X

Riposte de Maupeou: cassation de l’arrêté.—Pluie de couplets et d’anecdotes satiriques.—Avanies prodiguées à Mᵐᵉ Du Barry.—Insolences et mécomptes des parlementaires bretons d’après Mᵐᵉ d’Aiguillon.—La journée du 3 septembre.—Louis XV revient aux traditions de son bisaïeul.—Le sac du roi et le char de la blanchisseuse de d’Aiguillon.—Indulgence et pitié.—Le Parlement de Paris courbe la tête.—Mᵐᵉ d’Aiguillon et ses «chers Bretons».

Riposte de Maupeou: cassation de l’arrêté.—Pluie de couplets et d’anecdotes satiriques.—Avanies prodiguées à Mᵐᵉ Du Barry.—Insolences et mécomptes des parlementaires bretons d’après Mᵐᵉ d’Aiguillon.—La journée du 3 septembre.—Louis XV revient aux traditions de son bisaïeul.—Le sac du roi et le char de la blanchisseuse de d’Aiguillon.—Indulgence et pitié.—Le Parlement de Paris courbe la tête.—Mᵐᵉ d’Aiguillon et ses «chers Bretons».

L’arme qui blessait d’Aiguillon atteignait du même coup la royauté. Maupeou, tout satisfait qu’il dût être de la flétrissure du fonctionnaire, ne pouvait cependant admettre qu’elle s’étendît jusqu’au prince. Aussi envoyait-il à Saint-Hubert, pavillon de chasse où séjournait volontiers Louis XV, l’arrêté du parlement avec un projet de cassation que signa le roi et que le chancelier envoya immédiatement à l’impression.

Cette riposte de Maupeou ne suffisait pas à laver d’Aiguillon de la honte qu’il avait subie et que n’avait su lui éviter Mᵐᵉ Du Barry, si bien préparée pourtant à ce rôle de sauveteur. La malignité des libellistes en prenait texte pour cribler d’épigrammes la protectrice et le protégé. Un couplet de vaudeville, écrit «sur l’air duDéserteur» fait dire au duc:

Oublions jusqu’à la traceDe mon procès suspendu.Avec des lettres de grâceOn ne peut être pendu.Je triomphe de l’envie,Je jouis de la faveur.Grâces aux soins d’une amie,J’en suis quitte pour l’honneur[157].

Oublions jusqu’à la traceDe mon procès suspendu.Avec des lettres de grâceOn ne peut être pendu.Je triomphe de l’envie,Je jouis de la faveur.Grâces aux soins d’une amie,J’en suis quitte pour l’honneur[157].

Oublions jusqu’à la traceDe mon procès suspendu.Avec des lettres de grâceOn ne peut être pendu.

Je triomphe de l’envie,Je jouis de la faveur.Grâces aux soins d’une amie,J’en suis quitte pour l’honneur[157].

Le duc de Brissac prétendait que d’Aiguillon «avait sauvé sa tête, mais qu’on lui avait tordu le col». Et Maurepas qui ne laissait jamais échapper l’occasion de placer un mot, fût-ce aux dépens d’un parent ou d’un ami, ajoutait: «Je crains bien que de tout ceci, il ne reste à mon neveu que le jaune[158].» On sait que d’Aiguillon avait le teint safrané.

Louis XV le voyait d’une autre couleur.

«—Comme il est pâle! disait-il, à son petit lever, en l’apercevant de loin.

—Votre Majesté juge toujours les gens bien favorablement, répliqua le duc d’Ayen: tout le monde le voit bien noir[159].»

Un mauvais plaisant eut, paraît-il, l’audace d’envoyer à d’Aiguillon un dégraisseur auquel il persuada que le duc était très sourd et qui lui cria en présence d’une brillante assemblée: «On m’a dit que vous me demandiez pour laver les taches qui sont sur votre cordon bleu[160]».

Des faits autrement graves que le colportage de couplets ou d’anecdotes satiriques ne pouvaient échapper à l’observation du principal intéressé. La future reine de France, qui n’avait pas encore atteint sa quinzième année, était manifestement prévenue contreMᵐᵉ Du Barry: il ne manquait pas de bonnes volontés pour remplir cet office, ne fût-ce que celle de M. de Choiseul, d’autant mieux écouté de la Dauphine, que la fille de Marie-Thérèse devait son mariage à ce partisan résolu de l’alliance autrichienne. Aussi, dès le 9 juillet, donnait-elle à sa mère cette impression de la Du Barry, qu’«elle était la plus sotte et la plus impertinente créature qui fût imaginable». Marie-Antoinette s’était trouvée à côté d’elle au jeu du roi: «elle lui avait cependant parlé quand il le fallait[161]».

De leur côté, les ennemis de d’Aiguillon entendaient profiter de leur victoire. L’arrêt du Parlement était à peine rendu, qu’ils le répandaient dans tout Paris par des colporteurs, que pourchassait vainement d’Hémery, l’inspecteur de police, chargé de la surveillance de la librairie[162]. La rumeur publique voulait que la duchesse de Gramont[163], sœur de Choiseul, traversant la Provence et le Languedoc pour aller à Barèges, eût tenté de soulever les Parlements de ces deux provinces contre la décision du conseil suspendant le procès de d’Aiguillon. Et le maréchal de Richelieu avait eu à cet égard une explication des plus vives avec le duc de Choiseul.

L’ambassadeur d’Autriche en France, Mercy-Argenteau, relate l’anecdote à Marie-Thérèse, puis lui en raconte une autre, démontrant de reste comment d’habiles courtisans savaient développer chez Marie-Antoinette une antipathie qui trouvait là un terrain si propice et qui devait bientôt rejaillir de Mᵐᵉ Du Barry sur d’Aiguillon. La dauphine avait vu, non sans déplaisir, qu’on entraînait son mari dans les soupers du pavillon de l’Hermitage, où le roi, revenant de la chasse, se rencontrait avec sa maîtresse. Or, Mᵐᵉ de Noailles, dame d’honneur de Marie-Antoinette, avait conseillé à la jeune princesse d’y accompagner par politique le dauphin. Choiseul, qu’avait consulté la dauphine, avait estimé que la place de Marie-Antoinette n’était pas aux soupers de l’Hermitage, qu’elle «ne devait pas le demander», mais que «si le roi le lui proposait, elle devait s’y prêter avec une apparence de plaisir[164]».

Des avanies, visant plus directement la favorite, et de ce fait autrement outrageantes, ne lui étaient pas épargnées par l’entourage et surtout par la famille de Choiseul. La duchesse de Gramont, beauté arrogante et superbe, qui avait convoité la succession de Mᵐᵉ de Pompadour auprès de Louis XV, se faisait remarquer plus particulièrement par son insolence envers Mᵐᵉ Du Barry. Si, certain jour, à Choisy, les dames de la cour s’étaient refusées à laisser la maîtresse du roi prendre place au milieu d’elles, c’est que la duchesse de Gramont était une des instigatrices les plus actives de ce complot féminin. Sa parente, la comtesse, n’était pas une des ennemies les moins acharnées de Mᵐᵉ Du Barry; et les propos injurieux dont elle l’avait accablée lui avaient valu un exil à quinze lieues de Paris[165].

Ce dut être surtout à cette heure critique, dans le courant de juillet 1770, que l’alliance se scella définitivement, sous les auspices du chancelier, entre la femme si cruellement offensée par les affronts «des Choiseul» et l’homme, au cœur débordant de rancune, que le Parlement croyait avoir marqué d’une flétrissure indélébile.

D’Aiguillon n’était pas parti pour Veretz, comme l’avait écrit la duchesse; mais il était toujours sur les chemins, suivant de près une affaire qui touchait si fort à son honneur, alors que sa femme, fidèle au programme qu’elle s’était précédemment tracé, restait à Paris pour surveiller les intérêts de M. d’Aiguillon et pour lui apporter, dès son retour, le réconfort d’un accueil toujours souriant.

Nous ne voyons pas, à moins que ses lettres ne se soient égarées, qu’elle ait appris ni commenté à son correspondant l’arrêt qui avait noté d’infamie le duc d’Aiguillon et provoqué, de ce fait, un tel retentissement dans le pays.

La première lettre que nous retrouvions de sa main, depuis ce coup de foudre, date du 23 août 1770 et ne parle que des affaires de Bretagne. Il n’avait pas suffi au Parlement de Rennes de voir «entaché» l’ancien commandant de la province; il avait voulu encore protester contre les lettres patentes du 27 juin qui en avaient suspendu le procès; et rêvant d’une de ces coalitions, qui étaient la négation même du pouvoirroyal, il avait invité les autres Parlements à se fédérer pour demander des explications au souverain sur la punition infligée aux deux procureurs généraux de Rennes.

La réplique ne s’était pas fait attendre. Dix-huit bretons avaient été mandés à la Cour où ils devaient se rendre le 20 août[166]:

«Je ne veux pas, écrit Mᵐᵉ d’Aiguillon à Balleroy, sur un ton d’aimable ironie, que vous appreniez par d’autres que par moi la détention de votre cher cousin, M. de Lohéac[167]: l’intimité qui était entre vous vous y rendra sûrement très sensible. Voici le fait: Vous avez vu toutes les sottises de notre Sénat breton et surtout celle des 18 membres qui se sont distingués, à la tête desquels étaient MM. de Lohéac et La Noue: ce qui a déterminé le roi à en faire justice. On dit qu’ils ont été menés au Château de Vincennes. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’ils ont été arrêtés en sortant de chez le roi... Ces messieurs s’étaient présentés, la veille, chez tous les ministres qui avaient refusé de les voir. Ils ont voulu aller voir leGrand Couvert. L’huissier leur a dit de la part du premier gentilhomme qu’ils eussent à se retirer. Vous voyez qu’ils n’ont pas été tant fêtés. On croyait que cette nouvelle ferait plus de bruit à Paris... et tout ce que le crédit du ministre qui les protège (Choiseul) a pu faire, ce fut de suspendre leur peine...

«... Ces messieurs nous ont fait l’honneur de fairebrûler notre mémoire (celui de Linguet) par la main du bourreau. L’arrêt est lui-même un mémoire. Si je peux en avoir, je vous l’enverrai: il vous paraîtra aussi plat qu’il est long[168].»

Fut-ce l’effervescence nouvelle de ces incorrigibles bretons; ou la malveillance avérée des Parlements de Bordeaux et de Toulouse, en ce même mois d’août à l’égard de d’Aiguillon[169]; ou bien encore l’influence de la Du Barry à qui le duc avait enfin fait comprendre que l’arrêt du conseil du 3 juillet n’était pas une solution[170], influence qui précipita la détermination d’un «homme dont on n’obtenait jamais ni unoui, ni unnon[171]?»—Toujours est-il que Louis XV prit, le 2 septembre, une décision inattendue et que Maupeou reçut l’ordre, le même jour, d’en préparer l’exécution.

Le 3, comme si le souvenir de son bisaïeul, entrant, botté et le fouet à la main, au Parlement, pour lui dicter ses volontés, eût enfin secoué la torpeur du plus indolent des monarques, Louis XV arrivait au Palais, dans sa voiture de chasse, «ventre à terre, précédé des quatre compagnies rouges et du vol[172]».

Mais laissons la parole à Mᵐᵉ d’Aiguillon, qui, le lendemain, racontait la scène au chevalier:

«Voilà donc enfin le roi tout à fait roi, Dieu soit loué! Sa Majesté a été hier au Parlement et voici le détail de la bonne besogne qu’il y a faite: il a ordonnéqu’on lui apportât toutes les minutes et autres papiers ci-dessus nommés (les informations relatives aux affaires de Bretagne) et les a fait mettre dans un sac qu’il avait apporté tout exprès, ainsi que le registre sur lequel était l’arrêt du 2 juillet, et celui dans lequel ils demandaient réparation au roi...» Avant cette opération, Louis XV avait répondu aux remontrances du Parlement sur la détention des magistrats de Rennes, qu’ils avaient été justement punis et qu’il sévirait contre tous ceux qui imiteraient leur conduite. Quand il eut enlevé jusqu’à la dernière pièce d’une procédure aussi filandreuse qu’elle avait été irritante, le roi signifia au Parlement qu’il eût à «se retirer dans ses chambres pour y remplir sa seule fonction, qui est d’administrer la justice». La duchesse avait remarqué le discours du chancelier, au nom du roi, discours «très long et très fort[173]». Elle ajoute que Paris «n’a pas applaudi généralement» à cet acte d’autorité. Mais en vérité «la folie et l’insolence des parlements étaient poussées trop loin». Elle s’étonne cependant que le maréchal de Richelieu n’ait pas agi aussi énergiquement avec celui de Bordeaux. Pourquoi n’a-t-il pas fait biffer sur le registre du Parlement un arrêt identique à celui du 2 juillet, quoiqu’il en eût l’ordre? Il faut qu’il ait eu quelques raisons particulières qu’il est difficile d’élucider[174].

Quand Mᵐᵉ d’Aiguillon dit que «Paris n’a pas applaudi généralement», elle est, en vérité, bien indulgente, car le roi avait à peine enlevé «le sac qu’il avait apporté avec lui», que les épigrammes pleuvaient de nouveau dru comme grêle, sur la Du Barry et son obligé. Cette peste de Mairobert ouvrit le premier le feu[175]. Avec quel luxe de détails il décrit l’élégant «vis-à-vis» donné, prétend-il, à la comtesse par d’Aiguillon reconnaissant! Cette voiture surpasse en magnificence les carrosses envoyés jadis à Vienne pour la dauphine (encore une cause d’animadversion, si l’anecdote est vraie, contre le duc et son amie). Sur les panneaux, les armoiries de la dame avec son fameux cri:Boute en avant!Et que de galantes peintures! Colombes se becquetant sur des nids semés de roses; cœurs transpercés de flèches, au milieu des attributs de Cupidon coquettement enguirlandés. Les housses du siège des cochers, les supports des laquais par derrière les roues, les moyeux et jusqu’aux marchepieds, tout était du dernier fini. D’Aiguillon l’avait payé, paraît-il, 52.000 livres. Il eut la douleur de constater que la comtesse ne s’en servait pas. Le roi l’avait trouvé trop somptueux pour sa maîtresse et celle-ci le bouda. Que l’anecdote fût vraie ou fausse, un bel esprit la saisit au vol et la métamorphosa en huitain:

Pourquoi ce brillant vis-à-vis?Est-ce le char d’une déesse,Ou de quelque jeune princesse?S’écriait un badaud surpris,—Non!... de la foule curieuseLui répond un caustique... non!C’est le char de la blanchisseuseDe cet infâme d’Aiguillon.

Pourquoi ce brillant vis-à-vis?Est-ce le char d’une déesse,Ou de quelque jeune princesse?S’écriait un badaud surpris,—Non!... de la foule curieuseLui répond un caustique... non!C’est le char de la blanchisseuseDe cet infâme d’Aiguillon.

Pourquoi ce brillant vis-à-vis?Est-ce le char d’une déesse,Ou de quelque jeune princesse?S’écriait un badaud surpris,—Non!... de la foule curieuseLui répond un caustique... non!C’est le char de la blanchisseuseDe cet infâme d’Aiguillon.

Alors que Louis XV opérait son coup de force, Choiseul était en villégiature, au château de la Ferté, chez le banquier de la cour, Laborde. Mais son parti veillait. Estomaqués, un instant, par la séance du 3 septembre, comme l’avaient été les d’Aiguillon par l’arrêt déshonorant du Parlement du 2 juillet, les Choiseul s’étaient ressaisis, pour abominer, avec moins d’anecdotes, il est vrai, «l’infamie, les bassesses et les fourberies» de leurs adversaires. Mᵐᵉ Du Deffand avait envoyé à Walpole «l’imprimé du Parlement», le bulletin qu’elle avait reçu de «la grosse duchesse» (la douairière d’Aiguillon) n’étant «ni exact, ni fidèle[176]». Et ce qui avait le plus particulièrement irrité les amis de Choiseul, c’est que le chancelier, dans son discours, avait représenté d’Aiguillon comme «honoré de la confiance du roi et chargé de ses ordres»; c’est qu’il avait déclaré «sa conduite irréprochable».

Quelques jours auparavant, la correspondante de Balleroy avait insisté sur la signification véritable d’un acte qui exaspérait le parti Choiseul:

«Je comprends que vous ayiez été très aise en apprenant le détail de lajournéedu 3: en vérité, on peut, à mon avis, l’appelerjournée; car c’est une vraie victoire que le roi a remportée sur les ennemis de son autorité, victoire dont je fais plus de cas, que de celles de tous les conquérants, en ce qu’elle peut et doit procurer la paix et qu’elle n’a fait répandre que de l’encre et non du sang. Enfin, de ce moment, si le roi veut soutenir ce qu’il a fait et seulement ne pas vaciller, il redevient roi, et, en vérité, il ne l’était pas.»

Après cet hommage, si ferme et si net, rendu au principe d’autorité, la duchesse revient à ses «chers bretons», qui, quoiqu’elle en ait, la préoccupent toujours. Une nièce de Lohéac, protégée de Mᵐᵉ d’Aiguillon vraisemblablement à cause de sa parenté avec Balleroy, Mˡˡᵉ de Quéhillac, vient d’écrire à la grande dame. Sollicitée par un autre de ses oncles, M. de Goyon, de tenter une démarche auprès de la duchesse, pour qu’elle intéressât La Vrillière (Saint-Florentin)[177]à la cause de Lohéac, Mˡˡᵉ de Quéhillac s’en était d’abord défendue, ne sachant si M. et Mᵐᵉ d’Aiguillon ne déclineraient pas une telle mission. Puis, cédant à un mouvement de pitié, et pour n’être pas taxée d’indifférence, elle avait déféré au désir de Goyon. La duchesse lui répondit par une «lettre ostensible»—terme employé jadis pour désigner ce que nous appelons aujourd’hui une «lettre ouverte».

Celle de la duchesse prouve une bonté d’âme, une générosité plus fortes que le juste ressentiment d’outrages et d’humiliations si longtemps endurés. Depuis que M. d’Aiguillon a quitté le commandement de Bretagne, écrit sa femme, il ne s’est plus mêlé en rien des affaires de la province, sinon pour rendre service aux hommes «dont il connaît les bonnes qualités». Il ignore donc «la punition» que le roi, «très mécontent», se réserve d’infliger au Parlement de Bretagne; mais par amitié pour Mˡˡᵉ de Quéhillac,Mᵐᵉ d’Aiguillon ira recommander à la bienveillance de son oncle M. de Lohéac.

Quelle délicatesse et quel tact chez cette femme que sa correspondance, sa conduite, toute sa vie enfin présentent comme une énergique! Elle laisse à son mari, ce personnage plutôt haineux et vindicatif, l’honneur d’une décision, dont elle assurera, messagère officieuse, l’exécution.

Mais, comme chez elle, l’esprit d’observation, que nous savons très vif et très aiguisé, ne perd jamais ses droits, elle termine sur ce trait le récit de son anecdote: «M. de Goyon en a été très reconnaissant, mais il n’a pas donné un écu à sa nièce; seulement elle a ainsi acquis le droit de lui dire tout ce qu’elle veut». Droit de bien maigre rapport: car Mᵐᵉ d’Aiguillon dut pourvoir, toujours en considération de Balleroy, à l’établissement de Mˡˡᵉ de Quéhillac; et ce fut pour la duchesse un de ses plus cruels soucis. Sa protégée était d’une famille où les facultés mentales étaient fort mal équilibrées; et ses prétentions pécuniaires étaient si bizarres et si exorbitantes que Mᵐᵉ d’Aiguillon s’en lamente à maintes reprises au cours de sa correspondance avec Balleroy.

Le 4 septembre, le Parlement de Paris s’était assemblé. Encore tout étourdi du coup qu’il venait de recevoir, il se débattit dans une lutte longue et ardente sans pouvoir prendre de décision. La séance fut remise au lendemain; et ce fut le 6 seulement que se terminèrent les débats. Le parti de la modération l’avait emporté. D’un commun accord, on «ajournait l’affaire au 3 décembre». Mais la cour rendait en même temps un arrêt pour protester contre le piègetendu à sa bonne foi et contre les agissements, injurieux pour elle, du chancelier et du contrôleur général[178].

Paris, loin «d’applaudir», s’était révolté... «généralement». La province avait suivi le mouvement. «Tous les parlements se donnent la main, écrit Mᵐᵉ Du Deffand; ils marquent leur mépris et leur indignation contre le chancelier; le contrôleur général rendra bientôt sa déroute complète[179].»

La circonspection du Parlement de Paris déconcerta bien des gens, dit le libraire Hardy[180]. Et comme s’ils avaient eu la prescience de l’avenir, les mécontents regrettèrent que les parlementaires n’eussent pas porté un coup plus vigoureux «pour ne pas laisser au chancelier le temps de faire de nouvelles entreprises et de couronner son plan destructif de l’autorité des magistrats».

L’effervescence, ainsi que l’écrivait Mᵐᵉ Du Deffand, n’en couvait pas moins dans tous les parlements de province, au détriment des représentants de l’autorité royale. Et la duchesse d’Aiguillon, si indulgente qu’elle fût, ne pratiquait pas assez le pardon des injures pour ne pas éprouver un malin plaisir à voir patauger dans le plus effroyable gâchis les politiciens de Bretagne et le successeur de son mari, naguère si durs, si injustes, si méprisants vis-à-vis de M. d’Aiguillon. Tenue au courant des affaires de la province, elle en devisait allègrement avec Balleroy[181].

En vain, disait-elle, a-t-on pu apaiser l’agitation qui menaçait de reprendre, en avisant la noblesse que saturbulence «donnerait gain de cause» à ses puissants ennemis. «Cet expédient a déjà réussi deux ou trois fois; mais tout s’use à la longue»: sachant qu’ils sont redoutés du commandant, ces brouillons finiront, à la tenue des Etats, par «s’échapper; et aucun frein ne pourra les arrêter... Je compte que ce sera sur la demande du roi et à la rentrée du Parlement qu’on jouera les grands jeux». Mᵐᵉ d’Aiguillon ne «le regrette pas». «Il est juste que ce gentil prélat, ainsi que vous l’appelez (Girac l’évêque de Rennes) et le premier commissaire (Duras) ressentent les biens de la paix qu’ils ont mis dans cette province... Ce qui ne laissera pas que de les y acheminer, c’est que l’on me mande que l’évêque et le premier commissaire sont brouillés à tout jamais avec l’intendant. Faux et sot, comme il est, il peut leur donner du fil à retordre... Quand il est question de nuire, il n’y a pas de sot qui ne trouve de l’assurance...»

La duchesse n’a plus d’autre pensée que la Bretagne. Toutes les lettres qui vont se succéder jusqu’à la rentrée du Parlement de Paris sont uniquement consacrées au malaise intérieur d’une province dont les hommes politiques prétendent singer l’Angleterre (l’anglomanie était alors fort à la mode). Or le Parlement britannique rentre le 20 novembre. Celui de Rennes ne tardera pas à reprendre séance. Les Etats y comptent bien. «En attendant, on pelote... On a nommé une commission pour répondre au mémoire de Linguet.» Les évêques se récusent; celui de Rennes tout le premier, «parce que M. d’Aiguillon est son plus mortel ennemi». Et la duchesse de protester. «Le fat! ce serait lui faire trop d’honneur qued’avoir pour lui d’autre sentiment que celui du mépris.» Le haut clergé se refusant d’ailleurs à siéger dans cette commission, «trois abbés Chalotinistes» furent nommés qui durent «travailler à force» et nous «verrons leur bonne besogne: elle ne m’inquiète pas beaucoup[182]».

Les distractions des villégiatures suburbaines ne détournent guère Mᵐᵉ d’Aiguillon de son unique pensée: il est vrai qu’elle se trouve dans la «thébaïde» d’Aulnay[183], la propriété de Mᵐᵉ de Laigle, dont la solitude ne lui est pas désagréable: «ce n’est pas la beauté du lieu, je n’en connais pas de plus triste; ce n’est pas la beauté du temps, il en fait un à ne pas mettre le nez dehors». Elle n’en pense pas moins à «la chère Bretagne».

«Il me semble, dit-elle, que les cartes se brouillent tant qu’elles peuvent; et je vous avoue que je n’en suis pas fâchée... M. de Duras et le joli évêque sont dans le plus grand embarras: Dieu les y maintienne! On dit que l’on envoie 40 bataillons en Bretagne...»

Evidemment, la duchesse exagère: mais la fermentation d’un pays qu’elle connaissait trop bien ne lui échappait pas; et malgré qu’un autre théâtre, qu’un drame bien plus grandiose, s’imposent désormais à son attention, elle ne cessera de suivre, parallèlement à l’action dirigée par Maupeou contre le Parlement de Paris, le mouvement de la Cour de Rennes, condamnée cependant à s’effacer dans l’ombre de sa grande sœur.

Maupeou «la Bigarade».—Sa double action contre Choiseul et contre le Parlement.—Le «beau pacte de famille».—Les larmes de Mᵐᵉ Du Barry.—Remontrances du Parlement et refus d’enregistrer l’édit.—Choiseul pressent sa disgrâce.—Duplicité de Louis XV.—Lettres de cachet.—Impressions de la duchesse d’Aiguillon.—Exil des parlementaires.—Le Parlement Maupeou.

Maupeou «la Bigarade».—Sa double action contre Choiseul et contre le Parlement.—Le «beau pacte de famille».—Les larmes de Mᵐᵉ Du Barry.—Remontrances du Parlement et refus d’enregistrer l’édit.—Choiseul pressent sa disgrâce.—Duplicité de Louis XV.—Lettres de cachet.—Impressions de la duchesse d’Aiguillon.—Exil des parlementaires.—Le Parlement Maupeou.

Tous les fourbes ne sont pas nécessairement des hommes d’Etat; mais combien d’hommes d’Etat sont des fourbes! Et Maupeou, «la Bigarade[184]», en était un de première force, comme il était un homme d’Etat supérieur. Il ne procédait pas par la ruse, ainsi que l’avait fait Mazarin avec le Parlement de Paris, mais par la brutalité[185]: car il avait conscience qu’il ne pouvait triompher autrement d’une usurpation de pouvoir, encouragée par la mollesse du gouvernement etmenaçant d’amoindrir, voire d’asservir, l’autorité royale.

S’il avait tout d’abord usé de duplicité avec le duc d’Aiguillon, il comprit bientôt qu’il faisait fausse route et que le procès, gagné ou perdu, de l’inculpé découvrait la personne même du roi. D’où cette suppression, par à-coups successifs et précipités, d’une procédure dans laquelle il ne pouvait se flatter d’avoir le dernier mot; car il sentait bien que le Parlement irait jusqu’aux dernières limites d’une inlassable résistance, protégé qu’il était, et cette fois ouvertement, par le duc de Choiseul.

Le ministre ayant partie liée avec les magistrats, Maupeou estima qu’il devait combattre les coalisés simultanément. Ses auxiliaires, nous les connaissons: le souci de leurs intérêts était le plus sûr garant de leur loyauté.

Les escarmouches avaient commencé dès les premiers jours de 1770. Choiseul, fastueux pour l’Etat comme il l’était pour lui-même, dédaignait de tenir des comptes. Il avait reçu 64 millions, affectés au département de la guerre et ne se pressait pas d’en spécifier l’emploi. Terray, avisé et poussé par des ennemis du ministre, réclama cette justification. La scène fut vive au Conseil; et Choiseul alla jusqu’à offrir les diamants de sa femme[186], la petite-fille du riche financier Crozat.

Maupeou l’attaqua sur un autre terrain. Il lui reprocha de vouloir provoquer une guerre entre l’Angleterre et les puissances de la Maison de Bourbon[187]. Ilavait dû, sinon persuader, du moins être écouté avec un certain intérêt; car Marie-Thérèse annonçait, dès le 1ᵉʳ septembre, à Mercy-Argenteau, que la disgrâce de Choiseul était chose résolue. Et l’ambassadeur d’Autriche, qui, de son côté, avait pris ses informations, douta, pendant deux mois, du maintien de la paix.

C’était, d’ailleurs, l’opinion générale: «On parle beaucoup de guerre, écrit Mᵐᵉ d’Aiguillon, qui se montre toujours pacifiste convaincue. Dieu veuille que ce soit en vain! Mais, en vérité, nous n’en avons pas besoin. C’est un produit du beaupacte de famillequi a retardé la paix d’un an et l’a rendue plus mauvaise[188]».

Coup de griffe, en passant, au duc de Choiseul, le principal artisan de ce fameux traité signé, le 15 août 1761, entre les rois de France, d’Espagne et le duc de Parme, pour faire échec, par l’union des puissances de la maison de Bourbon, à la supériorité de la marine anglaise!

Rarement la duchesse d’Aiguillon prend à partie, même par voie d’allusion, le premier ministre. Mais son mari allait, parallèlement à Maupeou, entrer en guerre ouverte avec Choiseul, et suivant le mot deSoulavie, «travailler à renverser le visir par la maîtresse».

«La coquine me donne bien de l’embarras» disait, en plaisantant, Choiseul, de Mᵐᵉ Du Barry. D’Aiguillon avait, il est vrai, manœuvré dans la coulisse, pour compliquer encore la situation, déjà difficile, du «visir». N’ayant plus à se défendre, il pouvait prendre l’offensive. Un homme qui l’a bien étudié et bien compris, Sénac de Meilhan, définit, à souhait, le rôle de ce courtisan qui «possédait l’art et le jargon de la galanterie[189]».

«Il fit insinuer par ses conseils à la Du Barry qu’elle n’aurait aucun crédit tant que Choiseul serait au pouvoir et de le remplacer par un homme qui jouerait, grâce à son rang, le même rôle et lui serait tout reconnaissant de l’y avoir poussé.»

Bien stylée par d’Aiguillon, soufflée par Maupeou, cette femme, qui n’avait été jusqu’alors qu’une bonne fille, devint une adroite comédienne. Par intervalles, elle semblait toute mélancolique.

—Qu’avez-vous donc? disait le roi, qu’amusait d’ordinaire la bruyante gaîté de sa maîtresse.

—Les Choiseul débitent des horreurs sur mon compte.

Et elle citait tel ou tel mot du ministre ou de son entourage. Elle n’avait pas besoin d’inventer.

Un autre jour, elle versait des torrents de larmes: «Les vilains Choiseul, disait-elle en sanglotant, me tourmentent.

—Patience, répliquait le roi, qui ne se décidait pas encore, cela finira[190].»

A en croire Mᵐᵉ Campan, la Du Barry «sifflée par ses amis» (et c’était Maupeou qui devait lui seriner l’air) se retournait contre le Parlement, quand le roi restait irrésolu devant les manœuvres des magistrats. Elle le menait alors devant le magnifique portrait de Charles Iᵉʳ par Van Dyck, portrait acheté à Londres et devenu depuis la propriété de la favorite. Quelle leçon que cette fin d’un roi qui avait fléchi devant son Parlement!

La comtesse n’avait pas besoin de cette mise en scène—si tant est que Mᵐᵉ Campan ne l’ait pas imaginée comme un avertissement prophétique—pour inspirer à son royal amant l’horreur et la haine des parlementaires. C’était déjà chez lui de l’atavisme. Puis, ne se plaignait-il pas volontiers de ces «grandes robes qui prétendaient le mettre en tutelle» et qui inscrivaient, en tête de leur programme, la Convocation des Etats Généraux[191]?

Maupeou trouvait donc le terrain tout préparé pour mener à fond son attaque contre les parlements.

Quelques jours avant la rentrée des magistrats, le 27 novembre, il faisait signer au roi l’Edit de règlement ou de discipline—rappel de la déclaration du3 mars 1766—interdisant au Parlement de Paris toute correspondance avec les autres parlements du royaume, la cessation du service judiciaire, les démissions en corps. L’Editleur défendait enfin de retarder la publication des édits royaux par l’ajournement de leur enregistrement; Louis XV déclarait dans le même document qu’il ne tenait sa couronne que de Dieu et qu’à lui seul appartenait le droit de faire des lois.

Le Parlement de Paris rentrait le 4 décembre. Son premier acte fut de repousser l’édit; il est vrai qu’il l’enregistrait trois jours plus tard.

Mᵐᵉ d’Aiguillon raconte le conflit. Le premier Président, écrit-elle, avait été délégué auprès du roi pour lui faire «les remontrances les plus vives». Et le prince lui avait répondu: «J’ordonne que mon Parlement enregistre mon édit demain dans la journée; et je vous charge, Monsieur, de m’en rendre compte à 7 heures du soir... Cette réponse ne les a pas contentés: ils ont fait d’itératives représentations dans lesquelles ils disaient qu’ils ne devaient, ni ne pouvaient enregistrer l’édit». Mais le vendredi 7, au lit de justice à Versailles, le chancelier «avait fait un beau discours» au nom du roi, pour démontrer «l’attention de S. M. à veiller au bonheur du peuple, etc., etc.». Le premier Président avait répliqué par «des lieux communs et très platement...» L’édit avait été enregistré immédiatement; et «à midi et demi tout était dit[192]».

Mais la duchesse ne dissimulait pas cette fois l’agitation des Parisiens, surexcitée encore par les protestations des parlementaires rentrés à Paris. De fait, la cabale philosophique et le parti des Encyclopédistes se rangeaient résolument de leur côté, après les avoir si rudement combattus. Mais, là encore, la question religieuse était en jeu. Un prédicateur n’avait-il pas eu l’étrange idée d’appeler Mᵐᵉ Du Barry, la nouvelle Esther et le duc de Choiseul le nouvel Aman? A ce compte, Maupeou devait être le nouveau Mardochée. Aussi les chefs des Philosophes, d’Alembert et Duclos, prirent-ils parti pour Choiseul qu’ils avaient jusqu’alors cordialement détesté, et décidèrent-ils de lui offrir un fauteuil à l’Académie, en le dispensant des visites traditionnelles. L’homme d’Etat, qui était encore ministre, avait, paraît-il, accepté la combinaison[193].

Cependant, le Parlement, escomptant l’appui de Choiseul, entendait avoir le dernier mot dans ce conflit d’autorité. Le 10 décembre, il se défendit formellement de rendre la justice, en dépit de cinq sommations successives que lui fit adresser Maupeou.

«Les esprits sont si échauffés, dit la duchesse d’Aiguillon, qu’ils (les parlementaires) prendront quelque parti violent; les esprits ne sont pas plus calmes en Bretagne, suivant les dernières nouvelles; et l’évêque, malgré son insolente confiance, et le duc sa sotte méchanceté, sont très embarrassés[194].»

En présence de l’acharnement que mettait le chancelier à briser la résistance du Parlement de Paris, Choiseul commençait à perdre sa belle assurance. Onparlait à la Cour de l’avènement prochain de d’Aiguillon. Impatient d’en finir avec des commérages qui l’agaçaient, le ministre écrivit au roi pour les lui signaler. Louis XV tint à rassurer Choiseul, tout en lui donnant l’explication de l’intérêt qu’il portait à d’Aiguillon: «Comment pouvez-vous croire, lui disait-il, qu’il puisse vous remplacer!... Je l’aime assez, il est vrai, à cause du tour que je lui ai joué, il y a bien longtemps; mais, haï comme il est, quel bien pourrait-il faire[195]?»

Duplicité insigne et pure comédie! Car Sénac de Meilhan affirme que «le roi haïssait le duc d’Aiguillon comme ayant été l’amant de Mᵐᵉ de Châteauroux» et raconte en même temps par quelle voie détournée Louis XV apprit à Mᵐᵉ Du Barry le succès, presque définitif, de sa campagne contre le premier ministre.

«Un jour, elle le vit occupé à cacheter une enveloppe:

—Voilà, lui dit-il, une lettre qui vous intéresse.

Elle supplie le prince de lui montrer au moins l’adresse; et elle lit:Au Roi d’Espagne.

—Qu’ai-je de commun avec ce monarque? demande la favorite.

—Comme c’est Choiseul qui a donné l’idée du pacte de famille et que le roi d’Espagne a la plus grande confiance en lui, je crois devoir, par déférence, le prévenir avant de renvoyer le duc, ce qui ne tardera pas[196].»

Bientôt, s’il faut en croire une anecdote, rappelée en juin 1774 par l’abbé Baudeau, le ministre n’eut plus à douter de son sort[197]: «Peu de jours avant son renvoi, il trouve la porte du roi fermée; et avisant d’Aiguillon vers une croisée, il lui dit:

—Vous me chassez donc? J’espère qu’ils m’enverront à Chanteloup.

Vous prendrez ma place; quelque autre vous chassera; ils vous enverront à Veretz; nous serons voisins; nous n’aurons plus d’affaires politiques, nous voisinerons et nous en dirons de bonnes.

D’Aiguillon ne répondit rien.»

La disgrâce éclata. En se servant d’un billet de Choiseul, non daté, à l’adresse des Jésuites (déjà le coup de la fausse dépêche!) Maupeou avait su persuader au roi que son premier ministre excitait sous main le Parlement dans sa révolte[198]. Et le 24 décembre, Choiseul recevait de Louis XV cette lettre de cachet:

«J’ordonne à mon cousin, le duc de Choiseul, de remettre la démission de sa charge de secrétaire d’Etat et de surintendant des Postes entre les mains du duc de la Vrillière et de se retirer à Chanteloup jusqu’à nouvel ordre.»

Le lendemain, Mᵐᵉ d’Aiguillon écrivait à Balleroy:

«Si vous avez quelques affaires à la guerre, aux affaires étrangères, ou à la marine, différez-les, Monsieur le chevalier; car ces trois départements sont actuellement nuls, les ministres qui les possédaient ayant été exilés, l’un à Chanteloup et l’autre à Praslin,cela s’appelle une nouvelle: aussi ne vous en dirai-je pas d’autre: en voilà assez pour aujourd’hui[199].»

Malgré son empressement à lancer «la nouvelle», la duchesse avait été devancée auprès de Balleroy; et peut-être le chevalier lui en avait-il fait l’observation, non sans malice, car elle lui écrit, presque dix jours après, et plus longuement, sur un sujet qui lui tient si fort au cœur. Pour la première fois, elle n’a plus peur du cabinet noir; mais elle donne l’impression exacte de l’inquiétude, de l’angoisse même qu’elle ressentait auparavant de la présence de Choiseul aux affaires: et comme elle parle tout aussitôt du contre-coup qui s’est produit en Bretagne, à la chute du ministre, il semble que, par une association d’idées bien excusable, la duchesse rende Choiseul responsable des tribulations qui avaient assailli son mari pendant et après l’exercice de son commandement.

«Je suis bien fâchée, Monsieur le chevalier, de n’avoir pas été la première à vous apprendre la grande nouvelle; mais enfin, je respire et je respire en paix, ce que je n’aurais jamais pu faire, tant que cet homme y (sic) aurait été. Je suis comme des gens qui échappent d’un violent orage, qui sur terre croient encore sentir l’agitation des vagues. J’ai encore de la peine à le croire.» Le «petit faquin d’évêque de Rennes, en apprenant la nouvelle» avait paru, mandait-on à la duchesse, ne point s’en émouvoir; mais, «malgré toute sa fausseté, on voyait la rage qui perçait... M. de Duras est arrivé à Versailles, le jour de l’an, pourprendre son service: il m’a paru—et d’autres gens que moi l’ont trouvé—qu’il avait le visage bien long: il ne l’a pas autant qu’il le mérite et que je lui souhaite[200]».

La disgrâce de Choiseul était le prélude du coup d’état que Maupeou méditait contre le Parlement de Paris. Ce dénouement était inévitable: si l’imprévoyance du premier ministre, le désordre qui régnait dans toutes les administrations, le gaspillage et la gabegie dont la Cour était la première à donner l’exemple, avaient amené le déficit creusé dans les finances, il fallait, pour le combler, une nouvelle série d’impôts; et le chancelier savait que le Parlement se refuserait énergiquement à les voter. Ce fut la cause, non avouée, mais réelle, qui détermina Maupeou.

En outre, les Etats de Bretagne menaçaient de lui donner de nouveau de la tablature. Un pamphlet, répondant au Mémoire de Linguet, avait reproduit les éternels griefs des Bretons contre un homme «qui était l’auteur des troubles de la province, du procès de M. de la Chalotais et des autres magistrats», un homme «qui avait tout mis en usage à Rennes et à Saint-Malo pour faire périr les détenus et surtout M. de la Chalotais».

Les Etats n’avaient pas, il est vrai, osé couvrir de leur approbation un tel factum; mais leur propre réponse au Mémoire de Linguet n’en avait pas été moins frappée, le 2 janvier 1771, d’un arrêt du Conseil, comme «attentatoire à l’autorité du roi et contenant des propos injurieux contre une personne honorée de la confiance de S. M. et dont elle a de tout temps approuvé l’administration.»

Estimant qu’il n’avait plus de ménagements à garder avec des magistrats qui pratiquaient une politique d’irréductible obstruction, qui allaient même jusqu’à refuser l’impôt, Maupeou leur envoya, dans la nuit du 19 au 20 janvier 1771, par des mousquetaires, une dernière sommation d’avoir à reprendre leurs fonctions. Les récalcitrants, bientôt suivis d’une minorité à qui la frayeur avait arraché tout d’abord une sorte de soumission, durent partir pour l’exil; et le 24 janvier, Maupeou confiait à une Commission du Conseil d’Etat le soin de rendre provisoirement la justice. Sans tenir compte des protestations que formulèrent aussitôt les autres Chambres de la Cour et les Parlements de province, Maupeou reconstitua péniblement celui de Paris avec des membres de la Cour des Aides et des juristes de mince notoriété. On sait quelle pluie de quolibets, d’épigrammes, de satires, de libelles se déchaîna sur ce nouvel organe judiciaire, sur son initiateur Maupeou, et sur ses zélateurs. Ce fut, en quelque sorte, un recommencement des affaires de Bretagne. Presque toute la France fit partie de l’opposition anti-gouvernementale: il n’y eut pas jusqu’aux princes du sang—excepté cependant le prince de Condé—qui ne se montrèrent hostiles à l’œuvre du chancelier: mais celui-ci était enfin le maître; et, moins d’un an après, la pacification était presque complète.


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