Louise n’avançait plus qu’avec une extrême circonspection, elle regardait de toutes parts, craintive, heureuse, le cœur ému, le visage inquiet. Elle se levait sur la pointe des pieds, pour chercher au loin si elle n’apercevrait pas sa fille, et bien vite elle se faisait petite, elle se cachait derrière le vieillard, dans la peur d’être aperçue de Gustave...
Ils venaient de quitter les pâtures, nouvellement fauchées, et déjà le bonhomme passait le frêle pont de bois, au bout duquel s’étend le jardin du château.... Louise, debout sur la rive, où les prairies finissent, n’osait niavancer ni retourner en arrière. Mais tout à coup voilà le vieillard qui vacille et qui tombe; lui porter secours fut un sentiment auquel tout autre céda. Oubliant même les précautions que lui commandait la plus simple prudence, et voyant que ses forces étaient insuffisantes pour tirer le pauvre homme de l’eau, elle se mit à crier, elle appela à son aide.
A ses cris, à ceux du vieillard, quelques personnes accoururent du château. Parmi ces personnes, Louise distingua sa fille, sa chère petite fille, qui se pendait à la main d’un homme, tous deux empressés, hors d’haleine... Ils n’étaient plus qu’à une très-courte distance d’elle, ils allaient assurément la voir et la reconnaître....
La peur d’être reconnue, d’être poursuivie par Gustave ou ses domestiques lui enleva tout son courage de mère.
Elle se glissa le long de la haie des prairies, et, le dos courbé, elle remonta, en fuyant et en pleurant, le chemin qu’elle avait descendu si heureuse tout à l’heure.
Louise passait les nuits dans l’auberge de Floyon, et le jour elle se tenait parmi les sentiers qui avoisinent le château. Souvent on la rencontrait au pied du jardin, par-delà le ruisseau, cachée derrière la haie vive; mais, le plus souvent, c’était le petit bois qu’elle choisissait pour centre deses observations. Protégée par l’épaisseur des arbres, elle pouvait, sans être vue, voir tout ce qui se mouvait autour d’elle. Du haut de la petite montagne boisée elle plongeait sur les environs, et pas un seul habitant du château ne sortait ou ne rentrait qu’elle ne le distinguât parfaitement, qu’elle ne le suivît de l’œil, même un peu loin.
Jusqu’à présent elle n’avait compté comme habitans du château que cinq personnes: sa fille, le vieillard avec qui elle était venue de Floyon, une femme âgée, une femme de trente ans environ, et un homme à peu près du même âge que cette dernière. Gustave n’avait pas encore paru.
Sa fille, la tête ombragée d’ungrand chapeau de paille, courait presque tout le jour dans le jardin, mais jamais seule; c’était tantôt la jeune femme, tantôt l’homme de trente ans qui la surveillaient, jouant avec elle ou l’aidant à remuer la terre où elle se plaisait à faire de petites plantations. Louise finit par croire à l’absence de Gustave, et par reconnaître dans cet homme, assez proprement vêtu, celui-là même qui était accouru avec sa fille aux cris du vieillard. Ce soir-là, l’obscurité et la crainte avaient aisément pu lui faire prendre le change. Maintenant elle est certaine de s’être effrayée sans cause: Gustave n’est pas au château.
Pour ne pas éveiller les soupçons, elle n’avait encore osé questionnerpersonne à ce sujet; d’ailleurs, l’aubergiste de Floyon, son hôte, était peu communicatif; rarement se voyaient-ils le soir quand elle rentrait, et rarement aussi le matin quand elle s’en allait, emportant avec elle un peu de pain pour se nourrir dans les champs. Si l’on considère en outre que la peur de laisser lire sur son visage l’objet de ses inquiétudes, le motif de son séjour, la faisait se cacher à l’approche de tout être humain, on concevra facilement l’ignorance où elle resta de la présence ou de l’absence de Gustave.
Le jour où ses seules observations lui montrèrent Gustave absent, elle se sentit hardie, forte; ses yeux éclatèrent d’espérance, son ame granditde bonheur. Enfin, une porte assurée lui était ouverte pour aller à sa fille et la reprendre! mais ce jour-là aussi, par une fatalité déplorable, il se trouva qu’elle avait épuisé ses ressources pécuniaires. Le jour où elle eut tant de bonheur, elle n’avait plus de pain...
Tout entière à l’idée de reconquérir sa fille, son unique trésor, elle ne songeait à rien moins qu’à sa misère, lorsqu’une circonstance humiliante vint la lui rappeler. Elle s’était glissée timidement dans la cour du château, avec l’intention de demander à quelque domestique si son maître était là, quoiqu’elle fût certaine du contraire; mais cette question devait servir d’excuse à sa démarche. La première personne qu’elle vit fut lecompagnon habituel des jeux de sa fille, cet homme que le soir de son arrivée elle prit pour Gustave.
—Le maître du château est-il ici? demanda-t-elle en tremblant.
—Non, ma brave femme; non, il est à Paris, mais c’est égal, quand le maître n’y est pas, le jardinier s’y trouve.
En disant cela, il rentra bien vite dans la maison, d’où il sortit avec un morceau de pain et quelques liards qu’il tendit à Louise. Elle ne se hâtait pas d’accepter.
—Eh bien, prenez donc! dit-il.
—Mais je ne suis pas une mendiante,répondit Louise, la tête penchée sur sa poitrine.
—Pas une mendiante! répéta le jardinier d’un ton de doute. Qu’est-ce que vous êtes donc?
—Je cherche... du travail, reprit-elle. Pouvez-vous m’employer à quelque ouvrage dans ce château? Alors, je vivrai de ce que je gagnerai et non d’aumônes...
Elle avait prononcé ces derniers mots avec un vif accent de tristesse.
—Prenez toujours, dit le jardinier, si l’on ne peut pas vous donner de travail, ce n’est pas une raison pour mourir de faim. Mangez en attendant mieux.
—Je n’ai pas faim, mais j’ai soif, dit Louise, qui cherchait un prétexte pour entrer dans le château.
—A la bonne heure, répondit le jardinier, suivez-moi, je vais vous donner à boire...
Louise, avant d’entrer, jeta un coup d’œil sur le jardin, où elle n’aperçut pas sa fille, qui tout à l’heure y jouait encore.
—Où peut-elle être? se demanda-elle avec inquiétude.
Le jardinier lui servit de la bière, du pain et du beurre.
—Tenez, lui dit-il, restaurez-vous, ma brave femme... Puisque vous ne mendiez pas, on verra à vous donnerquelque chose à faire. Eh bien! vous ne buvez pas votre bière? Aimez-vous mieux du café?
—De l’eau, dit Louise, un peu d’eau seulement.
Elle ajouta:
—Est-ce que vous habitez seul cette grande maison?
—Seul? non pas; j’ai mon père, ma mère, ma femme et notre demoiselle. Ils viennent de partir tous quatre pour la ducasse d’Étrœung. Mais mangez donc, buvez donc; qu’est-ce que vous faites?
—Elle est partie! murmura Louise.
—C’est uneinnocente, pensa lejardinier, pour qui le motinnocentétait le synonyme flamand d’hébété, defou tranquille.
Il reprit haut:
—Est-ce que vous n’allez pas à la ducasse d’Étrœung, vous?
—Je ne vous comprends pas, répondit Louise avec trouble.
—Innocente!se dit le jardinier en hochant la tête.
Sur quelques réponses de Louise aux questions nouvelles qu’il lui fit, le jardinier jugea que la pauvre femme joignait à uneinnocencecomplète la plus complète absence de mémoire. A force de lui répéter les mots ducasse et Étrœung, il crut pouvoir la redresserdans son bon sens. A la fin Louise comprit qu’Étrœung était le nom d’un village ou bourg voisin, et queducassesignifiaitapport,fête patronale. Une fois cette connaissance acquise, elle demanda combien de jours durait la fête.
—Trois jours, dit le jardinier, mais tout notre monde reviendra demain soir, j’espère.
Louise s’alarma de penser qu’il lui faudrait rester près de deux jours sans voir son enfant, et, tourmentée de cette crainte, elle pria son hôte de la mettre promptement sur le chemin d’Étrœung. Il y consentit, mais seulement après avoir exigé de Louise qu’elle prît un peu de nourriture. Celafait, il lui indiqua le chemin à suivre, précisément du côté opposé à la porte par où elle était entrée dans le château.
Elle reconnut alors que, pendant qu’elle descendait le bois sur la gauche, sa fille et ses compagnons de plaisir tournaient le bois à droite, et fuyaient en carriole sur la grande route.
Arrivée en plaine, Louise s’imagina voir la carriole qui roulait tout au loin, et elle se mit à courir.
—Pauvreinnocente! répéta le jardinier.
Une file de lourdes charrettes et de petites voitures d’osier venait rapidement derrière elle, toutes chargéesd’hommes, de femmes et d’enfans qui allaient à la ducasse.
Louise, à chaque voiture qui passe, tend les bras en suppliant... Elle veut dire: Emmenez-moi donc aussi! Mais ce muet langage n’est entendu de personne. Qui peut se douter, à voir Louise, la face pâle et les vêtemens usés, qu’elle se rend, comme eux tous, à une fête? Ils lui jettent quelques gâteaux, quelques gros sous, et puis la voiture les emporte au bruit des éclats de rire et des chansons.
Elle croyait être encore bien éloignée d’Étrœung, lorsque l’aiguille d’un clocher, le cri des instrumens de musique, le mouvement moins rapide des voitures, l’apparition dejeunes filles et de jeunes garçons qui dansaient dans une pâture, lui apportèrent l’espérance d’embrasser bientôt sa fille, à la faveur de la confusion et de la joie publique.
La plupart des villages de Flandre s’allongent des deux côtés d’un grand chemin qui va tout droit l’espace d’une demi-lieue, d’une lieue quelquefois. Chaque maison est plantée entre un petit jardin potager et une prairie; celle-ci derrière, celui-là devant, defaçon que vous ne pouvez interroger les habitans du logis sans faire un long détour. C’est un retard continuel pour l’étranger qui, cherchant quelqu’un en ce pays, veut épier les commensaux de chaque maison, les uns après les autres. Cet inconvénient ne compense pas l’avantage de n’avoir à parcourir qu’une seule rue.
Etrœung, bourg plutôt que village, ne présentait pas à l’impatience de Louise le même obstacle. Mais en revanche, la multiplicité de ses rues, toutes fuyant on ne sait où, tantôt dans la vallée, tantôt sur la montagne; ici, cachées sous des haies, là, perdues sous le roc, opposait à ses recherches des empêchemens plus grands peut-être que n’aurait pu le faire ladisposition de maisons situées entre jardin et pâture.
Encore, si elle connaissait quelque personne de ce bourg, ou du moins si elle habitait la Flandre depuis un temps plus long, elle saurait que, pendant la ducasse surtout, chaque maison est la sienne, qu’elle peut y entrer librement, s’y asseoir, y manger, y dormir, sans que personne lui dise: Va chercher gîte et nourriture ailleurs! Sa qualité d’étrangère lui ouvre toutes les portes, notamment aujourd’hui, fête patronale. Mais elle ne sait rien de tout cela, et c’est parmi les rues, les places publiques, qu’elle traîne sa misère et son amour.
Pas un recoin du bourg n’a échappéà son inquiétude maternelle. Elle a visité l’église, elle a long-temps attendu sur la pelouse où l’on danse, elle s’est arrêtée devant tous les marchands de jouets d’enfant, dans l’espoir que sa fille passera de ce côté.... elle n’a rien vu.
Un moment elle se frappe de l’idée que ce bourg pourrait n’être pas Etrœung. Elle n’ose interroger les passans, de peur d’exciter leur méfiance.... car elle continue de croire que se dire étrangère, ce serait presque dire son secret. Elle appréhende de prononcer le plus petit mot qui la trahisse, et cependant ne faut-il pas qu’elle sache enfin où est sa fille?
En ce moment un vieil homme cause sur la porte d’un cabaret. Louisea reconnu ce vieillard; c’est son guide de Floyon, le père du jardinier sans doute... Son enfant ne peut être loin; elle s’approche furtivement, regarde à travers les vitres du cabaret: les musiciens accordent leurs violons, les jeunes garçons vont prendre leurs danseuses; on se met en place. Louise pousse un cri... voilà sa fille!
Le bruit des violons a étouffé ce cri de la pauvre mère; mais il lui a semblé que son enfant avait jeté les yeux de son côté et que ses yeux avaient témoigné de la crainte... Elle se souvient alors d’avoir entendu dire à sa fille, dans les Champs-Élysées: Papa, cette femme me fait peur!
—Malheureuse que je suis, pensa Louise, je lui fais peur!...
Cette réflexion la reporta tout entière à la scène des Champs-Élysées, et elle trembla que son enfant ne vînt à retrouver en elle la femme que Gustave avait insultée du nom de folle, qu’il avait fait contenir et presque maltraiter par la main de ses valets...
Un frisson lui courut par tout le corps.
—Oh, s’écria-t-elle, ma fille ne voudra jamais venir avec moi, elle se débattra, elle me repoussera, elle m’appellera folle!...
L’infortunée pleurait en disant: elle m’appellera folle!
—Pourtant, pensa-t-elle, le voyage a dû bien me changer. Je dois être bien changée, surtout depuis monséjour en Flandre... D’ailleurs, elle ne m’a vue que le soir, à Paris, dans l’ombre; elle ne peut m’avoir reconnue à travers ces vitres, et je serais près d’elle que sans doute elle ne me reconnaîtrait pas non plus... Dieu le veuille!
Elle courut tout proche de là, vers une boutique en plein vent, où elle se rappelait avoir vu tout-à-l’heure de petits miroirs encadrés dans leur bois rouge. Elle en prit un, comme pour s’assurer s’il était bon. En se voyant telle que le malheur et la fatigue l’avaient faite, en se voyant souillée de poussière, les yeux caves, les lèvres flétries, les joues ternes et creuses, elle rejeta le miroir avec épouvante, et elle se dit:—Non, non, elle ne mereconnaîtra pas.... mais hélas! m’aimera-t-elle?... je suis si laide!
La certitude de n’être pas reconnue la contentait moins que ne l’affligeait la perte de sa beauté:—Elle me repoussera, elle ne voudra pas m’embrasser, je lui ferai peur!.. s’écriait la pauvre mère.
Elle ne s’approcha qu’avec crainte du cabaret où n’avait pas encore cessé la danse. Après être demeurée long-temps derrière les vitres à contempler sa fille, sa fille, qui dansait et qui paraissait heureuse; après avoir hésité beaucoup, elle entra, parce que les violons s’étaient tu soudainement, que le tumulte était dans la salle, et que personne ne pouvait faire attention à elle.
Sa fille, qu’un petit garçon tenait par la main, vint reprendre place et s’asseoir entre deux femmes, une jeune et une vieille, celle-ci la mère, celle-là la femme du jardinier du château.
Toutes deux, chacune à leur tour, déposèrent un baiser sur le front de l’enfant, qui leur sourit avec joie. Louise, heureuse de voir caresser son enfant, malheureuse de ne pas le caresser, ouvrait les lèvres et les agitait, en les poussant vers sa fille...
Dans ce baiser factice, elle ne recueillit que de grosses larmes, qui lui coulèrent des yeux dans la bouche...
Le bal recommença. La joyeuse enfant se leva de nouveau pour danser.Louise courut au-devant d’elle pour toucher sa robe ou sa main en passant... mais elle ne le put, emportée par la foule. Les bancs s’étaient dégarnis de jeunes filles. La vieille et la jeune femme du château restaient à leur place, et tout le long d’elles était un grand espace vide. Louise se glissa de ce côté et s’assit à la gauche de la plus jeune gardienne de son enfant.
Les violons criaient depuis environ cinq minutes; la danse était animée et bruyante.
—Regardez donc la jolie petite fille, madame... dit Louise à sa voisine.
La voix de Louise était à demi étouffée par l’émotion.
—Laquelle? demanda vivement la femme du jardinier.
—Celle qui est si jolie, là-bas..... dit Louise, qui ne trouvait pas alors d’autre expression pour désigner son enfant.
—Ah! celle qui a des brodequins rouges?
—Oui, celle qui a une si jolie figure, madame.
—Eh bien! c’est ma fille, répondit la jeune femme.
—Votre fille!... répéta Louise dont tout le sang se glaça d’effroi.
—Sans doute, ma fille.
—Celle qui a des cheveux blonds bouclés, une robe lilas, une écharperose et un petit mouchoir brodé à la main?
—Justement; celle qui a la robe lilas, l’écharpe rose... la plus belle du bal enfin, c’est celle-là qui est ma fille.
Louise fit un haut-le-corps, un feu brûlant lui monta à la poitrine, ses joues pâles se colorèrent aux pommettes, ses yeux devinrent brillans et fixes; elle n’osait plus penser, il lui sembla que toute sa vie n’était qu’un rêve horrible.
—Sa fille! murmura-t-elle avec un son de voix sourd et plaintif.
—Eh bien! oui, qu’est-ce que vous trouvez donc d’étonnant à cela? demanda la jeune femme, en se tournant pour la première fois du côté deLouise; parce que c’est l’enfant de notre seigneur[1], est-ce que vous vous imaginez que je ne peux pas bien l’appeler ma fille? le seigneur n’y voit pas de mal, au contraire. Tiens, quand on a gardé un enfant cinq ans, et qu’on l’a nourri.....
[1]Le motseigneurappliqué aux propriétaires de petits castels est encore en usage parmi quelques paysans et fermiers de la Flandre française.
Il était temps pour Louise que cette explication vînt, car déjà sa tête s’égarait; mais aux dernières paroles de la nourrice de sa fille, son cœur se dilata, sa vue s’éclaircit, ses idées devinrent plus nettes. Elle regardait la jeune femme avec amour.
—C’est vous qui l’avez nourrie, madame?.. Ah! que vous êtes heureuse!
La femme du jardinier ne répondit rien: elle parlait bas à sa belle-mère, qui disait en penchant la tête et en regardant Louise de travers:
—Quand on vient dans un bal, on se costume mieux que ça, et on ne fait pas d’avanie au monde.
—Mais elle ne m’a pas dit de malhonnêtetés, ma mère, répondit la femme du jardinier.
—C’est égal, Léocadie, on ne se présente pas à une danse quand on n’a pas de souliers à mettre. Si on veut absolument danser, eh bien! on danse dans la rue ou dans la pâture.
Louise ne savait trop comment renouer la conversation avec la nourrice de sa fille, quoiqu’elle eût le plus vifdésir d’ôter à cette femme tout sujet d’étonnement et de plainte, en lui expliquant, d’une manière à peu près naturelle, les diverses exclamations qui lui étaient échappées.
La nourrice, ou mieux, pour l’appeler par son nom dedemoiselle, Léocadie venait de se ranger un peu du côté de sa belle-mère, qui continuait à murmurer contre Louise, tandis que celle-ci, se rapprochant timidement de sa voisine, lui dit bien bas:
—Madame, pardonnez-moi; ma pauvre tête est malade. J’ai un enfant, je craignais de l’avoir perdu... Je ne l’ai embrassé qu’une fois dans ma vie... je ne l’ai pas nourri... Et voilà pourquoi je vous disais tout à l’heure que vous êtes bien heureuse, vous quiavez nourri votre... cette jolie petite fille!... Je suis mère, madame, et je n’ai pas mon enfant... Pardonnez-moi.
—Qu’est-ce qu’elle te dit donc encore? demanda la vieille femme.
—Elle me dit qu’elle a perdu son enfant, répondit Léocadie avec bonté. Pauvre malheureuse!
—Quand on a perdu son enfant, répliqua la vieille avec humeur, on ne vient pas dans un bal, surtout si on n’a pas d’habits propres. Je n’ai jamais vu ça de ma vie.
Léocadie, qui avait été flattée des éloges donnés par Louise àsa fille, et qui, en outre, avait eu le malheur de perdre deux de ses enfans, à quelquesmois de distance, se sentit touchée de pitié, et, malgré les coups de genou significatifs que lui donnait sa belle-mère, elle se tourna un peu vers Louise, à qui elle dit:
—Vous la trouvez donc bien jolie, ma fille?
—Oh! charmante, soupira Louise; je ne suis entrée ici que pour elle, pour la voir; elle me rappelle la mienne... mon enfant aurait son âge et sa beauté...
La contredanse finit. Danseurs et danseuses accouraient pour s’asseoir; Louise vit l’instant où il lui faudrait quitter son banc. Elle ne pouvait s’y résoudre, car sa fille venait droit à elle...
Elle se pencha à l’oreille de Léocadie.
—Voulez-vous me permettre de l’embrasser, madame?...
—Si ça vous fait plaisir, je ne demande pas mieux, répondit la nourrice.
Louise ouvrait les bras, mais son enfant, qui n’avait pas même fait attention à ce geste, reprit vivement sa place entre les deux femmes du château.
—Tiens, ma fille, dit Léocadie, voilà une pauvre femme qui te demande la permission de t’embrasser. Veux-tu?
Louise s’était levée, le corps tremblant, les bras étendus... L’enfant, soit vague souvenir des traits de Louise, soit dégoût des misérables vêtemens dont elle était à peine couverte, fit une petite mine maussade, et murmura:
—Non, maman; je ne veux pas embrasser cette pauvresse... Si elle a besoin de quelque chose, je vais lui donner un sou; mais l’embrasser... pourquoi faire?
—Otez-vous donc de là, la femme! dirent quelques jeunes garçons en poussant Louise.
—Faites-la sortir du bal! s’écriala vieille belle-mère de Léocadie; ce n’est pas ici sa place.
Louise, jetée de côté et d’autre par de lourds walseurs, se trouvait alors lancée près de la porte. Elle s’enfuyait pour cacher son désespoir à tous les regards, lorsque sa fille, entraînée par Léocadie, la rejoignit dans la rue.
—Eh bien! embrassez-moi donc, lui dit l’enfant en lui tendant sa joue.
La petite fille était rouge de honte. Louise jeta sur elle des yeux pleins de tristesse.
—Si vous m’embrassez, c’est parce qu’on vous l’ordonne?... Non, quand vous m’aimerez...
La nourrice la regardait avec compassion, sa fille avec étonnement. Elle eut peur d’en avoir trop dit, quoique l’altération de son visage en dit plus encore... et elle s’éloigna bien vite.
—Mon Dieu! mon Dieu! s’écriait Louise en s’enfonçant dans les rues les plus désertes du bourg, elle me méconnaît, elle ne m’aime pas, et c’est à une autre qu’elle donne le nom de mère!
Peu de temps après, elle se repentit de n’avoir pas embrassé sa fille; elle s’en étonna surtout, ne comprenant pas qui lui avait donné cet horrible courage. Elle s’accusa de folie, et, dans la crainte que sa fille ne quittâtpromptement le bal et qu’il lui fût difficile de la retrouver, elle se dépêcha de revenir à la salle de danse. Ce ne fut pas sans peine qu’elle put reconnaître, parmi tous les cabarets du bourg, celui où elle avait laissé son enfant. Elle regarda du dehors à travers les vitres, puis elle se glissa près de la porte, puis elle entra dans le bal... Sa fille n’y était plus.
Léocadie et sa belle-mère l’avaient emmenée chez monsieurle mayeur, où ils dînaient tous. Si Louise avait su cela, il lui eût été facile de s’introduire dans la maison du maire, d’y voir sa fille à la faveur de l’hospitalité des jours de ducasse; mais, faute de savoir précisément où était son enfant, elle dépensa en d’inutiles recherchesun temps qu’elle eût employé si bien au profit de son bonheur.
Mais il était possible que les habitans du château de Baroy se rendissent à la prairie, où elle avait vu des danses, à son arrivée dans le bourg. Cette espérance la fit se diriger de ce côté. Il était déjà tard.
Louise ne vit personne sur la pelouse, si vivante, si bruyante tantôt. Elle s’assit au bord du chemin en se disant:
—Du moins, lorsqu’elle s’en ira, je la verrai passer.
La soirée était calme, chaude; la nuit fut douce. Louise resta là toute la nuit.
Réveillée de bonne heure par la faim, elle trouva sur sa robe une dizaine de sous dont elle était redevable à la pitié de quelques passans. Elle remercia Dieu de ce bien, qu’elle prit sans honte cette fois, car elle n’avait pas vu la main qui lui en avait fait aumône. Elle se traîna vers le bourg, mais sans quitter la rue qui aboutit à la grande route.
Déjà plusieurs portes étaient ouvertes. Quelques marchands étendaient leurs boutiques en plein air; de petits garçons à moitié vêtus se montraient aux fenêtres. Louise cherchait un boulanger. En promenant ses yeux de toutes parts, un objet la frappa, à cause de la circonstance que je vais dire.
Sa fille, dans le bal, avait perdu une de ses boucles d’oreilles, et elle s’en était désolée un moment, pendant que Louise était encore là; cet accident, au reste, avait eu lieu avant que Louise ne parût à la danse.
Parmi les objets de peu de valeur, épars sur la boutique portative d’un marchand de verroterie, la pauvre mère aperçut cette boucle seule, dépareillée, et elle crut la reconnaître pour être le pendant de celle dont sa fille avait si fort déploré la perte.
Elle s’approcha du marchand.
—Combien vendez-vous cette boucle?
Le marchand prit un air fin:—Ah! ce que je la vends? ça dépend de ce qu’elle vaut. Si c’est de l’or, quatre francs; si c’est du chrysocale, dix sous. Ainsi, ma brave femme, avez-vous quatre francs? je vous la donne.
—Mais, répliqua Louise en rougissant (car elle faisait presque sciemment un mensonge), cette boucle n’est pas en or...
—Je ne m’y connais pas trop, à vous dire vrai. Un petit garçon me la vendit hier au soir.... Il l’avait trouvée, et ma foi!... Allons, je vous la vends dix sous.
Louise sollicitait une diminution de prix dans l’espoir qu’il lui resterait quelque chose pour acheter du pain; mais le marchand s’en tint invariablementà la somme fixée. Elle abandonna le peu d’argent qu’elle possédait. Puis, s’excitant à pleurer de joie pour faire taire les douleurs de la faim, couvrant de baisers cette petite boucle qui avait touché les joues de sa fille, riche de ce seul trésor, elle remonta la rue avec la pensée d’aller s’asseoir de nouveau sur la route, par où devait s’en retourner son enfant.
Mais son courage était plus grand que ses forces; elle sentit la tête qui lui tournait, ses jambes qui fuyaient sous elle, et, de peur de tomber, elle s’appuya rudement contre une porte qui s’ouvrit...
—Entrez! lui dit une voix, entrezet mangez, la femme: il y en a ici pour tout le monde.
Dans les villages de cette partie de la Flandre, durant les ducasses, une table, chargée de mets, reste dressée trois jours de suite. Des jambons, de lourdes pâtisseries, des viandes froides s’offrent sans relâche à l’appétit des convives dont l’estomac se repose à peine la nuit.
On déjeunait. Louise, à qui la vue d’une table bien servie avait rendu des forces, n’osait cependant prendre place à côté de tous ces hommes, de toutes ces femmes, dont pas une seule figure ne lui était connue.
—Asseyez-vous et mangez, répéta le maître de la maison.
Après quoi on cessa de s’occuper d’elle. Surprise de cette hospitalité, qui, pour une Parisienne, tenait presque du roman, Louise hésitait encore, quand ses yeux se portèrent sur le rebord d’un buffet, où on avait abandonné quelques débris de pain et de jambon. Elle se glissa de ce côté, comme une coupable, et tournant le dos à la table, elle usa timidement de la liberté qu’on lui laissait de se nourrir.
Sa provision à peu près faite, elle salua les convives, qui ne la regardèrent pas, et voulut adresser des remerciemens au maître de la maison, qui lui dit sans l’écouter:
—A votre service, tant qu’il vousplaira! c’est encore aujourd’hui et demain fête!
Louise regagna promptement le lieu où elle avait passé la nuit, car elle n’oubliait pas que sa fille et les autres habitans du château de Baroy devaient partir ce jour-là même. Toutefois, comme il était encore matin, elle pensa que leur départ n’était pas si proche qu’ils ne pussent venir faire une promenade sur le pré. Elle quitta donc la route pour pénétrer dans la pâture, où commençaient à paraître quelques musiciens et quelques jeunes filles.
Une demi-heure à peine écoulée, Louise entendit derrière elle le bruit d’une voiture. Elle détourna la tête; quatre personnes étaient dans une petitecarriole découverte. Entre ces quatre personnes, elle distingua sa fille. La voiture allait à peine au trot du cheval, mais, à cause de l’avance qu’ils avaient sur Louise, il était à craindre que celle-ci ne pût rejoindre que très-difficilement les voyageurs.
Sans réflexion aucune, sans songer ni à ce que penseraient d’elle les habitans de Baroy, ni aux explications embarrassantes qu’il lui faudrait donner sur un emportement si extraordinaire, Louise, ne voyant qu’une chose, la voiture qui fuyait, qu’une personne, sa fille qui partait sans elle, se mit à courir et à crier tant qu’elle eut d’haleine. La petite carriole n’en allait que plus vite; car l’enfant était effrayé, et la vieille belle-mère, conductricede l’équipage, fouettait le cheval de toute la vigueur de son bras.
Dans sa douleur, Louise se ressouvint, par miracle, de la petite boucle d’oreille, et, comme s’il eût été possible à sa fille ou à Léocadie de voir luire de loin ce petit bijou d’or, elle le leur tendait en redoublant ses cris.
A la fin, la voiture s’arrêta. Léocadie l’avait exigé, en apparence pour son beau-père qu’ils amenaient malade, mais en réalité pour Louise qui lui faisait compassion.
—Sa boucle d’oreille, s’écriait Louise, je vous rapporte sa boucle d’oreille!
L’effroi de la petite fille se changeaen un vif plaisir à la vue de sa chère boucle tant pleurée. La vieille belle-mère murmura tout bas que Louise avait volé ce bijou; Léocadie répondit doucement que d’ordinaire les voleurs ne prennent pas pour rendre; Louise en balbutiant conta comment cet objet avait passé dans ses mains; la vieille belle-mère hocha la tête; Léocadie parut autant surprise qu’attendrie; l’enfant remercia beaucoup lapauvresse; le vieux beau-père, fort souffrant, ne disait mot. Louise côtoyait péniblement la voiture, qui allait au pas.
Montez donc dans notre carriole, dit Léocadie, vous ne pouvez plus marcher.
—Monter! murmura la vieillemère, et où veux-tu donc qu’elle se place? nous sommes déjà si à l’étroit que j’en étouffe.
—Je mettrai ma fille sur mes genoux, répondit la bonne nourrice.
—Oh! non, non, madame, je vous en prie, je la mettrai sur les miens... je ne veux pas que vous vous fatiguiez pour moi,.. et puis, ajouta Louise avec une voix tremblante de bonheur, c’est une grâce que je vous demande.. Venez, ma chère petite, venez sur mes genoux...
Louise avait pris place dans la voiture, et sa fille hésitait encore entre elle et sa nourrice. Celle-ci dit tout bas à l’enfant:
—Mets-toi sur ses genoux...fais-lui ce plaisir-là: elle t’a rapporté ta boucle d’oreille.
Le cheval repartit au trot sous les coups de fouet redoublés de la vieille belle-mère, et Louise, dont toutes les peines s’effaçaient en ce moment, pressait, serrait dans ses bras sa fille assise sur elle. Les épaules, les cheveux, les vêtemens de sa fille, elle baisait tout avec une ardeur que ne pouvait modérer la crainte de se trahir. Les soubresauts de la carriole lui offraient à toute minute un prétexte pour étreindre son enfant, pour appliquer ses lèvres sur son cou, sur sa chevelure, sur sa robe... et elle pleurait doucement.
Un instant, elle passa la main sousl’écharpe de sa fille, glissa les doigts vers sa poitrine, les arrêta sur son jeune cœur, et le sentant battre avec force, elle crut que ce cœur battait pour elle, elle crut que son enfant devinait que lapauvressequi la tenait dans ses bras c’était sa mère.....
Louise, à aucune époque de sa vie, n’avait ressenti une joie plus grande. Léocadie la regardait de côté, de temps en temps, de manière à ne pas gêner son bonheur, et elle se disait, la bonne nourrice:
—Pauvre femme! apparemment que son enfant ressemblait bien à notre demoiselle!
Il arriva, dans un moment où Louisemurmurait timidement quelques mots de tendresse à sa fille, distraite par les cahots de la voiture, il arriva que Louise se troubla tout à coup, frappée qu’elle fut par une réflexion pénible.
—Madame, dit-elle à Léocadie, quel est le nom de..... quel est son nom?
—Julie.
—Julie!..... Ah! se dit Louise, ce n’est pas mon nom qu’il lui aurait donné!
—Julie, répéta Louise en glissant ce nom à l’oreille de sa fille, Julie...
L’enfant se retourna.....
Louise la regarda avec ivresse.....
—Julie..... où est votre mère?.....
La petite fille tendit les bras à sa nourrice.
—N’en avez-vous pas eu une autre? dit Louise, dont la tête s’égarait..... dites, Julie, où est votre mère?.....
—Hélas! répondit la nourrice, ma bonne petite fille n’a jamais connu d’autre mère que moi..... Sa mère est morte en la mettant au monde.
—Morte! s’écria Louise!.... ils lui ont dit que sa mère est morte!
—Mais qu’est-ce qu’elle a donc à crier cette femme? s’écria à son tourla vieille belle-mère; voilà le cheval qui s’arrête de frayeur!
Le cheval s’arrêta par la raison que la voiture entrait dans la cour du château.
—Les malheureux! pensa Louise, ils m’ont dit à moi: Ta fille est morte; et à ma fille: Tu n’as plus de mère!
Célestin, le jardinier du château, était accouru très-inquiet de voir arriver tout son monde; il ne les attendait pas avant la fin du jour. Léocadie augmenta l’inquiétude de son mari en lui montrant leur vieux père malade et si faible, qu’ils furent obligés de l’aider à descendre de carriole.
—Notre père voulait revenir seul,dit-elle; mais je n’ai pas voulu, et moi revenant avec lui, il a bien fallu partir tous. Il n’y a que ma fille qui n’en a pas été trop contente. Tiens, regarde quelle grosse moue elle fait encore!
Célestin regarda l’enfant, qui paraissait fort mal à l’aise sur les genoux de Louise, qui l’entourait étroitement de ses bras, et la retenait serrée contre elle, quoique les autres voyageurs eussent quitté la voiture.
—Lâchez-la donc! criait la vieille belle-mère.
—Lâchez-moi! répéta Julie en pleurant et en se débattant.
Célestin reconnut Louise.
—Eh! mais, dit-il c’est l’innocente! Vous l’avez donc ramenée d’Étrœung?
—Uneinnocente! dit la vieille belle-mère.
—Uneinnocente! redirent Léocadie et l’enfant.
Dès ce jour-là Louise fut traitée avec une sorte de respect par les habitans du château[2]. La vieille belle-mère elle-même ne lui parlait plus qu’avec bonté. Léocadie lui montrait une pitié affectueuse et tendre. Célestin pensait que sa présence à Baroydevait porter bonheur à tous. Julie la considérait avec une crainte superstitieuse. Chacun lui témoignait de la compassion. On la laissait librement agir dans l’intérieur du château.
Louise, sans savoir au juste le sens du motinnocent, devina, à la conduite que tinrent ses hôtes envers elle, qu’ils la regardaient presque comme une insensée; elle en fut contente, parce que cela facilitait l’exécution de ses desseins; mais, d’un autre côté, elle en était attristée, parce que sa fille aurait plus de pitié que d’amour pour elle.
[2]Il n’est pas un village de la Flandre française qui ne compte deux ou troisinnocens. Au cou de quelques-uns de ces malheureux pendent des goîtres énormes, tels qu’on en supposait jadis auxcagotsdes Pyrénées-Occidentales. Du reste, l’attitude immobile de leur face annonce plus de niaiserie que de méchanceté. Le motinnocent(qui ne nuit pas) exprime parfaitement la nature de leur folie. Les habitans ont pour ces êtres imbéciles les mêmes égards que le Valais témoigne à sescrétins, l’Inde à sesmediroub, etc., etc.
La maladie du vieillard ne fit qu’augmenter encore l’intérêt que Louise avait inspiré à ses nouveaux amis. Elle se dévoua entièrement à soigner le vieux malade: sa fille occupaitune petite chambre à côté de celle du bon homme. Les habitans du château, qui ne soupçonnaient pas que Louise fût mère, ne pouvaient assez admirer le dévouement de cette pauvre femme, qui, après avoir passé tout le jour dans la chambre du malade, s’obstinait encore à y passer la nuit: ils ne savaient pas que la nuit, Louise allait embrasser sa fille...
Deux motifs s’étaient opposés à ce que Louise effectuât tout de suite les projets d’enlèvement qu’elle avait eus d’abord: le premier, c’était l’absence de Gustave, qui avait dit, en partant, que sans doute il ne reviendrait pas au château avant six mois; le second, c’était sa propre misère, à elle, malheureuse mère, qui vivait de la pitié d’autrui, et qui, une foishors du château, manquerait de pain pour elle et son enfant, mais surtout pour son enfant. Elle la voyait bien vêtue, bien logée, ayant tout en abondance, et elle ne se sentait pas la force de l’arracher aux aisances de la vie, de lui faire échanger ce bien-être pour les aumônes des passans. D’ailleurs, elle voulait peu à peu se faire aimer de Julie, peu à peu lui faire comprendre qu’elle est sa mère; elle voulait, en outre, ne pas l’emmener avant d’avoir amassé un petit trésor avec quoi elle pût la nourrir quelques mois. Pour les mois, pour les années qui devaient suivre, elle s’en fiait à son amour et à la Providence. Le temps de liberté que lui laisse l’absence de Gustave, Louise l’emploiera à travailler la nuit, à mendier le jour. Ce projet elle lui donnerasuite dès que le vieillard sera mieux portant.
L’indisposition du bon homme traîna quinze jours. Louise, redevenant libre de son temps, n’était cependant pas sans craindre l’arrivée subite de Gustave au château, quoiqu’on lui eût dit et répété quele seigneurne reviendrait pas chercher Julie avant l’hiver; elle redoutait quelque malheur; elle avait peine à se défendre d’un pressentiment funeste. Son esprit ne commença à retrouver un peu de calme que quand Célestin l’eut assurée que Gustave les prévenait toujours de son départ de Paris, soit au moyen d’une lettre, soit par un domestique qui le précédait au château, afin de faire tout disposer pour le recevoir.
Lorsqu’à ces détails favorables pour son repos, se joignit la certitude qu’aucun habitant de Baroy ou des environs ne correspondait avec Gustave, et que par conséquent rien ne pouvait lui donner l’éveil sur l’innocentequi habitait le château, Louise résolut de mettre à exécution ses petits projets de fortune. Elle pria Léocadie de lui fournir du travail.
—Et qu’avez-vous besoin de travailler? lui demanda Léocadie. Vous êtes faible, infirme; restez tranquille. On vous nourrit, vous êtes logée; que voulez-vous de mieux? A quoi bon vous fatiguer? et au surplus, que savez-vous faire?
—Je sais coudre, répondit Louise; donnez-moi le linge de la maison àraccommoder; et pour ma peine, je vous demande...
—Quoi? d’être nourrie? vous l’êtes; logée? vous l’êtes; vêtue? je vous ai déjà dit de choisir dans toutes mes robes.
—Je voudrais de l’argent, répondit Louise.
—De l’argent! s’écria la vieille belle-mère; et Jésus mon Dieu! qu’est-ce que vous ferez de votre argent?
—Ce qu’elle voudra, ma mère, ce qu’elle voudra; il faut contenter cette pauvreinnocente.
Ce mot produisit sur la vieille flamande un effet presque magique.
—C’est vrai, dit-elle, je n’y pensaisplus; il ne faut pas la contrarier, cetteinnocente; mais au moins, si on lui donne de l’argent, est-il juste qu’elle le gagne par son travail.
—Soyez sûre que je le gagnerai, dit Louise.
La nuit suivante, elle dormit quelques heures sur une chaise, près du lit de son enfant, et les heures passées sans sommeil, elle les utilisa à travailler pour ses hôtes. Le jour, elle quitta le château et s’en alla mendier quelques sous à travers la campagne.
Toutes les nuits et tous les jours elle continua ce fatigant métier. Le château était le centre de ses excursions. A diverses heures de la journée,elle venait y embrasser sa fille, ou y prendre un peu de nourriture; car aux passans, elle ne demandait pas du pain, mais un sou.
Les habitans du château la laissaient faire, bien que ses nouvelles habitudes de mendicité leur fussent pénibles, à eux chez qui elle logeait.
Nous avons vu que Léocadie lui avait offert de suppléer à ses vêtemens en lambeaux par quelques hardes un peu plus convenables; cette proposition, Louise l’accueillit avec joie, puis après elle ne l’accepta point sans réserve; elle craignit que d’être trop bien mise ne détournât d’elle les regards du riche; elle eut peur de faire diminuer les aumônes, et malgrétoute l’envie qu’elle aurait eu de se vêtir avec propreté, avec élégance même, elle rejeta les offres de Léocadie, quant aux robes, qui, pour la plupart étaient de soie; elle lui demanda seulement quelques autres objets de toilette, mais vieux, mais usés. Les plus méchans lui servaient à solliciter la pitié des gens de la campagne; les moins mauvais elle les gardait pour briller au château.
Aux yeux d’autres personnes que les habitans de Baroy, il eût été remarquable que Louise, près de sa fille, arrangeait ses haillons avec une sorte de coquetterie; tantôt, c’était un schall troué dont elle cachait soigneusement les déchirures; un bonnet dont elle venait de relever elle-mêmeles tuyaux, et dont elle laissait flotter les rubans avec grâce; tantôt, elle accommodait artistement sa coiffure ou bien elle arrondissait l’extrémité brillante de ses ongles.
Un jour, passant à Avesnes, elle découvrit sous une fenêtre le contenant, à peu près vide, d’une liqueur odorante; elle serra la fiole précieusement, et lorsqu’elle fut près d’entrer au château, elle répandit la liqueur sur ses mains, elle en arrosa sa tête, et, ainsi parfumée, elle courut embrasser sa fille. Si au lieu de cette liqueur, la fiole eût contenu du carmin, Louise en aurait coloré à l’instant même ses joues, ses joues que son enfant trouvait laides parce qu’elles étaient pâles et flétries; Louisese serait mis durouge, car sur toutes choses elle voulait plaire à sa fille..... La pauvre mère eut donné de grand cœur la moitié de sa vie, pour que son enfant lui dît:—Tu es belle!
Malgré tout le soin qu’elle apportait à grossir son petit trésor, sans cesse augmenté par les aumônes, Louise, de temps à autre, en étournait quelques sous pour faire des cadeaux à Julie. Elle lui achetait de ces riens qui causent tant de plaisir aux enfans. C’étaient là de grandes joies pour toutes deux. Lorsque sa quête avait été abondante, Louise arrivait au château fière, heureuse du bonheur qu’elle préparait à sa fille. L’enfant sautait d’aise de voir tous ces futiles présens dont la pauvre femmela comblait une ou deux fois par semaine. Alors elle l’embrassait, et Louise se flattait tout bas d’être aimée. Il est certain que Julie commençait à montrer quelque attachement pourla pauvresse. Elle causait, elle se promenait volontiers avec elle, volontiers même elle la laissait lui baiser les lèvres.
Léocadie, toujours affectueuse pour Louise, toujours disposée à ne rien faire qui pût la chagriner, lui facilitait les occasions d’être seule avec l’enfant, parce que l’innocentene paraissait vraiment joyeuse que dans ces momens-là. Louise, à qui on donnait la liberté de s’en aller seule avec Julie, jusque dans le petit bois, là où elle cachait son argent au pied d’un arbre, Louise avait donc eu déjà toute possibilitéd’emporter sa fille, après lui avoir dit: Je suis ta mère! Mais les raisons qui l’avaient détournée de ce dessein existaient encore en partie: son petit trésor n’était pas suffisant pour les nourrir même pendant un court voyage; Gustave ne devait pas arriver avant quelques mois, et Julie n’était pas assez déshabituée du luxe pour entrer, sans peine, dans la nouvelle existence de leur misère.
Chaque fois qu’on achetait à son enfant quelques vêtemens un peu riches, Louise, avec un gros soupir, disait à Léocadie que parer Julie de toutes ces belles choses, c’était lui donner le goût de la coquetterie, c’était la rendre vaine. Elle ajoutait tristement:
—Pourquoi l’accoutumer à la richesse?on ne sait pas ce qui peut arriver.
Léocadie souriait des observations de l’innocente.
Par une singulière fatalité, la petite fille s’obstinait à faire résonner les touches d’un mauvais piano que Gustave avait fait placer dans la salle basse du château. Le bruit qu’elle tirait de cet instrument lui plaisait sans doute: elle passait des heures entières à promener ses doigts sur le clavier. Louise, à qui la vue de ce piano rendait présente l’histoire de tous ses malheurs, suppliait en vain sa fille de s’occuper plus sérieusement. Elle l’engageait à coudre, elle l’entretenait de Dieu, elle essayait d’attacher sa jeune ame à la lecture de quelques livres de morale.Mais l’enfant détournait la tête avec distraction, et c’était de musique qu’elle parlait. Louise, un jour, emportée par la violence de ses souvenirs, effrayée pour l’avenir de sa fille, brisa les touches du piano. Julie pleura beaucoup: il fallut plusieurs semaines avant qu’elle pardonnât à Louise cette mauvaise action. Quant aux habitans de Baroy, ils disaient:
—Qu’y faire? c’est uneinnocente.
Ainsi vécut Louise l’espace de quelques mois, son temps partagé entre des occupations diverses, mais qui toutes avaient l’avenir de sa fille pour but: mendier une partie du jour, travailler une partie de la nuit, préparerdoucement Julie aux privations de la pauvreté.
Quand elle cessait ou de mendier, ou de travailler, ou de surveiller Julie, elle allait trouver la nourrice et la suppliait de lui redire pour la centième fois, et dans les moindres détails, la vie du premier âge de son enfant.
Alors, Léocadie, pour faire plaisir à l’innocenteraconte de nouveau comment Julie lui a été confiée dès le premier mois de sa naissance; comment elle a gardé cet enfant cinq années de suite, Gustave les venant voir toutes deux de loin en loin, à cause des longs voyages qu’il faisait hors de la France. A cela elle ajoute l’expression de sa douleur le jour où Gustavelui reprit Julie. Depuis plus de quinze mois, on n’avait reçu aucune nouvelle du jeuneseigneur, non plus que de M. Charrière père, qui, du reste, avait cessé de venir en ce château, la propriété de Gustave, dont la mère était une demoiselle de Baroy. Léocadie n’entendait parler de personne, et elle élevait l’héritière de Baroy comme son propre enfant, lorsque, tout à coup, Gustave arrivant, on ne sait de quel pays, parut un soir au château, et repartit le lendemain au matin avec Julie...
Chaque fois que Léocadie en est là de son récit, elle sanglote, et l’innocentemêle abondamment ses pleurs aux pleurs de la bonne flamande. Après quoi Louise supplie la nourricede reprendre, pour se consoler, l’histoire heureuse des premières années de son enfant.
On dirait que cette histoire, Louise ne la connaît pas encore. Avec quelle attention elle écoute l’excellente Léocadie! de quelle ame elle la remercie de son amour et de ses soins! de quelles vives caresses elle paie la complaisante nourrice! et pourtant comme elle envie à cette femme le bonheur d’avoir reçu le premier sourire de sa fille!
On touchait à la fin de septembre. Tout à coup, le bruit se répandit au château que leseigneurse disposait à venir. L’époque de son arrivée fut fixée par Célestin lui-même du dimanche prochain au dimanche qui devait suivre. Pourquoi le dimanche? sur quelle certitude était fondé le retoursi inattendu de Gustave? Personne n’en savait rien; mais on disait: Bien sûr, il arrivera l’autre dimanche.
C’était le mercredi. Louise calcule avec effroi qu’il lui reste à peine douze jours, elle qui comptait encore sur un mois ou deux de sécurité. Cette nouvelle vraie ou fausse lui fait prendre la résolution de ne plus apporter à sa fuite que le retard rigoureusement nécessaire pour y faire consentir sa fille, en lui révélant peu à peu qu’elle est sa mère.
Dans l’intervalle des demi-confidences qu’elle se promet de faire à son enfant, elle a dessein de chercher parmi les bourgs ou villages dont elle n’est pas connue des secours nouveauxet plus abondans sans doute que ceux obtenus jusqu’alors. Elle récapitule ses quêtes à Plouy, à Floyon, au Rétiau, dans tous les lieux environnans, et elle voit qu’elle possède quarante et quelques francs, y compris le paiement de son travail à Baroy. Cette somme lui semble bien misérable pour s’en aller jusqu’à Bordeaux, où est la famille de son père. Ma fille est trop faible et trop jeune, se dit-elle, pour faire la route à pied; il nous faudra prendre des voitures: nous n’arriverons jamais. Mendier ma fille à la main, c’est à quoi je ne pourrais pas me résoudre. Je veux bien mendier pour elle, mais non avec elle..... et puis si, par malheur, les passans des grandes routes n’avaient pitié ni d’elle ni de moi!
Persuadée qu’en tout cas elle trouverait plus de commisération dans les petits villages de la Flandre que sur les chemins qui aboutissent aux grandes villes, Louise se décide à compléter dans les villages un peu éloignés de ses quêtes habituelles la somme dont elle croit avoir besoin pour se rendre à Bordeaux. Une fois là, dans la famille de son père, au milieu de ses amies d’enfance, elle espère d’être sauvée. En disant que je mendie pour nourrir ma fille, pense Louise, ils ne me refuseront pas leurs aumônes, et j’obtiendrai peut-être assez d’argent pour aider à notre voyage.
Avant de quitter le château jusqu’au soir, Louise voulut jeter dans l’ame de Julie les premières penséesd’un départ dont l’exécution devait assurément rencontrer de vifs obstacles. Elle n’était pas femme à se dissimuler les difficultés d’une pareille entreprise, mais, ne les supposant pas insurmontables, elle se flattait de les aplanir.
Seule, dans le jardin, avec sa fille, elle l’attira doucement sur ses genoux, et elle lui dit:
—Julie, est-ce que tu te plais beaucoup dans ce vilain château?
—Non, ma bonne Louise, non.... Je n’ai personne avec qui jouer, je m’amuse mieux à Paris; papa m’emmène au spectacle. Connais-tu le spectacle, toi?
—Je l’ai connu, Julie, quand j’étais riche...
—Tiens! tu as été riche?..... Ah bien, c’est drôle, ça!... Si tu l’as été, pourquoi donc ne l’es-tu plus?
—Des malheurs, des malheurs affreux..... qui m’ont troublé la raison.....
—Allons, ne pleure pas, ma bonne Louise, je t’en prie bien... tu me fais de la peine.
Julie, avec ses petites mains, essuyait les larmes de sa mère, qui se laissait pleurer, heureuse de sentir passer sur ses joues les doigts de son enfant.... Elle les baisait en passant.
—Dis-moi, Julie, penses-tu quelquefoisà celle dont je t’ai parlé si souvent?...
—Je ne me rappelle plus...
—Ta mère?...
—Laquelle? maman Léocadie?
—Non, ta véritable mère, celle qui t’a donné naissance?
—Puisqu’elle est morte!
—Mais si elle ne l’était pas?
—Comment veux-tu donc qu’elle ne le soit pas, puisqu’elle l’est?
—Mais, je suppose, si tout d’un coup tu apprenais qu’elle existe? qu’est-ce que tu lui dirais?
—Je ne peux rien lui dire: je ne la connais pas.
—Mais si tu la connaissais..... Julie?...
—Je ne l’ai jamais vue, et puis, d’ailleurs, je te dis qu’elle est morte.
—Ton père te l’a dit?
—Oui, ma bonne Louise.
—Et... jamais il ne te parlait d’elle que pour te dire..... qu’elle était morte?
—Non, jamais...
—L’aimerais-tu bien ta mère, si elle vivait?...
—Oui, si elle était bonne...
—Si elle te caressait comme je te caresse?...
—Oui.
—Si elle t’aimait comme je t’aime?...
—Oui.
—Si elle te disait: Julie, il faut me suivre, ma fille, quitter pour moi le château; le ferais-tu?
—Oui, pourvu qu’elle me remmène dans notre maison de Paris..... Mais, qu’est-ce que tu as donc encore? tu pleures toujours.
—C’est que j’ai eu une fille comme toi.....
—Je sais bien; et c’est ça qui t’a rendueinnocente?
—Oui, Julie.
—Est-ce qu’elle est morte, ta fille?
—Oh! non, elle n’est pas morte,s’écria Louise en serrant son enfant avec amour... Non, elle n’est pas morte, Julie... Mais quand je lui ai dit de quitter son père pour me suivre... elle n’a pas voulu.
Louise regardait sa fille avec un trouble extrême; elle attendait sa réponse comme un arrêt de mort.
—Elle n’a pas voulu s’en aller avec toi? reprit l’enfant... Ah!
—Cela t’étonne, n’est-il pas vrai? Tu aurais tout quitté pour suivre ta mère, toi?
—Oui, tout le monde, excepté mon papa.
—Ton papa, Julie, pense donc qu’il te laisse ici toute seule, qu’il t’y a laissée cinq ans, qu’il t’oublie, qu’ilne prend pas soin de toi; au lieu que ta mère...
Louise s’arrêta effrayée. Son secret était près de lui échapper: elle garda un long silence... mais son cœur était plein de bonheur. Elle pensa que sa chère enfant, préparée doucement à ce qu’elle voulait lui apprendre, le jour d’une entière confidence venu, n’hésiterait pas de croire qu’elle fût sa mère; et qu’alors, au moyen d’un conte adroitement ménagé, sous prétexte qu’elles allaient rejoindre Gustave, il serait possible de lui faire quitter le château. Toutes les combinaisons qui devaient amener ce résultat n’étaient pas encore bien nettement arrêtées dans l’esprit de Louise, mais enfin elle espérait assez en la force deson amour, en l’aide de Dieu; elle connaissait assez le bon naturel de sa fille, pour être maintenant à peu près certaine de la réussite.
Elle s’éloigna donc avec la presque assurance de voir bientôt finir tous ses malheurs.
Elle marchait depuis une demi-journée, tendant la main à toutes les portes, et assez satisfaite du produit de ses quêtes. Déjà elle songeait à reprendre le chemin du château d’où elle était éloignée d’environ quatre lieues. Un sentier étroit serpentait devant elle, sur la lisière d’une forêt. Elle suivait ce sentier, haletante de lassitude et de chaleur; un homme l’aborda, c’était un garde-champêtre.
—Où allez-vous?
—Je cherche mon pain, répondit Louise avec une sorte de crainte.
—Est-ce que vous êtes de ce pays-ci?
—Non, monsieur.
—Vous faites la contrebande, n’est-ce pas?
—La contrebande! répéta Louise toute troublée.
—Vous sentez bien que ça m’est égal. Je ne suis pas douanier. Je vous demande ça pour savoir.
—Non, monsieur, je vous assure que je cherche mon pain.
—Oui, oui, une vagabonde..... avez-vous des papiers?
—Est-ce qu’on a besoin de papiers pour vivre d’aumônes?.....
Louise était tremblante. Le garde-champêtre la saisit par le bras.
—Je vous arrête, dit-il, suivez-moi chez M. le maire. Vous m’avez la mine d’une voleuse.
Louise se jeta aux pieds du garde.
—Par pitié, lui dit-elle, monsieur, ne me menez pas en prison, ma fille m’attend..... monsieur, ma fille.....
—Allons, avancez, lui dit brutalement le garde, vous n’êtes pas de ce pays-ci, vous n’avez pas de papiers, je vous emmène, et d’ailleurs, si vous étiez une brave femme, vous ne trembleriez pas comme vous faites.
—Je vous dis, monsieur, s’écriait Louise poussée rudement par le garde, je vous dis que je suis une mendiante, que je cherche mon pain pour nourrir ma fille!....
—Si c’était vrai, votre fille serait avec vous!
—C’est un enfant, monsieur, elle ne peut pas marcher.....
Le garde parut frappé de cette observation, il cessa de chasser Louise devant lui.
—Ah! elle est trop petite pour marcher? c’est possible, eh bien! nous allons voir; où l’avez-vous laissée votre fille?
Louise balbutia, rougit, pencha la tête en pleurant, elle n’osait dire:
—Ma fille est au château de Baroy.
—Vous voyez bien que vous êtes une menteuse, reprit le garde.
Et malgré toutes les prières, tous les efforts de Louise, il l’entraîna vers un petit village voisin.
—Vous vous expliquerez devant monsieur le maire, lui dit-il.
M. le maire n’était pas revenu des champs. Le garde, qui voulait déposer sa capture en lieu de sûreté jusqu’au retour du chef municipal, la conduisit près de l’église, à laquelle était attenante une petite chambre, chapelle autrefois, maintenant prison ou grenier, selon qu’on y mettait des vagabonds ou du fourrage. Louise, en voyant l’asile honteux qu’on lui destinait, mais surtout en pensant à sa fille qu’elle ne verrait nice soir-là, ni peut-être le lendemain, lutta de toute son énergie avec le garde, lorsqu’il voulut la pousser dans cette espèce de prison. Mais convaincu, par la résistance de Louise, que réellement il avait affaire à quelque voleuse, cet homme, robuste d’ailleurs, se débarrassa aisément d’elle et l’enferma sous clef.
Les cris de la malheureuse mère se faisaient entendre d’un bout du village à l’autre. Sa prison avait une petite fenêtre, protégée par deux barreaux de fer, le tout donnant sur une ruelle. Suspendue à ces barreaux, Louise appelait du secours, implorait la pitié publique, mais en vain; personne ne venait. Vers le soir, elle redoubla ses cris, et bientôt une foule d’habitansde tout sexe accourut pour savoir quelle était cette femme et quel pouvait être son crime.
Le maire arriva, suivi du garde-champêtre qui portait du pain et un peu d’eau à la prisonnière.
M. le maire commença l’interrogatoire. Louise pressée de questions sur son nom, sur sa famille, sur son pays, finit par dire:
—Je me nomme Louise Drouart, je n’ai pour toute famille qu’un enfant et j’habite le château de Baroy.