XII

Six mois d’attente!—«Le tyran breton le deviendra de toute l’Europe».—Le futur roi de Suède à Ruel: enthousiasme de la «grosse duchesse».—L’«Agrippine» de Mᵐᵉ Du Deffand et le «triumvirat» du Président de Brosses.—Mariage du comte de Provence.—Comment Mᵐᵉ Du Barry fait entrer d’Aiguillon au Ministère; ce qu’en pense la duchesse; ce qu’en pense le public.—Hostilité de la comtesse d’Egmont; avanie subie par Mᵐᵉ d’Aiguillon et colère de M. de Richelieu.—Débuts du nouveau ministère.—Appréciation de Mercy-Argenteau.

Six mois d’attente!—«Le tyran breton le deviendra de toute l’Europe».—Le futur roi de Suède à Ruel: enthousiasme de la «grosse duchesse».—L’«Agrippine» de Mᵐᵉ Du Deffand et le «triumvirat» du Président de Brosses.—Mariage du comte de Provence.—Comment Mᵐᵉ Du Barry fait entrer d’Aiguillon au Ministère; ce qu’en pense la duchesse; ce qu’en pense le public.—Hostilité de la comtesse d’Egmont; avanie subie par Mᵐᵉ d’Aiguillon et colère de M. de Richelieu.—Débuts du nouveau ministère.—Appréciation de Mercy-Argenteau.

La lettre, dans laquelle Louis XV évoquait, pour rassurer Choiseul, le souvenir du «bon tour qu’il avait joué» à d’Aiguillon, retarda de six mois, dit M. Marcel Marion, l’entrée de l’ancien commandant de Bretagne au ministère.—La Vrillière était devenu, par intérim, secrétaire d’Etat aux affaires étrangères.

De fait, Choiseul était à peine tombé, que la voix publique lui désignait déjà pour successeur le duc d’Aiguillon.

«Le tyran breton le deviendra de toute l’Europe, écrit Mᵐᵉ Du Deffand: cela veut dire qu’il aura les affaires étrangères.» Et la duchesse de Choiseul lui répond, non sans malice, que ce serait son vœu le plus cher, si le Parlement, du même coup, reprenait le procès de M. d’Aiguillon[201].

Voltaire s’en inquiétait dans sa retraite: «Nomme-t-on toujours le duc d’Aiguillon? demandait-il. On peut être très entaché par le Parlement et bien servir le roi». Opinion que ne lui pardonna pas facilement Choiseul.

Or, dans la correspondance saisie chez le chevalier de Balleroy, nous ne voyons pas la moindre allusion à des bruits qui circulaient, avec insistance, aussi bien dans les cercles mondains que dans les sphères politiques. Il semble même que la duchesse d’Aiguillon—à moins que ses lettres n’aient disparu—ait cessé d’écrire, pendant quelques mois, au chevalier. Et pourtant, des événements s’étaient produits, dans l’intervalle, qui devaient éveiller en sa mémoire des réminiscences bien flatteuses pour l’honneur du nom—légitime orgueil dont elle n’avait pu se défendre, depuis qu’elle était entrée dans la maison des Richelieu. Sa belle-mère, la «grosse duchesse», ne s’était même pas fait faute d’évoquer la grande ombre du cardinal, quand elle avait reçu, le 9 mars, dans son château de Ruel, Gustave de Suède, avec le duc et la duchesse d’Aiguillon, le comte de Maurepas et le duc de Nivernois[202]. Au cours d’un souper, «arrangé comme par hasard», n’avait-elle pas souhaité la bienvenue, «en vers vigoureux», au prince voyageur, au nom du Cardinal?

[Pas d'image disponible.]Le Château de Ruel et ses jardinsd’après Israël Silvestre

Le Château de Ruel et ses jardinsd’après Israël Silvestre

Le Château de Ruel et ses jardins

d’après Israël Silvestre

Mᵐᵉ Du Deffand note un convive de plus, d’ailleurs bien indiqué pour la circonstance: le maréchal de Richelieu. Le comte de Haga—le futur Gustave III—attendait précisément, ce jour-là, un frère de l’ancien ambassadeur de Suède, M. de Scheffer qui fut un grand ami des d’Aiguillon, au temps de leur prospérité et qui, nous le verrons plus tard, leur resta fidèle dans les mauvais jours[203].

La duchesse de Choiseul ne put s’empêcher de remarquer, dans sa réponse à Mᵐᵉ Du Deffand[204], que le prince «ménageait bien les d’Aiguillon». A son point de vue, elle était dans le vrai; et M. Vatel a dit, avec juste raison, que le comte de Haga avait agi, en cette occurrence, comme un «fourbe parfait», donnant de l’encensoir aux deux partis opposés. Il envoyait le matin ses compliments à Chanteloup, soupait le soir à Ruel, et, le lendemain, obtenait l’insigne honneur d’offrir un riche collier au petit chien de Mᵐᵉ Du Barry.

La veille de ce fameux souper, il avait reçu à sa table les d’Aiguillon; et Mᵐᵉ Du Deffand, qui était du repas, en écrit à Mᵐᵉ de Choiseul, avec une abondance de maladresse, dont elle n’allait pas tarder à se repentir: «Rien de si aimable que le roi... Mᵐᵉ d’Aiguillon (la mère) est toujours très gaie... elle est charmante, elle ne tire point tout à elle, quoique très parlante... elle m’a mis en valeur autant qu’elle a pu... Après le souper, Mᵐᵉ d’Aiguillon fit chanter laChanson des Philosophes[205]».

Et—brusque changement de langage—à un mois de là, en corneille étourdie qui abat des noix, Mᵐᵉ Du Deffand s’écrie: «Mᵐᵉ d’Aiguillon me parut fort sérieuse; je me figure qu’elle est occupée de tous les changements qui pourront arriver. Je lui trouve bien des rapports avec Agrippine, avec la différence que le trône de son Néron ne lui aura pas coûté de crimes, mais elle pourra bien être une de ses victimes[206]».

On n’est pas plus obligeant[207].

Au reste, par un singulier contraste, en ce siècle léger et futile, où la plaisanterie a souvent tant de grâce, et le scepticisme de si fine ironie, la note mélodramatique vibre à plaisir. Elle se continue sur le mode romain, dans les lettres du Président de Brosses, qui, bien entendu, en sa qualité de parlementaire, abomine les ennemis de la «grande robe[208]»:

«Voilà donc letriumviratbien établi (Maupeou, d’Aiguillon, Terray) et cordialement uni, si ce n’est dans l’intérieur, du moins pour tout détruire au dehors.»

Ce pacte n’était pas officiel, puisque d’Aiguillonn’était pas encore ministre; mais il se laissait pressentir par le crédit et la faveur dont jouissait déjà le rival de Choiseul. Ses amis commençaient à en éprouver les effets. La duchesse nous l’apprend dans la première lettre que nous trouvons d’elle en 1771. Elle vient d’«embrasser son mari de tout cœur», heureuse que le duc ait pu rendre service au chevalier. Et en même temps, comme elle a été, malgré elle, «dans les fêtes jusqu’au cou», elle lui décrit méthodiquement celles qui ont accompagné le mariage du comte de Provence avec une princesse de la maison de Savoie. Elle fait un portrait fort exact de cette fille de sang royal[209]:

«J’ai été à Choisy attendre le roi qui nous a amené Mᵐᵉ la comtesse de Provence qu’il est de mode de trouver épouvantable. Moi, qui, comme bien savez, ne suis pas la mode, je ne la trouve pas mal; elle est petite, assez bien faite, surtout une belle gorge; elle a les yeux noirs comme jais, fort grands et fort beaux, les cheveux noirs bien plantés, peut-être un peu bas, mais qui ne choquent, le teint de brune, mais uni et mat, le nez gros, la bouche un peu avancée et la forme du visage longue. Ce qui choque au premier coup d’œil, ce sont ses sourcils qui sont très arqués et qui s’éloignent de ses yeux et lui donnent, quand ses yeux sont baissés, par la distance qu’il y a, l’air chinois. Quand elle a les yeux ouverts, cela choque moins, parce que ses paupières qui sont grandes et fort noires, remplissent l’intervalle. En tout, elle a de la physionomie, et l’air de bonté et d’esprit, ce qui fait que safigure est, à mon gré, loin de déplaire.» Et, raison qui prime toutes les autres, «le comte de Provence en est fort content». La duchesse parle de la cérémonie nuptiale, avec cette sincérité et cette indépendance d’allures que ne sauraient entamer les cailletages de cour:

«Le mariage s’est fait à midi; et il y a eu, le soir, appartement et banquet... Il est encore de mode de dire qu’il n’y avait personne: ce que je puis vous dire en toute vérité, c’est qu’il y avait des barrières depuis l’appartement du roi jusqu’à la chapelle, et que, derrière, sur des gradins, il y avait du monde à s’étouffer, qu’à la chapelle tous les gradins derrière les travées étaient pleins, ainsi que le bas de la chapelle (il me semble que cela s’appelle du monde) et que, pour le banquet, je voulus aller voir la salle et qu’il me fut impossible d’entrer, tant la foule était grande.»

En bonne historiographe, Mᵐᵉ d’Aiguillon signale les illuminations du mercredi «autour des terrasses... en feux de couleur... le portrait du roi, celui de M. le Dauphin, de Mᵐᵉ la Dauphine, de M. et Mᵐᵉ le comte et la comtesse de Provence, au milieu d’une gloire de feu»; le jeudi, au théâtre,la Reine de Golcondequi, comme spectacle, c’est-à-dire pour la décoration et la beauté de la salle, était superbe; comme opéra, c’était le plus mauvais de tous: il n’y a ni musique, ni paroles, mais force cabrioles et décorations...»

Enfin le bal du lundi. La duchesse en est enthousiasmée: «Je n’avais pas d’idée de la beauté de ce spectacle-là. La salle était superbe, éclairée à merveille, remplie jusqu’en haut d’hommes et de femmes extrêmement parés, le carré de la danse, de mêmeenvironné de femmes très parées; c’est le plus beau spectacle que j’aie vu de ma vie.»

Après ces fêtes, comme après celles du mariage du Dauphin, la politique reprit ses droits. Le duc de la Vrillière, chargé de l’intérim des affaires étrangères, restait inactif, alors que toutes les ambassades frémissaient d’impatience devant les difficultés diplomatiques qui surgissaient à l’horizon.

—C’est bien de tailler, disait Catherine de Médicis à ses fils: il faut recoudre maintenant.

Mᵐᵉ Du Barry n’était pas une Catherine de Médicis. Et l’habileté toute féminine dont elle usa, d’abord pour renverser Choiseul, puis pour lui substituer d’Aiguillon, serait fort invraisemblable chez un esprit aussi court, si l’on ne savait qu’elle suivait ponctuellement les instructions de Maupeou et d’Aiguillon, et mieux encore, comme nous le croyons avec M. Claude Saint-André, les conseils de sa très fine et très déliée belle-sœur Mˡˡᵉ Claire-Félicité Du Barry[210]. Cette intelligente personne était absolument dévouée à l’ancien commandant de Bretagne. Elle avait compris de quel poids pouvait être pour la fortune de sa famille le crédit d’un grand seigneur tel que le duc d’Aiguillon. Et, certainement, elle ne dut pas être étrangère au second acte de la comédie que la comtesse joua, pendant six mois, avec un monarque, chez qui l’impatience de la volupté promise finissait toujours par l’emporter sur la résistance d’une méfiance instinctive.

«C’est un fait certain et connu des amis de M. d’Aiguillon, raconte Chamfort, que le roi ne l’a jamais nommé ministre des affaires étrangères. Ce fut Mᵐᵉ Du Barry qui lui dit: Il faut que tout ceci finisse; et je veux que vous alliez demain remercier le roi de vous avoir nommé à la place. Elle dit au roi: M. d’Aiguillon ira demain vous remercier de sa nomination à la place de secrétaire d’Etat des affaires étrangères. Le roi ne dit mot. M. d’Aiguillon n’osait pas y aller. Mᵐᵉ Du Barry le lui ordonna. Il y alla. Le roi le lui dit, et M. d’Aiguillon entra en fonctions sur le champ[211].»

Cette nomination à la muette datait du 2 juin. Mᵐᵉ d’Aiguillon, alors à Pontchartrain chez Maurepas, écrivait, le 8, à Balleroy:

«On vous a sûrement mandé que le voilà maintenant ministre des affaires étrangères: il y a si longtemps que le public avait désigné cette nomination que l’on a eu du reste le temps de réfléchir à ce que l’on doit en penser.» La nouvelle ministresse ne paraît pas autrement ravie de ce changement de fortune; elle dit sans phrase: «Mon parti est pris et je sacrifie ma liberté aux volontés de mon maître... Je suis accablée déjà de lettres plus plates et plus basses les unes que les autres, qui m’inspirent pour le plus grand nombre des écrivains le plus profond mépris, mais auxquelles il faut pourtant répondre comme si elles étaient sincères.»

La duchesse était assez perspicace pour ne pas ignorer quel venin distillait cette adulation.

Ce n’était pas que son mari ne fût pris directement à partie, au milieu de son triomphe, par des libelles, des vaudevilles, des épigrammes, presque tous anonymes, il est vrai. Le roi lui-même n’était pas épargné. Dans tous les salons courait ce huitain sous le titre:La Clique de Mᵐᵉ Du Barry:[212]

Par elle on devient ministre.C’est, sur son ordre sinistre,Que d’Aiguillon tient registreDes élus et des proscrits[213].Le public indigné crie;Mais du roi l’âme avilie,Sûre de son infamie,Est insensible au mépris.

Par elle on devient ministre.C’est, sur son ordre sinistre,Que d’Aiguillon tient registreDes élus et des proscrits[213].Le public indigné crie;Mais du roi l’âme avilie,Sûre de son infamie,Est insensible au mépris.

Par elle on devient ministre.C’est, sur son ordre sinistre,Que d’Aiguillon tient registreDes élus et des proscrits[213].Le public indigné crie;Mais du roi l’âme avilie,Sûre de son infamie,Est insensible au mépris.

Il était cependant des outrages auxquels le nouveau ministre était plus particulièrement sensible, et sa femme par contre-coup: ceux qu’ils recevaient de leur propre famille, de ces Richelieu auxquels la duchesse était si fière d’appartenir et qui ne se cachaient pas pour leur cingler au visage leur insolent dédain.

La comtesse Septimanie d’Egmont, la propre fille du maréchal, leur meilleur ami, était précisément de ces adversaires implacables, trop hautaine et trop franche pour rien dissimuler de son aversion.Mᵐᵉ d’Armaillé, biographe de la comtesse, explique cette animosité par la rancune des «tyrannies intérieures» que Septimanie avait eues à subir du fait de «ce personnage peu sympathique, son cousin d’Aiguillon[214]».

Peut-être Mˡˡᵉ de Richelieu avait-elle raison; mais oubliait-elle que «la grosse duchesse» lui avait toujours témoigné une si vive sollicitude et une si ardente tendresse, que sa bru et ses petites-filles en avaient un instant pris ombrage? Cette bonne personne qu’était la douairière avait voulu consoler Septimanie dans sa tristesse d’orpheline: car le maréchal, si délicieux homme de cour, était un père autoritaire et despote jusqu’à la dureté. Après s’être débarrassé de la surveillance de sa fille adolescente, en la confiant à l’affection bruyante de sa cousine d’Aiguillon, Richelieu avait marié Septimanie, sans même la consulter, au comte d’Egmont, alliance qui flattait sa vanité. Cet égoïste, d’une sécheresse de cœur égale à la fatuité de son esprit, n’avait jamais pratiqué qu’à ce point de vue le culte de la famille. Il semble que sa fille, quoiqu’en disent ses panégyristes, ne l’ait pas mieux connu. En tout cas, dans une circonstance où les lois de la solidarité familiale étaient en jeu, elle ne sut pas faire le sacrifice de ses ressentiments à la reconnaissance dont elle aurait dû se sentir pénétrée pour la douairière d’Aiguillon.

Il était d’usage, à la Cour, que la femme d’un ministre vînt, peu de jours après la nomination de son mari, remercier le roi, accompagnée d’une de ses plus proches parentes. La duchesse d’Aiguillon avait prié sacousine Septimanie de lui rendre ce service. Mᵐᵉ d’Egmont refusa net, sous prétexte que le roi devait ordonner aux deux dames de faire également visite, d’abord aux «princesses», puis à Mᵐᵉ Du Barry. Entraînée par son exemple, la douairière se récusa, elle aussi. Le maréchal de Richelieu s’emporta avec la dernière violence contre sa fille: certes, ce n’était pas l’amour de la famille, mais l’orgueil du nom qui excitait sa colère. Celui de la comtesse d’Egmont fut plus fort, et la duchesse subit cet affront de se présenter devant le roi avec une parente très éloignée, alors que son mari était déjà mal reçu par la Dauphine. Le maréchal, exaspéré, chassa Septimanie de sa présence et, de plus, exigea de la douairière qu’elle cessât de la voir et de lui écrire.

Aussi intransigeante que son père, la comtesse ne désarma pas. Quand elle devint la correspondante du roi de Suède, Gustave III, elle ne cessa de vilipender, par écrit, son cousin d’Aiguillon:

«Son orgueil est tel, dit une de ses lettres, qu’il ne conçoit pas qu’on puisse soupçonner l’art qu’il emploie, si grossier qu’il soit. Par exemple, il croit qu’il lui suffit de dire à propos de la grande affaire de Bretagne: «J’étais à Bannière (sic) quand M. de la Chalotais a été arrêté», pour qu’on reste persuadé qu’il n’y a eu aucune part.»

Mᵐᵉ d’Egmont reconnaît cependant que «si son amour-propre ne se trouve point en opposition avec le bien, il pourra faire de grandes choses, nul homme n’ayant plus de moyens pour réussir à ce qu’il entreprend, tant par la fermeté de son caractère que par l’application et la suite qu’il met aux affaires».

A vrai dire, les avis étaient bien partagés sur le rôle qu’allait jouer d’Aiguillon, parvenu au pouvoir. Ils se ressentaient, en général, de l’opinion qu’on s’était faite, vraie ou fausse, des affaires de Bretagne. Horace Walpole, le familier du salon Du Deffand, déclarait qu’«avec des talents médiocres, le nouveau ministre s’était hissé près du trône en se faisant l’instrument de sa tyrannie».

Le comte de Mercy-Argenteau, ambassadeur d’Autriche, qui sera désormais en relations suivies avec d’Aiguillon, en parle sur un ton moins dédaigneux. Mais il le voit sous l’angle où l’envisage Mᵐᵉ d’Egmont: peut-il oublier que Choiseul fut le grand artisan de l’alliance entre la France et l’Autriche? Aussi écrit-il, le 22 juin, à Kaunitz, le ministre des affaires étrangères de Marie-Thérèse:

«Il est de notoriété publique que M. d’Aiguillon a de l’esprit, un cœur haineux et méchant, qu’il est intrigant, adroit, grand travailleur, ennemi implacable, mais aussi ami très constant du peu de gens auxquels il a voué ce sentiment. Son début vis-à-vis des ministres étrangers annonce un grand désir de plaire; et il ne serait peut-être pas impossible que, par nécessité et par système, il réformât en partie les vices qu’on attribue à son caractère. Il y a grande apparence que, dans les premiers temps, il s’occupera moins des affaires d’Etat que d’intrigues de cour; et malheureusement, il y a ici, dans ce genre, de quoi remplir la vie d’un homme[215].»

En effet, la première rencontre du nouveau ministre avec les représentants des autres puissances leur avait laissé une impression plutôt favorable. Elle s’était faite sous les plus heureux auspices et sur un terrain où l’on se met presque toujours d’accord. D’Aiguillon avait donné le 5 juin son premier dîner diplomatique; et Mᵐᵉ Du Deffand, qui semble vouloir se tourner vers le soleil levant, décrit avec une certaine complaisance la solennité. Cinquante-cinq convives prenaient part au festin; et la douairière en faisait les honneurs avec sa bru. Tous les diplomates avaient trouvé «la grosse duchesse» charmante, simple et naturelle dans sa joie, «exempte de hauteur et de fausse gloire et si éloignée d’être avantageuse que tous les partis sont contents d’elle, l’estiment, l’aiment et lui veulent du bien[216]».

Pour n’être pas aussi démonstrative, la «joie» de sa belle-fille n’était pas moindre. C’était, pour elle,comme la revanche des mauvais jours et l’espoir d’une vie meilleure, sinon moins agitée, ce qu’elle eût préféré, sans nul doute, à tout ce tumulte triomphal. Elle savait reconnaître ses vrais amis. Belleval nous dit comme elle fut touchée de la démarche du jeune officier «revenu de si loin» à Versailles pour lui présenter ses félicitations; elle n’ignorait pas «le fond d’affection qu’elle peut faire sur lui[217]».

Balleroy avait sa part, comme bien on pense, dans cette distribution, entre intimes, de bonnes paroles. Le billet qu’elle lui adresse de Versailles, le 8 juillet, témoigne assez de sa quiétude d’âme: elle ne lui parle plus politique; elle le plaisante sur un sujet qui devait revenir souvent dans leurs conversations. «Vous aurez encore le temps de déchiffrer ma lettre: vous êtes assez habile pour cela»; puis elle a d’autres préoccupations, mais qui n’altèrent en rien sa belle humeur: «je ne compte retourner à Paris que mercredi matin; ma fille n’est pas encore accouchée; je me flatte que, puisqu’elle a eu la complaisance d’attendre jusqu’à présent, elle n’accouchera que mercredi; ce serait faire les choses bien galamment...» Tout enfin serait pour le mieux, si son mari n’était recrû de fatigue, avec ses exercices de chevau-légers.

Pronostics sur le futur ministère.—Dîners diplomatiques.—Entrevue de Mercy-Argenteau avec la favorite et Louis XV.—Echange de lettres aigres-douces entre Mᵐᵉ Du Deffand et la duchesse de Choiseul.—Le dîner de Luciennes.—Jugement sévère de la duchesse de Choiseul.—Au décintrement du pont de Neuilly.—Conspiration de Mesdames contre la Du Barry.—Le régiment des Suisses.

Pronostics sur le futur ministère.—Dîners diplomatiques.—Entrevue de Mercy-Argenteau avec la favorite et Louis XV.—Echange de lettres aigres-douces entre Mᵐᵉ Du Deffand et la duchesse de Choiseul.—Le dîner de Luciennes.—Jugement sévère de la duchesse de Choiseul.—Au décintrement du pont de Neuilly.—Conspiration de Mesdames contre la Du Barry.—Le régiment des Suisses.

Le duc d’Aiguillon allait connaître un travail autrement difficile, délicat et pénible que celui d’une cavalcade sur un champ de manœuvres, un travail auquel il n’était pas suffisamment préparé, mais que son ambition, servie par une présomption sans bornes, se croyait assuré de mener à bonne fin.

Or la situation que lui avait laissée Choiseul était, à l’extérieur comme à l’intérieur, enchevêtrée de telles complications, qu’eût-il pratiqué une politique toute personnelle, ou continué celle de son prédécesseur, il ne pouvait s’attendre à d’éclatantes victoires diplomatiques. Et, de fait, dans les trois années de son ministère, il ne compta guère que des insuccès et des échecs: son manque de décision, sa crainte de déplaire et surtout sa complète ignorance de la mentalité royale, ondoyante et diverse en son indolence voulue, le condamnaient fatalement à cette politique sans résultats. Habile administrateur en Bretagne, il devait être à Versailles le plus médiocre des ministres.

Son avènement avait exercé néanmoins l’imagination, toujours en éveil, des courtisans. On lui prêtait, ainsi qu’à ses collègues, les combinaisons les plus subtiles. On le voyait déjà, avec le chancelier et M. de Boynes[218]«se porter au grand pouvoir» et travailler «longtemps de front» à l’expédition des affaires. Mais, disait-on, des causes de conflit divisaient Maupeou et d’Aiguillon: celui-ci, en prévision des «troubles de l’Europe» qui pourraient «entraîner la France», demandait au conseil des impôts que refusait le chancelier; mais son esprit souple et avisé l’emporterait enfin sur l’autoritarisme de Maupeou pour être mis à son tour en échec par la pondération de M. de Boynes[219].

Mᵐᵉ Du Deffand n’édifiait pas de moindres romans. Elle voyait déjà Terray «sauter», pour s’être permis d’avoir payé, sans consulter le ministre, les sommes dues à la Chalotais[220]. Or, c’était d’Aiguillon qui, soucieux de se rendre populaire, avait pris l’initiative de faire restituer ses pensions à l’exilé de Saintes.

Il mettait à profit les dîners que donnaient en son honneur «ses amis», pour pratiquer le plus largement possible avec les cours étrangères cette politique d’apaisement qu’il avait inaugurée dès son entrée au ministère. Le 28 juillet, à Compiègne, la duchesse de Valentinois, dame d’atours de la comtesse de Provence, avait prié à souper, avec le duc et la duchesse d’Aiguillon et le duc de la Vrillière, une partie du corpsdiplomatique, le nonce, les ambassadeurs d’Autriche et de Sardaigne. Il est vrai que, Mᵐᵉ Du Barry étant de la fête, Fuentès et Carracioli, représentants de l’Espagne et des Deux-Siciles, s’étaient fait excuser. Mercy-Argenteau a raconté la scène. C’était la première fois qu’il se rencontrait avec la sultane favorite: à celle-ci le nonce et l’ambassadeur de Sardaigne prodiguaient leurs grâces. Mercy attendit qu’elle lui adressât la parole; et, très sensible à cet accueil, le diplomate écrit: «Je reçus plus de distinction que n’en avaient éprouvé les autres». Aussi, quand le duc d’Aiguillon, toujours dans l’esprit de son rôle, le prit à part et l’avertit que le roi lui donnait un rendez-vous pour le surlendemain chez Mᵐᵉ Du Barry, Mercy n’eut-il garde d’y manquer. D’ailleurs d’Aiguillon l’y conduisit, et, sous prétexte d’aller examiner des estampes dans une pièce voisine, laissa Mercy en tête-à-tête avec la dame du logis, qui s’empressa de faire asseoir le diplomate à côté d’elle et de lui conter ses doléances. Elle était désolée «qu’on l’eût prévenue auprès de la Dauphine par les calomnies les plus atroces, en lui attribuant des propos irrespectueux pour son Altesse Royale», alors qu’elle avait «fait les plus justes éloges des charmes» de la princesse.

On sait en effet le mot prêté à la Du Barry et rapporté—naturellement—à Marie-Antoinette; elle aurait appelé la vigilance du vieux monarque sur les périlleuses inconséquences de cette «petite rousse»; paroles imprudentes autant que cyniques, si jamais elles furent prononcées;[221]car elles ne pouvaient querévolter la pudeur de la femme et blesser cruellement l’orgueil de la future reine.

La Dauphine, poursuit la comtesse, «n’a cessé de me témoigner une sorte de mépris».

Mercy lui prodiguant de bonnes paroles, Mᵐᵉ Du Barry entre en confiance, et, le cœur sur la main, ne lui cache rien de son histoire. Elle lui parle de son entrée à Versailles, lui dit comme elle s’ingénie à désennuyer le roi et ce qu’elle pense des gens de la cour: si elle s’exprime ainsi en toute liberté, c’est que sa belle-sœur, «surveillante qui la garde à vue pour le duc d’Aiguillon», est absente. Et cet aimable bavardage (au fait Mercy est-il bien exact?) se continue jusqu’au moment où paraît le roi.

—Dois-je me retirer, Monsieur? dit-elle (elle ne l’appelle pas encore la France).

Louis XV est seul avec l’ambassadeur. Lui aussi se plaint amèrement. Son petit-fils est incapable de diriger la Dauphine, dont la jeunesse trop exubérante a besoin d’être mise en garde contre les pièges qui l’entourent. Aussi veut-il confier à Mercy-Argenteau la surveillance de la princesse. Il remarque chez elle «des préventions et des haines qui lui sont suggérées». Il invite donc le diplomate à «voir souvent» Marie-Antoinette: il l’autorise même à lui parler en son nom.

Mercy trouve la mission délicate: il le dit. Le roi, embarrassé à son tour, rappelle d’Aiguillon et la comtesse restés dans le cabinet de toilette. Il se lève:

—Il est tard, je vais souper avec mes enfants.

Quand il est parti, le premier ministre et la favoritepressent Mercy de revenir souvent causer aussi simplement avec le roi[222].

Louis XV, volontiers timide, n’avait pas dit à soninterlocuteur d’où venaient ces «préventions», ces «haines». Et Mercy, qui en connaît la source et qui veut répondre à la confiance du roi, ne dissimule pas que ses tentatives de conciliation trouvent du côté de Mesdames une opposition irréductible.

En effet, ce n’étaient pas seulement de grandes dames, mais les propres filles de Louis XV et surtout Madame Adélaïde, qui menaient la campagne, poussant devant elles la Dauphine, déjà fort entraînée à subir cette pression familiale. Mercy-Argenteau, redoutant un éclat, s’était efforcé, le 31 juillet, après son entretien avec le roi, de faire appel à la prudence de la jeune princesse, si impulsive de sa nature. Reprenant le thème cher à Marie-Thérèse et à Kaunitz, Mercy redoublait d’instances et de prières auprès de Marie-Antoinette, pour qu’elle eût «l’air d’ignorer le vrai état de la favorite et la traitât sans affectation comme toute femme présentée...» et surtout pour qu’à aucun prix elle ne suivît «les directions de Mesdames». Il crut l’avoir persuadée: car elle lui promit d’adresser la parole à Mᵐᵉ Du Barry, lorsqu’elle entrerait au cercle de la cour. Et comme il la suppliait de persévérer dans sa résolution, sans, bien entendu, en instruire Mesdames, la Dauphine parut choquée d’une insistance qui semblait mettre en doute la parole donnée. Il est vrai qu’elle ne la tint guère; car, le 11 août, alors que, suivant sa convention avec Mercy, elle s’approchait de l’ambassadeur, debout à côté de la comtesse, elle rebroussa aussitôt chemin: la voix impérieuse de Mᵐᵉ Adélaïde lui avait crié qu’il était temps de partir; et la petite Dauphine avait suivi docilement sa tante.

Mᵐᵉ Du Barry ne put dissimuler au roi le dépit qu’elleavait ressenti d’un tel affront, et Louis XV qui, de bonne foi, avait supposé à l’ambassadeur d’Autriche une influence réelle sur l’esprit de Marie-Antoinette, lui dit, le lendemain, d’un ton moqueur:

—M. de Mercy, vos avis ne fructifient guère; il faudra que je vienne à votre secours[223].

D’autre part, les débuts de d’Aiguillon qu’avait accueillis, avec une certaine faveur, la diplomatie étrangère, avaient rencontré plutôt de la méfiance chez les Choiseul. Et même la duchesse avait failli se brouiller avec Mᵐᵉ Du Deffand, après un échange de lettres où elle s’était départie quelque peu de son aménité coutumière, dans une note de vivacité et d’aigreur que ne méritait pas sa correspondante. Mᵐᵉ de Choiseul lui avait écrit le 9 juillet[224]que, si elle respectait la mère, elle n’était pas éblouie de la politesse qu’affectait le fils. «Je suis seulement ennuyée d’en entendre parler. Il fait le mort, mais gare à la résurrection! Car les bons ne seront pas assis à sa droite.» Du fait même de cette déclaration, Mᵐᵉ Du Deffand, qui rêvait peut-être d’accommodements futurs, s’était crue autorisée à des avances qu’elle trouvait toutes naturelles:

«Je dirai à Mᵐᵉ d’Aiguillon tout ce que vous me dites d’elle, mande-t-elle à la duchesse de Choiseul. La fortune de son fils ne lui tourne pas la tête: c’est une très aimable femme.»

La dame de Chanteloup se montra excessivement froissée que sa correspondante eût répété un éloge qui serait «une bassesse indigne d’elle», car elle aurait «l’air de quémander la bienveillance» de la douairière.

Pendant un long mois, la «petite-fille» et la «grand’maman» disputèrent, à perte de vue, sur cette question de... point d’honneur, qui semblait tout de même au bon abbé Barthélemy, intermédiaire bénévole entre les deux parties, un raffinement de «délicatesse» chez la duchesse de Choiseul. Mais cette exagération de susceptibilité allait trouver en quelque sorte sa justification dans un de ces petits événements de cour, qui prenaient alors les proportions d’un gros scandale et dont parle incidemment une lettre de Mᵐᵉ d’Aiguillon au chevalier de Balleroy. La femme du ministre raconte à son confident ses petites misères. Elle a souffert d’un rhume qui «dégénéra en fluxion sur un œil qu’elle eut poché» pendant quelques jours:

«Comme j’étais engagée à dîner chez Mᵐᵉ Du Barry à Luciennes avec tout le corps diplomatique et que ma belle-mère devait y débuter, j’avais fort à cœur de n’y pas manquer. J’ai imaginé de mettre ma tête sur de l’eau bouillante pour finir plus tôt cette fluxion. La chaleur de l’eau et peut-être la disposition m’ont fait porter le sang à la tête.» Ce beau remède lui valut presque une attaque d’apoplexie. Elle eut un «étourdissement suivi de perte de la parole» et des «douleurs dans la tête qui la firent crier comme une femme qui accouche». Aussitôt on la saigna; elle garda le lit le samedi et le dimanche; et «le lundi, j’ai été àLuciennes, de là à Versailles où j’ai donné à souper et le mardi à dîner[225]».

Le «début» de la «grosse duchesse» à Luciennes fait sensation. Le clan des philosophes en reste abasourdi, Mᵐᵉ Du Deffand, qui, jusqu’alors, n’a cessé de rompre des lances en l’honneur de la «sœur du pot», semble fort embarrassée pour annoncer une telle défection à la «grand’maman». Elle lui écrit le 1ᵉʳ octobre: «La mère du Bacha (c’est le nom dont elle se plaît à flétrir d’Aiguillon) est franche, désintéressée; tous ses sentiments sont honnêtes. Elle fit hier une action qui ne vous paraîtra pas une preuve de ce que je dis. Elle dîna chez la sultane. Il y avait huit jours qu’elle résistait au Bacha. Elle se serait brouillée avec lui, si elle avait persisté à résister[226].»

Mᵐᵉ de Choiseul triomphe: «Vous avez beau dire, Mᵐᵉ d’Aiguillon s’est souillée et je rabats de l’estime. Il n’y a point d’autorité, ni de considération qui puisse excuser une infamie[227].»

Si dure pour la belle-mère, Mᵐᵉ de Choiseul se tait sur la bru. Elle qui se sacrifia toujours, sans jamais se plaindre, pour un époux volage, autoritaire et prodigue, elle n’ignore pas que la femme du ministre actuel n’est guère plus heureuse avec son mari. Si M. d’Aiguillon a pu décider sa mère à la plus pénible des démarches, quelle pression ne dût-il pas exercer sur l’esprit de sa femme, pour exiger une absolue soumission aux caprices de ses visées ambitieuses! Désormais la duchesse sera en quelque sorte la dame d’honneur de la favorite: le duc entend qu’elle soit l’inséparable compagne de Mᵐᵉ Du Barry. Et Mᵐᵉ d’Aiguillon subira cette contrainte avec une résignation qui semblera de l’enjouement, tant elle s’applique à ne laisser voir à personne qu’elle obéit à un ordre. Pidansat de Mairobert, observateur perspicace, quand il n’est pas préoccupé de la fabrication de ses nouvelles scandaleuses, a bien compris le caractère de Mᵐᵉ d’Aiguillon jeune[228]. C’est «pour complaire à son mari», qu’elle fait une «cour assidue» à la protectrice de cet époux peu scrupuleux. Elle y gagne l’insigne honneur d’une «familiarité» qui la met souvent dans l’embarras. Un jour, elle complimente, par bienséance, la comtesse Du Barry sur le goût exquis d’une toilette qu’on vient de lui apporter. Là-dessus, la bonne fille qu’est la maîtresse du roi, prend feu: elle court embrasser la duchesse et la supplie, au nom de leur amitié, d’accepter la robe. Mᵐᵉ d’Aiguillon se défend de recevoir un cadeau «qui ne convient pas à une aussi vieille femme»—aveu qui ne lui coûte guère, et qu’on trouve fréquemment dans sa correspondance. Sur ces entrefaites arrive le roi qui donne gain de cause à la comtesse; et les courtisans de trouver l’aventure plaisante.

Mᵐᵉ d’Aiguillon était donc devenue le chaperon de la Du Barry dans les cérémonies officielles. L’année suivante, au décintrement du pont de Neuilly (22 décembre 1772), la famille royale brillant par son absence, «la favorite, écrit Mairobert, resta seule en possession de tous les honneurs». On avait «dressé une loge» à son intention. Elle arriva dans un carrosse dont le fond était occupé par la maréchale de Mirepoix et la duchesse d’Aiguillon: elle se tenait sur le devant avec le comte de la Marche, le seul prince du sang qui fût présent et qui lui servit d’écuyer pour la circonstance[229].

Malgré son peu de goût pour la représentation, la femme du nouveau ministre s’était décidée à «faire ses visites», puis elle s’était «suivant l’usage livrée au public[230]».

De Fontainebleau où elle n’était «pas aussi bien logée qu’à Compiègne», elle continuait ses confidences à Balleroy qu’elle priait, par la même occasion, de lui rapporter un manchon d’hermine doublé de taffetas[231]. Ce n’était pas sans une certaine ironie qu’elle recevait les courbettes empressées de tous ces gens de cour qui l’avaient fuie comme la peste, pendant les heures difficiles des Etats de Bretagne et du procès de Paris: «tout ce qui est ici a passé chez moi indistinctement; même Mᵐᵉ de Chauvelin, que vous avez vue à Compiègne si hautaine, est douce comme un mouton et ne bouge de chez moi. Il n’y a que quatre femmes qui n’y ont pas mis les pieds: Mᵐᵉ d’Egmont et sa grosse belle-fille[232]et Mᵐᵉ de Duras». Elle est d’ailleurs animée du plus grand esprit de conciliation; et les aphorismes qu’elle énonce pour en témoigner seront repris cinquante ans plus tard par Brillat-Savarin: «Il ne faut changer mon cuisinier: il met d’accord les gens les plus opposés: aussi je nomme Martin le pacificateur de la cour». Toutefois l’attitude hostile de Mᵐᵉ d’Egmont avait quelque peu altéré sa bonne humeur: «Ma chère cousine a été ridicule avec moi; et il n’aurait tenu qu’à moi, si je n’avais pas été plus sage qu’elle, d’avoir quelques scènes avec elle; mais je les ai évitées avec soin; je respecte en elle le nom que je porte et la fille d’un homme qui, depuis mon mariage, m’a toujours traitée en père...»

D’autres haines, plus implacables encore et partant de plus haut, sur lesquelles la duchesse se garde bien de s’expliquer, menaçaient déjà son mari, trop fidèle allié de la Du Barry. M. d’Aiguillon devait son poste de premier ministre à la maîtresse du roi: c’était de toute justice qu’il intervînt en sa faveur dans la lutte qui s’engageait contre elle, plus ardente que jamais: «il la gouverne moins par un ascendant décidé que par la souplesse, les égards et les soins», écrit Mercy-Argenteau, à Kaunitz.

Marie-Antoinette ne pardonna jamais à d’Aiguillon l’appui qu’il prêta à Mᵐᵉ Du Barry.

Mesdames applaudissaient à des sentiments d’animosité qui se retournaient contre la maîtresse de leur père; et, dans l’horreur que celle-ci leur inspirait, elles en étaient arrivées à se rapprocher de Choiseul, quel’expulsion des jésuites leur avait rendu plus particulièrement odieux[233]. L’affectation qu’elles apportaient à défendre le ministre disgracié ne pouvait qu’indisposer davantage Mᵐᵉ Du Barry contre un homme qui s’était affirmé si résolument son ennemi. Au reste, Louis XV n’attendait pas après des influences étrangères pour prendre en grippe son ancien favori. L’exil triomphal de Chanteloup et toutes les manifestations en l’honneur du vaincu dont une publicité savante amplifiait l’éclat, avaient fini par énerver ce monarque, parfois si ombrageux sous son apparente indifférence. Aussi, quand on vint lui proposer d’enlever à Choiseul, un an à peine après sa chute, sa charge decolonel-général des Suisses et Grisons(et d’Aiguillon dut participer à la manœuvre), Louis XV se laissa-t-il facilement persuader.

D’ailleurs, le principal intéressé, dès qu’il reçut l’ordre de se démettre, ne put s’y tromper un seul instant. Vainement il avait cru à la parole royale l’assurant, en 1762, qu’il resterait toujours titulaire et possesseur de sa charge. Or, d’Aiguillon venait d’écrire à M. Du Chatelet, l’ami et le représentant de l’ancien ministre, qu’elle n’était pas «inamovible», déclaration confirmée en ces termes de la main même du prince: «ce que dessus ma façon de vouloir[234]!» Et Choiseul d’en tirer cette conclusion qui fait peu d’honneur à sa clairvoyance, si toutefois elle est bien l’expression sincère de sa pensée: «Je n’ai commencé que de ce moment à être vraiment l’ennemi personnel de M. d’Aiguillon et la conduite du roi à mon égard achève l’opinion que j’avais de lui et le dégoût que sa faiblesse cruelle m’inspirait[235]».

LesMémoires, parus en 1790 sous le nom de Choiseul, sont consacrés en grande partie, le deuxième volume surtout, à l’histoire des négociations qui s’engagèrent et des correspondances qui furent échangées pour la cession de ce brevet de colonel-général. La charge rapportait cent mille livres[236]et les dettes du titulaire étaient énormes. Du Chatelet, intermédiaire très actif et très dévoué, en dépit de tous les tracas que lui valent la raideur et l’aigreur de Choiseul, a trop bien pénétré la volonté arrêtée et irréductible du roi pour ne pas inviter instamment son ami à donner sa démission. Enfin Choiseul cède. Les lettres de continuer.

Il s’agit du prix à débattre. Du Chatelet rend compte à Chanteloup de ses conférences, tantôt avec Mᵐᵉ Du Barry, tantôt avec d’Aiguillon. S’il faut en croire la favorite, le nouveau ministre ne témoigne d’aucun «acharnement» contre son prédécesseur, elle encore moins; c’est le roi qui estime intolérables les chroniques de Chanteloup. Au surplus, «d’Aiguillon ne la gouverne pas; elle écoute tout le monde et ne fait que ce qu’elle veut[237]».

Ce qui n’est pas douteux, c’est que Mᵐᵉ Du Barry se montra, dans la circonstance, plus conciliante que Choiseul ne pouvait raisonnablement l’espérer: «M. Du Chatelet, écrit Mᵐᵉ Du Deffand à Walpole, ne trouvant pas de facilité auprès de M. d’Aiguillon, se déterminaà parler à Mᵐᵉ Du Barry, en qui il trouva plus de douceur et de facilité».

Choiseul, dont cette intervention humiliait la fierté, conservait son ton cassant et son attitude de grande victime. Il crut devoir à son orgueil de faire passer sous les yeux du roi, dans les salons de Choisy, une lettre qui l’irritât au possible. Mais la favorite se tourna vers d’Aiguillon et lui dit tout haut:

—Il faut bien que cela soit comme cela.

Enfin, après une conversation des plus animées entre Louis XV, sa maîtresse et son premier ministre, le roi laissa tomber ces mots, en se mettant au jeu:

—Cent mille écus argent comptant, soixante mille livres de pension dont cinquante mille reversibles sur Mᵐᵉ de Choiseul[238].

D’Aiguillon fit part à Du Châtelet de la décision royale. Le dédommagement dépassait les prévisions de l’ex-colonel-général[239]; mais son amour-propre sortait singulièrement froissé de l’aventure:

—Ni moi, ni Mᵐᵉ de Choiseul, écrit l’ancien ministre, ne fîmes de remerciement. L’injustice et surtout la manière dure qu’on avait employée nous dispensaient de la reconnaissance.

Dans l’origine, c’était le comte de Provence que Louis XV avait donné pour successeur à Choiseul. Mais, devant l’opposition du Dauphin, la charge fut attribuée au comte d’Artois.

N’importe, dans l’âme vindicative de d’Aiguillon, l’affaire du régiment des Suisses dut être la contrepartie de celle du régiment du roi.


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