CX

Le chef baisa encore une fois les mains de de Ruyter et regagna son proa, qui prit le chemin du rivage.

Fatigué d'être renfermé sur le schooner, et désirant voir mes anciens amis du grab, je me rendis sur son bord accompagné de Zéla et de de Ruyter. La nuit entière se passa sous la banne à rire, à souper, à causer, tandis que l'équipage, joyeux et un peu ivre,—j'avais donné aux hommes un petit baril d'arack rapporté de Java,—dansait sur le pont.

Je trouvai Van Scolpvelt tel que je l'avais quitté, et mon premier regard le découvrit à travers l'abat-jour de son dispensaire, qui ressemblait tout à fait à un pigeonnier. Près des fentes et des crevasses, se trouvaient plusieurs longs centipèdes, qui se traînaient çà et là, et tous les escarbots du vaisseau y cherchaient un refuge. Ce voisinage était peu redouté de Van; seulement, il n'aimait pas que ces noirs visiteurs entrassent dans sa bouche pendant qu'il dormait, ce qui arrive souvent lorsque ces insectes manquent d'eau. À part cette partie respectée de son individu, Van leslaissait courir sur ses vêtements, et il lui était parfaitement égal de les voir tomber dans sa soupe ou dans son thé; peut-être même prenait-il, à regarder les escarbots brûlés par le liquide, le plaisir que trouvait Domitien à voir l'agonie des mouches qu'il jetait dans les toiles d'araignée. Van était donc assis, fumant son meerchaum, et il retirait par sa patte velue, hors de sa tasse de thé, un magnifique escarbot. Le thé était tiède, et la petite bête n'avait été que rafraîchie par son plongeon dans la tasse. Frappé par la vue de la force extraordinaire de l'escarbot, ou dans l'unique désir de tuer le temps, le docteur le perça scientifiquement avec une aiguille, puis il examina sa victime avec un microscope. Quand la curiosité de Van fut entièrement satisfaite, il jeta l'insecte et but son thé à petits coups. Les penchants anatomiques du docteur étant réveillés, il songea à les satisfaire, et je le vis, les yeux fixés sur la poutre, se lever sans bruit et fixer du bout des doigts la tête d'un centipède contre le bois. La pression de la main de Van empêcha le reptile de se servir de son venin; mais son corps se tordit, ses cent pattes frissonnèrent, et Van le prit et le plaça dans une bouteille qui en renfermait déjà une douzaine.

De Ruyter appela le docteur. À la voix de son commandant, l'illustre chirurgien alluma sa pipe, revêtit sa jaquette et se précipita sur le pont. Van me tendit sa sale nageoire; et, malgré le venin qui la souillait encore, je la serrai avec force.

—Et vos malades, capitaine?

Le récit de nos misères fut dévoré par Van; il était insatiable et voulait à chaque instant de nouveaux détails, de nouvelles explications. La mort du pauvre Louis l'affligea cependant beaucoup; mais cette affliction fut diminuée par le souvenir de l'incrédulité du bon munitionnaire relativement à la science médicale.

—Ne m'a-t-il pas appelé pendant sa maladie, capitaine? n'a-t-il point déploré mon absence?

—Non, docteur.

—Non, répéta Van indigné, non!... Alors il est mort puni par le ciel, il est mort en infidèle profane; moi seul aurais pu le sauver.

Quand j'eus raconté à Van la perte que j'avais faite d'un Arabe mort empoisonné par la drogue des Javanais, il me demanda s'il n'avait point eu d'autre mal que celui-là.

—Il avait été légèrement blessé.

—Quelle était l'apparence de la blessure?

—Elle était rouge et très-irritée.

—Ah! s'écria le docteur, c'était une plaiephagedoenie, ou une inflammationerysipelateuse; sans doute lechylopeotic visceraétait dérangé. Qu'avez-vous appliqué sur la blessure?

—J'ai dit à l'homme de boire de l'eau de congée avec du citron dedans, et de laver sa jambe avec de l'eau-de-vie; mais il a lavé son gosier avec la liqueur, et la plaie avec de l'eau de congée.

—Vraiment! alors le brave vous montrait qu'il était plus instruit que votre ordonnance; ce gaillard méritait de vivre et vous de mourir.

Van maudit avec véhémence le médecin qui avait déserté son poste pendant la bataille; il enviait ce poste de toutes les forces de son âme. Ensuite Van demanda à examiner ma blessure.

—Selon l'apparence, me dit-il, tous les chirurgiens croiraient que quelques morceaux de vos vêtements sont entrés avec la balle, et qu'ils empêchent la plaie de se cicatriser; mais une longue suite d'expériences m'ont prouvé que, dans une blessure causée par une balle, il importe fort peu qu'elle entraîne avec elle un fragment d'étoffe; ce fragment sera masseux, à moins que la balle ne soit presque consumée, et alors la blessure qu'elle cause n'est point profonde.

Van conclut son discours en me disant qu'il voyait des symptômes de jaunisse dans mes yeux et sur ma peau.

Le vieux contre-maître, qui se tenait à côté de moi la bouche béante d'étonnement, car il ne comprenait rien à ce langage embrouillé et scientifique, s'écria tout à coup:

—Je voudrais savoir quel vaisseau il met à l'eau maintenant. Je suis depuis trente ans dans la marine, et cependant je n'ai jamais entendu parler duHajademeeet duChylapostic! Je suppose que ce sont des vaisseaux hollandais. J'ai entendu parler de la corvette de guerre laCockatrice.

—Que marmotte ce vieux chien-là? dit Van en se retournant. Il est pourri par le scorbut, regardez.

Et Van appuya son pouce sur le bras rouge du vieux marin. Après avoir pressé les chairs, le docteur ôta sa griffe et me montra la place.

—Regardez, reprit-il, l'empreinte de mon doigt y reste, les muscles affaissés ont perdu leur force.

Le contre-maître ne fit nulle attention aux remarques du docteur, car il nous dit en riant:

—Collapse... Ah! il veut parler duColasse, de 74 canons. Quant à laTicityet à l'Ansudation, je suppose que ce sont encore des vaisseaux hollandais.

Van me quitta en me promettant de visiter le lendemain matin les malades du schooner.

Les traits sévères du vieux rais se radoucirent quand il me vit, et Zéla, qui lui était toujours reconnaissante des bontés qu'il avait eues pour elle, lui baisa la main et s'assit à côté de lui. Ils parlèrent longuement deleur patrie et de leur tribu, car sur ce sujet le bon vieillard était inépuisable d'éloges et de citations. Zéla parlait avec enthousiasme des beautés de la ville de Zedana, de ses sombres et vertes montagnes, de ses eaux limpides, des brises si fraîches envoyées par le golfe Persique, puis encore des îles bleues de Sohar, dont son père avait été le cheik.

Le rais admettait tout cela; mais il protestait avec chaleur contre la comparaison entre le pays de Zéla et les richesses de Kalat ou les splendeurs de Rasolhad; à ces merveilleuses descriptions il ajoutait celle du sommet des montagnes de Tar, qui touchent au ciel, du désert où il avait passé sa jeunesse, et qui est plus grand que la mer. Malheureusement, toute possibilité de ressemblance finissait là, car il n'y avait pas une goutte d'eau dans cette vaste circonférence. Cependant il essayait de persuader à Zéla que ce désert aride était un paradis terrestre, qu'on y vivait tranquille en patriarche, se nourrissant, il est vrai, de ce qu'on pouvait prendre aux caravanes ou à tous ceux qui traversaient cet océan de sable inhospitalier; mais enfin on y était libre et heureux. En répondant aux questions de Zéla, le rais se trouvait dans l'obligation d'avouer les horribles tourments que lui avait fait souffrir la soif, et que ce n'était qu'en suivant la découverte des corps desséchés des voyageurs qu'ils parvenaient à suivre les caravanes.

Ces rencontres les récompensaient amplement de leur courage et de leur patience.

—Dieu seul connaît les besoins réels de ses enfants, ajouta le vieillard.

Et pendant qu'il reprenait le récit des horribles assassinats commis dans le désert, je jetai sur sa tête un seau d'eau et j'emmenai Zéla sur le schooner.

Quelques minutes après, nous fûmes entourés par les bateaux du pays, chargés de poissons, de fruits et de légumes en si grande quantité, que cet approvisionnement eût suffi pour remplir les magasins d'une frégate.

Les quatre personnes sauvées du naufrage furent transportées sur le grab, et de Ruyter leur promit de profiter de la première occasion amenée par le hasard pour les envoyer dans les colonies anglaises. Peu de temps après, le capitaine et son fils furent dirigés vers l'Angleterre; nous avions mis dans leur malle une bourse pleine d'or, car ils avaient tout perdu au naufrage du navire. Le vieux capitaine mourut au cap de Bonne-Espérance ou à l'île Sainte-Hélène, et nous n'entendîmes jamais reparler de son fils. Le contre-maître trouva une place dans un vaisseau de commerce du pays qui naviguait le long des côtes, et le bosseman resta avec lui.

Avant de mettre à la voile, nous examinâmes le schooner, afin de nous assurer si, en se heurtant contre le banc de sable, il n'avait pas souffert. Quelques morceaux de cuivre s'étaient détachés, et rien de plus.

Le grab fut métamorphosé en vaisseau arabe avecune poupe élevée et un gaillard d'avant couvert en grosse toile peinte. Le schooner reprit sa coupe américaine, et fut peint avec de grandes raies d'un jaune brillant.

Suivi du chef malais, de Ruyter fit plusieurs excursions dans l'intérieur de l'île, car il désirait examiner un pays qui à cette époque était tout à fait inconnu aux Américains. Nous visitâmes, Zéla et moi, nos anciennes retraites, et, après avoir dessiné le plan d'un bungalow, je traçai un jardin en calculant combien il me faudrait de temps et de travail pour que le terrain produisît du blé, du riz, du vin. Pendant que mon imagination bâtissait une retraite pour l'amour, j'aidai matériellement Zéla à bâtir une hutte, dont la construction consistait en quatre bambous perpendiculaires couverts de feuilles de palmier. Avec une adresse culinaire incomparable, Zéla fit cuire du poisson, et la baguette de ma carabine nous tint lieu de broche. Tout fier de ma nouvelle dignité de chef de famille, et franc tenancier d'un terrain sans bornes, j'arpentais fièrement mon domaine en disant:

—Chère Zéla, que nous serions heureux ici, mille fois plus heureux que dans ce schooner, qui ressemble à un cercueil, et où nous sommes serrés et ballottés comme des dattes mises en caisse et portées sur le dos d'un dromadaire boiteux!... Que nous serions heureux!...

Ici je fus interrompu par un bruit de pas, et, ne voyant rien paraître, je commençai à croire à la résurrectionde mon vieil ami l'orang-outang, qui sans nul doute reparaissait dans le monde pour venir me disputer la possession de ses biens, car nous avions bâti notre hutte sur les ruines de son ancienne demeure. Mais à la place du sauvage vieillard apparut dans le feuillage la belle figure de de Ruyter. Pour la seconde fois les rires moqueurs de mon ami dérangeaient mes plans imaginaires d'une vie rurale.

—Allons, mon garçon, le Malais m'a fait prévenir qu'une voile étrangère était dans le largue vers le sud; venez, il est temps de vous remettre sur le dos du dromadaire boiteux... Le grab n'est pas tout à fait en état de se mettre en mer; allez à la recherche de l'étranger et amenez-le ici.

Dix minutes après, j'étais à bord, j'avais levé l'ancre, et, favorisés par une excellente brise, nous fîmes une course qui nous plaça en vue de l'étranger avant le coucher du soleil. Il naviguait remarquablement bien; nous le perdîmes de vue pendant la nuit, mais il reparut le matin, et, après une chasse de neuf heures, il tomba en notre pouvoir. Ce vaisseau marchand, venu de Bombay et destiné à Canton, était un magnifique brigantin bâti en bois de teck de Malabar par les parsis de Bombay, et frété de laine, de coton, d'opium, de fusils, de perles d'Arabie, de nageoires de requin, d'huile des îles Laccadives et de quatre ou cinq sacs de roupies.

Cette précieuse prise nous indemnisa amplement de nos fatigues, et aussitôt une satisfaction universelleillumina les figures brunies de mon sombre équipage.

Tout fier de ma capture, je fis diriger le schooner vers notre ancrage. Deux jours après mon retour au rivage, de Ruyter envoya son ami le Malais à Pontiana, riche et puissante province de l'Ouest fondée depuis peu de temps par un prince arabe. La ville capitale est située sur les bords d'une rivière navigable, et elle possédait une factorerie hollandaise avec laquelle notre Malais faisait des affaires considérables. Il y était allé afin de trouver un agent et de disposer de la cargaison de Bombay, car nous n'avions pas assez d'hommes pour envoyer la prise à une distance plus éloignée.

Le capitaine du brigantin, qui avait un intérêt dans le vaisseau, l'aimait tellement, qu'il nous proposa de le racheter.

Je profitai avec joie des jours de repos que m'accordait cette affaire pour continuer avec Zéla mes plans de bonheur futur et nos charmantes promenades dans notre nouvelle propriété.

Les dispositions nécessaires à la vente de notre prise demandaient un temps si considérable, que de Ruyter profita de ce délai pour utiliser son loisir; il partit avec le grab, afin de glaner quelques bonnes rencontres sur les mers de Chine, me laissant dans l'île pour y surveiller nos vaisseaux. Je confiai au premier contre-maître la garde de notre prise, dont l'équipage fut installé dans les petites huttes que les Malais avaient construites pour nos malades. Le second contre-maître et une bande d'hommes s'occupèrent à saler la chair des sangliers, des buffles, des daims et des canards donnés par l'ami de de Ruyter, et moi à faire une immense provision de riz et de maïs.

Le peu de loisir accordé par mes nombreuses occupations était employé à des travaux champêtres, et je poursuivais la continuation de ces travaux avec tout le zèle que donnent la nouveauté et l'ardeur d'un homme qui vient de s'établir dans une colonie nouvelle. Lapetite rivière où je m'étais baigné avec Zéla quelques heures avant notre rencontre avec leJungle-Adméeétait mon arsenal naval. Nous y passions des journées entières dans le plus complet isolement, car cette partie de la rivière était séparée de l'île par un mur de jungles. De la hauteur des rochers, nos regards plongeaient sur le schooner en rade avec sa prise, et, à l'aide d'un drapeau, nous pouvions correspondre avec l'équipage. Au coucher du soleil, nous rentrions à bord, autant pour amuser nos hôtes que pour me trouver à mon poste pendant la nuit.

Un soir, nous nous trouvâmes en si grande disposition de nous amuser, que le pont fut bientôt couvert par une grande quantité de coupes de punch, d'arack, d'eau-de-vie, de gin, de vin de Bordeaux: charmantes liqueurs qui empêchent le cœur de s'ossifier, et qui ferment les crevasses faites à notre corps par la brûlante chaleur du soleil. Les Indiens disent que la séve du mimosa est un antidote contre le chagrin. C'est vrai, et nous en avions une preuve dans notre commandant captif. Au commencement de la soirée, le pauvre homme avait pleuré sur la perte de son bien-aimé vaisseau, en me disant que, s'il avait plu à la Providence de lui enlever sa femme et ses six enfants, il aurait pu se soumettre à cet affligeant décret; mais que sur son navire il avait mis tout son cœur, toutes ses habitudes, toutes ses espérances, et qu'il lui serait impossible d'en supporter la perte avec résignation.

Quand le magique talisman de l'esprit-de-vin eut touché l'âme du capitaine, la tristesse s'enfuit, il parla, il chanta, me serra les mains en m'appelant son meilleur ami. Notre orgie fut interrompue tout à coup par la voix du vieux contre-maître, qui annonçait l'arrivée d'un ami.

Un grand proa à la marche rapide rasait les flots, et lorsqu'il fut côte à côte avec nous, le chef malais apparut sur le schooner.

Pendant que je faisais des merveilles d'attention pour comprendre le chef, en dépit des chants furibonds du capitaine, qui hurlait comme un bosseman:Rule Britannia!un petit homme à l'air effaré grimpa sur le pont, et, poussé par le chef, vint reculer jusqu'à moi. Je me levai pour recevoir l'étranger, mais il me fut impossible de garder mon sérieux en face de la gravité stupéfaite de sa figure plate et carrée, en face de son gros ventre, qui ressemblait à une voile de perroquet gonflée par le vent.

Les proportions des membres de cet homme étaient si courtes, qu'elles en paraissaient absurdes, ou, selon le quartier-maître, on pouvait croire que le vieux bâtiment naviguait sous des mâts de ressource.

Il s'avança vers moi d'un pas mesuré et me dit avec une gravité de plomb:

—Monsieur, je suis Barthélemy-Zacharie Jans, agent de la compagnie hollandaise établie à Pontiana, et, de plus, agent particulier de Van Olans Swamerdam. Ayant appris que vous désiriez vendre une prise faitedans ces parages, je suis venu vous faire des offres d'achat.

Comme si le capitaine avait compris le sujet de notre conversation, il laissa brusquement l'air qu'il chantait pour psalmodier d'un ton plaintif la mélancolique complainte dePauvre Tom Bowling.

Notre facteur hollandais s'assit sur les écoutilles, et, après avoir nettoyé ses ivoires avec un verre de skédam (dont la dimension eût surpris même le pauvre Louis), il jura n'avoir jamais rencontré de liqueur aussi exquise, assurant en même temps que l'addition d'un morceau de biscuit lui permettrait d'en prendre un second verre.

J'ordonnai au quartier-maître d'avoir soin de notre hôte, en l'engageant à aller éveiller le mousse pour lui servir d'aide dans les détails de cette importante fonction; le vieux marin obéit en marmottant entre ses dents:

—Je n'ai jamais vu un aussi drôle de navire, il est tout magasinage.Le Téméraire, qui avait trois ponts, ne possédait pas, pour mettre son pain, autant de place que cet homme. Il demande un biscuit! un biscuit! mais il lui faudrait un sac de biscuits, et encore flotteraient-ils dans sa panse comme des petits pois dans la chaudière d'un vaisseau. Allons, garçon! allons, réveillez-vous, et apportez sur le pont tout ce que vous trouverez dans le garde-manger.

Je vis bientôt apparaître un morceau de porc froid, un énorme canard et la moitié d'un fromage de Hollande.L'agent attaqua les viandes avec une taciturnité immobile, et, quand il eut vidé les plats et une grande bouteille de grès remplie de gin, il me dit, toujours d'un air grave:

—Il est déjà tard, capitaine, et je crois qu'il est fort dangereux de causer d'affaires après souper; ainsi donc, comme la nuit est chaude et que je suis fatigué, je vais me reposer ici.

En achevant ces mots, le facteur se coucha, non sans de grandes difficultés, sur la grande voile qui était par terre, se couvrit d'un drapeau, et dit au garçon de lui remplir sa pipe. Bientôt après il fuma et ronfla de tout son cœur, et nos ivrognes suivirent son exemple.

Vers le matin, Barthélemy-Zacharie Jans remplaça la perte de sa chaleur matérielle avec du porc salé et du gin, puis il m'accompagna sur le vaisseau étranger.

Je découvris bientôt que j'avais affaire à un marchand froid, calculateur et fort rusé. Cette conviction me mit en colère, car, malgré mon ignorance des affaires, je comprenais parfaitement les cas dans lesquels je pouvais être dupe. Outre les traits caractéristiques de son pays, qui sont la ruse, la finesse et la patience, mon homme avait la sordide avarice d'un Écossais. Quand, avec la franchise d'un marin, le capitaine de Bombay vint exposer sa position à l'agent en lui demandant le rachat du corps du vaisseau, ce mercantile personnage se montra plus indifférent aux souffrances humaines qu'un Hollandais doublé d'un Écossais ou que le diable lui-même. Il regarda le capitaine banqueroutieravec une apathie vide, insensible et sèche, apathie dont j'ai revu l'inerte expression sur la figure d'un propriétaire irlandais qui écoutait d'un air calme les réclamations de ses pauvres tenanciers affamés et sales. Sans répondre un seul mot à la demande du pauvre capitaine, le facteur examina les papiers de la prise, ses factures et les listes de la cargaison.

—Vous ne serez pas oublié à la vente, dis-je au prisonnier désespéré.

—Je proteste contre des stipulations! s'écria le facteur; mais, si le capitaine donne un bon prix, ou bien encore s'il offre d'excellentes sécurités, sa proposition sera accueillie; c'est-à-dire toutefois si la Compagnie devient acquéreur, et si Van Olans Swamerdam y donne son consentement.

J'étais fort jeune à cette époque, et ne sachant pas que de pareils caractères sont excessivement communs, je refusai net d'entrer en marché avec cette brute féroce; j'allais même lui donner une raclée et le faire jeter à la mer, lorsque, fort heureusement pour lui, on me conseilla de ne pas me laisser emporter par la fureur, et le facteur fut chassé du schooner au milieu des huées de tout l'équipage.

De Ruyter vint bientôt nous retrouver, tenant en touage un petit schooner dont il avait fait la conquête sans avoir à déplorer aucune perte d'hommes. Nous levâmes l'ancre pour aller la jeter sans retard dans le port de Batavia. Ayant à vendre non-seulement nos deux prises, mais encore une foule d'objets qu'il avait mis en dépôt dans une maison de la ville, de Ruyter prit un logement à Batavia, et nous nous y installâmes. Les vaisseaux, amplement pourvus de provisions, étaient, en outre, dans un ordre parfait. En conséquence, j'avais la libre disposition de mon temps, et j'en usai en faisant parcourir à Zéla la partie montagneuse de la riche et populeuse île des Javanais. Les productions du territoire de l'île, telles que bois de charpente, grains, légumes et fruits, sont d'une qualité fort supérieure à toutes celles que j'avais vues dans l'Inde, en faisant une exception toutefois en faveur des produits de Bornéo.

Le général Jansens, vieil ami de de Ruyter et gouverneur de l'île, fut très-poli pour moi, et je passai plusieurs jours à sa maison de campagne.

Il y a ou il y a eu en Europe une sorte de fanatisme pour les jeunes filles aux cheveux dorés; à Java, ce fanatisme est consacré aux femmes dont la peau a cette teinte jaune.

Dans la maison du marchand habitée par de Ruyter vivait une veuve très-riche, née dans la capitale de Jug, ville encore gouvernée par des princes natifs.

Cette dame au teint jaune était si belle aux yeux des jeunes gens de Batavia, qu'ils consacraient la plus grande partie du jour à passer devant sa porte, dans l'espérance d'attirer l'attention de cette merveille, dont voici le portrait:

Elle avait à peu près quatre pieds de hauteur, et sa peau était d'un jaune si brillant, que les rayons du soleil pouvaient s'y refléter comme sur un dôme. Les petits yeux noirs de la dame, assez vifs d'expression, disparaissaient enfouis sous ses joues aussi rondes qu'une orange, et auxquelles un petit nez en bec d'oiseau et des lèvres africaines donnaient un ensemble des plus bizarres. Quant aux cheveux, ils étaient si courts, si épars sur cette petite tête, qu'en les rassemblant tous, il eût encore été très-difficile de réunir la quantité qui est nécessaire pour ombrager les lèvres d'un homme.

Cependant, l'affreuse caricature que je viens de dépeindre était l'idéal de la beauté chère aux Javanais, et de tous les coins les plus reculésde l'île, on venait en foule briguer ses faveurs et lui rendre les hommages d'une adoration enthousiaste.

Dans cette heureuse partie du monde, les femmes jouissent du privilége inestimable qu'accorde le divorce, et l'incomparable veuve usait tant de ce privilége, qu'elle en abusait. À peine âgée de vingt-quatre ans, la belle dame s'était mariée dix fois; un de ses époux était mort, deux avaient été tués on ne sait comment, six s'étaient mal conduits envers elle, et enfin le dernier avait disparu.

Les Javanais sont une race extraordinairement petite; les hommes dépassent rarement cinq pieds, et les femmes quatre et demi. De Ruyter et moi, qui avions l'un et l'autre six pieds de hauteur, des muscles d'acier et une force proportionnée à notre stature, nous semblions des géants au milieu de ce petit peuple. Notre extérieur herculéen fit une grande impression sur la sensibilité de la veuve, qui, en notre honneur, traita avec mépris les nains de l'île, qu'elle appelait des fragments d'homme. Après un scrupuleux examen, après une mûre délibération, après une étude approfondie de la figure, de l'air et des manières de de Ruyter, la veuve, qui s'était sentie entraînée vers lui au premier coup d'œil, arriva bientôt à me donner la préférence, non-seulement parce que j'étais le plus jeune, mais encore parce que, venant d'avoir la jaunisse, j'étais le plus doré. Ne doutant pas un instant du bonheur et de l'empressement que je mettrais à accueillirses avances, la dame dit à de Ruyter qu'elle m'offrait ses charmes sans condition, et qu'à ce don suprême elle ajouterait des champs semés de riz, de café, de cannes à sucre, des maisons, des esclaves, des domestiques; enfin, un domaine assez vaste pour me mettre en égalité parfaite avec les plus puissants princes de la province de Jug.

—Madame, répondit de Ruyter avec le plus grand sérieux, mon ami sera charmé de votre attention; il en sera fier, il en sera dans le ravissement. Vous me voyez moi-même confondu de joie et de surprise. Malheureusement, madame, un petit obstacle s'oppose à la réalisation de ce bel avenir: mon ami est déjà marié.

—Marié! exclama la veuve, marié! je ne puis pas le croire; et cependant, ajouta-t-elle d'un ton empreint de doute et d'amertume, je l'ai vu accompagner à la promenade une pâle et maladive jeune fille qui a les cheveux tournés autour de la tête en forme de turban. Mais, monsieur, cette jeune fille est mince, frêle comme un roseau; de plus, elle a les yeux si grands et la bouche si petite, que sa figure en est ridicule. Tous les hommes doivent avoir cette petite fille en horreur. Fi donc! elle ressemble à une femme marine, et doit bien certainement aimer l'eau comme un poisson.

Après cette réponse, la veuve découvrit à de Ruyter ses charmes éblouissants, et lui dit d'un air orgueilleux:

—Regardez-moi...

De Ruyter avoua à la veuve qu'elle ne pouvait être comparée à la jeune fille marine sous aucun rapport, mais qu'il fallait faire la part des goûts excentriques des hommes, goûts qui sont aussi capricieux que les flots de la mer.

—Monsieur, s'écria la veuve, envoyez-moi votre ami; je veux que ses regards décident la question. Laissez-le contempler en moi la véritable beauté, et son âme sera émue et son cœur brûlera d'amour.

Enchanté de profiter d'une si belle occasion pour donner cours à son humeur railleuse, de Ruyter me parla depuis le matin jusqu'au soir de la princesse jaune en m'appelant Altesse royale. De Ruyter se disait mon agent auprès de la veuve, disposait en imagination de tous ses biens, et voulait absolument l'épouser pour moi. Cette conduite excitait si bien l'ardeur de la dame, qu'elle m'accablait de cadeaux, et le schooner était encombré de ses nombreux envois de café, de tabac, de sucre, de fruits et de fleurs. Mes entrevues avec la veuve furent fréquentes; car, quoique mahométans, les Javanais ne gardent que l'extérieur de la foi. Quant à leurs actions, elles n'ont d'autres limites que l'étendue de leurs désirs, et les femmes obéissent pieusement au précepte de la nature qui dit: «Croissez et multipliez.»

J'étais presque fâché de voir Zéla indifférente aux agaceries que me faisait la veuve; car non-seulement elle n'y puisait aucun sentiment jaloux, mais encore elle encourageait les plaisanteries de de Ruyter. Lesoupçon, le doute, la méfiance étaient inconnus à Zéla: cette loyale et simple nature ne pouvait les comprendre.

Pendant un de ses voyages à travers les nombreuses îles dispersées dans le golfe de la Sonde, de Ruyter avait été obligé de se mettre en panne, et, en explorant la place, il vit sur une couche de rochers le corps d'un navire échoué. Selon les apparences, ce navire était de construction européenne. De Ruyter examina attentivement la situation de la côte où il faisait cette découverte, et l'inscrivit sur sa carte, dans l'intention de revenir à une époque plus favorable à son projet, celui de faire lever le vaisseau.

Le calme du temps et l'obligation de rester quelques jours à Batavia, la turbulence de l'équipage, ennuyé de son inaction, engagèrent de Ruyter à tenter la pêche du navire. Après avoir disposé tout ce qui était nécessaire, il prit à ses gages une troupe d'habiles plongeurs,et nous nous dirigeâmes avec un bon vent de terre vers le lieu de notre destination.

Nos bateaux nous conduisirent à la place même marquée par de Ruyter sur sa carte marine; mais la chute du jour nous obligea à l'abandonner jusqu'au matin.

Au lever du soleil, nous étions en face du vaisseau échoué. L'eau était aussi transparente que de la glace, et en laissant tomber la sonde sur le corps du vaisseau, nous fûmes assurés qu'une vingtaine de pieds d'eau seulement nous séparaient de son pont. Nous laissâmes une bouée afin de marquer la place, et nous remontâmes à bord des vaisseaux, qui s'approchaient de nous.

Après avoir pris des lignes, des aussières, des grappins et d'autres instruments nécessaires, nous reprîmes notre course vers le vaisseau submergé. Lorsqu'on regardait fixement et avec attention dans la mer, chaque partie du vaisseau devenait parfaitement visible. On distinguait aussi les masses de poissons à coquille qui incrustaient et peuplaient son pont d'une vie marine. Quand les noirs plongeurs descendirent sur les ponts, l'eau multiplia leurs figures, et ils prirent l'aspect fantastique d'une bande de démons réunis pour défendre leur vaisseau attaqué dans le sanctuaire de l'Océan. Après plusieurs heures de travail, nous réussîmes à attacher des tonneaux aux cordages du naufragé pour pomper l'eau qui le remplissait, et à le remuer en faisant passer au-dessous de lui de fortes aussières. Lesecond jour, le grab et le schooner furent placés de chaque côté du navire, afin que leurs forces réunies vinssent à notre aide pour faire monter le bâtiment à la surface de l'eau. Un succès complet couronna nos efforts. Le vaisseau ressemblait à un énorme cercueil, et la lumière du jour brillait étrangement sur son corps blanc incrusté et plein de bourbe. Des étoiles de mer, des crabes, des écrevisses et toute sorte de poissons à coquille se traînaient sur le corps du vaisseau. Nous vidâmes l'eau qui remplissait le navire, et je vis que, s'il était troué, ses avaries n'étaient pas grandes. Les objets qui garnissent le pont d'un vaisseau ainsi que la principale cale avaient été enlevés ou par l'eau ou par les natifs de Sumatra, qui probablement avaient vu le naufragé pendant leurs courses sur la mer; mais la cale d'arrière, protégée par un double pont, n'avait pas été touchée.

En débarrassant le pont, mes hommes trouvèrent, le prenant pour un câble, un énorme serpent d'eau; ou ce reptile avait un goût prononcé pour les poissons à coquille, ou il préférait un chenil de bois à une cave de corail; peu intéressés, du reste, à approfondir les causes de sa conduite, nous l'attaquâmes avec des piques, et il fallut le frapper rudement avant de le contraindre à baisser pavillon pour nous laisser le temps de continuer notre travail. Les plongeurs disaient, en considérant le corps palpitant du reptile:

—Vraiment, il eût été de force à nous manger.

Je ne sais pas si les nègres parlaient d'or, mais jesuis bien certain que, plus féroces que leur ennemi, ils le mangèrent sans scrupule et sans remords.

Après avoir toué le naufragé vers l'île, nous le fîmes échouer sur un banc de sable afin de vider la cale d'arrière, remplie d'eau, et sur laquelle flottaient plusieurs barils. Nos premières trouvailles furent des sacs de grains gâtés, des barils de poudre et une masse d'autres articles tellement mêlés ensemble, qu'il était impossible de les distinguer les uns des autres. Pour complaire aux secrets pressentiments de de Ruyter, nous fîmes des fouilles, et je trouvai deux petites boîtes soigneusement attachées et cachetées; de Ruyter les ouvrit, et trouva huit mille dollars espagnols noircis par l'eau de la mer, ainsi que le vaisseau et tout ce qui se trouvait à son bord.

La meilleure partie de notre prise était, selon moi, non les dollars, mais deux tonneaux de vin espagnol et deux barils d'arack. Donnez-moi la mer comme cave à vin! Un liquide aussi délectable n'avait encore de ma vie humecté mes lèvres, satisfait mon palais, réchauffé mon cœur et extasié mes sens!

Cette délicieuse liqueur rendit tout le monde joyeux et même éloquent; le vieux rais déclara que ce vin ressemblait à l'onguent de koireisch, apporté de la Mecque par les hadjis.

On disait à Batavia que nous avions découvert un banc de dollars espagnols en échouant dessus, et que nos vaisseaux étaient encombrés par l'immense quantité de cette merveilleuse trouvaille. À ceconte, la rumeur ajoutait que nos plongeurs avaient pêché dans les profondeurs de la mer des tonneaux de vin portant pour date le millésime de 1550. Ces nouvelles remplirent le grab de visiteurs qui avaient tous le désir de boire le vin ou l'arack. Si l'un ou l'autre de ces liquides eût été un élixir d'immortalité, bien certainement on les aurait bus avec moins de plaisir et d'avidité. Les graisseux marchands hollandais s'assemblaient à bord du grab, et passaient la nuit à chanter des alleluia pour exprimer leur satisfaction. Grâce au bon conseil de de Ruyter, je substituai d'autres vins à notre nectar espagnol, et nous le gardâmes pour les malades, pour nos marins, auxquels il rendit plusd'une fois la souplesse de leurs membres et l'énergie dans l'action.

En vendant nos prises, de Ruyter n'oublia pas le capitaine de Bombay. Son bien-aimé vaisseau lui fut cédé pour un prix fort modique, et il lui fut loisible de reprendre la mer avec tout son équipage.

Quand tout fut terminé, nous levâmes l'ancre pour quitter Java.

La veuve de Jug resta frappée d'étonnement lorsqu'elle apprit notre départ. L'amour triompha de son apathie pour la mer, et elle nous suivit dans un bateau à rames, en criant, en faisant des signaux et en se déchirant les bras à l'aide de ses ongles.

Sa fureur comique ne connut plus de bornes lorsqu'elle s'aperçut que je ne faisais aucune attention à ses gestes et à ses cris, dont le bruit assourdissant semblait augmenter le vent de la terre. Mon télescope me laissait voir la veuve décharger sa colère sur les esclaves qui conduisaient le bateau; les pauvres diables courbaient le dos sous une furieuse avalanche de coups de bambou. Sachant fort bien qu'un homme n'a pas plus de force qu'une femme en se servant des armes offensives et défensives de la langue, des ongles et des larmes, j'avais agi prudemment en évitant la bataille. Si l'âme de la veuve n'eût pas été chargée d'argile, elle se serait attachée à mes pas dans mes voyages autour du monde. Mais aussitôt que l'esquif de mon amoureuse sentit les vagues en dehors du havre, il tourbillonna sur lui-même, et je vis la princesse jaune,—ou plutôtje ne vis la pas, car elle était tombée dans le bateau,—reprendre le chemin du rivage; si bien que je puis dire d'elle:

—Elle aima et s'éloigna à la rame.

J'avais été si tourmenté, si persécuté par ce dragon femelle, que je l'avais en horreur. Un jour, elle me gorgeait de baisers et de gâteaux; le lendemain, elle m'accablait d'injures et de menaces. Depuis cette époque, j'ai fait serment de ne jamais mettre les pieds dans le repaire d'une veuve, car la férocité maligne d'un tigre est de la mansuétude en comparaison de celle d'une veuve contrariée dans ses désirs.

En quittant le port de Batavia et son eau sale, pour voguer sur le limpide océan de la mer, j'étais accablé d'une inconcevable tristesse. Pour la première fois de ma vie le doute et la crainte obscurcissaient mon esprit, et cependant ma santé était excellente; celle de Zéla ne me donnait aucune crainte, car ses yeux étaient brillants, et son haleine plus parfumée que les fleurs d'une matinée de printemps. Quelle cause assombrissait ainsi mon cœur? quelle cause me rendait soucieux et pensif comme à l'approche d'un grand malheur? Ce n'étaient ni les persécutions de la veuve ni ses menaces; j'avais tout oublié en perdant de vue son bateau. Son esprit s'attachait-il donc à moi comme un vampire? Je me souvins alors qu'elle m'avait dit: «Si vous m'abandonnez, je vous ferai souffrir mille morts.»

Dans l'Est, la vie est à très-bon marché, et à Javaquelques roupies suffisent pour acheter la conscience d'un homme qui se charge alors d'assassiner ou d'empoisonner la victime qu'on lui désigne. Le poison est là si indigène, qu'il coule des plantes, des arbrisseaux, et les natifs sont très-habiles dans l'art de l'utiliser. Cependant la veuve ne s'était point servie contre moi de cette arme dangereuse, et j'étais loin de sa portée; d'où venaient donc mes craintes?

Une nuit je fus éveillé par des visions affreuses. D'abord parut la veuve; en cherchant à échapper à ses caresses, je vis surgir auprès d'elle une vieille sorcière jaune; cette femme hideuse sauta sur mon lit et voulut me contraindre à manger un fruit vénéneux qu'elle pressait contre mes lèvres. Je voulus arracher à la furie le fruit empoisonné et le jeter loin de moi; mais mes forces me trahirent et je tombai anéanti sur ma couche. Tout à coup la fidèle Adoa entra dans ma cabine et s'empara du fruit en criant: «C'est du poison! c'est la mort!» Derrière Adoa apparut le prince javanais monté sur son cheval couleur de sang; le cheval escalada mon lit, et ses pieds me frappèrent violemment à la tête; puis tout s'évanouit dans l'obscurité; alors une femme blanche suivie par une ombre s'inclina sur moi et une voix mélodieuse me dit doucement:

—Vous devez vivre; moi seule dois mourir!

Après ces paroles, le fantôme noir qui accompagnait Zéla souleva le crêpe qui lui couvrait la figure, et je reconnus les traits pâles et livides de la vieille Kamalia.

—Étranger, me dit-elle d'un ton solennel, vous vous êtes parjuré; vous avez souillé le meilleur sang de l'Arabie; vous avez brisé le cœur de mon enfant d'adoption.

Un violent effort me réveilla tout à fait.

La tête me faisait horriblement mal, et cette souffrance, causée par des rêves, m'a poursuivi longtemps après mon départ de Batavia.

Le second jour de notre départ du port, nous rencontrâmes deux belles frégates françaises et un schooner à trois mâts qui rentraient à Batavia après une longue course.

Nous dirigeâmes notre course le long de la côte, à l'est de Java, vers les îles de la Sonde, et nous n'y rencontrâmes que de petits vaisseaux destinés ou appartenant à cet archipel, et chargés d'huiles de ghée et de coco. Ces denrées, plus précieuses à leurs yeux que des morceaux d'or et d'argent, étaient trop viles à nos yeux pour valoir même une pensée.

Une longue et forte brise nous chassa vers les côtes de la Nouvelle-Hollande, et, quand elle eut cessé, nous vîmes un petit bateau battu par la houle et évidemment en détresse; je me hâtai de diriger notre course vers lui.

La force de la brise nous mit promptement bord à bord de la barque, et nous reçûmes son équipage, qui se composait de quatre matelots et d'un contre-maître appartenant à une frégate anglaise qui, après avoir capturé un brigantin, en avait confié la charge à une petite partie de ses hommes. Le brigantin avait été séparé de la frégate par une forte rafale en entrant dans le détroit de la Sonde; outre cela, les mâts et les agrès du navire captif avaient beaucoup souffert; dans ce misérable état, une énorme vague vint fracasser une partie de la poupe, et l'eau envahit si rapidement le vaisseau, que ce ne fut qu'à force d'adresse et de dextérité que les marins réussirent à mettre à la mer unlourd bateau qui se trouvait au milieu du brigantin. Le vaisseau coula si promptement à fond, que les naufragés n'eurent que le temps nécessaire à la conservation de leurs propres personnes; car deux hommes qui avaient essayé de sauver quelques débris de vêtements et de vivres furent ensevelis sous l'écume de la mer. Le bateau était aussi vieux et aussi fracassé que le navire auquel il avait appartenu; mais fort heureusement, pendant son séjour sur le brigantin, il avait été le réceptacle de vieux canevas, de petites voiles, de rames, de bouts de corde et enfin d'une mue qui contenait six canards, un vieux bouc et un poulet. En voyant leurs provisions vivantes, les matelots remercièrent la Providence, et quelques heures s'écoulèrent avant que ces terribles paroles fussent prononcées: «Il n'y a pas d'eau fraîche sur le bateau!» Et chacun répéta d'une voix désespérée: «Il n'y a pas d'eau fraîche! nous allons mourir de soif!»

Déjà une altération anticipée desséchait les lèvres des pauvres marins et faisait trembler leurs braves cœurs. Les dangers passés et présents furent oubliés. Ce n'était rien d'être dans un vaisseau troué, fracassé et mal bâti, à peine assez grand pour contenir le reste de l'équipage, et s'agitant dans la mer comme un marsouin harponné; tout cela n'était rien en comparaison du manque d'eau.

Heureusement l'officier qui se trouvait avec les marins était un homme intelligent, faible d'extérieur, de constitution, mais courageux et fort par son âme etpar son cœur. L'officier ranima les esprits accablés de ses hommes; il leur dit qu'ils étaient près de la terre, qu'ils avaient des voiles et assez de vent pour les gonfler; qu'en outre le bateau était léger, peu rempli, et qu'on pouvait sans mourir supporter la soif pendant quelques jours.

—D'ailleurs, ajouta-t-il, nous avons des bêtes vivantes à bord; leur sang est aussi rafraîchissant que de l'eau, et je crois même qu'une bonne pluie s'amasse dans les nuages noirs qui couvrent l'horizon.

L'air calme et intrépide du jeune chef eut encore plus d'influence sur le tremblant équipage que les paroles qui promettaient du secours, car il devint calme et attendit la réalisation des espérances qu'on lui faisait entrevoir.

Le contre-maître réussit à mettre le bateau à l'épreuve de l'eau en fermant ses crevasses avec des chiffons, puis il disposa les voiles et se mit sous le vent; mais, pour arriver à ce résultat, il avait fallu une adresse parfaite, un coup d'œil sûr et une main ferme. L'officier n'avait ni compas ni carte marine pour lui servir de guide dans ce chemin perdu; rien, sinon les études et le soleil, et ce dernier était si ardent, si éblouissant, qu'il n'osait pas le regarder. La seule espérance du pauvre navigateur était de gagner les îles de la Sonde ou les côtes de la Nouvelle-Hollande, ou bien encore de faire la rencontre de quelque barque vagabonde.

Le bouc fut tué, et chaque œil glacé de crainte regardait avec une avide angoisse la petite part du sangdistribué par le contre-maître. Quand on découpa l'animal, son estomac contenait encore du sang coagulé et quelque humidité. Ce sang fut loyalement partagé; le contre-maître nous dit qu'il en avait extrait le fluide en mâchant la substance sans l'avaler, et il voulut persuader à ses hommes qu'ils trouveraient un avantage à suivre son exemple. Quelques-uns écoutèrent leur chef, mais la plupart furent impuissants à résister aux déchirements affreux qui torturaient leurs entrailles.

—En m'abstenant de manger, nous dit encore l'officier, je supportai mieux la soif, et, au bout de quelques jours, j'éprouvais un grand soulagement, en gardant dans ma bouche un fragment de substance.

Nous examinions avec une ardente inquiétude la forme et le changement des nuages. Enfin nous vîmes avancer vers nous du fond de l'horizon un épais nuage évidemment surchargé de pluie. Ceux qui ont vu ou qui peuvent concevoir la situation d'un pèlerin perdu dans les sables brûlants du désert, et qui aperçoit enfin l'oasis désirée, peuvent se faire une idée de nos sensations. Quand les premières gouttes de la pluie si ardemment appelée touchèrent nos lèvres arides, des prières profondément religieuses furent murmurées par des hommes qui seraient morts au combat au milieu d'un jurement ou d'un blasphème. Mais, hélas! le nuage humide fut avare de son trésor; il en laissa tomber quelques gouttes, et s'enfuit rapidement pour mêler ses eaux à celles du vaste Océan.

Les pauvres marins désespérés couvrirent leurs yeux enflammés de leurs mains tremblantes, et tombèrent dans les spasmes de l'agonie. Ces hommes souffrirent ainsi pendant sept jours, espace de temps qui paraît bien court aux heureux du monde, mais qui eut pour eux la durée de soixante et dix ans.

Dans la frénésie de cette horrible souffrance, deux hommes se jetèrent dans la mer pour étancher leur soif dans ses eaux salines: ils en moururent; un autre se déchira le bras, but son propre sang, et s'endormit pour ne plus se réveiller. Le septième jour, l'équipage se trouvait réduit à quatre hommes, y compris l'officier. Au moment de notre heureuse arrivée, ces malheureux, qui n'avaient plus d'humain que la forme, ne gardaient plus dans le fond de leur cœur le moindre rayon d'espérance; l'officier seul possédait encore un peu de raison; quant aux autres, ils étaient abrutis et presque morts. Lorsque le courageux marin fut arrivé sur le pont du schooner, il regarda tranquillement autour de lui en disant d'une voix éteinte:

—Nous mourons de la mort des damnés; donnez de l'eau à mes hommes.

Après avoir rempli ce dernier devoir de protection, il nous montra sa lèvre couverte d'écume et tomba sans connaissance.

L'adresse de de Ruyter et la science de Van Scolpvelt arrêtèrent la fuite de la vie pendant qu'elle voltigeait sur les lèvres du courageux marin. Après une longue agonie, les forces revinrent à notre malade, et sespremières paroles intelligibles furent adressées à Van:

—Qui êtes-vous? Le diable?... Où suis-je? Où sont mes hommes? ont-ils de l'eau? Laissez-moi les voir, les pauvres garçons!

Van Scolpvelt sauva le contre-maître et deux des hommes; mais le dernier mourut dans les convulsions d'un violent délire.

La guérison de l'officier fut la plus décisive et la plus rapide. Il resta longtemps au milieu de nous, et je contractai avec Darwell (il se nommait ainsi) une étroite amitié. La vie de ce brave garçon a été courte, ainsi que celle de tous ceux avec lesquels je me suis lié. À l'âge de trente ans, je n'avais plus d'ami; ce tendre sentiment de l'amitié est mort pour moi, je n'en ai plus que le souvenir; son baume ne rafraîchira plus les blessures de mon cœur flétri. Des choses bien plus médiocres que ce sentiment ont leurs mausolées, leurs colonnes, leurs pyramides; moi, je me contenterai de faire le récit des actions de tous ceux que j'ai aimés, et de garder leurs noms dans mon cœur et dans ma mémoire.

Après avoir dirigé notre course vers le nord, nous nous trouvâmes parmi les îles de la Sonde, qui sont aussi brillantes, aussi serrées, aussi nombreuses dans l'océan de l'Est que les nuages par un beau ciel d'été. Ces îles défient tous les efforts patients et infatigables des navigateurs qui essayent de les compter; elles sont de toutes les formes, de toutes les grandeurs, et commencent sur un petit banc de corail, où la vague passe sans rides. Les îles que nous apercevions étaient couvertes de montagnes, de ruisseaux, de vallons et de plaines encombrées de fruits, d'arbrisseaux et de fleurs. Les nonchalants insulaires semblaient regarder avec surprise l'approche de nos bateaux, et nous trouver bien étranges d'avoir la fantaisie de voguer au milieu des grandes eaux sur des barques flottantes, tandis qu'à moitié endormis, pendant tout le jour, ils se reposaient sous des arbres, dont ils ne se servaient point pour faire des canots. Nous leurs fîmes comprendrepar des signes que nous avions besoin d'eau et de fruits; et, pour toute réponse, ils nous montrèrent les ruisseaux et les arbres. Ils n'aidaient ni ne s'opposaient au débarquement, nous laissant la liberté d'agir à notre guise, et celle de prendre toutes les choses dont nous avions besoin.

Plusieurs de ces îles étaient inhabitées, d'autres étaient presque civilisées, car elles possédaient un commerce, des vaisseaux, des armes, ainsi que leurs infaillibles associés, la guerre, le vice et le vol.

À quelque distance de la grande ville de Cumbava, nous rencontrâmes deux grandes flottes de proas qui se battaient avec violence. La faiblesse du vent et le déclin du jour ne nous permirent pas d'approcher d'assez près pour interrompre ce combat naval.

—Je suppose, dis-je à de Ruyter, que ce sont les insulaires qui disputent la suprématie de la mer.

—Ou bien la possession d'un coco, me répondit-il en riant.

Les yeux d'aigle de mon ami avaient reconnu les belliqueux Malais, dont les proas avaient attaqué les natifs marchands qui faisaient le commerce de coco entre Cumbava et les îles Célèbes.

—Les Malais ont trouvé des antagonistes dignes d'eux, ajouta de Ruyter, car ces insulaires aiment le combat avec passion, et peut-être réunissent-ils déjà leurs flottes pour nous attaquer. Ainsi débarrassez les ponts.

Au point du jour, la flotte malaise se dirigea versnous, et les marchands prirent une autre direction et disparurent bientôt à nos regards. Notre physionomie trompait les Malais, qui nous prenaient pour des vaisseaux marchands; mais une décharge de nos grands canons changea leurs cris de guerre en cris de terreur, et ils se sauvèrent en désordre. Bientôt après, nous nous arrêtâmes au côté à l'est de l'île de Cumbava, continuant à saisir toutes les circonstances favorables qui pouvaient nous aider à fournir nos vaisseaux de provisions fraîches. Comme la plupart des îles nous fournirent une abondante récolte de bananes, d'ananas, de cocos, de james et de pommes de terre, nous eûmes, en y ajoutant des sangliers, de la volaille et du poisson, une excellente nourriture à fort peu de frais.

Un soir, après avoir soupé sur le grab avec Zéla, nous rentrâmes à bord du schooner. Tout à coup j'entendis près du rivage un sifflement et un bruit qui semblaient provenir de la marche d'une troupe de marsouins.

—Hâtons-nous de remonter à bord, me dit Zéla; les natifs quittent le rivage à la nage, et j'ai entendu dire à mon père qu'ils attaquaient les vaisseaux en venant les surprendre pendant la nuit.

Je hélai le grab, qui se trouvait un peu en avant de moi, afin de le prévenir du danger qui nous menaçait; puis je réveillai les hommes du schooner en leur disant de s'armer.

De la poupe, je vis distinctement une foule de têtesnoires, dont les cheveux flottaient sur les eaux, et cette foule s'approchait rapidement. Nous hélâmes les visiteurs dans une demi-douzaine de langues différentes, mais nous ne reçûmes pour réponse qu'un bruit qui ressemblait à un battement d'ailes et des sons semblables à des gazouillements d'oiseau. Quelques-uns de mes hommes voulaient décharger leurs fusils; mais, voyant que les étrangers étaient sans armes, je défendis sévèrement de faire feu.

Tout à coup Zéla et la petite Adoa s'écrièrent:

—Ce sont des femmes! Que veulent-elles?

C'étaient vraiment des femmes.

Un long éclat de rire s'éleva à bord du schooner, et mon quartier-maître, qui regardait dans un télescope de nuit, s'écria:

—Regardez, capitaine, voici une multitude de sirènes qui abordent le schooner.

Ne sachant que penser, je donnai l'ordre à mes marins bien armés de se mettre dans l'ombre, et j'engageai mes visiteuses flottantes à grimper à mon bord.

Elles comprirent cela bien vite, et, au bout de quelques minutes, nous fûmes abordés dans toutes les directions par ces dames aquatiques, qui grimpaient sur les chaînes, sur la poupe, sur la proue, et notre pont fut tout à fait encombré.

Il n'y avait pas le moindre doute à concevoir sur le sexe de ces assaillantes inattendues, et nos hommes, armés de leurs pistolets, de leurs coutelas et de leurspiques d'abordage, étaient parfaitement ridicules devant des femmes qui, bien loin d'avoir des armes défensives ou offensives, n'avaient d'autres armes que celles données par la nature, et d'autres vêtements qu'une masse de longs cheveux noirs. Pour rendre justice à ces dames, je dois dire que, si plusieurs d'entre elles n'étaient pas blondes et jolies, elles étaient jeunes, avaient la peau douce et de charmants traits mauresques. J'étais si exclusivement amoureux de Zéla, que mes pensées ne se tournaient jamais vers une autre femme. Il est vrai que j'avais eu l'enfantillage de faire des niches à la veuve de Jug, et il était infiniment préférable que je les eusse faites à la maligne panthère, bête cent fois moins malfaisante qu'une vieille femme vicieuse et contrariée.—Mais passe ton chemin, maudite réflexion sur le temps qui n'est plus; tiens-toi éloignée de moi. Ah! mémoire fatale, démon subtil que tu es!

Au point du jour, les femmes amphibies se rassemblèrent sur le pont comme un troupeau de crécerelles. Après avoir glané les offrandes des matelots, offrandes qui consistaient en vieux boutons, en clous, en perles, en vieilles chemises, gilets, jaquettes et autres défroques dont les pauvres filles s'étaient parées d'une manière ridicule, elles se pavanèrent sur le pont en se regardant mutuellement. Une avait une chemise de couleur; une autre une jaquette blanche; d'autres un bas, un soulier; toutes, enfin, un chiffon sans valeur, mais que leur ignorance trouvait fort précieux. Toutesces pauvres filles s'examinaient afin de savoir quelle était la plus favorisée du sort; enfin l'apparition d'une vieille femme qui s'était insinuée dans les bonnes grâces du quartier-maître rendit toutes les femmes immobiles d'étonnement et de jalousie. L'insulaire privilégiée avait si bien ensorcelé le quartier-maître, qu'il lui avait donné son vêtement d'honneur, un gilet cramoisi! ce gilet qui avait causé tant de dégâts dans le cœur des jolies filles de Plymouth! ce gilet qui, en dépit d'une foule d'aspirants, avait gagné au marin le cœur et la possession légitime d'une célèbre beauté de la province!

En voyant cette brillante femme marcher d'un air superbe, les jeunes filles se frappèrent les mains l'une contre l'autre, avec un sentiment mêlé d'envie et de plaisir. Puis, empressées d'éviter une dangereuse comparaison, elles cachèrent leurs parures déjà bien moins estimées, se jetèrent dans l'eau la tête la première, et nous les entendîmes babiller comme une nuée de mouettes jusqu'à ce qu'elles eussent atteint le rivage.

Afin d'éviter une seconde orgie nocturne, nous traversâmes avec circonspection de nombreux groupes d'îles dont le nom et même la situation ne sont point marqués sur les cartes marines, et nous jetâmes l'ancre près de celle qui nous parut la plus riche en ombrages et en fruits. Malgré les profondes connaissances de de Ruyter dans la navigation, nous avions de très-grands dangers à surmonter pour franchir les courants, dont la violence emportait le grab et le schooner dans des directions différentes, ou les frappait violemment l'un contre l'autre. La marche rapide d'un vaisseau ou le galop effréné d'un cheval poussé par l'éperon m'a toujours donné un vif plaisir; mais ce plaisir, comme tous ceux qui ont pour cause une excitation nerveuse, est souvent payé par une fatigue réelle, par un accablement moral et physique profondément triste.

En visitant avec Zéla les îles inconnues et inhabitées de l'archipel des Indes, je fus vraiment heureux, etc'était avec l'extase d'un étonnement inexprimable que nous contemplions chaque fruit, chaque fleur, chaque herbe: car tout nous était inconnu, de nom, de couleur et de forme. À nos yeux ignorants et ravis, les rochers, les sables et les coquilles du rivage prenaient un aspect merveilleux et presque fantastique. Il nous semblait même que les oiseaux, les lézards, les insectes et les grands animaux n'étaient point pareils à ceux que nous connaissions.

Pendant que je restais en extase devant la splendeur d'un arbre gigantesque, Zéla cueillait avec un plaisir d'enfant les fleurs merveilleuses qui couvraient la prairie d'un tapis aux mille couleurs. Les oiseaux et les bêtes nous regardaient sans témoigner d'effroi, mais avec une sorte de stupeur. Ils pensaient sans doute, ou plutôt je pensais pour eux qu'ils étaient indignés de notre usurpation.

Comme je n'écris pas l'histoire de mes découvertes, mais bien celle de ma vie, je laisse aux systématiques navigateurs la description de chacune de ces îles, car elles sont maintenant comprises dans la cinquième division du monde.

Après une longue et difficile navigation, nous arrivâmes aux îles Aroo, îles charmantes dont la vue laisse dans le cœur et dans la mémoire un souvenir ineffaçable. Ces îles sont si belles, que leur beauté surpasse l'idéal du merveilleux. Les oiseaux du soleil (ou, comme on les appelle généralement, les oiseaux du paradis) sont nés dans cet Éden. On y trouve encore le loris,oiseau charmant, dont les couleurs diverses et distinctement marquées surpassent en splendeur celles des plus rares tulipes, et le mina aux ailes d'un bleu plus profond que le ciel, et dont la crête, le bec et les pattes sont d'un jaune d'or. Les épices sur lesquelles vivent une infinité d'oiseaux-mouches de toutes nuances, depuis le rouge cramoisi jusqu'au vert d'émeraude, répandent dans l'air des odeurs délicieuses.

Nous vîmes de loin Papua ou la Nouvelle-Guinée, et nous dirigeâmes notre course vers le nord-ouest pour gagner l'île épicière hollandaise d'Amboine. Tous les habitants de l'île étaient en confusion, car ils attendaient une attaque de leurs ennemis les Anglais. Le gouverneur cependant ajoutait moins de foi à cette rumeur que ses sujets, et, quoiqu'il consultât de Ruyter, notre ami était trop fin pour faire à la question de l'insulaire une réponse qui dût ranimer ses craintes; il sentait trop bien le danger que nous pouvions courir en étant contraints par la prière, la force ou la ruse, à prêter aux natifs l'appui de notre secours. Outre cette politique pensée, de Ruyter sentait encore qu'en laissant entrevoir au gouverneur la certitude qu'il avait d'une prochaine attaque, il serait difficile à l'un d'acheter des provisions, et à l'autre de les fournir. Quelques jours après ce nouvel approvisionnement, nous fîmes prisonnier un petit vaisseau du pays, frété de clous de girofle, de macis et de muscades. Nous enlevâmes les épices, et le navire continua sa course.

Le désir de de Ruyter était de gagner les îles Célèbes,et nous naviguâmes dans cette direction sans faire de nouvelles rencontres. Notre commodore nous fit jeter l'ancre à la hauteur du port de Rotterdam, à Macassar, colonie hollandaise, comme l'indique le nom du port. Cette île, située entre Java et Bornéo, a la forme d'une énorme tarentule, dont le petit corps a quatre longues jambes disproportionnées. Les quatre coins de l'île s'étendent donc dans la mer en formant des péninsules étroites et allongées.


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