Le partage de la Pologne et ses responsabilités.—Ambitions du comte de Broglie.—Le cardinal de Rohan nommé ambassadeur à Vienne.—Tactique autrichienne: condescendance de la Dauphine.—L’amitié suédoise et le lyrisme de la duchesse d’Aiguillon.—«Deux brigands et une dévote».—Les gémissements de Marie-Thérèse.—L’irréparable.—Conseils du comte de Provence.—La révolte de la Dauphine.—La vie à Fontainebleau.—La «croquante» de Versailles.—Mort de «la grosse duchesse».
Le partage de la Pologne et ses responsabilités.—Ambitions du comte de Broglie.—Le cardinal de Rohan nommé ambassadeur à Vienne.—Tactique autrichienne: condescendance de la Dauphine.—L’amitié suédoise et le lyrisme de la duchesse d’Aiguillon.—«Deux brigands et une dévote».—Les gémissements de Marie-Thérèse.—L’irréparable.—Conseils du comte de Provence.—La révolte de la Dauphine.—La vie à Fontainebleau.—La «croquante» de Versailles.—Mort de «la grosse duchesse».
Trop longtemps, le duc d’Aiguillon a supporté, à lui seul, devant l’Histoire la responsabilité du partage de la Pologne. Certes ce fut, sous son principat, que cette iniquité fut consommée; mais il la subit, comme, cent ans plus tard, des ministres français signaient, contraints et forcés, le traité qui arrachait à leur patrie l’Alsace-Lorraine. Aurait-il pu, avec plus de décision et de fermeté, conjurer la catastrophe? Rien n’est moins certain. Choiseul n’avait pas surveillé d’assez près la coalition qui se formait dans le Nord: il avait trop laissé décliner en ces pays lointains le prestige de la France. Surpris, il voulut faire face au danger; il lança Dumouriez comme un brûlot; mais il était trop tard. N’eût-il pas été atteint par la disgrâce, que tout son brio de diplomate, toute sa vigueur d’homme d’État auraient échoué devant l’irréparable.
Le duc de Broglie le reconnaît dans sonSecret duroi, de même qu’il y fait le procès en règle de d’Aiguillon, qu’il accuse presque d’aveuglement et d’imbécillité. Il est vrai qu’il est un peu juge et partie dans l’affaire: car il semble sous-entendre qu’un de ses ancêtres, le comte de Broglie, aurait pu sauver la situation, s’il avait été appelé alors au secrétariat des affaires étrangères.
Le comte de Broglie était le principal agent, très perspicace, il faut le reconnaître, de la politique secrète, que menait, à l’insu du cabinet de Versailles, le roi Louis XV, ce prince déconcertant, qui paraissait indifférent aux tractations de ses ministres, alors qu’il en contrecarrait la plupart du temps la stratégie diplomatique par des instructions données à des acteurs restant dans la coulisse[240]. Aussitôt Choiseul disgracié, le comte de Broglie s’était mis sur les rangs pour lui succéder[241]: il était cependant un des bons amis ded’Aiguillon; mais le roi, estimant sans doute le mystérieux concours du comte trop précieux pour s’en priver, avait fait la sourde oreille. Broglie, lassé d’une besogne sans gloire et sans profit, se retourna vers d’Aiguillon, dès qu’il le sut pourvu du ministère et lui écrivit, le 8 juin 1771, pour postuler l’ambassade de Vienne. Mais le successeur de Choiseul, dit amèrement le duc de Broglie, «n’y voulait avoir un ambassadeur qui comprît une ligne politique et fût en état de la suivre, pour la raison très simple que n’ayant lui aucune politique, il ne pouvait lui plaire qu’un autre en eût à sa place[242]». Peut-être aussi avait-il appris par son alliée, Mᵐᵉ Du Barry, les compétitions d’un ami dont il ignorait encore le rôle auprès de Louis XV.
Assurément, le poste, alors vacant, de Vienne exigeait un diplomate avisé, actif et très ferme, sans cesser un instant d’être souple et conciliant. Le ministre qui remplissait alors par intérim ces fonctions, M. Durand, était un homme de réelle valeur, mais il n’était pasné. D’Aiguillon eut donc la malencontreuse idée d’envoyer à Vienne le cardinal de Rohan, un très grand seigneur, mais le personnage le moins propre à s’acquitter avec succès de la délicate mission qui lui était confiée. Ce prélat bellâtre, infatué de son nom et de son titre, était étourdi, frivole, dissipé, libertin, fastueux jusqu’à la plus folle prodigalité, incapablede la moindre direction politique et dépourvu de tout scrupule. D’Aiguillon, en le nommant, s’était attiré les bonnes grâces de la puissante maison de Rohan, du prince de Soubise et de la comtesse de Marsan; mais pouvait-il ignorer combien ce choix était déplorable, étant donnés le caractère et les principes de Marie-Thérèse, cette impératrice qui avait une si haute idée de ses devoirs comme souveraine et que la dignité de sa vie avait toujours imposée au respect de l’Europe?
A vrai dire, cette rigidité de mœurs n’excluait, ni les calculs ambitieux qui ont le pressentiment des annexions futures, ni les accommodements de conscience qu’expliquent, qu’excusent au besoin les intérêts supérieurs de l’État.
Ceux-ci, néanmoins, n’exigeaient-ils pas qu’en présence d’un nouveau ministre, évidemment prévenu contre la politique de son prédécesseur, son plus mortel ennemi, on lui prodiguât toutes les promesses, on lui consentît toutes les concessions susceptibles d’endormir sa défiance?
Tactique, en vérité bien superflue, que révèlent les réponses de Mercy aux instructions précises de sa souveraine! Car notre secrétariat des affaires étrangères ne savait pas appuyer sa conception d’une Pologne intangible et libre, d’un ultimatum inflexible; et d’autre part, Louis XV ne se désintéressait que trop de ses devoirs de roi.
Mais un revirement était possible. Et c’était pour s’assurer une neutralité bienveillante, autant que pour maintenir l’alliance des deux pays, que Marie-Thérèse d’abord, puis son ambassadeur, s’efforçaient d’amenerla Dauphine à montrer moins d’hostilité contre Mᵐᵉ Du Barry et contre le duc d’Aiguillon. Mercy n’en prisait pas mieux celui-ci qu’il appelait «ministre médiocre à petites ruses et manœuvres sourdes». Mais il se faisait fort d’y porter remède, si Mᵐᵉ l’archiduchesse «moins légère et moins obstinée» dans sa conduite envers Mᵐᵉ Du Barry «lui donnait un peu de jeu[243]». Les instances de Mercy auprès de Marie-Antoinette finirent par obtenir gain de cause. Le 1ᵉʳ janvier 1772, quand Mᵐᵉ Du Barry, accompagnée de la maréchale de Mirepoix et de Mᵐᵉ d’Aiguillon, se présenta chez la Dauphine, celle-ci dit à la duchesse, en regardant la favorite: «Il y a bien du monde aujourd’hui[244]». Et chacun, dans l’entourage du premier ministre, de célébrer la grâce, l’aménité, la modération de la jeune princesse. En vérité, on se contentait de peu. Par contre, la coterie de Mesdames était indignée; et les filles du roi firent grise mine à leur nièce.
Cependant, malgré ses tâtonnements, ses incertitudes, son désir de ne déplaire à personne, d’Aiguillon avait encore un certain respect des traditions. Il ne pouvait oublier par quelle ligne de conduite son illustre ancêtre, le cardinal de Richelieu, avait assuré la prépondérance européenne de la France et rendu son propre nom immortel. Il était, par exemple, tellesamitiés séculaires qu’il fallait pieusement conserver, tel engagement sacré qu’il importait de tenir. La Suède attendait les subsides, promis, de la grande nation, dont elle défendait les intérêts politiques dans le Nord.
Mais, hélas! le trésor de la France était vide. Creutz, l’adroit ministre de Suède à Versailles, écrivit alors au roi Gustave d’envoyer à Louis XV «une lettre touchante, une très flatteuse à Mᵐᵉ Du Barry et une pleine de confiance et d’amitié à M. d’Aiguillon[245]». En dépit de Mᵐᵉ d’Egmont, qui ne voulait donner son portrait au roi de Suède que si le jeune souverain s’engageait à ne pas réclamer celui de la comtesse Du Barry, Gustave suivit le conseil de son ministre et reçut les subsides. D’Aiguillon continua cet accord amical; et le coup d’état du 19 août 1772, qui libéra le roi de Suède du joug de sa turbulente noblesse, et qu’avaient si bien préparé les conseils de Vergennes, le représentant de la France, fut presque un triomphe pour d’Aiguillon. Aussi la duchesse, chez qui nous avons déjà signalé la préoccupation constante de l’honneur du nom, écrivait-elle, sur le mode lyrique, elle d’ordinaire si simple de ton et si naturelle d’allure:
«... Je ne vous manderai aucunes nouvelles d’ici: celle de Suède les a toutes absorbées: je ne doute pas du plaisir qu’elle y a fait. Votre amitié vous fait partager tout ce qui est à la gloire de M. d’Aiguillon. Il est vrai que le nom de Gustave et celui de Richelieune peuvent se séparer pour les grandes choses. Il est plaisant que la France n’ait bien secondé la Suède que sous le règne d’un Gustave et le ministère d’un Richelieu[246].»
Par contre, Mᵐᵉ d’Aiguillon ne parle jamais de la gloire de son époux en Pologne.
Celui-ci, vers la fin de 1771, soit qu’il fût hanté des souvenirs de la politique d’antan, soit qu’il voulût répondre aux «cajoleries» de Frédéric, s’était avisé de lui faire connaître «les pourparlers qui lui étaient offerts du côté de Vienne et de Saint-Pétersbourg». Et, naturellement, le roi de Prusse ne l’avait pas laissé ignorer à Marie-Thérèse. Mais, quand Mercy, quelque peu interloqué, vint demander au ministre si ce fait était réel, d’Aiguillon en convint très volontiers, et, par réciprocité, s’empressa de montrer à l’ambassadeur sa correspondance avec Frédéric, qui le priait «de ne pas s’opposer à la prise de possession de Dantzick[247]».
Louis XV expliquait ainsi cette double indiscrétion au comte de Broglie: «C’est pour marquer toute notre confiance à la Cour de Vienne que M. d’Aiguillon a communiqué la lettre de Prusse à M. de Mercy et pour juger si elle ne voudrait pas avoir sa part du gâteau, comme il y a tout lieu de le croire[248]».
En tout cas, au point de vue des usages diplomatiques, le procédé n’était pas banal. Certes, il justifie l’irritation hargneuse de Mercy, dans sa dépêche du 23 janvier à Kaunitz; il exprime le très vif désir de trouver«le moyen de retirer Mᵐᵉ Du Barry de la dépendance de M. d’Aiguillon» pour être débarrassé au plus tôt de «cet homme faux, vindicatif et méchant».
Mais, en somme, cette... franchise, qui était presque une pantalonnade, n’apprenait rien aux puissances intéressées, puisque, d’après la correspondance de Frédéric, bien avant le départ de Rohan pour Vienne, le projet de partage de la Pologne était arrêté entre la Russie et la Prusse, avec le consentement tacite de l’Autriche[249]. On comprend donc le mot de Louis XV, déjà renseigné par de Broglie sur cet accord, ainsi que le sera d’Aiguillon, le 12 février, par Gaulard de Saudray, chargé d’affaires à Berlin[250]. Aussi, avons-nous peine à croire qu’à la même époque Mercy-Argenteau ait tenté, avec beaucoup de mystère toutefois, mais sans succès, une démarche auprès du successeur de Choiseul, pour donner plus de cohésion à l’alliance austro-française et empêcher ainsi le partage de la Pologne, «marché qui révoltait la conscience de Marie-Thérèse et fut le remords de sa vie[251]». A quoi bon resserrer les liens de l’alliance, puisque d’Aiguillon avait écrit, le 6 février, à Rohan: «le roi n’a contracté qu’une obligation formelle, celle de secourir la Maison d’Autriche si elle est attaquée dans ses possessions[252]»? Et de l’avis même de M. de Broglie, grand admirateur de Marie-Thérèse, l’impératrice-reine, qui occupait déjà une partie de la Pologne, espérait bien continuer et «finir» la conversation sur la base de l’uti possidetis. Ces scrupules, un peu tardifs et si atténués, de Marie-Thérèse, mettaient en joie son cynique voisin de Potsdam. Il en écrivait à d’Alembert qu’il savait un écho complaisant: «L’impératrice Catherine et moi sommes deux brigands; mais cette dévote d’impératrice-reine, comment a-t-elle arrangé cela avec son confesseur?»
Marie-Thérèse avait donc, par grâce d’Etat, la conscience absolument tranquille; et la correspondance de Mercy-Argenteau le démontre de reste, comme elle nous fait assister aux tergiversations, aux inquiétudes et surtout à la veulerie de ce malheureux d’Aiguillon, qui pressentait l’imminente catastrophe, mais ne savait l’enrayer: tout au plus risquait-il une épigramme pour prouver qu’il n’était pas dupe de la comédie.
«M. d’Aiguillon traite les affaires sans énergie, sans nerf et sans vues: son génie le porte à employer des petits moyens de fausseté...[253]»
Mercy note en même temps les intrigues de Cour qui se nouent autour des deux antagonistes, le ministre des affaires étrangères et le chancelier Maupeou. Le roi les estime peu et ne semble guère disposé à intervenir dans la lutte[254].
Déjà l’ambassadeur d’Autriche avait signalé, dans sa lettre du 23 janvier à Kaunitz, la «guerre très rude» que préparait le chancelier[255]au ministre «généralement haï» et dont «le despotisme» commençait à fatiguer la favorite.
Cependant, le bruit s’est répandu en France de l’accord conclu entre les trois puissances. D’Aiguillon veut parler haut et ferme à Mercy; mais il est bien obligé de baisser de ton: l’argent manque, la France est discréditée et l’Angleterre lui refuse son concours[256]. Il n’en écrit pas moins à Rohan le 5 mai, après avoir reçu les dépêches de Kaunitz et de Marie-Thérèse, transmises par l’ambassadeur que, la Cour de Vienne gémissant sur la triste nécessité où elle se voyait réduite de donner les mains à l’arrangement prusso-russe, le roi ne pourrait sans doute que gémir avec elle[257].
«J’ai lieu de croire, dit Mercy, blessé de ce persiflage, à M. de Kaunitz, j’ai lieu de croire que vous serez surpris de la médiocrité du langage tenu par M. d’Aiguillon à cette nouvelle importante. Depuis que M. d’Aiguillon traite les affaires de l’Etat, saréputation d’homme d’esprit s’éclipse chaque jour davantage; je crois que l’on ne doit être en garde que contre sa bonne volonté qui ne peut même pas produire de grands effets dans la position où tout se trouve maintenant à la Cour[258].»
D’autre part, d’après l’abbé Georgel[259], secrétaire de Rohan, le cardinal, que l’évidence obligeait à parler, adressait à son ministre cette fameuse dépêche qui renforçait le croquis esquissé par d’Aiguillon, en accentuant d’un trait plus vif la duplicité de l’impératrice: «Elle paraît avoir les larmes à son commandement; d’une main, elle a le mouchoir pour essuyer ses pleurs, de l’autre elle manie le glaive des négociations». Toujours au dire de Georgel, le ministre des affaires étrangères avait eu la coupable indiscrétion de montrer cette dépêche à Mᵐᵉ Du Barry et la favorite en avait fait des gorges chaudes dans ses salons, laissant croire qu’elle en était la destinataire.
Le duc de Broglie accepte l’anecdote comme authentique dans sonSecret du Roi. Mais Vatel la déclare controuvée. L’ambassadeur de France se serait permis une telle inconvenance, que Marie-Thérèse, déjà très mécontente de la légèreté et des incorrections du cardinal, en eût aussitôt exigé le rappel. D’ailleurs, la correspondance de Marie-Thérèse et de Mercy-Argenteau ne fait aucune allusion à cette mystérieuse dépêche, qui, par parenthèse, ne se trouve pas au dépôt des affaires étrangères. C’est à se demander si celle que nous avons citée de M. d’Aiguillon sur les «gémissements» de l’impératrice-reine, n’aurait pas quelque peu stimulé l’imagination, naturellement très vive, de l’abbé Georgel[260].
Mercy avait surtout pour instruction de bien persuader au ministre français que l’Autriche resterait en état d’infériorité devant la Prusse et la Russie qui arrondissaient leur domaine, si elle ne suivait leur exemple... la part du gâteau dont Louis XV parlait au comte de Broglie! «Le Roi Très Chrétien, écrit l’ambassadeur, envisage cet objet d’un œil de justice et de modération...» «Et, concluait-il, il ne restera plus qu’à calmer les effets de l’amour-propre du duc d’Aiguillon qui est piqué du triste rôle qu’il joue dans le début de son ministère.» Mais pour le «ramener», il faudrait que lui, Mercy-Argenteau, pût compter sur l’accueil que la Dauphine, préalablement «avertie» par sa mère, ferait à la comtesse Du Barry[261].
«L’intérêt personnel, dit encore le diplomate, rend méfiant M. d’Aiguillon.» Sa «mauvaise volonté» des premiers jours venait de ses appréhensions. Il craignait que Marie-Thérèse «n’accordât une trop haute protection à M. de Choiseul». Mais il commence à parler avec un peu plus de modération sur les affaires de Pologne; et Mercy ne désespère pas d’en avoir raison, si «Madame la Dauphine veut bien appuyer ses démarches[262]».
De fait, il semble que cette princesse, considérée par Kaunitz «comme un mauvais payeur dont il faut se contenter de tirer ce que l’on peut[263]», veuille maintenant en devenir un bon; car, à quelque temps de là, rencontrant d’Aiguillon chez le roi, elle lui parle fort longuement: «Jamais, confie le ministre à l’ambassadeur, je n’avais été si bien traité[264]». Un autre jour, Mᵐᵉ Du Barry s’étant rendue à la messe avec la duchesse d’Aiguillon, la Dauphine adresse d’abord laparole à la grande dame, puis se tournant vers la favorite, elle donne un tour si adroit à la conversation que les deux femmes peuvent se croire également visées par la princesse. Le roi et Mᵐᵉ Du Barry étaient aux anges[265].
Louis XV, fier de ce succès, encourage sa maîtresse à se présenter chez la Dauphine; Mercy, à qui d’Aiguillon fait la confidence, approuve la démarche pour «éviter toute fermentation dans la famille royale»; mais il estime que la comtesse «devrait se contenter d’être bien reçue deux à trois fois par an[266]».
Entre temps, l’acte diplomatique du 5 août consacre officiellement le dépeçage hypocrite de la malheureuse Pologne; et d’Aiguillon conserve l’attitude favorable déjà signalée par Mercy. Mais l’ambassadeur d’Autriche se tient toujours sur ses gardes. Le caractère du ministre français est trop faux et trop suspect aux yeux de Mercy, pour qu’on puisse «s’en reposer sur ses assertions». D’Aiguillon, ne prenant d’autre guide que «sa convenance personnelle», n’a «ni la force, ni le génie, ni la connaissance des affaires pour résoudre un système». Toutefois comme Louis XV reste inviolablement attaché à la politique actuelle, son secrétaire d’État aux affaires étrangères ne «tentera pas d’entreprises impraticables». Il s’accommodera même très volontiers de l’alliance autrichienne, dès qu’il pensera y trouver sûreté et profit, ce que d’ailleurs lui «laisse prévoir» son interlocuteur[267].
L’impératrice partage l’opinion de son représentant sur d’Aiguillon qu’il surveille de près. Il constate que le Premier tient toujours «un langage très modéré», quoique «la confection des arrangements relatifs à la Pologne devienne une nouvelle mortification pour le ministre français; mais le Roi Très Chrétien envisage ces mêmes arrangements avec plus de raison et de justice[268]».
Ah! le beau bill d’indemnité pour la conscience de Marie-Thérèse! Mais aussi quel triomphe pour l’adresse de l’ambassadeur!
Il parviendra également à prévenir les tracasseries que peut susciter d’Aiguillon, si «malhabile» et si discrédité qu’il soit, par ses démarches auprès de l’Angleterre, de même qu’il compte «barrer» à Madrid, les «insinuations» du ministre[269].
Or, cet homme qui savait si bien se faire valoir et qui, somme toute, n’avait eu qu’à enfoncer des portes ouvertes, n’avait pas prévu un incident susceptible de démolir l’échafaudage de combinaisons qu’il avait si artificiellement accumulées pour soutenir «l’alliance». Un matin, la Dauphine lui montre, en lui demandant «le secret absolu», une lettre que vient de lui adresser le comte de Provence[270]. C’était tout une suite deconseils, écrits de la main du prince, pour apprendre à sa belle-sœur comment elle réussirait à se concilier l’amitié du roi, la considération de sa famille, le dévouement de la Cour et de la Nation. Ils se résumaient ainsi:
1º Dépeindre, au monarque, le duc d’Aiguillon, «ce monstre», sous les couleurs les plus noires; car c’est à lui qu’il faut imputer la discorde où se débat la famille royale; il n’est pas question toutefois de la liaison du ministre avec la favorite.
2º Pour que d’Aiguillon ne puisse inspirer aucune méfiance au roi sur la correspondance de la Dauphine, cette princesse devra faire lire à Louis XV les lettres qu’elle envoie et qu’elle reçoit.
3º Parler moins souvent en particulier à Mercy.
Mais déjà Marie-Antoinette n’était que trop disposée à suivre ces conseils, sauf bien entendu le dernier, ou tout au moins à reprendre la liberté de son attitude envers le duc d’Aiguillon. L’avant-veille de cette confidence, le 12 novembre, à sa toilette, elle avait très nettement demandé à Mercy-Argenteau s’il y avait «danger de refroidissement entre les deux cours»; puis, sur la réponse négative de son interlocuteur, elle avait fait une sortie très vive contre le premier ministre qu’elle «dépeignait au naturel», soit du côté du caractère, soit du côté des moyens d’agir et des talents[271].
Il semble que l’animosité, jusqu’alors si mal contenue de la Dauphine, se soit principalement portée sur d’Aiguillon; car, quelques jours auparavant, Mᵐᵉ Du Barry, survenue au moment du dîner, avec son inséparable compagne, Mᵐᵉ d’Aiguillon, avait reçu de la princesse cet accueil de bienveillante indifférence, qui se traduisait, d’ordinaire, par une appréciation banale sur les variations climatériques de la saison.
Évidemment la boutade de Marie-Antoinette, l’intervention inattendue de son beau-frère durent faire trembler Mercy; mais il en fut quitte pour la peur; car nous ne voyons pas que cette double manifestation d’hostilité ait aggravé la situation. La correspondance de l’ambassadeur jusqu’aux premiers mois de 1773 ne s’occupe guère que du cardinal de Rohan. Les entrevues de Mercy avec d’Aiguillon et Mᵐᵉ Du Barry établissent que l’étourdi et présomptueux prélat eût été volontiers sacrifié au mécontentement, chaque jour plus intense, de Marie-Thérèse contre ce «panier percé»[272](le nom que lui donnait le ministre), s’il n’eût été de la dernière imprudence de froisser le maréchal de Soubise et la comtesse de Marsan, grands partisans du chancelier Maupeou.
Pendant la marche ascensionnelle, quoique peu triomphale, de son époux, Mᵐᵉ d’Aiguillon, cette victime du devoir, que nous voyons toujours à la remorque de la Du Barry, attirait peu l’attention sur sa propre personne. Elle s’effaçait, de la meilleure grâce, devant un maître aussi franchement admiré que ponctuellement obéi, bien qu’elle goutât peu la fièvre et l’agitation de la vie des cours. Et cependant comme elle se trouveentraînée dans ce tourbillon! Elle est occupée, lors du séjour à Fontainebleau, depuis huit heures du matin jusqu’à une heure après minuit. Et cependant «elle n’a rien fait et dit des riens». Tout, d’ailleurs, en cette résidence, se trouve «dans l’ordre accoutumé, on y chasse, on y joue, on s’y promène, car il fait le plus beau temps du monde... je le sais par ouï-dire, car je n’ai pas mis le nez dehors[273]».
Mᵐᵉ d’Aiguillon continua-t-elle, à Versailles, cette série de dîners magnifiques que son mari jugeait nécessaires à sa gloire, dîners dont elle était la savante ordonnatrice et qui mettait en si puissant relief le génie du cuisinier Martin? Présida-t-elle, par exemple, aux apprêts du somptueux festin qui fut l’objet de cet écho desMémoires secretsdu 13 février 1772[274]?
«On raconte que dernièrement à une fête que donnait le duc d’Aiguillon, il se trouvait au dessert une croquante figurée représentant les diverses parties de l’Europe et du globe auxquelles correspond son ministère. Ce seigneur en offrit à Mᵐᵉ la vicomtesse de Fleury et lui demanda ce qu’elle voulait. Après les petites simagrées des jolies femmes:
—Eh bien! Monsieur le duc, s’écria-t-elle, donnez-moi la France, je la croquerai aussi bien qu’une autre.»
Cette période de réceptions fut interrompue, dans le courant de l’année, par un deuil dont souffrit cruellement la duchesse d’Aiguillon, et que ravivait, en toutescirconstances, une sensibilité fort rare à cette époque où la philosophie sceptique de la bonne compagnie prétendait cuirasser le cœur humain contre les émotions les plus légitimes.
La «grosse duchesse» était morte subitement, au sortir du bain, d’une indigestion, prétendent lesMémoires secrets, qui signalent le décès à la date du 15 juin et font l’oraison funèbre de la défunte sur le ton moqueur dont ils sont coutumiers:
«Beaucoup d’esprit, très instruite et fort entichée de la philosophie moderne, c’est-à-dire de matérialisme et d’athéisme.»
Et la maligne gazette rappelait que la douairière était la protectrice attitrée de l’Encyclopédie et des Encyclopédistes. L’abbé de Prades, auteur d’une thèse des plus hardies, avait dû à la grosse duchesse un asile et des secours qui lui avaient permis de se soustraire au fanatisme de ses ennemis.
Nous avons vu précédemment[275]quels regrets Mᵐᵉ d’Aiguillon avait donnés à la mémoire de sa belle-mère. Six mois après, le souvenir des bienfaits reçus lui arrachait encore des larmes, alors qu’elle «était allée en Sorbonne», dans cette église dont les caveaux servaient de sépulture aux Richelieu[276]. C’était là encore que reposaient les cendres de «ce qu’elle avait le plus aimé», des enfants qu’elle avait perdus. «Il a fallu tout mon courage, gémit-elle, pour y être sans qu’il y parût; j’y suis parvenue: il n’y a eu que mes enfants qui s’en soient aperçus... Plus j’ai souffert et plus j’aiété aise que M. d’Aiguillon n’ait pas pu y venir. Je craignais ce moment-là pour lui...[277]»
Joli trait de tendresse conjugale! Attention délicate pour un homme à qui la seule politique donnât vraisemblablement de l’émotion!
Un mauvais jour de l’an pour Mᵐᵉ d’Aiguillon.—Conseils de prudence.—Les galas de d’Aiguillon et de Mᵐᵉ du Barry: «le noir serpent» et l’œuf d’autruche.—On s’écrase chez Mᵐᵉ d’Aiguillon.—Bouderies entre le ministre et la favorite.—«Le mauvais sujet».—Confidences de Mˡˡᵉ Chon: Mercy-Argenteau serait-il berné?—L’intrigue Narbonne.—Réconciliation des deux alliés.—La contre-police de d’Aiguillon: Dumouriez et consorts embastillés.—L’exil du comte de Broglie, d’après Mᵐᵉ d’Aiguillon.—Indiscrétions de Septimanie.—Récriminations de Rohan.—Insuccès diplomatiques du premier ministre.
Un mauvais jour de l’an pour Mᵐᵉ d’Aiguillon.—Conseils de prudence.—Les galas de d’Aiguillon et de Mᵐᵉ du Barry: «le noir serpent» et l’œuf d’autruche.—On s’écrase chez Mᵐᵉ d’Aiguillon.—Bouderies entre le ministre et la favorite.—«Le mauvais sujet».—Confidences de Mˡˡᵉ Chon: Mercy-Argenteau serait-il berné?—L’intrigue Narbonne.—Réconciliation des deux alliés.—La contre-police de d’Aiguillon: Dumouriez et consorts embastillés.—L’exil du comte de Broglie, d’après Mᵐᵉ d’Aiguillon.—Indiscrétions de Septimanie.—Récriminations de Rohan.—Insuccès diplomatiques du premier ministre.
L’affaire de la Pologne était moins instante. De ce fait, Marie-Antoinette crut avoir retrouvé sa liberté d’allures; et le parti d’Aiguillon ne tarda pas à s’en apercevoir.
Aux réceptions officielles de janvier 1773, Mᵐᵉ Du Barry s’était présentée chez la Dauphine, accompagnée de ses deux dames, la maréchale de Mirepoix[278]et la duchesse d’Aiguillon, et, de plus, flanquée de Mˡˡᵉ Chon, sa belle-sœur. La princesse ne leur dit pas un mot. Seulement, la fine mouche, pressentant quelqueorage, prit les devants, et, dans une lettre qu’elle écrivait, le 13 janvier, à sa mère: Je crois, insinue-t-elle, que M. d’Aiguillon a voulu persuader à Mesdames Du Barry qu’elles avaient été mal traitées... J’ai parlé à tout le monde en général... Mais le ministre ne s’est jamais plaint de moi pour lui[279].
En tout cas, écrit de son côté Mercy, «je n’en fus pas quitte à si bon marché vis-à-vis de M. d’Aiguillon, qui me dit, entr’autres choses piquantes, qu’il semblait que Mᵐᵉ la Dauphine eût le projet de narguer le roi par la façon dont elle traitait les personnes qu’il affectionnait le plus». A son tour, Mercy se fâche: il réplique qu’il ne faut pas rejeter «l’odiosité» du conflit sur la princesse, qui serait en droit de suivre l’exemple de son époux et de ses tantes à l’égard de la favorite. Il conclut qu’on a lieu d’être «satisfait de la Dauphine», mais que si elle était forcée de «se révolter», il répéterait au roi son entretien avec d’Aiguillon. Aussitôt celui-ci de se radoucir, de protester de «son zèle pour la Dauphine»; mais, «il désirerait qu’elle employât, pour plaire au roi, toutes les grâces dont la nature l’a douée[280]».
Marie-Thérèse morigène vertement sa fille. Déjà, en souvenir sans doute des prévenances qu’elle-même avait prodiguées à Mᵐᵉ de Pompadour, elle avait écrit, le 30 septembre 1771, à Marie-Antoinette: «Vousne devez connaître ni voir la Barry d’un autre œil que d’être une dame admise à la Cour et à la société du roi».
Aujourd’hui elle veut que, «sans affectation», Marie-Antoinette «adresse quatre à cinq fois par an la parole à la favorite», elle ne «saurait mieux confondre M. d’Aiguillon[281]».
Mais, en vérité, ce pauvre Mercy a fort à faire avec l’humeur changeante de son «archiduchesse». La semonce de Marie-Thérèse a-t-elle eu raison de l’intransigeance de la jeune femme? Celle-ci a-t-elle «réparé» comme elle l’avait promis à son conseiller intime? Toujours est-il que, quinze jours après la mercuriale de la mère, la fille «se conduit avec plus de sagesse, de prudence et de succès que ne semblent le comporter son âge», les ennuis dont l’accablent ses entours et les «vilaines intrigues» qui l’enveloppent[282].
Deux mois plus tard, le vent a tourné; et voici que notre ambassadeur, désorienté, explique, la mort dans l’âme, à sa souveraine, tous les efforts qu’il a tentés, en pure perte, pour rendre un peu de stabilité à un esprit aussi mobile. Il s’est évertué à lui faire comprendre, s’autorisant en cela de toutes les règles de la diplomatie, qu’elle ne doit laisser jamais «apercevoir aux gens qu’elle les a démasqués», attendu qu’elle «doit un jour gouverner ce royaume[283]».
Toutefois, ces piqûres d’amour-propre étaient loinde décourager ceux qu’elles blessaient si sûrement. Ils n’en sentaient que mieux la nécessité d’«affirmer hautement leur ligue», pour nous servir d’un mot de Pidansat de Mairobert. D’où ces deux fêtes magnifiques que se donnèrent réciproquement à Versailles les d’Aiguillon et Mᵐᵉ Du Barry, fêtes que le chroniqueur décrit avec complaisance, et dans sesAnecdotes, et dans lesMémoires de Bachaumont[284].
C’était à son hôtel de la place d’Armes, que la femme du ministre avait reçu, le 18 février, la maîtresse du roi, au milieu d’un cercle de grandes dames richement parées. Dans les salons aménagés avec un goût exquis, on avait joué des petites pièces de circonstance, dansé un ballet, qu’avait suivi un superbe souper; et cette brillante soirée s’était terminée par un bal masqué d’un entrain extraordinaire. Parmi les divertissements, laFête villageoise, due à la plume alerte de l’abbé de Voisenon, l’oncle de Mᵐᵉ Favart, avait été plus particulièrement applaudie. L’auteur y parlait d’un certain «serpent noir», où le roi, présent à la fête, voulut voir le chancelier Maupeou. L’application était peut-être exacte. La haine grandissait chaque jour entre les deux anciens alliés; et la galerie comptait les coups:
«On dit, prétend Mᵐᵉ Du Deffand, que le chancelierchancelle, que le duc d’Aiguillonaiguillonne... que le combat est un combat à mort. Le ciel en soit loué, qu’ils périssent tous deux...[285]»
Or, Maupeou saisit, comme le roi, l’allusion, mais trouva la plaisanterie mauvaise, et la reprocha très âprement à Voisenon qui, l’année précédente, avait écrit des couplets en son honneur.
La politesse que rendit la comtesse à d’Aiguillon dans un hôtel acheté par elle à Versailles, était plus encore l’apothéose de la maîtresse du logis, apothéose à laquelle le spectacle coupé, porté sur le programme, offrait un cadre complaisant[286]. Un œuf d’autruche occupe le centre du grand salon: une voix appelle Mᵐᵉ Du Barry dans cette direction; et, dès qu’elle s’approche, Cupidon sort tout armé de l’œuf. Ce qui signifie qu’un seul regard de la comtesse fait éclore l’amour. Mais ce «proverbe»—ainsi qu’on dénommait les allégories mythologiques, alors si fort à la mode—en comportait un second de sens moins précis ou passible tout au moins de double sens, car les mauvais plaisants de la Cour pouvaient en appliquer le mot à d’Aiguillon aussi bien qu’au roi: l’Amour perdait son bandeau, démonstration évidente de la tendresse «éclairée (!!)» du prince pour la déesse de ce délicieux palais[287].
La correspondance de Mᵐᵉ d’Aiguillon avec M. de Balleroy ne dit mot de ces fabuleuses réceptions. D’ailleurs, nous avions déjà remarqué combien elle est sobre de détails, quand il s’agit de Mᵐᵉ Du Barry. L’impression qui se dégage d’abord (et nous l’avons également signalée) du compte rendu que la duchessecroit devoir donner au chevalier de toutes ces fêtes officielles, c’est son profond dégoût pour la basse adulation des courtisans courant s’aplatir devant l’idole que, la veille encore, ils salissaient de leurs injures. En effet dans ce même mois de février 1773, quelle ruée d’appétits serviles aux sportules ministérielles! La lettre suivante, adressée au prince Henri de Prusse, en dit plus que de banales déclamations sur une telle frénésie:
«L’empressement de se rendre chez M. le duc d’Aiguillon continue tellement qu’on se cogne et se serre de tous côtés. Il y a tous les jours autant de monde qu’il y peut en tenir. On s’appuie l’un sur l’autre en se haussant sur la pointe du pied pour être aperçu. M. le prince de Tingry, enterré dans la foule, élève la voix tout à coup en criant:
—Je ne sais si Mᵐᵉ la duchesse m’entrevoit, mais je lui rends mes hommages bien sincèrement[288].»
Que de palinodies et même sur le degré le plus rapproché du trône! La Dauphine qui, malgré l’étourderie naturelle à son âge et à son caractère, est entretenue par son entourage dans un état perpétuel de méfiance, s’inquiète de la «façon de penser et d’agir» du comte de Provence, l’homme aux petits papiers[289]. Le voici maintenant en rapports continus, par un commis des affaires étrangères, avec le «monstre», ainsi qu’il appelait d’Aiguillon dans ses instructions à sabelle-sœur. Aussi l’ombrageux Mercy-Argenteau, consulté par Marie-Antoinette, lui conseille-t-il fort sagement, lui qui a peut-être pénétré le louche et tortueux personnage qu’est déjà le comte de Provence, «de ne jamais mêler dans ses entretiens avec lui aucune confidence, ni discussion, sur des matières d’intrigue, ni sur les différentes personnes qui y sont intéressées[290]».
Dans cette correspondance secrète qu’il entretient avec l’impératrice-reine et qui, à côté de commérages insignifiants, ouvre souvent sur l’histoire du temps des horizons inattendus, l’ambassadeur d’Autriche ne définit pas autrement l’esprit, les vues, les tendances, les projets du comte de Provence; mais nous ne serions pas surpris si les conférences mystérieuses qui rapprochaient le frère du roi du premier ministre ne se rattachaient pas à une nouvelle intrigue où le duc d’Aiguillon, tremblant toujours pour la solidité de son crédit, s’était embarqué fort inconsidérément.
Depuis quelque temps, il était en froid avec la trop nombreuse et trop avide parenté de Mᵐᵉ Du Barry. Il s’était très nettement refusé, après l’abbé Terray,—honnête homme ce jour-là—à payer les dettes de jeu duRoué. Et Mˡˡᵉ Chon en avait pris de l’humeur, d’autant que sa belle-sœur avait approuvé la résistance du ministre des affaires étrangères[291]. Mais la comtesse n’en avait pas moins une absolue confiance dans cette astucieuse personne qu’était Mˡˡᵉ Chon. Aussi d’Aiguillon, redoutant une rupture définitive et voulant laprévenir en se créant des titres essentiels à la gratitude de Mᵐᵉ Du Barry, proposa-t-il à la maîtresse de Louis XV de la «faire rentrer en grâce auprès de la famille royale». Le comte de Provence était tout désigné, en raison de l’amitié que lui témoignait Mᵐᵉ Adélaïde, pour favoriser la combinaison du ministre; et vraisemblablement d’Aiguillon dut le pressentir à cet égard; mais l’intermédiaire qu’il jugea plus apte encore à le seconder directement fut la comtesse de Narbonne, dame d’atours de Mᵐᵉ Adélaïde, fort en faveur auprès de la fille de Louis XV. Et Mercy admire la grandeur d’âme de Mᵐᵉ de Narbonne, gardant si peu rancune à d’Aiguillon d’avoir voulu la faire chasser jadis du service de la princesse, qu’elle se dévoue aujourd’hui aux intérêts du premier ministre. Il est vrai que le duc lui avait promis, en cas de réussite, de l’intéresser[292]dans le renouvellement des fermes générales et d’attribuer la mairie de Bordeaux à son fils—le futur et le dernier conseiller de Napoléon. M. d’Aiguillon, s’exclame Mercy, ignore donc le peu d’influence de Mᵐᵉ Adélaïde, «caractère faible, inconséquent, léger» sur l’esprit de la Dauphine? Mais l’obligeante Narbonne entretient par ses mensonges les illusions du ministre. Vain espoir en effet: un jour Marie-Antoinette, à qui son mentor recommande instamment de «ne jamaisparler de ce qui pourra se dire dans la famille royale sur le compte de M. d’Aiguillon» lui rapporte un mot très significatif de son mari à Mᵐᵉ Adélaïde. Cette princesse l’entretenait des pourparlers du ministre; le Dauphin lui répondit sèchement:
«—Ma tante, je vous conseille de ne point vous mêler dans les intrigues du duc d’Aiguillon; c’estun mauvais sujet[293].»
«Mᵐᵉ Adélaïde, écrit Mercy-Argenteau, en eut la parole coupée[294].»
Marie-Thérèse s’indigne, à son tour, des «démarches du ministre aussi déplacées que ses lumières sont bornées». Mais elle est «tranquille», parce qu’elle voit que son ambassadeur met sa fille en «bon chemin».
Ainsi encouragé, Mercy provoque les confidences de Mˡˡᵉ Chon, devenue l’ennemie de M. d’Aiguillon. Elle lui dit «tout ce qu’il veut». Elle se gausse dela présomption de l’homme d’Etat qui prétend «amener à ses vues» la famille royale par l’intermédiaire de Mᵐᵉ de Narbonne. Et elle a prévenu sa belle-sœur, (elle le lui répète même devant l’ambassadeur), qu’elle serait «la dupe» de ce chimérique projet. Lui, Mercy-Argenteau, s’étonne. Mᵐᵉ Du Barry et M. d’Aiguillon le tourmentèrent jadis pour qu’il combattît l’influence de Mᵐᵉ Adélaïde sur la Dauphine et pour qu’il inspirât à Marie-Antoinette une salutaire défiance contre les manœuvres de Mᵐᵉ de Narbonne. Il réussit. Et voici maintenant qu’on suit «des voies que l’on avait pris tant de soin à détruire!» La favorite est toute déconcertée et prie le diplomate étranger de l’aider à sortir d’embarras.
Entre temps Mᵐᵉ Adélaïde, sur le conseil de sa confidente, écrit au roi; et celui-ci de lui répondre aussitôt, en l’invitant à user de son ascendant sur l’esprit du Dauphin pour l’engager à se montrer plus sociable, etc... Colère de la Dauphine, partagée par la famille royale, contre Mᵐᵉ Adélaïde, colère si peu dissimulée que cette princesse déclare à Mᵐᵉ de Narbonne (et Mercy tient le fait de Marie-Antoinette) que, tout en l’aimant beaucoup, elle «se brouillerait avec elle,» si cette dame continuait à l’entretenir «d’idées suggérées par M. d’Aiguillon et par la comtesse Du Barry». A quelques jours de là, le duc somme l’intermédiaire de remplir sa mission; et Mᵐᵉ de Narbonne est obligée de reconnaître qu’elle a trop présumé de son crédit. Le ministre, à la fois irrité et mortifié, la tance de la belle façon: il avait promis à Louis XV qu’elle emporterait l’affaire hautla main: à elle maintenant de s’en tirer comme elle pourra[295].
Il faut dire que Mercy tenait de Mˡˡᵉ Chon toute cette histoire qui d’ailleurs était la fable de Paris[296]. Mais nous ne serions pas autrement surpris que la malicieuse créature l’eût quelque peu enjolivée, pour se divertir aux dépens du bonhomme, avec la complicité de Mᵐᵉ Du Barry et de M. d’Aiguillon, dont l’affection réciproque, un instant ébranlée, s’était mieux que jamais ressaisie; car un intérêt commun et pressant leur commandait d’être en ce moment plus unis que jamais.
Le comte de Broglie, toujours fort aigri contre le ministre, n’en continuait pas moins sa correspondance avec le roi. Il avait fini par lui conseiller de se chercher, lui aussi, un gâteau. Allait-il se montrer partisan d’une politique à la Choiseul, politique qu’il avait si durement critiquée[297]? Ce qui n’est pas[298]douteux, c’est qu’il travaillait à renverser d’Aiguillon, s’il ne pouvait le supplanter. Même, s’il faut en croire l’Espion dévalisé, atroce pamphlet du maître des requêtes, Baudoin de Guémadeuc, il avait projeté de «donner à Mᵐᵉ Du Barry le chevalier de Jaucourt[299]». Le ministre en conçut un très vif dépit, d’autant que l’officieux de Broglie avait obtenu, grâce à la favorite, d’être envoyé au-devant de la future comtesse d’Artois, à la place de son frère le maréchal. Cependant, Dumouriez, qui prétendit plus tard avoir voulu protester contre l’abandon de la Pologne et l’inanité des promesses faites à la Suède, Dumouriez, secrètement encouragé par Louis XV, préparait, ou était censé préparer à Hambourg une expédition, qu’étouffèrent dans l’œuf son arrestation et celle de Favier, autre agent du comte de Broglie et presque son oracle.
C’était M. de Creutz, le ministre de Suède, seul admis du corps diplomatique aux fêtes de M. d’Aiguillon et de la Du Barry[300], qui avait donné l’éveil à celui-là[301]; c’était encore la maîtresse du roi qui avait révélé à son ami le secret de son amant[302]. Et d’Aiguillon, pour en saisir les preuves, d’organiser aussitôt cette contre-police que le baron de Gleichen[303]considérait, à défaut de tout autre mérite, comme le seul titre de gloire du ministre français. Seulement, si d’Aiguillon avait pu intercepter la correspondance échangée entre Dumouriez et Favier[304], ses agents avaient négligé de mettre sous les scellés les papiers de Favier; et le secrétaire du comte de Broglie, Dubois-Martin, s’empressa de les subtiliser. Le premier ministre, qui jusqu’alors avait mené grand bruit, constatant l’embarras du roi fort peu soucieux d’expliquer son rôle dans l’affaire, jugea prudent de ne pasle presser davantage. Au reste Louis XV lui avait fait comprendre l’inutilité de ces recherches, en mettant sous ses yeux des notes insignifiantes qu’il tenait du comte de Broglie. Puis il avait nommé une commission chargée d’enquêter sur les faits et gestes de Dumouriez, Favier et consorts qui avaient pris le chemin de la Bastille.
Mais Broglie entendait dégager pleinement sa responsabilité de l’aventure: «Vous me rendrez la justice de croire, écrivait-il à d’Aiguillon, que je n’ai jamais trempé et ne tremperai jamais dans de pareilles saloperies[305].» Et il exigeait du ministre son entière justification, pendant qu’il affirmait au roi: «C’est beaucoup plus à moi qu’au sieur Favier qu’en veut M. d’Aiguillon.»
Le conflit s’envenima. Les amis du ministre allèrent répandre partout (c’est la version adoptée par le duc de Broglie) que le comte avait usé du secret du roi dans son intérêt personnel. Broglie, furieux, d’autant que Louis XV lui avait amoindri sa mission auprès de la comtesse d’Artois, adressa au ministre un insolent défi, dont la duchesse d’Aiguillon nous apprend ainsi le châtiment:
«23 septembre.—Les nouvelles du jour sont l’exil du comte de Broglie qui est envoyé à Ruffec apprendre à écrire et à parler. On dit beaucoup qu’il a intrigué avec les gens qui sont à la Bastille. Tout ce que je sais, c’est qu’il en est très capable et qu’il a écrit à M. d’Aiguillon une lettre dont le style n’a pas plu au roi et qui lui a valu son exil[306].»
Ce dut être une décision pénible pour Louis XV, qui, tout égoïste qu’il fût, affectionnait le comte de Broglie[307].
Car il savait pertinemment qu’il sacrifiait en lui un serviteur zélé et qu’il était lui seul le vrai coupable, puisque, à force de vouloir multiplier sa correspondance secrète, sans même en prévenir son principal agent, il l’avait embrouillée au point de la rendre inextricable. D’Aiguillon en avait profité pour compromettre Broglie auprès de Mercy. Il lui reprochait d’avoir usé du secret royal pour combattre l’alliance autrichienne (les lettres de Favier exaltaient la Prusse). L’ambassadeur de Marie-Thérèse, qui avait fait jadis de Broglie le confident de ses inquiétudes[308], s’indigna de ce qu’il appelait une trahison. L’impératrice-reine et le Dauphin lui donnèrent raison.
Et cependant comme cette disgrâce dérouta toutes les prévisions! Peu de jours auparavant, le bruit avait couru dans les galeries de Versailles que le comte deBroglie serait appelé à recueillir la succession de M. d’Aiguillon. Mercy en avait fait pressentir l’éventualité à l’impératrice; et Marie-Thérèse lui avait répété à peu près dans les mêmes termes que le 2 août: «M. le duc d’Aiguillon, toutmauvais sujetqu’il est (le mot du Dauphin) nous convient mieux, dans les circonstances présentes, que le comte de Broglie[309].»
Le ministre et son amie avaient compris le danger: ils oublièrent leurs querelles. Mais d’Aiguillon n’en restait pas moins soupçonneux, inquiet, agacé: car la crainte perpétuelle de se compromettre paralysait ses moyens d’action. Il se sentait épié par des ennemis puissants et se croyait trahi par ses plus fidèles auxiliaires. Lecabinet noirdont il usait largement, à l’égal d’ailleurs des autres ministres européens, lui réservait souvent, à côté d’indications utiles, d’amères déceptions. C’est ainsi que la correspondance de Septimanie d’Egmont avec le roi de Suède l’avait désagréablement surpris. Sa chère cousine ne le ménageait pas et l’accusait formellement d’avoir abandonné la Pologne pour une misérable question d’écus[310]. Elle faisait en outre un éloge immodéré de Choiseul. Passe encore, se dit d’Aiguillon; mais la comtesse d’Egmont transmettait des nouvelles politiques à Gustave de la part de Creutz! C’était intolérable. Et d’Aiguillon de s’en expliquer avec l’ambassadeur de Suède. La scène vaut la peine d’être contée.
Le duc avise Creutz dans l’appartement du roi, le serre entre deux portes, le saisit par un bouton de son habit et l’apostrophe:
—Comment voulez-vous que je réponde des secrets de votre maître, puisqu’il passe son temps à les écrire aux belles dames de Paris?
—Oh! balbutia le Suédois, des bagatelles!
—Vous les connaissez donc? Et vous en avez parlé à la comtesse d’Egmont!
Creutz, apeuré, court chez Septimanie et la supplie d’être à l’avenir plus prudente[311].
D’Aiguillon n’est guère plus heureux avec Rohan. Cet écervelé ambitionne, lui aussi, la place de premier ministre[312]. Et cependant le duc a pour lui des trésors d’indulgence. Il ferme les yeux ou accepte la misérable justification du prélat sur sa piteuse crédulité à Vienne, sur ses fredaines dans les boudoirs etses fraudes à la douane. Evidemment l’inconséquence du prélat rend sa concurrence peu dangereuse; mais son brusque rappel, impatiemment désiré par Marie-Thérèse, rejetterait les Rohan dans le camp de Maupeou. Et le cardinal se pose en victime: «On m’a cherché toutes les chicanes, jusqu’à vouloir éplucher ma comptabilité![313]» Sa famille appuie ses revendications. Si d’Aiguillon continue à rester neutre, le prince de Soubise, qui l’accuse de «mauvais vouloir», exigera le retour immédiat de son parent, et le ministre n’y saurait consentir qu’autant que le prélat rentrerait en France disgracié[314].
Somme toute, l’année 1773 avait été plutôt mauvaise pour le prestige du secrétaire d’Etat aux affaires étrangères; et Mercy soulignait malicieusement les échecs successifs d’une politique s’ajustant trop volontiers à la nonchalance du maître. La difficulté de «faire rentrer le prince de Parme dans ses devoirs envers le roi d’Espagne»; l’obstacle apporté par l’Angleterre à l’armement de Toulon[315]; la probabilité dela paix entre la Turquie et la Russie laissant à cette dernière puissance les mains libres: autant d’atouts dans celles de l’Autriche qui devaient rendre son alliance précieuse et nécessaire pour la France, but impatiemment poursuivi par Marie-Thérèse et favorable à l’extension de son empire[316].
Il n’était pas jusqu’à la Curie romaine, d’ordinaire dans les meilleurs termes avec le gouvernement du Roi Très Chrétien, qui ne lui donnât de l’ennui. C’était surtout depuis l’expulsion des Jésuites. D’Aiguillon qui passait pour leur ami et qui savait la dévotion de Louis XV si souvent assiégé par la peur de l’enfer, avait préparé, avec Maupeou, une déclaration rappelant la congrégation, mais en la mettant sous l’autorité épiscopale. Or, les partisans des Jésuites étaient trop exclusifs; et le savant ouvrage de M. Frédéric Masson démontre, de reste, combien les négociations étaient épineuses[317]et le peu de chances qu’elles avaient d’aboutir.
Aussi s’explique-t-on le jugement, peut-être trop sévère, car il ne tenait pas assez compte des difficultés de l’heure, que portait Marie-Thérèse, sur le premier ministre de son «bon frère» le roi de France: «Doué de peu de génie et de talent et harcelé par les faits, il ne se trouve pas en mesure de nous susciter des embarras. Notre besogne serait bien plus difficile, si le duc de Choiseul, si bien intentionné qu’il était, se trouvait encore en place.»
Soit; mais quel bénéfice la France avait-elle tiré de l’alliance autrichienne?