V

Près d’un antre où l’hiver a renfermé ses glaces,Il était un réduit ignoré de l’Amour.Elisabeth y vient; elle y conduit les Grâces;Et l’Amour à jamais y fixe son séjour.

Près d’un antre où l’hiver a renfermé ses glaces,Il était un réduit ignoré de l’Amour.Elisabeth y vient; elle y conduit les Grâces;Et l’Amour à jamais y fixe son séjour.

Près d’un antre où l’hiver a renfermé ses glaces,Il était un réduit ignoré de l’Amour.Elisabeth y vient; elle y conduit les Grâces;Et l’Amour à jamais y fixe son séjour.

On a souvent prétendu que leXVIIIᵉ siècle, partagé entre les conceptions d’une audacieuse philosophie, le goût très prononcé des voluptés terrestres et le culte d’un pastoralisme aussi mièvre qu’il était faux, n’a jamais eu le sentiment bien net des beautés réelles dela nature, à ce point qu’il admira toujours moins, dans Jean-Jacques, leur prestigieux évocateur que le déclamateur maladif des plus malsains paradoxes.

Eh bien! il est facile de se convaincre par la lecture de la relation à laquelle nous empruntons ses principales lignes, que le metteur en scène des sites de Veretz, et l’écrivain, qui en trace la description, avaient la vision exacte de ces incomparables paysages. Sans doute, notre narrateur s’attendrit à l’aspect des brebis et des agneaux bondissant dans les grasses prairies, du fier taureau et des vaches «tigrées blanc et noir», couchées au milieu des herbages; il note les cascades, les digues et les moulins, il croque les honnêtes villageois qui peuplent ces riches vallées; mais il admire, avec une émotion qui n’est pas factice, cette vue du fleuve et des prairies jusqu’à Tours, embrassant une partie de la ville, l’abbaye de Marmoutier et la ligne sinueuse des coteaux de la Loire. Au Nord, c’est la plaine entre le Cher et la Loire avec la «maison» historique des La Bourdaisière, et courant aux pieds du château de Veretz les eaux vives et transparentes de la rivière, que divisent, sans les ralentir, les deux îles où le narrateur relevait tous les... accessoires de son tableau champêtre.

Et, comme s’il éprouvait quelque regret de s’être attardé à un aussi beau spectacle, il termine, après avoir visité la «ménagerie» où il compte les paons et les pintades, sur la description de la fête donnée par le duc d’Aiguillon à Mᵐᵉ de Conti (l’abbesse). Que de splendeurs! le noble châtelain avait «illuminé tout le parc avec quatre mille lampions!»[65].

** *

Après la mort de ce père prodigue, sa femme, la bonne duchesse, ayant conservé comme habitation Ruel, ancienne propriété du cardinal, le duc d’Agénois, devenu duc d’Aiguillon, avait, comme bien on pense, préféré à sa gentilhommière du Midi, la somptueuse demeure de Veretz.

Le pays était à mi-chemin de Rennes et de Versailles; et, depuis plusieurs années déjà, le gouverneur de Bretagne y venait passer l’été au milieu de réceptions et de fêtes, qui apportaient un puissant dérivatif à ses soucis d’homme d’État. Mais comme il savait dissimuler son ambition sous un détachement affecté des vanités terrestres! Mᵐᵉ de Pompadour était seule capable de lui donner à cet égard la réplique. En 1760, alors que, dans une de ces heures de découragement, qui lui avaient déjà valu de si tendres reproches, il avait sans doute exprimé à sa correspondante son intention de finir ses jours dans la retraite, la marquise lui avait répondu, le 28 juin:

«Tout ce que vous me dites des âmes de Bretons n’est rien en comparaison des âmes de ce pays-ci; et je pense absolument pour Ménars, comme vous pour Verest... Quoique je ne me propose pas de vivre avec mon voisinage, vous serez excepté de la loi générale. Vous voyez que je ne vous cède en rien pour l’horreur du monde...»

Mᵐᵉ de Pompadour n’alla guère à son château de Ménars.

Quant à cet autre amant de la solitude, il ne la comprenait que peuplée de ses familiers, de ses amis, de sa petite cour.

En 1765[66]et en 1766[67], il mena grand train et joyeuse vie à Veretz, surtout en 1766; il ne pensait qu’aux prochaines noces de sa fille avec M. de Chabrillan. C’était, chaque jour, fête nouvelle et réjouissances de toute sorte, en compagnie de ses fidèles et féaux de la Châtre, de Broc, de Balleroy, de la Noue, etc.

Et Mᵐᵉ d’Aiguillon, qui avait révélé, depuis longtemps déjà, des talents d’organisation et d’administration de premier ordre, faisait les honneurs de Veretz, avec ce tact de la femme intelligente qui ne veut paraître que l’auxiliaire de son mari, avec l’attention délicate de la maîtresse de maison qui tient à prévenir le moindre désir de ses hôtes.

Elle est en quelque sorte la surintendante du château. Elle en ordonne les réparations et les aménagements. Elle surveille les plantations et reçoit les fermiers. Mais c’est elle aussi qui s’occupe des pièces qui seront jouées au château, des décors, des costumes, des partitions. Elle pense aux livres et aux gazettes. Il n’est pas jusqu’à la chasse qui ne soit de son département. En 1768, avant que la vie de château ne soit commencée, elle écrit de Paris, le 16 août, au chevalier de Balleroy, toujours empressé à la servir, d’autant qu’il y trouve son intérêt, comme elle le laisse finement entendre à ce grand chasseur devant l’Eternel:

«... Je vous réponds courrier par courrier; mais c’est qu’il est question d’une grande nouvelle, d’une chienne de nouvelle, d’une nouvelle de chiens, oui de chiens, très fort de chiens, puisque c’est de ces fameux chiens que Milord Ken fait venir à Veretz. On a avis qu’ils sont arrivés à Nantes, non en quatre bateaux, mais dans un seul vaisseau et qu’ils étaient accompagnés de plusieurs autres, mais ce qui est fâcheux, c’est qu’on les avait adressés au bonhomme Laker, à qui M. d’Aiguillon avait oublié d’en faire donner avis, qui a été très étonné de voir arriver chez lui 18 chiens et 1 conducteur, lesquelles 19 créatures ne disent pas un mot de français, et ledit Laker pas un mot d’anglais. Cela fait que, très poliment, il a mis tout cela à la porte; et il faut que vous, qui êtes le grand veneur, vous vous mettiez à la poursuite de mes dits chiens et de leur gouverneur, et que vous donniez ordre pour faire embarquer tout cela sur la Loire, pour se rendre à Veretz.»

Le cure-dents de La Chalotais.—Le «bailliage d’Aiguillon».—Un échafaud fantastique.—Le Gouvernement ne veut pas rappeler d’Aiguillon.—Ours et Bretons.—Le Nouveau Parlement et les Etats de 1767.—Les trois duchesses.—La politique du Gouvernement et celle de d’Aiguillon.—Le roi et la duchesse d’Aiguillon chez la reine.—«Vous vous êtes conduit comme un ange!»

Le cure-dents de La Chalotais.—Le «bailliage d’Aiguillon».—Un échafaud fantastique.—Le Gouvernement ne veut pas rappeler d’Aiguillon.—Ours et Bretons.—Le Nouveau Parlement et les Etats de 1767.—Les trois duchesses.—La politique du Gouvernement et celle de d’Aiguillon.—Le roi et la duchesse d’Aiguillon chez la reine.—«Vous vous êtes conduit comme un ange!»

Le 11 novembre 1765[68], La Chalotais avait été arrêté avec son fils, sur la dénonciation de Saint-Florentin et de Calonne, maître des requêtes, qui lui reprochaient, tous deux, entre autres griefs, d’avoir écrit des lettres anonymes[69]peu respectueuses pour le roi. Toujours avec son fils, La Chalotais fut enfermé dans une tour de Saint-Malo, où «son cure-dent, écrit Voltaire, grave pour l’immortalité sur les murs de son cachot[70]».

D’autre part, d’Aiguillon s’était rendu de Bagnères à Fontainebleau[71], où séjournait alors la Cour, pour soumettre à Louis XV un projet de reconstitution du Parlement de Bretagne, avec les débris de l’ancien. Le roi y consentit, mais réduisit le nouveau à soixante charges. Or le gouverneur ne parvint que très péniblement à les remplir[72]. Fort peu de conseillers étaient restés ses partisans; et ce que ses adversaires appelaient, non sans dédain, leBailliage d’Aiguillon, ne fut constitué que le 16 janvier 1766.

Siégeant à Rennes, le nouveau Parlement dut juger les prisonniers, dont la Chambre royale de Saint-Malo avait déjà commencé le procès.

Au dire de Soulavie, ce fut, pendant les deux premiers mois, une entente cordiale. Les magistrats ne pouvaient évidemment oublier qu’ils étaient les créatures du commandant: et, d’autre part, leur était-il facile de se soustraire à la pression de l’opinion publique favorable aux accusés? Toujours est-il que, le 3 mars, «de concert avec le premier président, le futur chancelier Maupeou», d’Aiguillon «faisaitparler le roi en souverain[73]». La duchesse dut en être charmée; car—nous le verrons plus tard—elle tient pour le principe d’autorité, en un temps où le monarque, très soucieux cependant de son pouvoir absolu, semblait le compromettre par son indolenceet son apathie. A l’encontre de son aïeul Louis XIV, il fuyait le tracas des affaires et laissait à ses ministres tout le poids des responsabilités.

L’année avait donc commencé, au Parlement de Bretagne, sous les plus favorables auspices. Le gouverneur venait à bout de toutes les difficultés; et, pour un peu, Soulavie proclamerait le duc d’Aiguillon «un génie». Mais, comme il arrivait si souvent à cette époque, les passions religieuses donnèrent à une affaire purement administrative une orientation toute politique. Les Bretons prenaient chaque jour plus à cœur la cause de La Chalotais qui était, nous l’avons dit, un janséniste renforcé. On vit dans les persécutions[74], réelles ou fausses, dont souffraient les captifs, une revanche des Jésuites chassés de France. Il faut reconnaître aussi que l’instruction avait commis maladresses sur maladresses. On avait éventré les bureaux du père et du fils pour y trouver des preuves de leur félonie. Et le rapporteur Le Noir[75], aussi bien que l’accusateur Calonne, avait fait du récit de ces perquisitions un pur «amphigouri[76]».

Il n’en fallut pas tant pour présenter les La Chalotais comme des martyrs: ils subissaient la plus étroite captivité[77]et les plus perfides interrogatoires. On affirma même, très sérieusement, que, pendant unenuit, on avait dressé un échafaud pour les exécuter dans l’intérieur de la prison; on avait vu entrer les planches et les madriers: on avait entendu les coups de marteau qui les assemblaient. Et, naturellement, les condamnés étaient innocents. C’était d’Aiguillon qui avait fabriqué les lettres anonymes. L’indignation fut générale; et le Parlement de Paris lui-même en murmura.

«La seule affaire dont on parlât, dit le prince de Croÿ dans sonJournal(1766), c’était la suite du procès criminel de MM. de La Chalotais où M. d’Aiguillon paraissait avoir le dessous.»

Or, toutes ces nouvelles n’étaient, en majeure partie, que desracontars, ou, si l’on préfère cette autre expression empruntée au même vocabulaire, unbluffpolitique imaginé pour impressionner les masses. Ce sinistre convoi de planches, entré nuitamment dans la tour, pour y être affecté à une destination plus sinistre encore, était le matériel d’une équipe d’ouvriers qu’appelaient des réparations urgentes. On avait imprimé que le ministre de la marine, Praslin, cousin de Choiseul, avait expédié en toute hâte un courrier pour empêcher l’exécution. Cette fable avait été imaginée, afin d’«en jeter l’odieux sur d’Aiguillon, qui n’avait pas plus influé dans l’affaire de M. de la Chalotais que le roi de Prusse[78]».

Choiseul, lui-même, à qui les pamphlétaires attribuaient également l’expédition mise au compte de Praslin, protestait contre une telle invention, dans une lettre qu’il adressait, le 27 mai 1770, au ducd’Aiguillon: «Rien n’est si faux, si criminel et si bête que l’assertion de l’envoi d’un courrier de ma part, pour empêcher une exécution quelconque, en Bretagne[79]».

Entre temps, la reconstitution du Parlement de Bretagne, qui s’opérait si péniblement, quoiqu’en dise l’enthousiaste Soulavie, n’en restait pas moins une source très vive de griefs toujours renaissants contre le gouverneur, que l’opinion rendait responsable de l’ordonnance royale. Lui, d’Aiguillon, qui voyait l’orage s’amonceler sur sa tête, reprenait son éternelle antienne: il demandait, une fois de plus, les 11 et 16 février, à quitter la Bretagne[80]. Vainement, il avait déconseillé une procédure qui pouvait mettre en péril le prestige du pouvoir central et la tranquillité de la province; le ministre, indécis, irrésolu, s’arrêtait aux mesures les plus violentes, pour désavouer presque aussitôt ses agents, en prêtant l’oreille aux intrigues de Cour. Pas plus qu’il n’avait adhéré à la politique de sage et ferme modération préconisée par d’Aiguillon, il n’eut égard à sa demande de rappel.

Le roi ne voulut pas en entendre parler: il fut convenu, cependant, que d’Aiguillon ne «tiendrait pas les Etats» à la fin de l’année. Déjà, le 26 février, Saint-Florentin lui avait écrit[81]: «Il n’y a que votreprésence à Rennes qui puisse maintenir le zèle des bons serviteurs du roi.»

Et puis Choiseul, alors grand favori de Louis XV, «cherchait à tenir éloigné, et en Bretagne, le duc d’Aiguillon, celui de ses ennemis qu’il craignait le plus[82]». Aussi avait-il su gré au prince de Croÿ d’avoir suivi ses conseils, en cessant de prétendre à la succession d’un gouverneur qui voulait toujours s’en aller. Mais, ajoute le mémorialiste, «le duc d’Aiguillon en fit tant qu’il fallut le rappeler (1766)». La phrase est ambiguë: elle semble laisser entendre que le fonctionnaire commit de tels excès de pouvoir qu’on dût en débarrasser le pays.

Ce qui est certain, c’est que les attaques redoublaient contre le despote, le «Bacha», comme l’appellera plus tard Mᵐᵉ Du Deffand. Choiseul, qui, en 1765, opinait pour «l’extrême rigueur», affirme d’Aiguillon, mais à la condition que celui-ci la conseillât d’abord,—tactique devant inévitablement servir à le discréditer davantage—Choiseul, en bon ami des philosophes, penchait secrètement pour les prisonniers de Saint-Malo. Il le prouva, du reste, par une manœuvre, que les ennemis de d’Aiguillon purent croire dirigée contre un homme, qu’on supposait acharné à la perte des détenus.

Ceux-ci furent, en effet, transférés de Rennes, où ils étaient incarcérés depuis leIᵉʳ août, au château de la Bastille. Puis, en novembre, Louis XV, évoquant l’affaire à son conseil, s’y faisait rendre compte de la procédure, et, pour en finir, exilait, le 20 décembre, à Saintes les La Chalotais.

Au reste, leur procès ne fut jamais jugé; mais, déjà, en 1767, les violences du procureur général l’avaient singulièrement diminué auprès du grand public: car il faut reconnaître que ce «patriote» qui, du fond de son noir cachot, acceptait, de Saint-Florentin, la permission d’assister au mariage de sa fille, n’avait, ni épargné les sarcasmes, ni ménagé les injures aux «gens du roi» et au nouveau Parlement, qu’il prétendait vendus à la Cour et au duc d’Aiguillon, son ennemi personnel. C’était ainsi qu’il considérait le commandant de Bretagne, bien que celui-ci eût plutôt prêché l’indulgence et «voulu qu’on épuisât tous les moyens de justification de la Chalotais[83]». Car, aux yeux des juges, les fameux billets anonymes, dont l’origine restait mystérieuse, ne pouvaient plus avoir qu’une importance secondaire: mais, ce qui était d’ordre supérieur et de vérité indiscutable dans ce procès essentiellement politique, c’est qu’un agent du pouvoir avait résisté aux injonctions du roi et méconnu les ordres du gouvernement, prévariqué, en un mot, pour seconder les vues d’une aristocratie turbulente et rebelle, décidée à frapper d’impuissance l’autorité royale, sous le prétexte spécieux, perpétuellement invoqué, que la «religion du prince» avait été surprise par le ministre.

Mais alors que La Chalotais disparaissait en quelque sorte de la scène, cette noblesse bretonne, loin de désarmer, continuait la lutte avec plus d’acharnement que jamais.

Pendant que d’Aiguillon était en Touraine, toutentier au charme d’une villégiature que goûtait avec lui sa petite cour, on racontait à Paris qu’il était exilé à Veretz. Lui n’en savait pas un traître mot et ne s’en portait que mieux. Son médecin l’avait mis au lait d’ânesse[84]. D’Aiguillon, comme la plupart des ambitieux et surtout des ambitieux qui cachent leur jeu, était bilieux de tempérament; et la moitié de sa vie (la correspondance de la duchesse le dit assez), se passa en traitements de toute sorte chez lui, ou dans les stations d’eaux thermales, sans que son teint couleur citron en fût sensiblement modifié.

Mais cette quiétude devait bientôt finir. La convocation des Etats, où d’Aiguillon allait paraître en qualité de premier commissaire, était urgente: la tradition voulait que cette réunion fût biennale, en raison du vote des impôts. Et l’aristocratie bretonne, bien que peu satisfaite de l’issue du procès Chalotiste, avait conscience que son ennemi en revenait à Rennes singulièrement amoindri. Aussi lui ménageait-elle de nouvelles et désagréables surprises. D’Aiguillon s’y attendait d’ailleurs et s’y préparait peu philosophiquement, nous dit Belleval[85]admis dans son intimité. Le 9 octobre 1766, le jeune officier avait été prié à souper par la duchesse; et comme il n’était pas de service, il s’était rendu à l’invitation, d’autant que le duc, ainsi que la duchesse, lui avaient «toujours témoigné beaucoup de bonté». Ce soir-là, d’Aiguillon avait convié quelques amis. Il leur annonça qu’il avait pris congé du roi pour aller tenir les États de Bretagne.Il n’en était pas autrement charmé, et il l’avouait d’un ton si piteux que tout le monde se mit à rire.

—Et vous, le premier, dit-il, en marchant sur Belleval, vous, monsieur le rieur, «allez-y donc à ma place, si cela vous amuse ou si vous croyez que je plaisante: j’aimerais mieux brider des ours que des Bretons.

«Je lui répondis, continue Belleval, que je le croyais sur parole et qu’il s’entendait mieux que moi à faire le service du roi, attendu que je ne sais ni brider les ours, ni les Bretons.»

Avant de risquer toutes ces plaisanteries, on s’était assuré qu’il ne se trouvait aucun fils d’Armor dans l’assemblée. L’entrée de la marquise de Guesbriant mit fin à ce badinage, que la duchesse n’eût d’ailleurs pas toléré, en présence de cette dame, sa parente, qu’elle aimait beaucoup et qu’elle avait présentée au roi pour être dame d’honneur de la princesse de Lamballe.

La Noue, un fidèle, lui aussi, de M. d’Aiguillon, n’était guère plus optimiste que le principal intéressé. Il confie ses inquiétudes et même ses angoisses à Fontette[86], de passage à Rennes, où la duchesse le reverra avec plaisir, car elle le «maintient honnête et galant homme». La Noue ne tarit pas d’éloges sur Mᵐᵉ d’Aiguillon: «C’est une femme pleine de sens, de connaissance, bonne, vraie, droite, courageuse, capable d’amitié».

La situation du commandant de Bretagne était, en effet, assez difficile à Rennes, en cette année qu’on aurait pu appeler l’année des trois duchesses. Desquestions d’étiquette venaient encore la compliquer[87]. Nous voyons sur le registre des délibérations des Etats qu’on avait nommé trois députations des membres des trois ordres pour aller «complimenter suivant l’usage» la douairière, la duchesse d’Aiguillon et la duchesse de la Trémoïlle—le mari de cette dame devant présider l’ordre de la noblesse aux Etats.

Or, le duc d’Aiguillon, avec sa morgue native, qu’exaspérait encore sa rancune, acquise, contre l’aristocratie bretonne, avait froissé le duc de la Trémoïlle, en ne faisant pas arrêter sa voiture pour recevoir ce personnage, alors qu’il était à la tête de la noblesse[88]. Faut-il attribuer à ce manque d’égards la mollesse que le ministère reprochait au nouveau président? Le rôle de la Trémoïlle ne laissait pas d’ailleurs que d’être difficile. L’opposition avait des prétentions inadmissibles et des exigences inacceptables. La Trémoïlle résistait de son mieux. Alors le tumulte se déchaînait dans la salle. C’était, au milieu de cris d’animaux, une obstruction perpétuelle. Le duc, qui n’avait pas l’habitude des tempêtes parlementaires, restait souvent muet. Etait-ce là «composer avec les brouillons et les mutins?» Ceux-ci, en tout cas, ne lui ménageaient guère les avanies. Aussi, MMᵐᵉˢ de la Trémoïlle—la mère et la fille, également duchesse—avaient-elles suspendu leurs réceptions; et il avaitfallu que Mᵐᵉ d’Aiguillon reprît les siennes, quoique à peine remise d’une «forte migraine et d’une petite ébullition». Son salon n’en avait été que «plus honnêtement rempli[89]».

Entre temps, Fontette signalait à son ami un épisode de la guerre de pamphlets qui sévissait alors en Bretagne: c’était l’apparition d’un «écrit abominable et plat, en forme de dialogue des morts» où le cardinal de Richelieu et son arrière-petit-neveu d’Aiguillon étaient drapés de la belle façon: hélas! disait Fontette, on ne punit pas assez sévèrement les auteurs de libelles—comme si le camp ennemi eût été seul à se servir de telles armes.

En sa qualité de premier commissaire, d’Aiguillon avait lu aux Etats, le 10 janvier 1767, une lettre qu’il disait avoir reçue du roi et qui défendait formellement «aux Bretons de s’occuper des affaires de son Parlement». Les Etats répondirent par un éclat de rire. Mais d’Aiguillon était pressé d’agir par le contrôleur général Laverdy qui avait besoin d’argent; et il ne cessait de répéter aux ministres ses perpétuelles variations sur le proverbe:Patience et longueur de temps, etc. Il les accompagnait de récriminations amères contre l’incohérence et les inconséquences du pouvoir central, qui avait si lestement soustrait le procès des Chalotistes à la juridiction du Parlement de Rennes, et contre la correspondance scandaleuse des princes du sang avec les factieux.

Le ministère le savait de reste; il en souffrait, mais n’aimait pas qu’on lui en rabattît les oreilles. Il eûtvoulu que d’Aiguillon montrât plus d’initiative et surtout moins de lenteur, d’autant que Louis XV, passant, suivant son habitude, par-dessus la tête de ses ministres, correspondait directement avec «les mutins»—c’était l’anarchie et le gâchis[90].

Et cependant le gouvernement ne pouvait nier que d’Aiguillon ne fût un agent consciencieux, préoccupé de faire prévaloir les droits de l’autorité royale. Laverdy n’écrivait-il pas, le 16 mars 1767, que «d’Aiguillon et Flesselles avaient tiré le meilleur parti d’une situation désespérée[91]».

Les Etats venaient seulement de voter les impôts et ne devaient se séparer que le 23 mai, au milieu d’une recrudescence d’injures, de calomnies et de libelles à l’adresse du gouverneur—campagne à laquelle se mêlait une ténébreuse histoire de poisons, imaginée par les Chalotistes et visant un partisan de d’Aiguillon, l’ex-jésuite Clémenceau.

C’est probablement à cette époque qu’il faut placer un billet écrit en 1767[92], mais sans date précise, par le duc au chevalier de Balleroy, billet où il parle, à mots couverts, de ses négociations, d’intrigues multiples, etc... D’Aiguillon est bien l’homme de son style, méfiant, timoré, indécis, mystérieux, sous l’aspect sombre et l’attitude hautaine que lui prêtent ses ennemis et qu’il croit être de la dignité.

La duchesse avait une allure bien différente. Elleétait franche, crâne même et marchait droit au but.—Elle était venue à Paris pendant que son mari restait en Bretagne. Fontette l’eût désirée à Rennes. Mais «elle ne peut être partout. Elle est bien aussi utile à M. d’Aiguillon à Paris qu’ici, et par cela seul je suis consolé de l’y savoir[93]».

La Noue, d’ailleurs, ne tarde pas à rassurer son ami. Il dit même que l’«absence» ou la «présence» du principal intéressé à la Cour semble «indifférente», Mᵐᵉ d’Aiguillon ne quittant pas Versailles. «Favorite de la reine, elle est appelée chez sa maîtresse dans les moments les plus particuliers» et, là, le roi «peut causer avec Mᵐᵉ d’Aiguillon, qui le guide sur toutes les affaires de l’Etat et particulièrement de la Bretagne».

Nous ne croyons pas que la duchesse ait jamais eu la prétention d’être l’Egérie d’un monarque qui n’était ni sûr dans ses relations, ni constant dans ses idées. Les ambitions de Mᵐᵉ d’Aiguillon se bornaient à défendre la réputation et l’honneur de son mari, comme elle employait son crédit (La Noue l’avait bien jugée) à servir les intérêts de ses amis. Et ce sera le duc, il fallait s’y attendre, qui en aura toute la gloire. N’écrit-elle pas de Versailles, en octobre 1767, au chevalier de Balleroy[94], que le concours de M. d’Aiguillon lui était tout acquis.

A cette époque, en effet, le gouverneur de Bretagne avait repris faveur à la Cour. Et l’on a vu que la duchesse n’y avait épargné ni son temps, ni sa peine.

Mais la tâche n’avait pas laissé que d’être difficile. La résistance de la noblesse aux demandes du roi, sa turbulence avaient provoqué un tel scandale que, peu de temps avant la clôture des Etats, le gouvernement avait invité son premier commissaire à lui établir un projet de règlement pour la tenue de ces mêmes Etats. D’Aiguillon obéit; mais, comme il avait toujours l’appréhension des responsabilités, il voulut renvoyer à une session ultérieure la lecture et l’application du règlement. Il fallut que le ministère insistât énergiquement, pour que le duc se décidât à lire son projet le 23 mai, c’est-à-dire le jour même de la clôture des Etats.

Et, convaincu, d’autre part, que cette nouvelle exigence du pouvoir central le rendrait, lui d’Aiguillon, encore plus odieux aux Bretons, il eut hâte de les quitter. Mais, comme toujours, Saint-Florentin s’opposait au départ de son neveu. La duchesse douairière quitta immédiatement Rennes pour Versailles, et, le 2 juin, elle obtenait haut la main le rappel de son fils[95].

D’Aiguillon, malgré qu’il eût, par intervalles, en raison de son tempérament bilieux, de terribles colères contre cette noblesse qui le vilipendait, d’Aiguillon s’appliquait encore à la ménager. Sans tenir compte des objurgations de ses amis qui lui reprochaient de s’obstiner à «vouloir être bon», il usait à peine des pouvoirs discrétionnaires qu’il tenait du gouvernement, même contre les «bastionnaires»—on appelait ainsi les chefs dublocformé par l’opposition de l’aristocratie.

D’Aiguillon avait pour lui, aux Etats, le Tiers et une notable partie du clergé: il aurait même eu la grande majorité de la noblesse, sans une poignée de cabaleurs qui menaçaient leurs collègues hésitants de vengeances terribles, le jour où les démissionnaires remonteraient sur leurs sièges du Parlement: car ils savaient bien qu’il n’y avait pas de coalition possible entre les Etats et lebailliage d’Aiguillon.

En tout cas, quoique le ministère appelât «irrésolution et timidité» ce que le commandant de Bretagne nommait «circonspection et fermeté», d’Aiguillon trouva, quand il revint à Versailles, tout un cortège d’admirateurs. D’ardentes imaginations, éprises de couleur locale, le représentèrent, sur ce littoral semé de récifs, «rocher au milieu des vagues». Et le jour où il parut devant le roi pour lui faire sa cour:

—Vous vous êtes conduit comme un ange, lui dit Louis XV.

Les Etats «intermédiaires».—Chasse aux «Mandrins».—La coterie des «Bastionnaires» et la pacification de la Bretagne.—Les variations du contrôleur général, d’après d’Aiguillon.—Démission.—Cérémonial des obsèques d’une reine.—Un cocher en couches.—Le duc de Penthièvre jugé par Mᵐᵉ d’Aiguillon.—La duchesse est ravie de voir son mari «hors d’une indigne galère».—Ce qu’en pense d’Aiguillon.

Les Etats «intermédiaires».—Chasse aux «Mandrins».—La coterie des «Bastionnaires» et la pacification de la Bretagne.—Les variations du contrôleur général, d’après d’Aiguillon.—Démission.—Cérémonial des obsèques d’une reine.—Un cocher en couches.—Le duc de Penthièvre jugé par Mᵐᵉ d’Aiguillon.—La duchesse est ravie de voir son mari «hors d’une indigne galère».—Ce qu’en pense d’Aiguillon.

C’est dans le courant de l’année 1768 que s’engage réellement la double correspondance de la duchesse d’Aiguillon et de son mari avec le chevalier de Balleroy, l’une plus rare et roulant de préférence sur les choses de la politique, celle de la duchesse autrement variée, souvent à bâtons rompus, mais vive et piquante, volontiers pittoresque, demandant et acceptant sans arrière-pensée les mêmes services que peut lui rendre le complaisant célibataire, et s’employant pour lui, à la Cour, avec autant de désintéressement empressé et sincère, qu’il en apporte lui-même à témoigner de son loyalisme envers ses nobles patrons.

«Je n’ai pas besoin de vous dire, Monsieur le Chevalier, lui écrit-elle, combien votre situation m’occupe: vous n’en devez pas douter, connaissant ma façon de penser... Mais il est bien difficile de raisonner par lettre, comme on voudrait. Il y a des choses sur lesquelles, en se voyant, en quatre paroles, ons’explique très aisément, au lieu que, par lettre, il faut tant de phrases et de périphrases, encore souvent pour ne se pas entendre[96]...»

Aussi, comme elle est sur le point de partir pour Veretz, invite-t-elle Balleroy à l’y rejoindre; au moins pourront-ils y causer librement. L’appréhension du Cabinet noir—cette institution permanente—se laisse pressentir ici, comme dans toutes les correspondances du temps.

Mais le départ de Mᵐᵉ d’Aiguillon avait été précédé de notables événements qu’il importe de rappeler.

Des Etats extraordinaires—intermédiairesainsi qu’on les nommait encore—s’étaient ouverts à Saint-Brieuc, au commencement de 1768, présidés par l’évêque du diocèse, Girac[97], un des rares prélats qui fussent hostiles à d’Aiguillon, par le duc de Duras, et par un magistrat, Ogier, qui était le premier commissaire, «en réalité le porte-parole» du gouverneur[98].

Un bon billet qu’avait là le duc d’Aiguillon!

La «réalité», c’était l’entente tacite des deux représentants de la noblesse et du clergé «pour ramener la réconciliation de l’opposition bretonne avec le ministère, réconciliation dont le gouverneur devait faire les frais[99]».

Celui-ci n’avait été, même à Versailles, que le héros d’un jour. Les amis des «bastionnaires» recommençaient la campagne: «Le duc de Rohan, écrit La Noue à Fontette, le 10 février, a refusé le salut à M. d’Aiguillon, et sa femme à notre duchesse, sans qu’ils sachent l’un et l’autre d’où provient cette bouderie[100]».

A Saint-Brieuc, les opérations se poursuivaient activement. «Les Etats prennent une délibération, pour rembarquer les généraux de Broc, Balleroy, Barrin, La Noue, qui mangent la province et que M. d’Aiguillon y avait entrés contre l’usage; et il faut espérer qu’ils en viendront à bout, et que, peu à peu, on chassera en détail ces Mandrins[101]...»

On comprend si cette exécution dut toucher «notre duchesse».

M. de Calan, qui n’est certes pas un apologiste du gouverneur, est bien obligé cependant de reconnaître et de signaler les petites vilenies mises en œuvre pour forcer la main au roi et lui faire remplacer un ministre «désagréable au parti dominateur», par un homme qui sera «l’instrument de ce même parti». Cet impôt, qui semblait écrasant quand il était réclamé par d’Aiguillon, est voté avec enthousiasme sur la proposition de M. de Duras. Les pamphlets gémissent sur la misère du peuple; et «à Saint-Brieuc c’est un bal perpétuel».

Bientôt il semble qu’un mot d’ordre soit donné, exprimé à peu près partout dans les mêmes termes, «que la tranquillité ne peut se rétablir en Bretagne que par la retraite de d’Aiguillon[102]»... Maupeou doit le démontrer, s’il veut obtenir la place de chancelier. Et Mᵐᵉ Du Deffand écrit, le 10 mai, à l’abbé Barthélemy: «Je fus lundi à souper, à Ruel, chez Mᵐᵉ d’Aiguillon (la mère, sa grande amie) avec le chevalier de Listenoy et l’évêque de Saint-Brieuc. Celui-ci me raconta toute la Bretagne... Un honnête homme, sur son récit, en doit conclure que jamais l’ordre ne sera rétabli dans cette province, tant que le duc d’Aiguillon y commandera. Si j’étais le maître, je n’hésiterais pas un moment à envoyer M. de Penthièvre tenir les prochains Etats jusqu’à ce que la paix y fût complètement rétablie[103].»

Et ce n’était pas seulement l’entente commune d’une opposition marchant avec une exacte discipline qui avait entraîné ainsi l’opinion; c’était encore la presse, par ses journaux-pamphlets et par ses libelles, échos des philosophes, des jansénistes et des parlementaires, qui mettaient habilement en scène le martyre de la Chalotais, pour expliquer le soulèvement de la Bretagne tout entière contre son tyran. Celui-ci avait assurément des amis qualifiés pour répondre, amis qui s’acquittaient avec conviction de cette tâche, mais par intermittences et non sans hésitations. Car d’Aiguillon les désavouait en quelque sorte. Il méprisait les traits, pour la plupart anonymes, de l’ennemi. Il se croyait suffisamment protégé par le respect dû au représentant de l’autorité royale; et le gouvernement n’admettait pas de polémique même à son profit, et surtout une polémique soutenue par ses agents. «Les gens en place, comme le dit fort bien M. Carré, devaient se taire par respect pour le maître[104].»

Il en résulta que d’Aiguillon dut jouer ce que notre modernisme appelle «le guillotiné par persuasion». Certes, il ne demandait qu’à secouer la poussière de ses sandales sur cette Bretagne qui lui avait si souvent échauffé la bile. Que de fois il avait prié qu’on acceptât sa démission! Mais, alors, il se retirait avec les honneurs de la guerre. C’était lui qui se refusait à «brider» plus longtemps les Bretons, tandis qu’aujourd’hui l’opinion semblait imposer au gouvernement le rappel d’un fonctionnaire exécré. Et avant de se résigner à l’acte décisif qui, au dire de la coterie desbastionnaires, devait amener la pacification de la Bretagne, par quelles tergiversations passait un homme confondant trop volontiers la circonspection et le calme avec la lenteur et l’irrésolution! Il écrivait, de Paris, le 22 juin, au chevalier de Balleroy qui s’en allait rejoindre «son général» à Rennes[105]:

«... Le dernier système du contrôleur général, dont, heureusement, il change souvent, est qu’il faut que je retourne au plus tôt en Bretagne, parce que personne ne peut faire les affaires du roi, si je la quitte, et que, d’ailleurs dans tout ce qui s’est passé, il n’y a rien eu de personnel contre moi, que, par conséquent, ce n’est pas le cas où il faut mettre sur la scène un acteur nouveau; c’est en ma présence qu’il tient ce propos aux autres ministres... Il avait dit tout le contraire un mois auparavant... A cela je répétai mon refrain ordinaire: je désire ardemment sortir de Bretagne; je n’y crois plus ma présence utile aux affaires du roi; mais s’il le veut absolument, j’obéirai,après qu’il aura écouté mes représentations tant sur le fond que sur la forme.»

Et il terminait par cet autre «refrain» qu’on retrouve sans cesse sur les lèvres ou sous la plume du politicien soucieux de paraître détaché de toute préoccupation ou calcul ambitieux:

«Je continue mon train de vie ordinaire; je passe quatre jours de la semaine à Versailles et trois à Paris. Je dors et digère bien et je ne m’ennuie pas.»

A six semaines de là, le ton change. D’Aiguillon a fait le cruel sacrifice et il s’en explique, non sans mélancolie, mais avec une confiance en soi, qui semble le comble de l’illusion, sinon de la duplicité[106].

«C’est sur l’avis du contrôleur général, écrit-il encore à Balleroy, que le roi s’est décidé à me permettre de me retirer et je suis bien convaincu qu’il ne s’y est déterminé, que parce qu’il a prévu que je serais encore une fois trahi et abandonné par un ministre qui veut absolument qu’on croie que c’est l’animosité qu’on a personnellement contre moi en Bretagne, et non sa mauvaise administration, qui est cause du désordre dans lequel est cette province... Je ne regrette pas le gouvernement de Bretagne, mais d’y laisser des gens sages et de bons serviteurs qui seront exposés à la méchanceté et à la violence des brouillons..... On prétend que M. de la Chalotais donnera sa démission aussitôt que j’aurai donné la mienne.»

Entre temps, la duchesse, malgré toute sa vigilance,avait été absorbée par d’autres soins et par d’autres devoirs, qu’elle n’eût pu décliner sans être taxée d’indifférence et même d’ingratitude.

La reine Marie Lesczinska se mourait. La maladie n’avait pas été seule à miner ses jours. Délaissée, en raison peut-être des exigences d’une dévotion trop austère, pour des rivales souvent indignes, qui ne se comptaient plus et qu’il fallait cependant accueillir, ne fût-ce que d’un signe de tête, la reine s’était peu à peu consumée en un désespoir profond, muet, dissimulé sous un sourire de Cour, mais rongeant, comme un cancer, les sources vives de l’existence.

Une lettre de La Noue met en opposition, dans une phrase qui fait portrait, la physionomie officielle des deux époux: «Le roi est plus beau et plus frais que jamais...» mais «sa femme est dans un état affreux[107]...» Aussi Mᵐᵉ d’Aiguillon ne l’avait-elle plus quittée: il avait fallu, pour qu’elle revînt passer quelques jours à Paris, qu’elle y fût rappelée par une maladie assez sérieuse de son fils et de l’une de ses filles: encore, aussitôt leur rétablissement, avait-elle repris le chemin de Versailles.

La lente et douloureuse agonie de Marie Lesczinska dura plus de six mois: «L’état de la reine, écrit la duchesse, est toujours le même, c’est-à-dire que cette malheureuse princesse ne peut ni vivre, ni mourir; elle a, de plus, depuis quelques jours, une fièvre d’une violence extrême qui lui cause du délire tous les matins... Ne prenant presque plus de nourriture, il y a aujourd’hui cinq semaines que cet état violent dure;cela fait horreur à penser, même aux gens les plus indifférents. Jugez de l’effet que cela fait sur moi qui aime la reine, non parce qu’elle est reine, mais parce qu’elle est aimable et vertueuse, et que, dès ma plus tendre enfance, elle m’a toujours comblée de bontés, j’ose même dire d’amitié[108].»

Pour qui savait les habitudes d’infidélité d’un mari, déjà tout disposé à suivre l’exemple du maître, le motvertueuselaissait percer une allusion suffisamment claire; car la duchesse, aussi discrète et aussi intelligente qu’elle était énergique et forte, connaissait trop bien les procédés de la poste pour livrer naïvement à cette auxiliaire de l’Etat le fond de sa pensée.

Mais la reine est enfin délivrée de ses souffrances; et la douleur de la duchesse, déjà si profonde et si sincère, éclate plus intense encore, à la vue d’une sorte de profanation qu’exigeait alors le protocole des funérailles royales[109].

«Ce qui m’a fait une impression que je ne peux pas rendre, c’est le moment du transport, de voir sortir cette respectable princesse de ses appartements par pièces et par morceaux, d’abord le cœur porté par l’évêque de Chartres sur un carreau, ensuite ses entrailles, puis sa personne...»

De même, à Saint-Denis, le minutieux cérémonial qui accompagne l’arrivée de la défunte, est pénible pour une femme aussi peu éprise de l’étiquette que l’était Mᵐᵉ d’Aiguillon. L’évêque adresse un discours au prieur de l’abbaye qui s’empresse de lui rendre lapolitesse: puis la reine est portée, toujours «par pièces et par morceaux», dans le chœur, sur une estrade et sous un dais; prières, aspersions, discours, tout recommence, et même la «promenade de ce malheureux corps» jusqu’à une chapelle où il restera déposé en attendant le jour de l’inhumation.

Enfin l’heure fatale a sonné[110]:

«... Le spectacle de Saint-Denis était très beau et bien ordonné: c’était une bien belle horreur. J’ai été en place en grand habit et grande mante, depuis 10 heures du matin jusqu’à 5 h. 1/2, sur une petite banquette, qui n’avait pas un demi-pied de large. Vous croirez sans peine que j’étais fort lasse quand la cérémonie a été finie.»

Son affliction est alors plus grave et plus expressive. Tant que le corps était resté à Versailles et à Saint-Denis, la duchesse était toujours au service de la reine: «enfin elle était encore parmi nous»; mais «quand on l’a descendue dans le caveau», cette nouvelle et définitive séparation détermina chez Mᵐᵉ d’Aiguillon «un trouble inouï qui fit rire, à ce qu’il paraît, bien des gens à portée de voir... il fallait assurément en avoir bien envie» remarque-t-elle non sans amertume.

Il semble, à vrai dire, que la Cour fût en humeur de folâtrer ce jour-là; car les commentaires de l’oraison funèbre s’accompagnent de «toutes les gentillesses et de toutes les pointes» imaginables. On prétendait, avant que le prédicateur—l’évêque du Puy—prît la parole «qu’il fallait se garantir de la fraîcheur dupuits[111]». Au reste, ce morceau d’éloquence était, de l’avis des meilleurs juges, d’une valeur très discutable: «Il n’y a rien de si difficile à faire, conclut la duchesse, qu’une oraison funèbre; et depuis M. Fléchier, il n’y en a pas eu une complètement bonne».

Après s’être exclusivement consacrée à l’accomplissement du pieux devoir que lui imposait sa dette de reconnaissance, Mᵐᵉ d’Aiguillon reprit peu à peu avec le chevalier de Balleroy le cours de ces entretiens familiers, où se confondaient les nouvelles de la politique et les incidents de la vie mondaine. Les préoccupations familiales tiennent une certaine place dans ces causeries intimes: «Notre cousine de Valentinois, écrit-elle le 26 juillet, est toujours très mal; les uns disent que c’est une fièvre maligne, d’autres que sa tête est partie. Ce qui est sûr, c’est qu’elle est très mal et qu’elle a un délire continuel et très extraordinaire. Le dernier était de vouloir que son cocher fût dans sa chambre, sur une chaise longue, coiffé en femme, avec un couvre-pieds de dentelle, parce qu’il était en couches[112].»

C’est à quelques jours de là qu’elle chargera Balleroy, «en sa qualité de grand veneur», de courir après les chiens et «leur gouverneur», expédiés d’Angleterre à Veretz et refusés par un garde à qui d’Aiguillon avait omis d’en parler. Et, dans cette même lettre, la duchesse, le cerveau toujours hanté des «affaires de Bretagne», ne peut s’empêcher d’enparler, avec une pointe d’aigreur, inséparable désormais des souvenirs que lui a laissés son séjour dans la province:

«M. de Broc[113]aura beau faire, il ne donnera jamais de courage à M. le duc de Penthièvre[114], parce que ce n’est pas à son âge ce que l’on acquiert. De plus, il est entouré de gens qui ont promis ou qui souhaitent qu’il en soit ainsi. Je serai bien surprise, si je vois sortir quelque coup un peu ferme de cette boutique. Il est l’homme du royaume qui a les vues les plus droites et les plus honnêtes, qui est le plus vertueux dans toutes les règles; mais il est faible par nature et par principes; et vous conviendrez que ce n’est pas le moment de se flatter de donner du nerf. Il y en a tant d’autres à qui il en manque.»

On ne saurait tracer un portrait plus exact et plus vrai de ce prince estimable, mais toujours hésitant et irrésolu, que le sentiment de ses responsabilités aurait dû faire partir, depuis longtemps, pour une province dont il était le gouverneur titulaire, afin d’y étouffer le désordre si savamment entretenu par ses propres cousins.

En s’exprimant avec autant de netteté et de fermeté, Mᵐᵉ d’Aiguillon était absolument désintéressée. Elleavait dit un adieu définitif à la Bretagne: «le sort de M. d’Aiguillon est décidé, écrivait-elle[115]. Qui sera son successeur? Vraisemblablement M. de Duras.» En ce qui la concerne, elle est fort aise que son mari soit débarrassé d’un aussi lourd fardeau; il était «barré sur tous les points», partant impuissant «à faire le bien». «Je suis ravie, répète-t-elle, qu’il soit dehors de cette indigne galère.» Il ne s’éloigne pas cependant sans tristesse; il avait des partisans, des amis qu’il laisse derrière lui. Et nous avons dit avec quelle joie féroce les Chalotistes s’apprêtaient à les persécuter. Aussi la duchesse priait-elle Balleroy d’exprimer à ces fidèles tous ses regrets.

Le duc, moins sincère ou plus emphatique, donnait sa démission pour un acte d’héroïsme. Il écrivait à sa nièce (?), Mˡˡᵉ de Vedec à Vannes, une sorte de lettre apologétique, où il faisait sonner bien haut l’éclat de son abnégation: «La place n’était plus tenable pour lui; et il compte sur la bonté, sur l’esprit de justice de sa parente pour qu’elle approuve «le parti forcé» qu’il a pris. Il devaitle sacrifice de sa place à ses amisqu’il eût autrement «précipités dans la boue». Au reste, il affirmait «n’avoir rien fait en Bretagne qui ne fût utile à la loi»; et il n’avait pour amis dans la province que «les honnêtes gens, les vrais serviteurs du roi, les bons citoyens[116].»

Assurément son sacrifice fut volontaire. Depuis tantôt dix ans, d’Aiguillon avait trop souvent réclaméson rappel pour n’en avoir pas envisagé quelquefois l’éventualité comme un soulagement. Mais, par la force des choses, ceux-là mêmes qui n’en voulaient pas entendre parler, durent s’y résigner; et comme dit fort bien M. Marcel Marion, d’Aiguillon fut «sacrifié à l’espérance chimérique de rétablir le calme en Bretagne[117]».


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