VIII

La première rencontre de d’Aiguillon avec Choiseul: présence d’esprit de la duchesse.—Le régiment du roi: lettre de Mᵐᵉ d’Aiguillon à Louis XV.—Mᵐᵉ Du Barry devient l’alliée de d’Aiguillon.—Maupeou et Terray négociateurs du traité.—D’Aiguillon capitaine-lieutenant des chevau-légers: le «beau cortège» de la duchesse.—Un amoureux fou mais platonique de la Du Barry.—Le déserteur.

La première rencontre de d’Aiguillon avec Choiseul: présence d’esprit de la duchesse.—Le régiment du roi: lettre de Mᵐᵉ d’Aiguillon à Louis XV.—Mᵐᵉ Du Barry devient l’alliée de d’Aiguillon.—Maupeou et Terray négociateurs du traité.—D’Aiguillon capitaine-lieutenant des chevau-légers: le «beau cortège» de la duchesse.—Un amoureux fou mais platonique de la Du Barry.—Le déserteur.

Le rédacteur desMémoires du ministère du duc d’Aiguillondit que le commandant de Bretagne «visait, en 1768, au ministère». Cette ambition datait assurément de plus loin; car, déjà—toujours d’après lesMémoires—le Dauphin l’avait «porté pour la marine[118]». En tout cas, Choiseul pressentait depuis longtemps dans le duc d’Aiguillon un redoutable rival, puisque, systématiquement, il l’obligeait à rester en Bretagne, ployant sous le faix de l’impopularité, jusqu’à ce que la situation n’y fût plus tenable.

La lutte entre les deux adversaires allait donc s’engager, plus ardente et plus directe, sur un terrain moins éloigné, mais autrement périlleux, celui de la Cour.

Ces hommes s’étaient rencontrés, pour la première fois, dix années auparavant, en complète opposition,dans une circonstance mémorable, où la duchesse d’Aiguillon avait témoigné, pour le plus grand bien de son mari, de cette sagacité et de cet esprit de décision qui la caractérisaient.

C’était dans les premiers jours de janvier 1757. Damiens venait de frapper le roi. La duchesse était restée à Paris, pendant que son mari luttait désespérément contre les États de Bretagne, s’obstinant à refuser les subsides qu’il leur réclamait pour la guerre. Mᵐᵉ d’Aiguillon suivait ces débats irritants, dont le dénouement semblait devoir s’éterniser, quand l’attentat de Damiens fit surgir dans son esprit une inspiration soudaine. Le mercredi 5, à 10 heures du soir, elle expédie à son mari un courrier porteur d’une lettre, qui lui apprend la nouvelle, et lui indique peut-être le parti qu’il en doit tirer. L’homme, voyageant à franc étrier, arrive à Rennes dans la nuit du jeudi au vendredi. D’Aiguillon fait assembler immédiatement les États, trace un tableau à la fois si terrifiant et si émouvant des horreurs d’un tel régicide, qu’en moins d’un quart d’heure les États renoncent à leurs prétentions, accordent au roi plus qu’il ne demande et décident qu’ils «enverront des députés en Cour» attester leur «sensibilité» et leur loyalisme.[119]

D’Aiguillon renvoie aussitôt à sa femme le même courrier avec le résultat de la séance. Et quand les délégués arrivent peu de temps après à Versailles, ils y sont acclamés et fêtés avec un enthousiasme qui tient du délire.

Lorsque le procès criminel fut évoqué devant leParlement, d’Aiguillon vint y siéger, en sa qualité de pair. De son côté, le comte de Choiseul, alors en mission à Venise, partit aussitôt, pour se rendre à Versailles où il ne tarda pas à se rencontrer avec le duc. Celui-ci, suivant son habitude, très hautain et très rancunier—peut-être avait-il sur le cœur les perpétuelles avanies des États bretons—déclarait formellement que «le fanatisme des énergumènes du Parlement avait armé le bras du parricide et qu’on en avait de bonnes preuves». Il faisait ainsi indirectement sa cour au Dauphin. Le comte de Choiseul répliquait qu’il apportait, lui aussi, des «preuves», non moins «bonnes», mais de Rome, où il avait appris que les jésuites, surtout ceux de la Silésie, n’étaient pas étrangers au crime. Choiseul abondait dans le sens de la Pompadour, qui méditait déjà l’expulsion des Jésuites et qui, en attendant, avait fait déclarer la guerre à la Prusse[120].

Nous avons vu, dans les chapitres précédents, comment cette opposition de principes avait dégénéré peu à peu, chez les deux hommes d’État, en rivalité politique, dissimulée d’abord par l’attitude réciproque du fonctionnaire et du ministre, dans un conflit où l’autorité royale était en jeu. Mais l’un et l’autre, dès qu’ils eurent les mains libres, ne tardèrent pas à démasquer leurs batteries. Les adversaires devinrent des ennemis mortels.

Des conflits d’influence avaient marqué les premières escarmouches. Une coutume, qui n’est pas prêt de tomber en désuétude, voulait que tout ministre gorgeât defaveurs ses créatures. Choiseul n’avait pas manqué à la règle. Et d’Aiguillon[121], qui s’était «morfondu» en Bretagne, pour reprendre l’expression desMémoires, réclamait énergiquement, mais vainement, des compensations, en raison même du prodigieux surcroît de dépenses qu’avait entraîné pour lui chaque tenue des États. Il avait jeté ses vues sur leRégiment du Roi. Sa femme écrivit directement à Louis XV pour solliciter cette grâce. Comme elle allait toujours droit au but et que son horreur de l’intrigue lui faisait mépriser les petits moyens, elle ne parla ni des tracasseries, ni des humiliations dont le Parlement de Rennes avait abreuvé son mari; elle rappela simplement les services de d’Aiguillon, l’affaire de Saint-Cast et les promesses de Belle-Isle, alors ministre de la Guerre, qui n’avait pu lui accorder le bâton de maréchal, parce qu’il était depuis trop peu de temps lieutenant général, mais qui lui eût réservé la première place vacante. Belle-Isle était mort trop tôt pour tenir ses engagements. La lettre de la duchesse fut remise au roi par la reine.

Mais Duras insinua au contrôleur général Laverdy que l’octroi d’une telle distinction à un personnage aussi impopulaire que l’était d’Aiguillon, ferait renaître les troubles en Bretagne. D’autre part, Choiseul, qui avait son candidat, dit tout haut «à son café»: La reine demande pour M. d’Aiguillon, moi pour M. Du Chatelet, nous verrons qui l’emportera. Et naturellement ce fut le protégé de Choiseul, Du Chatelet, qui eut la préférence: faveur que ne put pardonner aupremier ministre le duc d’Aiguillon, chez qui «la suffisance et la prétention» n’avaient d’égale que «la nullité du mérite»—les termes mêmes de Choiseul[122].

Mais l’ancien commandant de Bretagne allait bientôt avoir dans son jeu un atout imprévu qui devait lui assurer une éclatante revanche.

A ce moment même, Mᵐᵉ Du Barry, remarquée du roi à Compiègne, puis «frénétiquement» désirée par lui, se voyait engagée, un peu malgré elle, dans la mêlée des compétitions politiques.

Au dire de Sénac de Meilhan, elle avait chargé un ami de cet intendant de déclarer à Choiseul qu’elle désirait vivre en bonne intelligence avec lui. Le ministre accueillit assez dédaigneusement de telles avances. Il promit, dans les termes les plus vagues, d’accorder les «grâces» qui lui sembleraient justes et raisonnables[123]. En réalité, il détestait et méprisait la nouvelle sultane. Il prétendit, depuis, que le choix du prince l’avait écœuré; il le trouvait indigne d’un «aussi grand monarque». Après la mort de son amie, la marquise, il avait discrètement autorisé, même dans ses entours, les espérances de nobles dames impatientes de la remplacer. Mais aucune n’avait eu l’heur de plaire absolument au roi. Louis XV avait des goûts bourgeois. Son ministre ne chercha pas à les combattre; et le prudent Hardy va jusqu’à dire—toujourssuivant son habitude, d’après la voix publique—que Choiseul les encouragea même, mais en opposant «au Soleil levant» (un mot du premier commis Cromot)[124]un astre, un peu moins éclatant, mais cependant de belle apparence, la femme du docteur Millin[125].

Certes la Du Barry n’avait ni la marotte des hautes conceptions politiques, ni les rêves d’ambition mondiale auxquels Mᵐᵉ de Pompadour avait sacrifié les soins d’une santé précaire et la durée d’une vie déjà compromise. Elle était dans tout l’épanouissement d’une saine et triomphante beauté: et, devenue, avec sa joyeuse humeur de bonne fille, son esprit avisé de grisette parisienne et ses appétits de courtisane à la mode, la maîtresse en titre du «plus grand roi du monde», elle trouvait la place à son goût et prétendait la garder. Aussi l’orgueil revêche de Choiseul lui donna-t-il à réfléchir. Et puisque ce ministre hautain lui faisait grise mine, elle chercha autour d’elle d’autres alliés, dût-elle les prendre dans les rangs ennemis.

«A Fontainebleau, dit M. Claude Saint-André, d’Aiguillon arriva, le premier, dans le salon de la favorite, aussi amoureux qu’intéressé[126].»

D’Aiguillon était donc tout indiqué. Mᵐᵉ Du Barry lui accorda ses faveurs, dit nettement Choiseul.

Dans le portrait élégant que, d’après Brissot[127], Mirabeau a laissé de la dame, le célèbre tribun est moins affirmatif. Il avait les meilleures raisons pour ménager un client comme l’était le rival de Choiseul. Aussi écrivait-il: «Le duc d’Aiguillon avait une marche réglée, l’esprit d’ordre, de la suite dans le travail, un plan accommodé aux circonstances (un opportuniste de la veille!). Il était aimable sans être frivole. On prétendait qu’il avait imité le duc de Choiseul, qui commença par lier sa destinée à Mᵐᵉ de Pompadour de la manière accoutumée. Si cela n’est pas vrai, c’est bien vraisemblable; lorsqu’on signe en tête-à-tête un traité d’alliance, il n’est pas à présumer qu’on oublie les préliminaires.»

Le raisonnement est humain. Puis d’Aiguillon savait plaire aux femmes. Qu’il fût le fils de la grosse duchesse ou le neveu de la comtesse de Maurepas, il était, pour l’une comme pour l’autre, un homme délicieux, pourvu de toutes les qualités, orné de toutes les vertus. Dans des régions moins familiales, c’était, en dépit de son teint «jaune», le beau gentilhomme, le séducteur irrésistible.

Quoi qu’il en soit et sans affirmer, avec la coterie des Choiseul, que le duc était l’amant de la Du Barry, ni conclure, comme M. Vatel, qu’il était simplement son ami, leur intérêt commun les avait amenés à signer ce «traité d’alliance» dont parle Mirabeau, et qui, lui, était bien réel.

Deux hommes l’avaient secrètement préparé: le chancelier Maupeou et l’abbé Terray, contrôleur général.

Le premier était une créature de Choiseul. C’était un ambitieux «d’une froide scélératesse», dont le visage, au teint blême, reflétait toute la bassesse d’âme[128]. Choiseul en appréciait cependant l’activité et l’intelligence: «Il n’y a personne, disait-il, plus capable que lui d’être chancelier: au reste, s’il se conduit mal, je le chasserai». Maupeou connut-il le propos? En tout cas, ce fut Choiseul qui fut «chassé» avant Maupeou.

L’abbé Terray, l’âme damnée du chancelier[129], valait moins encore; c’était un audacieux coquin, cynique, impudent, fripon, sans conscience et sans foi, fondant sa fortune et celle de ses entours sur les plus odieuses exactions et sur la dilapidation des deniers publics. Ce qui ne l’empêchait pas, dans son effronterie, d’exagérer le déficit du Trésor, pour en perdre plus sûrement l’agent responsable, le duc de Choiseul.

D’Aiguillon, déjà peu sympathique, entrait donc en rapport avec Mᵐᵉ Du Barry sous les auspices de deux fâcheux parrains. Il est vrai qu’il amenait avec lui l’élite du parti dévot qui comptait parmi ses chefs le maréchal de Richelieu et le duc de la Vauguyon. Et ce n’est certes pas un des spectacles les moins piquants pour l’observateur, que l’aspect de cette jolie et fringante Mˡˡᵉ Lange, marchant, la main dans la main, avec les amis des Jésuites, à l’assaut d’un gouvernement qui, par l’expulsion des fils de Loyola, avaitassuré l’avènement de ceux de Jansénius, c’est-à-dire des Parlementaires.

Au reste, la politique a des raisons que l’honnêteté ne connaît pas. Il avait fallu, pour hâter la chute du favori, que l’aimable fille (et c’en était bien une) qu’était la Du Barry, eût pris rang à la Cour, qu’elle fûtprésentée. Et Belleval, notant un bruit d’antichambre, dit, à la date du 20 décembre 1768, que Richelieu, d’Aiguillon et Bertin, l’un des prédécesseurs de Terray, «mènent la présentation de la comtesse[130]».

L’ambition—suggérée—de la petite modiste devenue grande dame, ne fut complètement satisfaite que le 22 avril 1769. L’opération avait été laborieuse. Quand ce pince-sans-rire de Richelieu avait envoyé, suivant les règles de l’étiquette, le duc de la Vauguyon annoncer officiellement la présentation de la comtesse à Madame Adélaïde, la princesse lui avait brusquement tourné le dos[131].

La protection de la Du Barry (car maintenant elle n’était plus une protégée) arrivait fort à propos pour d’Aiguillon.

Choiseul, sur la demande des États, avait rétabli l’ancien Parlement de Bretagne[132], le 12 juillet 1769, et celui-ci, qui avait encore sur le cœur sa disgrâce, s’entraînait à une campagne de revendications avec l’exilé de Saintes, La Chalotais, non moins vindicatif que ces Bretons, dont les pamphlets toujours virulents, échappaient aux «lacérations» et aux «brûlures judiciaires» indéfiniment réclamées par d’Aiguillon[133].

Le duc obtenait, entre temps, de Louis XV, une compensation qui devait quelque peu adoucir les cuisantes blessures d’un amour-propre si prompt à s’ulcérer.

Il avait jeté son dévolu sur le régiment des chevau-légers. Or, son rival le demandait pour le vicomte de Choiseul. Mais, affirme Belleval, qui paraît bien informé, Mᵐᵉ Du Barry «a parlé très fort au roi pour le duc d’Aiguillon»; et le prince n’a «rien à lui refuser». Au surplus, le candidat de Mᵐᵉ Du Barry «a beaucoup d’esprit et de finesse; il connaît le Roi et la Cour en homme qui l’a pratiquée toute sa vie».

En effet, Louis XV, après les tergiversations dont il était coutumier, s’était décidé à nommer d’Aiguillon au commandement des chevau-légers. La duchesse en fait part, le 24 septembre, à Balleroy: «Ce n’est que d’avant-hier que M. d’Aiguillon a reçu la lettre du roi par laquelle il lui accorde les chevau-légers. Jusque-là, il n’y avait que des apparences et des vraisemblances; et par cela seul, il était bien difficile d’en rien dire et encore moins d’en écrire avec lepeu de sûreté de la poste(toujours la hantise du cabinet noir). Vous trouverez sûrement que cette charge est fortement payée: douze cent mille francs! C’est bien de l’argent, mais, par la suite, c’est un si grand avantage pour mon fils que c’est à cela que nous avons sacrifié notre aisance actuelle[134].»

Cependant, la réception tardait: «cela dépend, disait plaisamment la duchesse, de son habit qui est très long à broder[135]».

Pour n’être pas encore officielle, la nomination n’en était pas moins certaine. Le bruit s’en était répandu dans le public et Belleval, qui se savaitpersona grata, vint complimenter le nouveau commandant[136], mais d’Aiguillon, toujours mystérieux et toujours cachottier, l’accueille d’un propos narquois:

—Il y a donc des sorciers dans votre pays; et peut-être en êtes-vous un?

Belleval insiste: il se porte garant de la respectueuse sympathie de ses camarades.

—Peut-être, fait d’Aiguillon qui, vraisemblablement en Bretagne, est devenu Normand; je ne dis ni oui, ni non. En attendant, mon cher marquis, gardez au dedans de vous-même l’impression que peut faire naître notre conversation et n’en sonnez mot à personne. Soyez persuadé que je serai particulièrement charmé, si je suis votre capitaine, de pouvoir m’occuper de vous satisfaire et de vous être agréable.

Voilà bien le grand seigneur, cérémonieux et méfiant que nous connaissons, multipliant les chut! chut! autour d’un secret qui est, en somme, celui de Polichinelle.

Mais son bel habit est enfin brodé; et la réception officielle fut un triomphe pour le mari et... pour la femme. La duchesse est aux anges, et son écriture n’en est que plus illisible.

Fontainebleau, 20 octobre 1769.

«... M. d’Aiguillon est tout à fait en possession de la compagnie de chevau-légers. Il a été reçu mercredi. Voici comment cela s’est passé.

La troupe a monté à cheval à 10 heures, ayant à leur tête les officiers de service actuel. Deux de ceux qui n’en sont pas sont venus prendre M. d’Aiguillon et sont montés à cheval avec lui pour rejoindre les autres. Le roi est venu à 11 heures à cheval. M. d’Aiguillon l’a suivi et s’est rangé à côté de lui, en face de la troupe à qui le roi dit:

—Mes chevau-légers, je vous donne mon cousin le duc d’Aiguillon pour capitaine-lieutenant; et je vous ordonne de lui obéir en ce qui concerne mon service.

Ensuite, en partant, le roi lui a fait un geste de la main rempli de bonté. Les maréchaux de Soubise et de Richelieu se sont avancés et ont reçu son serment: après quoi, il s’est mis à la tête de la troupe et l’a emmenée au pas. Il leur a donné à dîner. En tout ils étaient 80.

J’ai été les voir, quand ils sont sortis de table, et leur ai dit toutes les gentillesses dont j’ai pu m’aviser: je me suis rappelé toute ma coquetterie des États... Ils m’ont ramenée chez moi et j’ai traversé toutes les rues à leur tête, ce qui faisait un beau cortège. Voilà une description exacte...»

En tout cas, elle ne manque pas d’un certain brio, qui était bien dans le caractère ferme et décidé de la duchesse; mais nous ne voyons pas que le beau régiment ait donné, avec la fougue brillante qui lui était familière, le temps de galop traditionnel en pareil cas.Le duc «l’a emmenée au pas». Un court billet de la duchesse nous révèle le secret de cette paisible allure.

«M. d’Aiguillon est encore à Fontainebleau. Il en revient mardi, escortant le Roi à la tête des chevau-légers. Il prendra Sa Majesté à la Cour de France et la conduira jusqu’à Choisy: la course est un peu forte,n’étant pas habitué d’être à cheval. Aussi j’ai de l’impatience qu’elle soit finie. Il donne, en attendant le roi, unehalteaux troupes qui sont d’autant plus sensibles à cette attention, qu’ils ne sont pas gâtés sur cet article, M. de Chaulnes (son prédécesseur qui venait de mourir) ne leur ayant jamais donné un verre d’eau[137].»

Belleval rend compte, lui aussi, dans sesSouvenirs, de la cérémonie d’investiture, mais en termes techniques et surtout plus concis. Par exemple, il nous en apprend ce que dut ignorer Balleroy de sa correspondante, les préliminaires; et l’information est d’autant plus vraie qu’il la tient de Mᵐᵉ d’Aiguillon elle-même[138]. Il était constant que le roi avait promis à Choiseul les chevau-légers pour le vicomte, son parent; et quand Mᵐᵉ Du Barry vint le harceler avec la candidature de d’Aiguillon, il ne sut comment se dédire vis-à-vis d’un ministre qui exerçait encore sur lui un si grand empire. Il opposa à sa maîtresse sa parole:

—Tant mieux, répliqua Mᵐᵉ Du Barry; c’est une raison pour me l’accorder. Ne faut-il pas punir Choiseul de ses méchancetés à mon égard?

Le roi ne put réprimer un sourire.

—Allons, allons, dites à M. d’Aiguillon qu’il a ma parole.

C’était Mᵐᵉ Du Barry qui avait rapporté la conversation à la duchesse. Et Belleval, en la consignant pieusement dans son journal, de l’appuyer de cette conclusion doucement ironique: «Ce qui prouve que les paroles des rois ne sont pas toujours des paroles d’évangile».

Au reste, n’ayant qu’à se louer de la bonhomie bienveillante de son commandant, alors qu’il voyait en Choiseul un grand seigneur si hautain et si sec, Belleval glisse légèrement sur la nature des relations qui s’étaient établies entre d’Aiguillon et la Du Barry. Il les tient plutôt pour deux alliés devenus deux amis. Et si la comtesse se rend aussi fréquemment chez la duchesse, c’est en raison du sentiment très vif que celle-ci lui inspire, du fait même de son accord avec le duc.

Mᵐᵉ d’Aiguillon n’est pas moins discrète. A peine cite-t-elle une ou deux fois, et incidemment, le nom de Mᵐᵉ Du Barry dans ses lettres à Balleroy. Nous aurons l’occasion de reparler de son attitude à la Cour devant la favorite, attitude qu’on sent commandée par le mari, mais qui n’était pas dépourvue d’une certaine gratitude affectueuse. Si d’Aiguillon était monté jusqu’au faîte des grandeurs, c’était bien à Mᵐᵉ Du Barry qu’il le devait.

Et il a fallu que cette femme, en dépit de l’obscurité de sa naissance, de l’indignité de ses débuts et du laisser-aller de sa vie à la Cour, eût encore des qualités de charme et de bonté exceptionnelles, pour que les libellistes qui la traînèrent si volontiers dans laboue, en aient éprouvé quelque remords: car leurs pamphlets ignominieux rapportent des faits qui sont tout à la louange de la favorite royale.

Bien avant M. Vatel, dont le livre restera classique, Belleval commença la réhabilitation—quoique le mot soit un peu gros—de Mᵐᵉ Du Barry à laquelle il avait voué un culte, qui fut presque de l’adoration, dans des circonstances qu’il n’est pas inutile de faire connaître.

Un de ses camarades, nommé Carpentier, pris d’un subit accès de folie, avait déserté avec armes et bagages. Il avait été bientôt arrêté, jugé et condamné; il devait, dans les vingt-quatre heures, avoir «la tête cassée», comme on disait alors. Carpentier était très aimé du régiment; ses camarades s’émurent et Belleval, qu’on savait au mieux avec d’Aiguillon, «courut» à son hôtel lui demander la grâce du déserteur.

—Ce n’est pas par moi, lui répondit le duc, que vous l’obtiendrez du roi, mais par Mᵐᵉ Du Barry. Revenez tantôt avec votre supplique et je vous mènerai chez elle.

A l’heure indiquée, Belleval, en grand uniforme, est reçu par d’Aiguillon qui l’attendait et l’introduit chez la favorite, «comme un homme devant qui les portes sont toujours ouvertes».

Quand Belleval pénétra dans le sanctuaire, ce fut pour lui un éblouissement.

«Elle était, dit-il, nonchalamment assise, plutôt même couchée dans un grand fauteuil et avait une robe fond blanc, à guirlande de roses que je vois encore. Mᵐᵉ Du Barry était une des plus jolies femmes de la Cour... et certainement la plus séduisante par la perfection de toute sa personne. Ses cheveux qu’elle portait souvent sans poudre étaient du plus beau blond. Ses yeux bleus, bien ouverts, avaient un regard caressant et franc qui s’attachait sur celui à qui elle parlait et semblait suivre sur son visage l’effet de sa parole. Elle avait le nez mignon, une bouche petite et une peau d’une blancheur de la santé.

«Enfin on était bientôt sous le charme et c’est ce qui m’arriva si fort que j’en oubliai presque ma supplique dans le ravissement où j’étais de la contempler. J’avais vingt-cinq ans alors. Elle s’aperçut bien de mon trouble que d’ailleurs le duc d’Aiguillon lui fit remarquer avec beaucoup de finesse et en lui tournant un compliment comme il savait les faire.»

Belleval se ressaisit et présenta sa requête avec une éloquence si pressante, eu égard au peu de temps dont il disposait, que Mᵐᵉ Du Barry lui promit de parler immédiatement au roi, lui laissant espérer la grâce de son protégé.

—Monsieur le duc, ajouta-t-elle, sait bien que ses amis sont aussi les miens et je le remercie de ne pas l’oublier.

Puis, après quelques questions obligeantes sur la famille de Belleval et ses états de service, elle congédia les deux auditeurs en disant au jeune officier qu’il «aurait bientôt de ses nouvelles».

«Elle tendit la main au duc d’Aiguillon qui la baisa en lui disant:

—C’est pour le capitaine-lieutenant. N’y aura-t-il rien pour la compagnie?

Ce qui la fit rire et me valut la même faveur qu’au duc.»

Naturellement ledéserteurfut gracié[139].

Comment s’étonner si, après une telle audience, Belleval devint un adorateur passionné de cette Déesse... des petits Appartements!

Le Conseil accorde à d’Aiguillon l’évocation de son procès de Rennes devant le parlement de Paris.—Appui prêté par Mᵐᵉ Du Barry, malgré la résistance de Louis XV.—Le mémoire justificatif de Linguet; un collaborateur masqué; récompense de Marmontel.—La procédure du parlement de Paris.—Trêve matrimoniale.—Incidents.—Reprise des séances: récit de Mᵐᵉ d’Aiguillon.—Le roi arrête le procès.—La vengeance du parlement.—D’Aiguillon entaché.

Le Conseil accorde à d’Aiguillon l’évocation de son procès de Rennes devant le parlement de Paris.—Appui prêté par Mᵐᵉ Du Barry, malgré la résistance de Louis XV.—Le mémoire justificatif de Linguet; un collaborateur masqué; récompense de Marmontel.—La procédure du parlement de Paris.—Trêve matrimoniale.—Incidents.—Reprise des séances: récit de Mᵐᵉ d’Aiguillon.—Le roi arrête le procès.—La vengeance du parlement.—D’Aiguillon entaché.

LesMémoires secretspubliaient, à la date du 12 mars 1770[140], comme information, qu’on venait d’imprimer furtivement «la procédure de Bretagne, ou procès extraordinairement instruit et jugé, au sujet d’assemblées illicites, discours injurieux, subornation de témoins, complots de poison et incident de calomnies, précédé d’un discours préliminaire, où le duc d’Aiguillon est représenté comme l’ennemi implacable, l’instigateur et presque le bourreau de six exilés, un sujet indigne de la confiance de son prince, un chef de conjurés, un suborneur de témoins, le fauteur d’un projet d’empoisonnement, le complice et peut-être même le premier auteur de ces crimes».

Autant déclarer avec le fabuliste que la mort était seule capable d’expier de tels forfaits.

Choiseul n’allait pas jusque-là; car, si, dans lesMémoiresqui parurent sous son nom, en 1790[141], il dit, à propos de cette instance judiciaire: «J’ai cru que M. d’Aiguillon était déshonoré et je le regarde encore comme tel», il ajoute, par manière de correctif: «mais je n’ai jamais cru qu’on pût le faire pendre». Il plaide même, avec une sorte de pitié dédaigneuse, les circonstances atténuantes en faveur d’un adversaire qui, victime d’un atavisme vaguement défini, n’est peut-être pas entièrement responsable de son indignité: «Il avait porté dans son commandement le caractère malheureux de despotisme, de basse vengeance et même de cruautéavec lequel il était né.» Mais Choiseul ne l’était-il pas, lui aussi, responsable de ces prétendus excès de pouvoir, pour en avoir si longtemps maintenu l’auteur dans son commandement?

La situation devenait donc, sinon menaçante, du moins irritante pour d’Aiguillon. Maupeou, par politique, beaucoup plus que par sympathie pour le rival de Choiseul, estima que le procès devait être évoqué devant le parlement de Paris; et, comme Maupeou, d’Aiguillon demanda et obtint du roi, le 24 mars, cette juridiction qui était celle de ses pairs[142].

Ce n’était pas sans peine que le Conseil s’était arrêté à cette solution. D’abord le parlement de Rennes, à qui Louis XV avait énergiquement refusé le rappel des La Chalotais, n’entendait pas qu’on lui infligeât encore une nouvelle déception, en lui retirant le procès deM. d’Aiguillon, cette proie sur laquelle il s’était rejeté avec délices. Jusqu’au 17 mars, il s’obstinait à ne point s’en dessaisir, sachant de reste que nombre de parlementaires parisiens étaient de cœur avec lui[143].

D’Aiguillon, lui, ne pouvait oublier qu’à deux reprises différentes, en 1767 et 1769, il avait supplié le roi de lui laisser porter devant ses pairs une plainte en règle contre ses accusateurs, et que chaque fois le Conseil lui avait répondu par une fin de non-recevoir. Mais, aujourd’hui, en présence de ces histoires de brigands auxquelles semblait croire le duc de Choiseul, il ne pouvait point ne pas rompre ce silence, que le roi, dans son horreur de tout bruit, avait si souvent exigé de la longanimité de son représentant. Le maréchal de Richelieu et la comtesse de Forcalquier—une amie bien chère[144]—appuyaient les revendications de l’ancien commandant de Bretagne:

—Il lui faut, disaient-ils, une justification triomphante.

Dans le principe, Maupeou avait longtemps hésité: il savait le secret des répugnances royales; et ce«Pantalon au regard faux et perfide», comme l’appelait Sénac de Meilhan, mais déjà tacticien consommé, se demandait peut-être l’avantage qu’il pouvait tirer du salut ou de la perte d’un homme que protégeait si visiblement la sultane favorite.

Ne lui avait-elle pas déjà donné une preuve indéniable de sa bienveillance, alors qu’il négociait l’achat des chevau-légers[145]? D’Aiguillon sut l’amener à lui en ménager une nouvelle, à cette heure décisive pour sa fortune. Richelieu, adroit et complaisant, obtint de Mᵐᵉ Du Barry des entrevues, où, sous prétexte de l’intéresser à un procès, qu’au dire des contemporains elle eut toujours beaucoup de mal à comprendre, d’Aiguillon continua sur elle ce travail d’emprise qui devait le conduire au pouvoir. «Doucement tendre, peu à peu, il s’empara d’elle. Sa mère, la vieille duchesse, «au regard fol», plaida aussi la cause de son fils, avec une éloquence passionnée» qui parvint à convaincre la comtesse[146].

Tant d’influences, et de si diverses natures, finirent par l’emporter. Maupeou et les autres ministres opinèrent en faveur de d’Aiguillon.

—Vous le voulez, dit Louis XV, qui fit un dernier semblant de résistance, au Conseil du 24 mars; vous verrez ce qui arrivera.

Maupeou le pressentait peut-être.

Toujours est-il que des lettres patentes ordonnèrent au parlement de Rennes de passer les procédures à celui de Paris, qui fut convoqué, à Versailles, où devait s’ouvrir, le 4 avril, ce procès célèbre, prélude d’un plus célèbre encore.

La première séance fut solennelle et magnifique: nos pères aimaient l’apparat judiciaire. Le 7 avril, le procureur général concluait—et l’assemblée adopta cette solution—à l’annulation des procédures de Bretagne. Tout était à recommencer; informations, réassignations et auditions de témoins; et du 16 avril au 7 mai, ce fut une série interminable de dépositions—entre autres, celles d’Hévin et de Cornulier de Lucinière—rebrassant, avec quelle animosité, les accusations d’assassinat, des crimes les plus vils et les plus odieux, qui mettaient infailliblement d’Aiguillon au ban de la société. L’émotion fut intense. Maupeou se rappela le mot du roi: car ce n’était pas seulement le procès d’un agent de l’autorité, mais celui de cette même autorité qui s’instruisait en public.

«Le gouvernement, écrit Linguet, à titre d’avocat-conseil, était donc forcé d’arrêter cette explosion formidable.»

D’Aiguillon avait, en effet, choisi pour rédiger lesmémoires justificatifs qu’il voulait présenter au parlement, cet homme, dont la personnalité stimulait déjà singulièrement la curiosité publique. Assez froidement accueilli, lors de ses débuts, par d’Alembert qui s’était défendu d’appuyer sa candidature à l’Académie, Linguet avait juré une haine éternelle aux Encyclopédistes. Il avait fait une active campagne contre leurs idées philosophiques et leurs doctrines d’économie politique, dans des livres où il avait donné libre cours à la fougue de sa polémique outrancière qu’avivait encore l’âpreté d’un esprit naturellement paradoxal et sarcastique. Puis, estimant sans doute que ses contemporains ne lui décernaient pas assez de couronnes, il se fit inscrire au barreau, où son plaidoyer en faveur du chevalier de la Barre—cher pourtant aux philosophes—avait trouvé, à juste titre, nombre d’approbateurs, quand d’Aiguillon lui confia sa défense.

S’il faut en croire un passage fort intéressant desMémoires[147]de Marmontel, le duc ne fut que médiocrement satisfait du travail de Linguet; il en déplorait le ton déclamatoire et le verbiage ampoulé. C’étaient ses propres expressions qu’un certain Garville, «honnête homme» et grand ami de la Clairon, citait à Marmontel, chez Mᵐᵉ Geoffrin.

—J’ai appris, disait-il, à connaître M. d’Aiguillon au cours de mes voyages en Bretagne et je suis convaincu que le procès qui lui est intenté est tout simplement «une affaire de parti et d’intrigue. Malheureusement il n’a pu trouver pour avocat qu’un enfantperdu», Linguet, «de qui le talent n’est pas encore formé».

C’était le duc d’Aiguillon qui parlait, en ces termes, à Garville de son défenseur et du mémoire qui l’avait si fort mécontenté.

—Mais, lui répliquait son interlocuteur, «voyez un homme de lettres...»

—Ils sont tous contre moi, interrompait le duc.

C’est alors, dit Garville, en s’adressant à Marmontel, que je «vous ai nommé comme un ennemi-né de l’injustice et du mensonge».

Aussitôt le duc d’embrasser Garville: «Vous me rendrez le plus grand des services, si vous engagez M. Marmontel à travailler à mon mémoire».

L’invite était formelle et pressante; et peut-être bien la rencontre de «l’homme de lettres» avec le confident de M. d’Aiguillon n’était-elle pas aussi fortuite que semble vouloir le dire le narrateur.

En tout cas, Marmontel déclare solennellement:

«—Ma plume ne se refuse pas à servir une bonne cause. Je veux connaître celle du duc d’Aiguillon pour savoir si je dois travailler pour lui: qu’il me confie ses papiers. Je m’emploierais de même à servir la cause de l’homme du peuple (toujours l’humanitarisme vrai ou faux duXVIIIᵉ siècle!). Je ne mets à mon acquiescement que deux conditions, que le secret me sera gardé et qu’il ne sera jamais question de lui à moi de remercîments ou de reconnaissance; je ne veux même pas le voir.»

Le petit couplet en l’honneur de la fierté et de l’indépendance du lettré serait le plus joli du monde, s’il n’avait reçu, et même dans cette occurrence, de fortsaccrocs, hélas! trop humiliants pour le siècle de la philosophie.

Donc, dès le lendemain, Garville apporte les papiers. Marmontel y découvre la preuve que «le procès n’est qu’une persécution suscitée par des animosités personnelles». Il prend alors le mémoire de Linguet, le «refond, y met de l’ordre et de la clarté, en élague les métaphores incohérentes», complète enfin le travail d’un «nouvel exorde (celui de Linguet était trop impertinent) et d’une conclusion également nouvelle, la première n’étant pas suffisamment serrée».

D’Aiguillon, enchanté, «fait venir Linguet et le prie d’adopter les changements» qu’il a introduits dans le mémoire.

Linguet jette feu et flamme: «C’est, dit-il, un homme de l’art qui a mis la main à mon ouvrage: vous voulez me déshonorer, car je n’entends être l’écolier de personne. Cherchez un avocat qui veuille être le vôtre: ce n’est plus moi.»

D’Aiguillon, le personnage si hautain et si vaniteux, se voit obligé de subir ces rebuffades, «puisqu’il ne pouvait trouver d’autre avocat». Il finit donc par apaiser Linguet, qui reprend son mémoire pour y mettre la dernière main. Il refait l’exorde et la conclusion, mais il conserve l’ordre suivi par Marmontel et ne rétablit pas les bizarreries de style biffées par le correcteur.

Nous avons cru qu’il ne serait pas indifférent au lecteur de connaître le dénouement de cet épisode de la vie littéraire auXVIIIᵉ siècle.

Linguet, écrit Marmontel, parvint à savoir le nomdu confrère qui avait ainsi rhabillé sa prose: il fut dès lors «son plus cruel ennemi».

Quant à Marmontel qui, si l’histoire est exacte, serait le premier apôtre de la réhabilitation du commandant de Bretagne, il ne tarda pas, de son propre aveu, à rabattre quelque peu de son attitude républicaine vis-à-vis le duc d’Aiguillon. L’obligeant Garville redoubla si fort ses instances qu’il décida Marmontel à venir dîner chez son client de circonstance; et celui-ci, quelque temps après, lui adressait,manu propria, ce succulent poulet:

«Je viens, monsieur, de demander pour vous au roi la place d’historiographe de France, vacante par la mort de M. Duclos. Sa Majesté vous l’a accordée. Je m’empresse de vous l’annoncer. Venez remercier le roi.»

Quoi qu’il en soit, le «secret» exigé par Marmontel fut bien «gardé»; car les malicieux rédacteurs desMémoiresdits de Bachaumont, toujours à l’affût des échos scandaleux, ne soufflent mot de ce passage à la teinture de l’œuvre de Linguet. Lorsqu’ils signalent l’apparition de celle-ci dans leur article du 21 juin 1770, ils démontrent, quoique plutôt hostiles à l’ancien commandant de Bretagne, avec quelle habileté l’avocat avait fait valoir la cause de son client. D’après Linguet, le duc avait su concilier les exigences de l’Etat avec les intérêts de la province, à tel point que ses ennemis eux-mêmes n’avaient osé lui refuser leurs éloges; mais le défenseur n’avait pu «dissimuler que, dans la septième tenue des États, en 1768, le duc d’Aiguillon n’eut pas le même succès et que, le trouble parvenu à son comble, il crut devoir, par une retraite prudente, prévenir un plus grand et plus long désordre».

C’était alors la conviction qu’avait l’avocat[148]ou qu’il prétendait avoir. Car, depuis, quand il fut en contestation avec le duc pour le chiffre de ses honoraires, il s’infligea à lui-même le plus sanglant démenti dans des invectives restées classiques: palinodie écœurante, que constate, non sans une joie maligne, dans sesSouvenirs, Brissot de Warville, et qu’y vient confirmer une anecdote des plus piquantes. Le futur conventionnel avouait, en effet, que d’Aiguillon «défendu par les mémoires de Linguet ne lui semblait pas coupable» et il les appelle, ces «mémoires», un «monument éternel de honte et d’infamie». A Mᵐᵉ Lem qui les lui avait reprochés, Linguet n’avait-il pas eu le cynisme de déclarer:

«—Pourquoi les États de Bretagne ne se sont-ils pas adressés à moi? Je les aurais défendus![149]»

Le parlement de Paris avait pris en main leur cause, de façon si ostensible, et dans un esprit de malveillance si prononcé contre d’Aiguillon, que, le 8 mai, le chancelier enjoignait, de l’ordre du roi, au premier président d’apporter la grosse de l’information, close la veille. Le 9, le parlement obéissait, mais avec cette raideur dont il était coutumier: il usait de son arme familière,—les remontrances—pour déclarer solennellement que «l’honneur ne se rétablit pas par voied’autorité» et qu’«interrompre la procédure serait porter préjudice à l’accusé, au bien de la justice et au service du roi».

Une trève de courte durée interrompit ces premières hostilités.

Louis XV mariait le Dauphin, son petit-fils, avec l’archiduchesse d’Autriche, Marie-Antoinette, fille de l’impératrice-reine Marie-Thérèse. Dans les fêtes mêmes qui marquèrent cette nouvelle alliance entre deux maisons si longtemps rivales, les ennemis de d’Aiguillon trouvèrent amplement matière à exercer leur malignité contre l’ancien commandant de Bretagne. Ils se montraient dans les allées, brillamment illuminées, du parc de Versailles, alors que Choiseul donnait le bras à la princesse de Beauvau[150], d’Aiguillon offrant gracieusement le sien à l’ancienne maîtresse du Roué. Et qui sait? peut-être signalèrent-ils le couple odieux, par une allusion perfide, à l’adolescente, qui, devenue femme et plus tard reine de France, devait envelopper dans la même exécration le favori et la favorite de Louis XV. Car, si chastement que l’eût élevée sa mère, la future Dauphine ne pouvait ignorer en quel milieu les exigences de la diplomatie l’appelaient à vivre. Mais, Marie-Thérèse, qui avait un sens politique si développé, lui avait recommandé une extrême prudence, la meilleure forme de déférence que la jeune épousée dût observer envers un roi et un vieillard.

S’il faut en croire lesAnecdotes de la comtesse DuBarry[151]qui parfois sont bien informées, des émissaires de M. de Choiseul auraient tenté de dissuader la maîtresse du roi d’assister à l’«entrée» de la Dauphine; ces officieux l’engageaient même à prétexter une saison à Barèges, pour éviter une rencontre qui pourrait désobliger la jeune princesse.

—Ah! madame, lui dit Richelieu, ignorez-vous les dangers de l’absence?

Et d’Aiguillon d’appuyer fortement l’argumentation de son cousin.

«Ils avaient raison, conclut le rédacteur desAnecdotes; car la chose se passa fort bien.»

En apparence peut-être, mais nous ne serions pas autrement surpris si les intrigues de cour, toujours souterraines et mystérieuses, n’avaient agi dans le sens que nous indiquions plus haut.

Les fêtes officielles du mariage étaient à peine terminées que le parlement, impatient de reprendre la piste, faisait prier le roi, le 26 mai, de lui donner son jour pour prononcer sur deux requêtes qu’il avait reçues, l’une de d’Aiguillon, l’autre de la Chalotais qui se portait partie civile.

—Je répondrai, dit Louis XV, quand j’aurai la grosse de la seconde information.

Le parlement s’ajourne au 19 juin, mais avec le vague pressentiment que se préparait un coup de force, d’ailleurs proposé au Conseil par Maupeou.

Le 19, les gens du roi viennent annoncer que le prince «parlerait» le 27. Louis XV ne «parla» que le 28.

Ici nous laisserons «parler» aussi Mᵐᵉ d’Aiguillon: car elle a très véridiquement retracé la physionomie de la journée. Dès le lendemain, le 29, elle écrit au chevalier; elle est encore sous l’impression de l’événement; et l’émotion qu’elle en éprouve n’altère ni la fermeté de son esprit, ni la souplesse de sa belle humeur. Elle montre combien, dans ces heures critiques, elle reste à la hauteur de son devoir, multipliant ses bons offices auprès de son mari et prêchant d’exemple, par son attitude énergique, mais enjouée, à cet homme que semble effarer la nécessité de prendre une décision.

Elle dit tout d’abord à son confident combien elle est «affairée, quoique n’ayant rien à faire» et s’excuse d’être en retard avec lui: ne s’est-elle pas «persuadée que qui n’écrit pas de mémoires, ne doit pas écrire?»

Mais, par contre, ce qu’elle en lit! «Tout autre genre de littérature est banni de chez moi: le code et le code criminel, voilà les livres que l’on trouve dans mon boudoir et sur ma toilette.» Aussi dans quelle solitude vit-elle! «Depuis votre départ, je n’ai vu qui que ce soit le soir: je reste seule jusqu’à dix heures, dix heures et demie que M. d’Aiguillon revient et cause avec moi jusqu’à près de minuit.» Comme son mari rentre très fatigué—elle n’ose dire très déprimé—elle s’efforce de le distraire: elle court toute la journée «pour attraper quelques nouvelles ou quelques histoires qui puissent l’amuser un moment[152]».

Mais, sous ce badinage de surface, sa perspicacité reste toujours en éveil et son raisonnement immuable: «Ce qui peut nous arriver de mieux serait d’être jugé.»

Malheureusement «le ministère n’a pas pensé de même» ajoute-t-elle sans commentaires. Et elle résume, à l’intention de son correspondant, les divers épisodes du «lit de justice» qui s’est tenu la veille, «pour faire enregistrer les lettres patentes par lesquelles le roi arrête la procédure et défend de la continuer». Là-dessus, «le chancelier a fait un beau discours» (la pointe d’ironie est à peine sensible) pour expliquer la pensée du prince. «Le roi, dit-il, qui n’avait pas permis à M. d’Aiguillon, l’an passé, malgré ses instances, de rendre publiques les requêtes qu’il lui avait présentées, a voulu, cette année, savoir quelles étaient les accusations. Il a permis, en conséquence, que les instructions se fissent avec le plus grand appareil judiciaire. Mais, très surpris de voir que quelques témoins avaient parlé de choses étrangères au sujet et compromis ainsi l’administration, il défendait la suite de cette affaire et ordonnait le silence le plus absolu.»

Ici se place un incident assez piquant:

«Comme, au moment de l’enregistrement, le duc d’Orléans avait paru y mettre quelque obstacle, le roi lui a dit qu’il lui permettait ainsi qu’aux autres pairs d’aller au Palais, mais qu’il lui ordonnait, au cas oùl’on parlerait de cette affaire, de lever le siège et de sortir.»

Une consolation restait à la duchesse, c’est que «dans les lettres patentes, le roi disait qu’il n’avait jamais vu dans la conduite de M. d’Aiguillon que le plus grand zèle pour son service et pour le bien de l’État[153]».

Pas plus qu’elle, aucun des amis, ni même des ennemis de M. d’Aiguillon n’avait été dupe de cette solution inattendue. En vain, Louis XV avait-il justifié publiquement le représentant de sa politique; en vain, pour lui donner une preuve nouvelle de sa confiance, l’avait-il emmené souper avec lui à Marly. Le duc n’en était pas moins victime d’un déni de justice. Et son entourage en exprimait très haut son mécontentement; Mᵐᵉ Du Deffand le note dans ses lettres. Le chevalier d’Abrieu, secrétaire intime de d’Aiguillon, de Laigle, le vicomte de Barrin, Becdelièvre, Tinténiac et combien d’autres déplorent un tel dénouement[154]. De la Guerre en écrit à la duchesse. Tous stigmatisent la perfidie de Maupeou qui a voulu faire coup double, et contre d’Aiguillon, et contre le parlement.

Voltaire, lui-même, écrit que le duc d’Aiguillon fut victime d’une persécution publique et acharnée presque semblable à celle dont mourut Lally. Avait-il oublié par hasard lagaléjadeque lui avait inspirée le cure-dent de la Chalotais? Ou ne vaut-il pas mieux croire qu’il obéissait au premier élan de son cœur quile portait d’instinct vers les victimes de l’injustice et de la calomnie? Et puis l’affection, un peu aveugle, qu’il avait toujours vouée à Richelieu, ne pouvait-elle rejaillir sur un des plus proches parents de son héros?

Pour nous, autrement précise est l’opinion de Condorcet, quand il écrit à Turgot, le 29 juin, le même jour que la duchesse à Balleroy: «S’il est vrai que le parlement de Rennes l’ait (le duc d’Aiguillon) calomnié en 1764 et n’ait cessé de le faire calomnier depuis, j’avoue que la haine parlementaire est aussi cruelle que le despotisme ministériel[155].»

Cette «haine parlementaire» allait singulièrement justifier l’appréciation, presque prophétique, de Condorcet.

La duchesse, dans sa lettre à Balleroy, qui dut partir fort tard le 29 juin, disait que le jour même, le parlement avait tenu une très longue séance de onze heures du matin à neuf heures et demie du soir. Le résultat en était resté indécis et confus: «Vingt avis s’étaient ouverts plus biscornus les uns que les autres et plus impertinents envers le roi.» De guerre lasse, on s’était ajourné au lendemain. Mais la duchesse prenait facilement son parti d’orages qu’elle avait vus tant de fois au-dessus de sa tête: «C’est l’affaire du roi, écrit-elle, ce n’est plus la nôtre... Nous allons partir bientôt pour Véret.»

Pouvait-elle prévoir le coup de tonnerre qui allait si brusquement retentir par tout le royaume?

Le 2 juillet, le parlement assemblé sans les princes et les pairs qui s’étaient, sur les ordres de Louis XV,abstenus de siéger, rédigeait les remontrances et l’arrêt, dont il devait être, dans un avenir prochain, le mauvais marchand.

Il s’élevait contre l’abus de pouvoir qui interrompait le cours de la justice, violait les formes les plus précises et garantissait l’impunité aux gouverneurs de province; il retenait ces dépositions qu’avait frappées de suspicion le gouvernement et, sans débats, sans même que l’accusé eût été entendu, il fulminait cet arrêt célèbre qui entachait d’Aiguillon et l’excluait des fonctions de la pairie; «ces lettres patentes à lui données par le roi, étaient des lettres d’abolition».

On eût dit que l’auteur de laLettre d’un gentilhomme breton, le plus vigoureux des pamphlets dirigés contre le commandant de Bretagne, avait eu comme le pressentiment de cet arrêt inique et l’avait frappé, par anticipation, de flétrissure, quand il déclarait que retenir les La Chalotais en exil, après les avoir pour ainsi dire réhabilités, était un déni de justice: «Les commencements de preuves, déclarait le pamphlétaire anonyme, ne sont pas des preuves».

Cet aphorisme, bien qu’émané d’un adversaire, se retournait contre l’arrêt du parlement; car c’était également un déni de justice que d’avoir noté d’infamie le duc d’Aiguillon, en violant, avec une telle désinvolture, les lois de la raison et de l’équité[156].

Mais, dans ces affaires de Bretagne, les illégalités ne se comptaient déjà plus.


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