Les maternités de Mᵐᵉ d’Aiguillon.—Débuts de la guerre de Sept Ans.—Bataille de Saint-Cast en Bretagne.—Félicitations de Mᵐᵉ de Pompadour au vainqueur.—Flirt de la Grande Marquise.—Maussaderie de d’Aiguillon.—Cavendish.—Les «fols de Bretons».—D’Aiguillon eût préféré le Languedoc.—Le commencement des «Affaires de Bretagne».
Les maternités de Mᵐᵉ d’Aiguillon.—Débuts de la guerre de Sept Ans.—Bataille de Saint-Cast en Bretagne.—Félicitations de Mᵐᵉ de Pompadour au vainqueur.—Flirt de la Grande Marquise.—Maussaderie de d’Aiguillon.—Cavendish.—Les «fols de Bretons».—D’Aiguillon eût préféré le Languedoc.—Le commencement des «Affaires de Bretagne».
Le duc d’Agénois, ce bourreau des cœurs, trompait ouvertement et copieusement sa femme; mais, à l’exemple de la plupart des grands seigneurs duXVIIIᵉ siècle, il estimait qu’il devait à son nom et à la conservation de sa race, de ne pas oublier, quand l’occasion s’en présentait, qu’il existait encore de par le monde une duchesse d’Agénois. D’où les six maternités qu’eut àsubirLouise-Félicité, pendant une période de vingt années (1746-1765); nous disonssubir, parce qu’elle eut encore ce trait commun de ressemblance avec sa mère, qu’elle passa par des couches particulièrement laborieuses qui mirent ses jours en péril. La naissance de son premier enfant, une fille, Armande-Félicité, qui devait mourir en 1751, avait provoqué une certaine émotion dans le monde médical; et ce ne fut pas la dernière. L’accouchement était difficile, et Pérat, l’opérateur, avait fait venir un chirurgien célèbre, Pujos, qui, contrairement à l’avis de son confrère, avait réussi à délivrer la patiente par l’application du forceps. Or, les ennemis de Pérat prétendirent qu’en raison de son âge, le bonhomme n’avait plus ni la tête, ni la force voulue pour continuer son service à la Cour, d’autant qu’il était désigné pour accoucher la Dauphine. Et Pérat, un très honnête homme, à qui la dévotion donnait des scrupules, écrivit à Bouillon, Helvétius et La Peyronie, médecins et chirurgiens du roi, pour décliner la mission qui lui était confiée. Il avouait humblement qu’il «s’était trompé à la couche de la duchesse d’Agénois». Mais on ne voulut pas tenir compte à la Cour de cette résignation si touchante, et on le maintint dans ses fonctions[28].
La duchesse d’Agénois s’était rétablie, non sans peine, d’une telle alerte, lorsqu’on apprit, dans les premiers mois de 1747, sa nouvelle grossesse: «L’état où elle avait été à sa dernière couche, écrit le duc de Luynes, faisait beaucoup craindre pour celle-ci[29], d’autant plus que Mᵐᵉ de Plélo, sa mère, était toujours fort mal en accouchante.» On en fut quitte cette fois pour la peur, et, le 20 décembre, Mᵐᵉ d’Agénois donnait facilement naissance à une seconde fille[30],Innocente-Aglaë, qui devait être un jour la marquise de Chabrillan.
Cependant, le jeune duc, après avoir guerroyé fort honorablement à l’étranger, était rentré en France, dans le courant de février 1749; et, devenu duc d’Aiguillon par la mort de son père, en 1750, avait été nommé successivement lieutenant général au comté Nantais, et commandant en chef de Bretagne—province dont M. de Penthièvre était le gouverneur.
De cette époque date l’ascension[31], lente, mais sûre, aux premières dignités de l’État, de cet homme que la tourbe de ses ennemis, grossissant à mesure qu’il s’élevait, nommait un «courtisan noir et profond».
La cause déterminante d’une faveur, si jalousée, fut le rôle décisif joué par d’Aiguillon, en Bretagne, au commencement de cette guerre de Sept Ans, dont l’issue devait être désastreuse pour la fortune et l’honneur de la France. Et, ici encore, le cœur de la jeune duchesse eut peut-être à souffrir d’une profonde etcuisante blessure. Car, si le triomphe du nouveau commandant de Bretagne sur les armes anglaises fut mis à cette époque en pleine et belle lumière, ce fut grâce à la marquise de Pompadour qui s’était prise d’un vif et tendre enthousiasme pour le vainqueur.
Est-ce l’explication de la lettre, datée de 1760, où la jeune duchesse confiait à sa belle-mère que «la vie était pour elle sans attrait»?
La suite de ce récit dira si notre hypothèse est fondée, si Mᵐᵉ d’Aiguillon était en droit de reprocher à son mari—et jamais, que nous sachions, le grief n’est sorti de sa bouche—de nouveaux torts et de graves infidélités.
On sait quelle fut une des causes principales de la guerre de Sept Ans[32]: la haine irréductible de Mᵐᵉ de Pompadour contre Frédéric II qui avait cyniquement raillé l’influence de la maîtresse du roi dans les conseils du prince et sa participation aux affaires de l’État. La Grande Marquise voulut prouver à l’insolent monarque qu’il avait deviné juste, en alliant la France à l’Autriche contre la Prusse et l’Angleterre. Ce futsa guerre à elle; et ce furent ses plus chers favoris, les hommes d’État ou les généraux qui s’employèrent à servir sa cause, c’est-à-dire ses rancunes, pendant cette période de sept années.
L’expédition, dirigée en 1758 par l’Angleterre contre les côtes de France, marqua la première phase des hostilités. Une flotte considérable, qui avait embarqué un corps d’armée de 15.000 hommes, cingla
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Le Duc d’Aiguillon(Galerie du Marquis de Chabrillan)
Le Duc d’Aiguillon
(Galerie du Marquis de Chabrillan)
vers la Normandie et la Bretagne, semant la terreur et la ruine sur son passage. Cherbourg fut détruit et Saint-Malo bombardé: la flotte ennemie menaçait le littoral, du Havre à Brest. Enfin, elle débarqua, sur les Côtes-du-Nord, 13.000 hommes, qui étaient à peine descendus à terre, qu’ils étaient aussitôt attaqués et battus à Saint-Cast[33]. En effet, d’Aiguillon, accouru à leur rencontre, à la tête des miliciens bretons, les avait enveloppés et culbutés, leur avait tué 3.000 hommes et fait 800 prisonniers, au nombre desquels se trouvait lord Cavendish, troisième fils du duc de Devonshire. Le reste avait repris précipitamment la mer, sous la protection de la flotte, qui avait dû assister, impuissante, à ce désastre.
Ce fut par toute la France un cri de triomphe, un élan de reconnaissance pour les vaillants soldats qui avaient si bien défendu le sol de la patrie, pour le chef et pour les officiers qui les avaient si valeureusement conduits à la victoire. Des estampes furent gravées qui représentaient le commandant à Saint-Cast, et des médailles commémoratives de ce haut fait d’armes furent frappées aux frais des Etats de Bretagne; enfin d’Aiguillon recevait de la marquise de Pompadour la lettre suivante:
«C’est avec bien du regret, Monsieur, que je ne vous ai pas dit tout ce que je pensais, avant-hier, sur la gloire dont vous venez de vous couvrir; mais ma tête était si douloureuse que je n’eus de force que pour vous dire un mot.
«Nous avons chanté aujourd’hui votreTe Deum,et je vous assure que ç’a été avec la plus grande satisfaction; j’avais prédit vos succès et, en effet, comment était-il possible qu’avec autant de zèle, d’intelligence, une tête aussi froide et des troupes qui brûlaient, ainsi que leur chef, de venger le roi, vous ne fussiez pas vainqueur? Cela ne se pouvait pas. Un petit billet, que je vous ai écrit avant votre brillante journée, a dû vous faire connaître ma façon de penser pour vous et la justice dont je fais profession. Dites-moi, je vous prie, actuellement, si vous êtes bien fâché contre moi de n’avoir pas cédé à vos instances et aux belles raisons que vous m’avez contées. Elles ne valaient rien dans le temps; et je les trouverais encore plus détestables aujourd’hui. Un autre n’aurait pas fait aussi bien que vous; je serais dans la douleur au lieu d’être dans la joie. Vous seriez perdu et il y aurait bien de quoi. Osez dire maintenant que ma tête ne vaut pas mieux que la vôtre, je vous en défie[34].»
Cette lettre, si affectueuse, vibre en même temps comme une fanfare. Elle célèbre la gloire d’un brillant protégé; mais il s’y mêle des accents de doux reproche. Vraisemblablement, grâce à l’entremise de Richelieu qui avait tant de droits à la bienveillance de la marquise, celle-ci s’était intéressée au nouveau duc d’Aiguillon et l’avait fait nommer au commandement de Bretagne, d’autant que par sa femme, une Plélo, il pouvait y prétendre, sans que cette grâce fût taxée defavoritisme. Mais les Bretons étaient gens peu maniables, têtus et violents: d’Aiguillon ne s’en était que trop aperçu et il est probable qu’avant l’affaire de Saint-Cast il s’était déjà adressé à Mᵐᵉ de Pompadour pour être relevé d’un commandement de gestion si difficile. D’où l’allusion de ton si amical qui perce dans les dernières lignes de la lettre, et le petit air de bravoure qui la termine de si gentille façon.
Cette aimable familiarité se continue dans les billets suivants. La marquise, suivant l’habitude qu’elle a prise avec ses entours, donne à son correspondant un surnom, celui de M. de Cavendish, qui rappelle la capture faite par d’Aiguillon à Saint-Cast. Le billet du 25 septembre 1758 est caractéristique. Elle lutte de délicatesse avec le commandant de Bretagne: celui-ci avait «sollicité des grâces» pour ses compagnons d’armes, le marquis de Balleroy entre autres, qui fut un des héros de la journée. Mais Mᵐᵉ de Pompadour n’entend intervenir que pour d’Aiguillon, qui d’ailleurs sera nommé lieutenant général. Bientôt la conversation tourne auflirt, ainsi qu’on appelle aujourd’hui le galant badinage si prompt, en maintes circonstances, à changer de voie.
«Vous voulez donc, absolument, écrit la marquise, que je compte sur votre cœur, mais vraiment je ne me ferai pas une grande violence pour désirer que vous soyiez capable d’une amitié digne de celle que je suis très disposée à avoir pour vous.»
C’est du Marivaux et du meilleur. Mais, au diapason atteint déjà par le dialogue, ne semble-t-il pas qu’il doive en sortir l’aveu d’un sentiment plus tendre que l’amitié; et n’est-on pas autorisé, de ce fait, à rechercher quelle était et quelle fut par la suite la nature des relations qui s’établirent entre le duc d’Aiguillon et la marquise de Pompadour[35]?
Or, la plus intelligente des maîtresses de Louis XV en fut aussi la moins passionnée. Elle en convenait d’ailleurs elle-même, puisqu’elle disait qu’elle avait un tempérament de «macreuse»[36]. Et quoique en aient prétendu des pamphlétaires, aux gages de rivales plus ou moins agréées, il n’a jamais été prouvé que Mᵐᵉ de Pompadour, pendant son règne, ait honoré tel ou tel de ses faveurs, le maréchal de Richelieu, par exemple, ou même le duc de Choiseul. On a parlé moins encore de M. d’Aiguillon.
Mais si, chez la marquise, les sens étaient en léthargie, le cerveau, par contre, était toujours en ébullition. Elle avait une grande activité d’esprit; elle adorait la politique, qui était alors un jeu d’intrigues, comme les grandes coquettes du théâtre de ce temps se plaisaient aux intrigues qui sont la politique de l’amour. Mᵐᵉ de Pompadour avait de plus infiniment de charme et savait employer le trésor de ses séductions à se constituer une petite cour de fidèles, d’alliés et d’amis, dévoués à sa fortune qui était en même temps la leur. Aussi, dans ses relations avec ceux qu’elle distinguait plus particulièrement, jouait-elle à merveille de ce sentiment qu’un de nos modernes a sibien dénomméamitié amoureuseet qui devait donner aux familiers de la marquise des espérances suivies, hélas! de promptes désillusions.
A notre avis, les lettres ou billets de Mᵐᵉ de Pompadour au duc d’Aiguillon sont écrits sous l’inspiration de l’amitié amoureuse, en cette langue spirituelle, un peu subtile, légèrement maniérée, d’allure indépendante et de ton plaisant, qui caractérise la correspondance de cette femme supérieure.
Mᵐᵉ d’Aiguillon ne s’y trouve pas oubliée: elle reçut même une lettre de la marquise qui la félicitait du succès retentissant de son mari. Mais eut-elle jamais connaissance des missives où l’expression un peu vive de la pensée pouvait lui suggérer de fâcheuses interprétations?
Cependant, tout en échangeant de la quintessence de sentiment avec le vainqueur de Saint-Cast, Mᵐᵉ de Pompadour ne perdait pas de vue la direction d’une guerre dont les résultats, du moins l’espérait-elle, devaient la venger de l’outrage reçu. Et pour mieux y inciter d’Aiguillon, elle le couvrait de fleurs: elle le reconnaissait «citoyen, sujet zélé et éclairé, et une petite tête très bonne dans ce moment, dont elle disait tous les biens du monde parce qu’elle les pensait».
Dans une autre lettre[37], elle le remerciait de «chercher des ressources pour nos affaires». Le premier éditeur de cette correspondance croit voir dans la phrase qui précède (et nous partageons son avis) une allusion aux préparatifs d’une descente en Angleterre,pour laquelle d’Aiguillon réunissait secrètement à Vannes une armée et des moyens de transport. Mais pourquoi faut-il que de tout temps l’argent soit le nerf de la guerre? Et la vindicative marquise de s’écrier douloureusement: «Où trouver les quarante millions?» Le Trésor français n’a que trop connu de telles impossibilités. Néanmoins, à dix mois de là, alors que d’Aiguillon est encore à Vannes (il avait été désigné pour commander l’expédition)[38], Mᵐᵉ de Pompadour lui écrit une lettre des plus réconfortantes. Elle a vu le contrôleur général, Bertin, qui lui a «donné de l’espérance sur notre projet», d’autant que «celui que va exécuter la marine est grand».
Autant de rêves qu’une réalité cruelle se chargea de dissiper. Le projet de descente sur la côte anglaise fut abandonné; et la marine française subit dans cette funeste guerre des échecs dont elle ne put se relever.
Que le duc d’Aiguillon ait été ambitieux et, à ce titre, dépourvu de scrupules, comme d’ailleurs tous les hommes d’Etat soucieux de parvenir, rien n’est moins contestable; mais que, pour donner libre cours à ses aspirations politiques, il ait été précisément choisir la Bretagne comme champ d’expérience, la seule lecture de la correspondance à laquelle nous avons déjà fait divers emprunts, démontrerait, de reste, l’inanité d’une telle hypothèse.
Que de fois, au contraire, d’Aiguillon, parlant du commandement de Bretagne à sa protectrice, dut lui écrire: Détournez de moi ce calice d’amertume! Car Mᵐᵉ de Pompadour ne cesse de le morigéner sur ce chapitre, tout en s’excusant de la liberté grande:
«... J’ai osé vous dire qu’avec les meilleures et les plus grandes qualités vous aviez une petite tête qui s’échauffait vite!... Vous voulez quitter la Bretagne, belle folie qui vous passe par la tête!... Souvenez-vous bien que si vous aviez suivi votre premier mouvement, vous ne seriez pas Cavendish... Ah! fi, je rougis de vous voir moins de courage que moi. Vous avez le désagrément de votre petit commandement et moi ceux de toutes les administrations, puisqu’il n’est point de ministre qui ne vienne me conter ses chagrins![39]»
Les parlements sont en révolte contre l’autorité royale et d’Aiguillon s’en irrite, d’autant que celui de Bretagne lui a déjà donné de la tablature: «Le projet d’arrangement de M. de Choiseul, adopté par le Conseil, écrit la marquise, m’a fait le plus grand plaisir, parce qu’il nous donne le moyen de nous passer de ces indignes citoyens qui abusent des besoins de l’Etat pour faire faire à leur maître des actes de faiblesse. Il ne faut pas songer à quitter pendant la guerre cesfols de Bretons; cherchez cependant qui pourra vous remplacer, je n’ai personne en vue...[40]»
D’Aiguillon devait donc rester à son poste; cettecontrainte l’exaspérait et la marquise recevait les éclaboussures de sa méchante humeur. Aussi ne lui épargne-t-elle pas les reproches, mais toujours avec enjouement. Pourquoi «monte-t-il sur ses grands chevaux» pour une inoffensive plaisanterie? Et voudrait-il la «pouiller», comme il l’a fait pour le contrôleur général; mais, qu’il prenne garde; elle n’est pas «si douce» que ce ministre; et «s’ensuivrait que nous nous battrions et que j’aurais peut-être la tête cassée[41]». Son protégé eût échangé volontiers le gouvernement de Bretagne contre celui où se trouvait son domaine patrimonial d’Aiguillon; et cependant, après la mort de son père, il n’avait guère eu à se louer du «corps de ville d’Agen et de Condom» qui, lors de «son entrée dans son fief, s’étaient distingués par leurs mauvaises façons, en voulant lui refuser les mêmes honneurs rendus en 1642, à la duchesse d’Aiguillon, nièce du grand cardinal[42]. Il est vrai que le nouveau duc avait exigé et obtenu ce cérémonial pour contenir les républicains du pays[43]». Mais Mᵐᵉ de Pompadour lui dit positivement de ne pas compter sur le gouvernement de son choix, en lui laissant toutefois cette fiche de consolation: «Il faudra bien vous débarrasser de votre Bretagne, si elle vous chagrine trop».
Elle le chagrinait si bien qu’en 1761 il voulait donner sa démission. Et Mᵐᵉ de Pompadour de l’admonester vivement, mais comme on gronde un enfant gâté: «L’âme de M. d’Aiguillon doit être au-dessus de pareilles misères et n’avoir pour but que l’utilité dont il peut être à son maître... Je suis fâchée, mais très fâchée contre vous. La petite tête dont je vous parlais, le jour de votre départ, a joué un trop grand rôle... Je ne sais quand je vous pardonnerai: vous mériteriez bien que je ne m’intéresse pas à vous. Bonsoir, Monsieur, rancune tenante, et très fort.[44]»
Et «la rancune» tenait si peu que, quelque temps après, la marquise, sortant d’une de ces poussées de tuberculose qui devait bientôt l’emporter, écrivait gaîment à cet ami naturellement grincheux et maussade: «Réjouissez-vous, monsieur de Cavendish, je ne suis pas morte et (malgré votre méchant petit cœur) je veux me flatter que vous n’en êtes pas fâché...»
Ce qui ressort de ce gracieux caquetage, c’est que d’Aiguillon, à peine arrivé en Bretagne, y jouait déjà le rôle du commandant malgré lui. Par conséquent, les premières années de son principat, si calmes, si belles, si heureuses, dont parlent plusieurs historiens, furent peut-être l’âge d’or pour les Bretons, mais nullement pour leur gouverneur. En effet, ils l’avaient pris en telle affection que les députés des États vinrent, de leur part, solliciter l’honneur—Mᵐᵉ d’Aiguillon se trouvant sur la fin d’une grossesse—de tenir l’enfant, s’il était mâle, sur les fonts baptismaux. Mais l’enfant mourut avant terme. Et les députés recommencèrent leur démarche en 1764, lors d’unenouvelle grossesse de Mᵐᵉ d’Aiguillon: la couche, cette fois, fut heureuse; seulement ce fut une fille, Agathe-Rosalie, le sixième et dernier enfant de la duchesse, qui naquit en 1765 et qui devait mourir en 1770. En somme, la Bretagne avait eu à cœur de donner un témoignage solennel de sa reconnaissance[45]à l’homme qui lui rendait chaque jour de nouveaux services, par son administration éclairée et paternelle, s’efforçant d’importer en France les grains de la province, défrichant les landes, ouvrant des canaux et jusqu’à huit cent lieues de voies de communication, alors qu’à la veille de son avènement, il n’y avait encore qu’une seule route, celle de Rennes à Brest.
Donc la désaffection des Bretons pour leur commandant ne se produisit guère qu’en 1765. Et la tempête qu’elle souleva ne resta pas circonscrite à la province; elle gagna Paris, envahit toute la France et déborda même à l’étranger. On ne parla bientôt plus que desAffaires de Bretagneet pendant combien d’années! Les parlements, les ministres, le roi lui-même furent mêlés à une querelle qu’envenimaient les plus violents factums et les plus mordants pamphlets. Toujours très ardente, au moment où commence la correspondance que nous avons retrouvée de Mᵐᵉ d’Aiguillon, la lutte s’était cependant déplacée et, comme nous l’avons dit, généralisée. La duchesse y soutint énergiquement, d’après les rares témoignages que nous en ont conservés ses contemporains, la cause deson mari. Ses lettres au chevalier de Balleroy le prouvent également, et—particularité qu’il est intéressant de relever—chaque fois qu’elles mettent en cause les Bretons, c’est pour apprécier leur conduite dans les termes mêmes dont s’est servi Mᵐᵉ de Pompadour.
Aujourd’hui encore, lesAffaires de Bretagneont eu le privilège de réveiller des polémiques qui se sont traduites, soit par des thèses ou par des livres spécialement écrits sur ce sujet, soit par des discussions dans divers ouvrages consacrés à d’autres études. Nous aurons l’occasion d’y revenir au cours de ce travail; mais d’ores et déjà, nous devons constater qu’à l’encontre desCorrespondancesetMémoirescontemporains, presque unanimes à flétrir d’Aiguillon des termes les plus ignominieux, un certain nombre de nos publicistes modernes ont entrepris, et non sans succès, la réhabilitation de ce grand coupable qui, pour être désagréable et antipathique au premier chef, n’en fut pas moins un fonctionnaire intègre et pénétré de son devoir.
Privilèges et résistances des Bretons.—Premières escarmouches.—Griefs réciproques de d’Aiguillon et de La Chalotais.—Attaques du Parlement.—D’Aiguillon dissout les États.—La duchesse est son auxiliaire le plus dévoué.—Un impair de la Noue.—D’Aiguillon se dit de plus en plus dégoûté de sa tâche: il part pour Veretz.—Beautés de cette résidence seigneuriale.—L’amour de la retraite chez le duc d’Aiguillon et chez la marquise de Pompadour.—Vie de château.—La science économique de la duchesse.—Une histoire de chiens: Balleroy grand veneur.
Privilèges et résistances des Bretons.—Premières escarmouches.—Griefs réciproques de d’Aiguillon et de La Chalotais.—Attaques du Parlement.—D’Aiguillon dissout les États.—La duchesse est son auxiliaire le plus dévoué.—Un impair de la Noue.—D’Aiguillon se dit de plus en plus dégoûté de sa tâche: il part pour Veretz.—Beautés de cette résidence seigneuriale.—L’amour de la retraite chez le duc d’Aiguillon et chez la marquise de Pompadour.—Vie de château.—La science économique de la duchesse.—Une histoire de chiens: Balleroy grand veneur.
Le premier grief de d’Aiguillon contre ces Bretons, alors si contents de lui, grief que l’on perçoit entre les lignes de la correspondance de Mᵐᵉ de Pompadour, ce fut la résistance opiniâtre de ses administrés aux impôts, chaque jour plus nombreux et plus lourds qu’il en réclamait, de la part d’un gouvernement prodigue, dissipateur, partant toujours besogneux.
Depuis la réunion de la Bretagne à la Couronne de France, cette province dont une administration habile et sage s’était efforcée de gagner et de conserver le cœur, jouissait de privilèges séculaires. Pour prendre un exemple, elle n’avait à payer que le minimum de taille par tête, alors que, dans d’autres pays, la capitation s’élevait au double. Mais les besoins du Trésor augmentant, les gouverneurs de Bretagne durent demander aux États des suppléments de ressources quiétaient régulièrement et catégoriquement repoussés. Il suffit de parcourir les lettres de Mᵐᵉ de Sévigné, soit aux Rochers, soit à Vitré, soit à Rennes, pour constater les luttes formidables et parfois sanglantes que soutint, à ce sujet, le duc de Chaulnes, représentant fastueux d’un roi qui n’était économe, ni du sang, ni de l’or de son peuple.
D’Aiguillon, qui devait occuper le poste et exercer les fonctions de gouverneur, avec le titre de lieutenant général de Bretagne (1ᵉʳ janvier 1762)[46]joua tout d’abord son rôle avec autant de modération que de fermeté[47]. Car si, dans le Conseil du roi, ilcombattaitl’aggravation des charges imposées aux contribuables, il lui fallait encorecombattre, pour faire accepter des États celles qu’il n’avait pu leur éviter.
Néanmoins, les Bretons ne lui en gardaient pas rigueur; et, d’autre part, son zèle avait été apprécié à la Cour, puisqu’en 1762 il avait pu obtenir, favorisé évidemment par la protection de la marquise, «ses entrées à la Chambre» et sa nomination de Gouverneur en second, le duc de Penthièvre restant toujours gouverneur titulaire de la province.
Il n’en persistait pas moins à réclamer son changement de poste; et le motif, suffisamment avouable, qu’il alléguait à l’appui de sa demande, c’était qu’il était «écrasé par les frais de représentation». Le Contrôleur général, qui s’était définitivement brouilléavec lui, malgré l’obligeante intervention de la Pompadour, disait, avec sa brusquerie ordinaire, au prince de Croÿ, candidat, en 1763, à cette succession éventuelle, qu’il doutait fort de la gêne du plaignant, attendu «que celui-ci portait tout sur ses états de dépense jusqu’à une chaise»; et le contrôleur général en concluait que le duc d’Aiguillon aspirait, au contraire, à retourner dans son gouvernement de Bretagne[48].
Il y retourna; mais de nouveaux tracas l’y attendaient. La reine avait écrit à Mᵐᵉ d’Aiguillon que son mari profitât de la tenue des États pour protester contre les arrêts du Parlement et provoquer le rappel des Jésuites; de son côté, le Dauphin, qui protégeait d’Aiguillon, insistait auprès de lui pour qu’il s’opposât à la ruine des maisons de la Société en Bretagne[49]. Et déjà le bruit courait dans la province que le commandant prenait fait et cause pour les Jésuites. D’Aiguillon, énervé, en écrivit à son oncle Saint-Florentin qui lui répondit immédiatement d’observer la plus stricte neutralité[50].
Le Parlement de Rennes avait alors, comme procureur général parmi les gens du roi, un homme d’une parfaite honnêteté mais de caractère entier, autoritaire, emporté, orgueilleux, janséniste convaincu, à l’égal de presque tous les parlementaires et prévenu jusqu’à la haine contre le duc d’Aiguillon: Caradeucde la Chalotais. Voici, au dire d’un historien[51], l’origine d’une telle animosité. Dans sa morgue d’homme d’épée, le commandant de Bretagne s’était amusé aux dépens de la vanité du robin: il prétendait que celui-ci ou l’un de ses ascendants avait transformé, dans un tableau de famille, la toque et la toge d’un échevin en casque et en cuirasse de chevalier. La Chalotais rendit coup pour coup au mauvais plaisant qui l’avait ainsi drapé.
Il rappela malicieusement que le vainqueur de Saint-Cast s’était abrité, pendant une bonne partie de l’action (ce qui était inexact), dans un moulin, comme pour diriger de cet observatoire les opérations militaires; cette attitude lui avait inspiré une épigramme que lesMémoires de Bachaumontpublièrent sous cette forme:
Couvert de farine et de gloire,De Saint-Cast héros trop fameux,Sois plus modeste en ta victoire;On peut, d’un souffle dangereux,Te les enlever toutes deux[52].
Couvert de farine et de gloire,De Saint-Cast héros trop fameux,Sois plus modeste en ta victoire;On peut, d’un souffle dangereux,Te les enlever toutes deux[52].
Couvert de farine et de gloire,De Saint-Cast héros trop fameux,Sois plus modeste en ta victoire;On peut, d’un souffle dangereux,Te les enlever toutes deux[52].
Ce fut à cette époque (1764), qu’à la suite de conférences tenues chez Mᵐᵉ de Pompadour, entre La Chalotais et Choiseul, s’organisa, s’il faut en croire Soulavie[53], une entente de ces trois personnages pourperdre le duc d’Aiguillon. Ce coup de théâtre est inexplicable et invraisemblable, surtout en ce qui concerne Mᵐᵉ de Pompadour. Quelle faute, ou plutôt quel crime avait donc commis le favori de la maîtresse du roi, pour que celle-ci cherchât à l’abaisser autant qu’elle l’avait élevé? Serait-ce qu’elle eût ajouté foi aux bruits de Cour qui faisaient du gouverneur de Bretagne l’allié de ces jésuites qu’elle avait proscrits, et surtout le confident du Dauphin de qui elle avait reçu le plus outrageant des surnoms? Toutefois, malgré le peu de créance qu’on accorde aux assertions de Soulavie[54], et bien qu’on assigne à la rivalité de Choiseul et d’Aiguillon une date postérieure, nombre d’historiens admettent l’existence de ce pacte et en considèrent la mise à exécution comme le point de départ desAffaires de Bretagne.
Ce qui est indiscutable, c’est qu’en 1765 le Parlement partit en guerre contre d’Aiguillon, l’accusant d’abus de pouvoir, de tyrannie, d’exactions, méconnaissant ainsi les ordres du Roi, feignant même de les ignorer, pour s’en tenir à la seule responsabilité du sous-gouverneur, qu’avait mise en jeu, et dans les termes les plus véhéments, le procureur général La Chalotais.
Encore aux yeux du chevalier de Fontette, grand ami de M. d’Aiguillon, La Chalotais n’est-il pas le vrai coupable, mais son intime Kerguézec, dont «les intrigues ont mis toute la province en combustion»[55].
Or, le duc qui n’entendait pas être sacrifié, comme l’avaient été certains de ses collègues dans leur lutte contre les parlements provinciaux, se défendit énergiquement et fit dissoudre les États[56]. Pendant la lutte, il avait trouvé, combattant à ses côtés, le plus infatigable et le plus dévoué des auxiliaires dans la personne de la duchesse «qui aimait son mari et qui poussait plus loin que lui le désir de tirer une vengeance éclatante de la vilaine conduite du Parlement envers lui»[57]. En raison de son origine bretonne, elle parcourait le pays pour y chercher des armes contre les adversaires de son mari. Ce fut ainsi qu’elle fit demander, de très bonne foi, à M. de Robien, l’ennemi des Caradeuc de La Chalotais (le père et le fils détenus étaient sous le coup d’un procès criminel) les preuves de culpabilité qu’il pouvait produire, au cours de l’instance, contre les accusés. Robien ne connaissait rien à leur charge: il le dit. La Noue, l’agent trop zélé de la duchesse, n’inscrivit pas moins Robien sur la liste des témoins appelés à déposer contre les La Chalotais. Or le témoin... malgré lui vint trouver, tout estomaqué, Mᵐᵉ d’Aiguillon qui le pria simplement de «ne pas se faire le chevalier de ces Messieurs». Mais le duc, à qui La Noue envoya sa fameuse liste à Bagnères où il était en traitement, se fâcha de ce qu’il appelait «une bêtise et une platitude» et refusa de s’en servir[58].
L’anecdote tendrait à démontrer la sincérité desdénégations qu’avait opposées d’Aiguillon à la déclaration du Parlement de Bretagne qui le représentait comme l’auteur de la poursuite criminelle dirigée contre La Chalotais[59].
Le duc, rentré à Paris, dans le courant de mars 1765, après la dissolution des États, avait rencontré Croÿ et lui avait annoncé l’apaisement des Bretons. Il comptait bien achever «les Grands Chemins» de la province, mais il paraissait profondément dégoûté, comme du reste presque tous ses collaborateurs[60], de la tâche ingrate à laquelle l’avait trop longtemps rivé le despotisme d’une jolie femme.
En attendant de nouvelles luttes, il allait se refaire et goûter, dans sa magnifique résidence de Veretz, les douceurs d’un repos bien mérité—si toutefois on peut donner le nom de repos à cette vie de plaisirs et de fêtes, agitée, tumultueuse, turbulente que menaient alors les grands seigneurs en leurs maisons des champs.
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Par un de ces contrastes qui n’attestent que trop la vanité des choses humaines, il ne reste rien ou presque rien de l’œuvre lapidaire créée par le grand ministre à qui la France doit l’achèvement de son indestructible unité.
N’était le Palais-Royal—et encore combien semblerait-il méconnaissable à Richelieu si cette ombre illustre revenait jamais errer dans son ancien jardin!—tous les
[Pas d'image disponible.]Cliché Lauzun.Le Château de Veretz en 1771, d’après Van Blarenberghe.(Le Château de Veretz par Philippe Lauzun)
Cliché Lauzun.Le Château de Veretz en 1771, d’après Van Blarenberghe.(Le Château de Veretz par Philippe Lauzun)
Cliché Lauzun.
Le Château de Veretz en 1771, d’après Van Blarenberghe.
(Le Château de Veretz par Philippe Lauzun)
bâtiments, constructions et travaux entrepris par le ministre de Louis XIII n’existent plus, à l’heure présente, qu’à l’état de vestiges. Richelieu, ce château grandiose, édifié si amoureusement en quelque sorte par le cardinal dans le bourg qui rappelle son nom, n’est plus qu’une ruine. A Ruel, on a peine à trouver les traces du superbe manoir, dont Richelieu avait fait sa maison de campagne. Brouage, qui, dans la pensée du premier ministre, devait anéantir la fortune commerciale et politique de La Rochelle, n’est plus aujourd’hui, dans l’enceinte de ses fortifications délaissées, qu’un misérable village de pêcheurs, et son port un marais fangeux.
La même fatalité s’est acharnée après les domaines des petits-neveux du cardinal, qu’ils fussent Richelieu ou d’Aiguillon.
Veretz a même complètement disparu comme château et presque entièrement comme propriété. Sans les jolies gouaches de Vanblarenberghe[61]qui datent de 1771 et se trouvent actuellement à la préfecture d’Agen, on n’aurait plus aujourd’hui le moindre aspect de l’antique demeure des De La Barre[62], édifiée au commencement de la Renaissance et transformée, dans le cours desXVIIᵉ etXVIIIᵉ siècles, par les La Porte et les d’Aiguillon.
Arrière-petit-neveu de Richelieu par son père, et de Mazarin par sa mère Marie-Charlotte de la Porte de la Meilleraye, le duc d’Aiguillon, qui mourut en 1750,avait fait un «Versailles en miniature»—un mot du temps—de cette propriété campée sur un coteau dominant le Cher, aux portes de Veretz, petite ville à deux lieues de Tours. C’était, disent les biographes, «un rendez-vous de lettrés et d’artistes»; mais la chronique scandaleuse ajoute: un cabaret élégant s’ouvrant, dans un site admirable, sur de voluptueux boudoirs, où le maître composa (et ce fut son seul titre de gloire) le recueil de Veretz, qui n’est pas précisément un recueil de morale, en compagnie de l’abbé de Grécourt et de Louise Elisabeth de Condé, princesse de Conti. Au reste, tous les embellissements apportés par le duc d’Aiguillon aux constructions et au parc de Veretz, étaient autant de témoignages d’une affection aussi tendre que respectueuse à l’adresse de cette grande dame, qui était une protectrice, et mieux peut-être pour le châtelain, s’il faut en croire les mauvaises langues du temps[63].
Nous ne connaissons qu’une seule description de ce beau domaine[64]: elle remonte à 1736, et, sous forme d’une «lettre à M. D...», s’étend, avec une abondante complaisance, rehaussée d’allégories mythologiques, sur toutes les merveilles réunies dans ce ravissant séjour, pour la plus grande satisfaction de «la Déesse»; ce qui, par parenthèse, ne l’était guère pour celle de la bonne «grosse duchesse».
Le château, féodal par ses deux tours massives, dans la partie qui regardait le plateau, tout à fait moderne, avec son vaste corps de logis que flanquaient deux pavillons carrés faisant face au vallon et à la rivière, accédait, en pente douce, jusqu’au Cher, par un quai large de 8 toises et long de plus de 100, dans l’encadrement vert et fleuri d’un parterre à jets d’eau.
Dans l’épaisseur du mur de la construction principale, se dressait, comme pour faire un grandiose accueil au visiteur, qui entrait par la cour d’honneur, la statue équestre de François Iᵉʳ, toute bardée de fer, dont la dorure avait résisté aux injures du temps. L’effigie du roi-chevalier, celle des salamandres qui couraient sur la façade du château, en indiquaient, de reste, la date et les origines. Mais les hautes et larges croisées qui laissaient passer à flots l’air et la lumière dans les bâtiments, les balcons ajourés qui les décoraient, et mieux encore la disposition élégante d’appartements spacieux et commodes disait assez que le grand style duXVIIᵉ siècle et la grâce duXVIIIᵉ avaient contribué à faire du château de Veretz une des plus belles résidences du «beau pays de la Touraine».
C’était surtout dans l’appartement du premier étage, réservé à la princesse de Conti, que les embellissements, réalisés par le duc d’Aiguillon, avaient multiplié des créations d’un goût raffiné. Le grand salon, éclairé par quatre fenêtres très élevées sur des balcons à courbes artistiques; les boudoirs délicieusement meublés de bergères, de guéridons, de consoles délicatement ouvrés; la bibliothèque et le cabinet de travail étaient ornés de glaces d’une pureté impeccable,hautes de six pieds sur quatre de large, reflétant, à l’infini, les soirs de réception, le blanc et doux éclat des lustres de cristal.
Une partie des pièces donnait sur le parc, dont les vues, très variées, étaient un des plus grands attraits de Veretz et en constituaient, aux yeux de la princesse, le véritable charme. Dans cette enceinte immense, où des prairies, que traversait une superbe avenue, étaient également coupées de bouquets d’arbres et de ruisseaux, le terrain montait jusqu’au sommet du coteau, pour y former une terrasse, jadis chantée par les poètes et célébrée par Mᵐᵉ de Sévigné. Cette merveille de la nature, qu’avait embellie encore la main de l’homme, ne comptait pas moins de 1.600 pieds de long sur 45 de large. Elle atteignait, sur certains points, une hauteur de 80 pieds, et se fermait, dans toute sa longueur, d’une balustrade en pierre de taille à hauteur d’appui; la roche opposée disparaissait sous une odorante tapisserie de roses, de chèvrefeuille et de jasmin. Une autre terrasse, de plain-pied avec le bois et le reste du parc, venait croiser la première, pour aboutir avec elle à un belvédère dominant tout le paysage.
Comme si cette grandiose simplicité n’eût pas été une beauté suffisante, d’Aiguillon lui avait prodigué tous les ornements d’une architecture à la fois savante et gracieuse; à l’extrémité de la grande terrasse, en face du belvédère, la statue d’Esculape; au milieu de la balustrade un balcon en saillie et vis-à-vis un escalier accédant de la première à la seconde terrasse; sur les degrés des statues et des urnes, le long des pilastres de riches motifs d’architecture; contre lebalcon central un salon élégamment décoré. Plus loin se dressait avec son «toit en impériale» un pavillon, s’ouvrant du côté de la rivière, dans lequel pouvaient s’asseoir vingt-cinq personnes; en dessous, un salon voûté, qui prenait vue sur le vallon et qui offrait au visiteur, lassé par la fatigue et la chaleur, la fraîcheur d’un agréable repos.
C’était à l’intersection de la seconde terrasse par la première, sur le prolongement du vallon, et près d’un petit belvédère ménageant à la vue un horizon de plusieurs lieues, que la princesse de Conti s’était fait aménager le «petit ermitage», où elle se confinait volontiers. Les pièces en étaient de moyenne grandeur mais délicieusement ornées, les murs revêtus de carreaux de faïence qui formaient les plus jolis dessins du monde. Cette galante retraite, entourée de bosquets, s’étendait par une suite de parterres, qui s’encadraient d’arceaux de jasmin, jusqu’à la grande allée descendant vers la rivière. Une glacière se trouvait dans les environs; et l’inspiration d’un aimable poète, qui sait? peut-être de Grécourt? lui avait fait graver cette inscription: