne de rochers submergés tout à fait au-dessus de notre quartier opposé au vent. Nous ne vîmes point legrab avant les premières lueurs du jour, et de Ruyter me dit qu'il avait la crainte que le vaisseau que nous avions poursuivi ne se fût brisé contre les rochers.

—J'ai vainement averti l'étranger de ce dangereux voisinage, continua de Ruyter; je lui ai conseillé de mettre en panne; mais sans m'écouter ou sans m'entendre, ignorant où il était, il est parti avec le vent. Maintenant il faut ou qu'il périsse ou qu'il demande assistance en déchargeant ses canons, mais j'ai grand'peur que son appel ne soit trop tardif.

Le pressentiment de de Ruyter se changea en vérité. La première chose que mon regard rencontra au lever de l'aurore fut le pauvre vaisseau naufragé: il était couché sur un lit de rochers et attaché à ses dures pointes comme par une vis cyclopéenne. Les vagues furieuses frappaient avec colère les bases du rocher, s'élevaient en pyramides ou se précipitaient en avant, puis elles continuaient leur chemin jusqu'au moment où la houle les dispersait en écume. Au milieu de l'horrible gouffre battu par le ressac, qui tombait avec autant de force que s'il eût été vomi par un volcan, se voyait le pauvre naufragé.

Le convoi avait disparu sous le sombre voile de nuages qui couvrait l'extrême pointe de l'horizon. Après s'être tourné vers l'est, où il souffla encore avec violence, le vent s'affaiblit et enfin tomba tout à fait après le lever du soleil. Nous étions tellement secoués et ballottés, que nos mâts se courbaient avec la flexibilité des cannesdes Indes, et que le vaisseau gémissait en faisant entendre de sourds craquements.

Il était parfaitement inutile de songer à secourir l'équipage, si toutefois quelques hommes existaient encore. À l'aide d'un télescope, je découvris que la grande vergue et le tronc du mât d'artimon étaient les seules parties du naufragé sur lesquelles la mer ne se jetât pas continuellement. La partie de devant du vaisseau était fracassée, les ponts enlevés, et la cargaison avait dû céder à la violence de l'eau. Si quelques marins avaient réussi à se sauver, ce ne pouvait être qu'à l'aide de la grande vergue, qui était considérablement élevée avec le côté opposé au vent.

À neuf heures du matin, les houles étaient si bien diminuées, qu'en voyant de Ruyter préparer un bateau, je suivis son exemple, et je réussis à mettre à l'eau une barque excessivement légère, équipée avec mon second contre-maître et quatre des meilleurs marins du schooner. À mon grand regret, je me vis contraint de rester sur le vaisseau, ma blessure me faisant encore souffrir. De Ruyter héla mon bateau; ils marchèrent de compagnie et firent un grand détour pour tenter l'intrépide sauvetage des naufragés. J'enviais de Ruyter, le brave, le courageux de Ruyter, et, impuissant comme une vieille femme malade, je ne pouvais que maudire le membre paralysé, obstacle insurmontable à l'imitation du noble exemple que donnait mon ami.

Vers midi seulement, les deux bateaux longèrent les rochers pour revenir vers le grab. J'avais pu distinguer,malgré l'éloignement des hommes qui remuaient sur la grande vergue du naufragé, que les bateaux avaient assez approché pour persuader aux hommes de descendre dans la mer en se laissant glisser sur des cordes. Comme le schooner était plus léger que le grab, je donnai l'ordre de le faire approcher des bateaux, et ces derniers nous rejoignirent sains et saufs. De Ruyter s'élança à bord à l'aide d'une corde, et, lorsque ses deux mains pressèrent les miennes, sa figure me parut rayonnante de joie.

—Si cet imbécile de vaisseau, me dit-il, ne s'était pas jeté sur les rochers, j'aurais gagné quarante mille dollars; eh bien, cependant, je ne sais pas trop pourquoi je suis plus heureux d'avoir sauvé quatre hommes que d'être possesseur d'une montagne de boîtes à thé. Les pauvres garçons! il faut vraiment qu'ils soient doués de la force des loutres pour avoir supporté sans mourir une pareille nuit. Haussez-les à bord, mes enfants; commencez premièrement par nous donner le père et le fils.

Ces paroles furent à peine prononcées qu'un homme parut sur le pont: cet homme était couvert d'une jaquette déchirée de camelot rouge, aux parements jaunes, brodés de cordonnets d'argent. Il marchait en chancelant, employant pour se tenir debout toute la force d'une ferme volonté. Un jeune homme brun et nu jusqu'à la ceinture suivait le premier arrivé, en cherchant à lui prêter l'appui de son bras. L'homme à la jaquette, âgé de cinquante ans, était capitaine dansun régiment du Bengale, et il rentrait en Europe après un service de vingt-cinq ans dans les Indes. Ces longues années de travail avaient fait gagner à l'étranger la solde à vie de quatre-vingts livres par an. Si le climat des Indes avait été moins funeste au vieux soldat, il lui eût été possible de jouir pendant quelques années de ce pauvre salaire; mais, incarcéré dans Calcutta, dont l'atmosphère est étouffante, son foie avait pris les proportions dénaturées de celui d'une oie de Strasbourg, et par les mêmes moyens: la chaleur et l'excès de nourriture. La bile, et non le sang, circulait sous la peau verte et jaune de cet homme à moitié mort de fatigue et d'épuisement. Le jeune garçon, son fils, né d'une femme indienne, avait dix-sept ans.

Greffé sur une race indigène, le jeune homme avait grandi et promettait de porter un jour de bons fruits. Les deux autres naufragés faisaient partie de l'équipage du navire: un était le contre-maître, homme fort et carré du nord de l'Angleterre, habitué aux orages, ayant été élevé dans un bâtiment charbonnier, sur les dangereuses côtes de son pays; le second remplissait sur le vaisseau perdu les fonctions de bosseman. C'était un homme d'une beauté rare, d'un courage éprouvé, et dont la force me parut prodigieuse. Sans parler ni même paraître se souvenir du danger qu'ils avaient couru, le contre-maître et le bosseman nous racontèrent avec admiration le dévouement que le jeune Anglo-Indien avait témoigné à son père en cherchant à le sauver au prix de sa propre existence.

Quand le contre-maître anglais eut réparé ses forces avec quelques heures de sommeil et un bon repas, il nous raconta l'histoire du naufrage.

—Notre vaisseau, dit-il, qui était un des plus grands du convoi, avait perdu ses perroquets et un de ses mâts. La frégate l'avait pris en touage, mais la violence du temps rendait ce secours très-dangereux pour elle, sans être efficace au navire démâté. La cargaison se composait de thé, de soieries et de plusieurs autres objets de commerce; de plus, le vaisseau portait à son bord des femmes, des enfants, des domestiques nègres, enfin un personnel de trois cents individus. Le vaisseau souffrit si cruellement à la chute du jour de l'agitation de la mer, qu'il s'était fendu en plusieurs endroits. En le mettant au vent pour l'alléger, deux des canons du grand pont s'étaient détachés, et un avait enfoncé une embrasure, qui laissa pénétrer l'eau. Quand le grab nous eut avertis du voisinage des rochers, nous essayâmesde tourner le vaisseau; mais, faute de voiles, il nous fut impossible de réussir. Pour activer notre destruction, le vent, les vagues et le golfe poussèrent le vaisseau à travers un étroit canal de rochers. Là, nous fûmes arrêtés, avec la poupe en avant, sur une couche de rochers submergés, et tous les lascars se précipitèrent, pour y chercher un refuge, sur les agrès et les mâts. Les lamentations et les cris étaient si bruyants, que la désolante clameur étouffait le bruit du vent et des vagues. Tout le monde croyait le vaisseau englouti, et ceux qui se trouvaient sur le pont étaient si effarés, que les vagues les emportèrent avant même qu'ils eussent compris le réel danger de notre situation. Bientôt rien ne resta plus visible aux regards que l'écume blanche qui bouillonnait autour du vaisseau. Non-seulement nous ignorions dans quelle partie de la mer le malheur nous atteignait, mais encore ce qu'il fallait faire pour le combattre. Je grimpai dans les agrès, que les lascars, ainsi que plusieurs officiers, avaient pris pour refuge; ne pouvant trouver de place, je passai sur la grande vergue, qui était également chargée de monde. Le mât d'artimon tomba dans la mer, entraînant avec lui une foule d'hommes; pas un ne reparut plus sur la surface de l'eau. Un bruit de tonnerre nous annonça que les ponts emportés laissaient la mer envahir le navire. Vers le point du jour, le vaisseau gronda sourdement et s'inclina sur le côté gauche: le mouvement eut tant de violence et de rapidité, qu'un second mât, chargé d'Européens, fut précipité dans l'eau. Le bossemanne m'avait pas quitté, et nous nous encouragions mutuellement à supporter notre extrême fatigue. L'ardente activité que j'apportais dans l'examen de notre entourage me fit voir que le mât de hune allait se briser. Nous nous traînâmes sur la grande vergue; elle était presque abandonnée, car les cordes qui la supportaient avaient été enlevées, et, en se détachant, la grande voile avait jeté à la mer ceux qui étaient sur la vergue. J'aperçus alors le vieux capitaine, que son fils avait traîné sur le rocher; ils y étaient collés tous deux comme des homards endormis. Quand le jour parut, je cherchai mes compagnons d'infortune, et je comptai six êtres vivants! Nous étions épuisés, sans espérance. Dieu nous envoya vos bateaux. Mais, en regardant autour de nous, je perdis l'espoir donné par votre apparition, car il était presque impossible de franchir, pour arriver jusqu'à nous, la ceinture de rochers et le banc de sable qui nous enfermaient. Outre cette crainte d'insuccès désespérante, nous savions que vous êtes des corsaires français, et peut-être l'espoir du pillage vous attirait-il près de nous!

Ici le dur visage du contre-maître eut une expression de reconnaissance profonde, ses petits yeux brillèrent, et il reprit en nous jetant un regard humide:

—J'ai vu de braves et bons bateliers sortir dans leurs bateaux de sauvetage des rives de notre côte pendant la tourmente, mais on n'a jamais vu arracher d'un pareil gouffre quatre hommes inconnus en risquant l'existence de braves marins! Les houles qui tournaientautour de nous jetaient en l'air des corps humains, des boîtes de thé, des tonneaux, des ballots de soieries, du coton, des voiles de vaisseau, des bateaux de réserve, des hamacs, des avirons, et tout cela pêle-mêle, en désordre, en confusion. Dans le groupe informe, tantôt séparé, tantôt réuni, j'aperçus une vieille nourrice noire qui tenait dans ses bras un enfant blanc; elle paraissait, par ses mouvements, vouloir le porter à bord, près de nous, et son corps, ballotté par la mer, courait autour des rochers. Un homme cramponné à la vergue, près de moi, suivait d'un œil fasciné toutes les allées et venues de la vieille femme; puis tout à coup il se précipita dans la mer, la tête la première, en criant:

«—Oui, oui, vieux diable, oui, je te suis, je te suis!

«—Ne regardez pas la mer, me cria le vieux capitaine, cette vue vous donnera le vertige et vous tomberez.»

Un poisson n'aurait pu flotter dans cet horrible gouffre, et cependant le capitaine américain approcha assez près de nous pour jeter sur notre bord une ligne de plomb. Malheureusement, le premier homme qui tenta de la saisir fut emporté par les vagues. La ligne fut jetée une seconde fois, et le jeune créole, qui était aussi agile qu'un singe, réussit à la prendre. J'y attachai le bout d'une corde que le capitaine tira à bord. Nous descendîmes donc un à un, et nous gagnâmes les bateaux. Que Dieu soit béni pour nous avoir accordé la grâce de rencontrer des compatriotes sur votre bord, et je doisajouter que, malgré son origine américaine, je n'ai jamais vu un navire aussi bon, et des marins aussi secourables et aussi dévoués à leurs frères malheureux...

Aussitôt que le calme du temps nous eut permis de lever l'ancre, nous dirigeâmes notre course vers le nord-est, afin d'atteindre trois petites îles situées à la hauteur des côtes de Bornéo, et près desquelles nous nous étions déjà arrêtés une fois.

J'avais donné à de Ruyter un récit circonstancié de tout ce que j'avais vu, entendu ou fait, et son émotion me serra le cœur lorsqu'il eut appris la mort du pauvre Louis.

—Comment ferons-nous sans son aide? me dit de Ruyter: depuis longtemps il avait le contrôle de nos affaires d'argent, et c'était un admirable arithméticien; il nous sera fort difficile de trouver un homme assez honnête pour tenir honorablement la place qu'il occupaitprès de nous. Il y a du danger dans le maniement de l'argent et dans la connaissance du calcul; cette connaissance donne une trop grande facilité pour soustraire aux autres dans son propre intérêt. Elle rend l'âme sordide, et vous savez que la rapacité des banquiers et des munitionnaires est si bien connue, qu'elle est proverbiale. En conséquence, comme il nous serait impossible de trouver un homme digne de remplacer le pauvre Louis, nous partagerons entre nous les charges de cet emploi.

Après avoir attentivement écouté le récit de mon aventure avec les Javanais, de Ruyter s'écria:

—Vous êtes allé à une chasse d'oies sauvages ou de sangliers, excité à le faire, je suppose, par sa dangereuse absurdité. Il est vrai que vous êtes sorti du piége avec une admirable sagacité; mais quel autre homme que vous, Trelawnay, se serait rendu coupable d'une si grande folie? Vous êtes plus téméraire et plus inconsidéré que notre ami malais, le héros de Sambas.

—À propos de lui, de Ruyter, dites-moi si votre alliance avec cette rapace tribu des Malais n'est pas un acte de folie chevaleresque aussi coupable que mon expédition à Java?

De Ruyter me regarda en riant, frotta joyeusement ses mains l'une contre l'autre, et me répondit d'un ton de visible contentement:

—Non, mon garçon, non; harasser, humilier et détruire les ennemis du drapeau que je sers est un devoir;je confesse que je ne m'engagerais pas volontiers dans des entreprises inutiles, mais je déteste, j'abhorre la compagnie marchande anglaise, et, du reste, toutes les compagnies, parce qu'elles sont liées ensemble par des vues étroites et des liens intéressés. La vengeance, ou plutôt la rétribution, est pour moi comme le diamant sans pareil que possède le sultan de Bornéo, comme le soleil sans prix. Un ministre poëte de votre nation a dit ceci:

«La vengeance est le courage de rappeler les dettes de notre honneur.»

Et vous savez, mon garçon, qu'il faut que mes dettes d'honneur soient scrupuleusement payées. Je crois, en vérité, que pour chaque dollar qu'ils m'ont enlevé autrefois, les Anglais ont perdu des milliers de dollars.

Depuis longtemps la Compagnie essaye de s'établir sur ce côté de Bornéo, mais le manque de port et les obstacles opposés par les braves Malais continuent à frustrer toutes leurs espérances. Enfin la Compagnie fixa ses yeux avides sur la ville de Sambas, qui a une rivière, un bon ancrage assez rapproché et défendu par un fort; en outre, sa situation est des plus favorables au commerce et à l'agriculture. Aussi perfides dans leurs desseins qu'atroces dans leurs actions, ils dirent que le but de l'entreprise était celui de détruire cette colonie de pirates, et la cause réelle qui guidait leur attaque était la conquête de l'île. Le grab avait prisune position excellente et le Malais s'était engagé pour son peuple à me donner la direction de toutes les tribus. En conséquence, j'ordonnai au chef de faire embarquer ses gens dans leurs proas de guerre, et accompagnés par une forte partie d'hommes dans mes bateaux, nous avançâmes le long de la côte jusqu'à notre arrivée au cap Tangang. Je débarquai là et j'y laissai les bateaux.

Nous traversâmes la contrée à pied; les grands canons et d'autres articles lourds avaient été envoyés à la ville dans les proas. Après avoir passé une longue et triste journée à traverser des forêts, des montagnes gigantesques et escarpées, des plaines sans chemin, des rivières, des torrents et des marais, nous arrivâmes aux bords de la rivière de Sambas. D'un côté s'étendait un marais immense, de l'autre un jungle inextricable. Mais, guidé par les natifs, je vis bientôt devant moi la ville de Sambas, la ville dont la possession était ambitionnée par les Anglais. Les habitants étaient pêle-mêle dans de misérables huttes bâties en cannes et protégées par une masse informe de boue et de bois, à laquelle on donnait le nom de fort. Çà et là se trouvaient des habitations qui ressemblaient à des corbeilles soutenues par des béquilles, et, selon toute apparence, les propriétaires de ces masures étaient prêts à fuir vers la ville quand leurs affaires ou la nécessité les y obligeraient. J'avais remarqué, chemin faisant, une grande et magnifique baie entourée d'îles à l'est de la ville malaise, et je compris de suite queles assaillants mettraient là leurs vaisseaux en ancrage pour faire débarquer leurs troupes. Je trouvai les natifs occupés à déménager leurs meubles et leurs bateaux de guerre pour les conduire dans les places fortes, plus disposés à éviter l'invasion qu'à la soutenir. À ma prière, le chef malais se rendit dans les jungles, dans les marais, monta aux cavernes des montagnes pour haranguer les chefs aux barbes grises de case retirée, et pour les rallier à nous.

Aux noms de bataille et de butin, les guerriers qui s'étaient cachés sortaient de leurs retraites comme des troupes de chacals. L'âme entreprenante du chef enthousiasma tous les cœurs et se répandit comme un feu incendiaire des jungles à la plaine, de la plaine aux montagnes.

La haine des Malais pour les Européens et le désir de s'égaler mutuellement en force et en courage, multiplièrent le nombre des natifs et les réunirent dans un seul corps. Le second jour de mon arrivée, je mis la forteresse en état de défense, et je donnai l'ordre d'enfoncer des arbres dans le lit de la rivière afin d'en fermer le passage. Vers le milieu de cette même journée, j'entendis le sauvage cri de guerre des nobles barbares. Ils se précipitaient au bas de la montagne comme un déluge, et je fus bien heureux d'avoir pris possession de la forteresse de boue pendant le premier accès de leur fièvre inflammatoire. Les gestes violents des Malais, leurs cris perçants, le bruit de leurs armes à feu, celui de leurs trompettes de conque qui se répétaientde rocher en rocher, auraient pu faire croire qu'ils étaient devenus fous. Mon ami le chef vint bientôt me rejoindre, accompagné par les plus puissants chefs des diverses tribus. Il me présenta à ces chefs, et, après un festin abondant sans être splendide, nous nous occupâmes des choses importantes. Le chef, qui était un grand orateur, fit une longue harangue, et dans cette harangue il exalta mes services et finit par me proposer, au nom du peuple, le commandement de l'armée. Je l'acceptai, et mon premier acte d'autorité fut de diviser les tribus, de leur fixer à chacune une retraite sûre où elle devait se tenir cachée jusqu'au débarquement de l'ennemi. Je dis à un de mes corps de bataillon qu'il devrait apparaître à une certaine distance de la baie, quand une troupe de Malais cachée dans les jungles s'avancerait sur l'ennemi.

Quand tout fut préparé pour la défense, nous attendîmes l'arrivée de la flotte de Bombay. Nous avions placé des vigies tout le long de la côte, et des proas qui naviguaient très-vite avaient été envoyés dans la largue. L'attente fut longue, et nous désespérions déjà du bonheur d'assouvir notre vengeance quand nous les aperçûmes.

Le sol de l'Inde a été rougi du sang de ses enfants, et ses sultans, ses princes et ses guerriers ont été exterminés. Je donnerais ma vie pour voir l'Océan de l'est rougi par le sang, comme l'était la mesquine rivière de Sambas le jour où nous nous précipitâmes avec violence à travers les rangs des chrétiens, le jouroù les féroces et indomptables Malais repoussèrent les renégats sepays et les jetèrent avec une incroyable fureur dans les sombres eaux de la rivière. Il n'y eut pas de quartier et surtout fort peu de butin. Nous poursuivîmes les fugitifs, et la plupart furent tués au moment de regagner leurs vaisseaux. Quelques bateaux étaient encore occupés à débarquer des munitions, des armes et des troupes, qui s'échappèrent. Mais le nombre des morts fut bien supérieur à celui des vivants.

—Mais, arrêtons-nous, mon garçon, j'entends notre chef malais qui approche du vaisseau. Montez avec moi sur le pont, je lui dois un bon accueil.

Le chef et sa suite étaient montés sur notre bord. Le chef se précipita vers de Ruyter, se mit à genoux devant lui et embrassa ses mains; ensuite il se releva et fit un discours dont il n'avait point étudié les paroles à l'école de Démosthènes; mais ce discours avait une telle énergie dans les expressions, qu'il montrait que l'éloquence passionnée et simple peut aussi bien toucher le cœur de l'homme que le langage complaisant et subtil du philosophe grec.

Le chef renouvelait à de Ruyter ses remercîments et ceux de son peuple, qui le conjurait de rester à Sambas et d'être leur prince.

—Nous vous bâtirons une maison sur la montagne d'or et aux pieds de laquelle coule une rivière de diamants. (Cette offre n'était point illusoire, car une grande quantité d'or et de très-beaux diamants sont trouvés dans la rivière.) Nous vous donnerons tous nos bienset vous serez notre père. Un seul petit bienfait sera notre récompense, et ce bienfait est celui d'employer votre influence sur les grands guerriers de votre nation pour les entraîner à la petite île des grands vaisseaux (l'Angleterre); là, vous brûlerez les bâtiments, vous détruirez l'île et vous noierez tout le peuple. Ton fils, continua le chef en me désignant, restera avec nous pendant toute la durée de ton absence. Chaque vieillard sera son père, et par lui ta voix sera écoutée et comprise; n'est-il pas ton sang!

Pendant que le chef faisait ces offres, on préparait un festin auquel il prit part, et à la fin du repas il dit à de Ruyter que toutes sortes de provisions lui seraient envoyées le lendemain.

—Tu aimes mon peuple, dit le Malais en sortant de table, car tu as fait pour lui plus que leurs pères et leurs mères; s'ils lui ont donné la vie, plus généreux encore, tu leur as donné la liberté. Mon peuple est pauvre, il aime les cadeaux; mais je lui ai défendu d'accepter les présents de tes serviteurs (en disant ces mots, le chef regarda ses hommes d'un air terrible), et je tuerai celui qui enfreindra ma défense, fût-il né dans les mêmes entrailles que moi, eût-il été nourri au même sein!


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