XV

Comment d’Aiguillon devint ministre de la guerre.—Louis XV au Conseil.—Nouvelle attitude de la dauphine.—Projet de rappel de l’ancien Parlement.—Maladie et mort de Louis XV: départ de Mᵐᵉ Du Barry; les carrosses de Ruel.—Sérénité de d’Aiguillon.—Nouveaux brocards contre les anciens favoris.—Maurepas ministre d’Etat sans portefeuille.—Démission, acceptée, de d’Aiguillon.—Marie-Antoinette veut que le roi l’exile.—La joie du comte de Broglie et de Maupeou.—Deux portraits de d’Aiguillon.

Comment d’Aiguillon devint ministre de la guerre.—Louis XV au Conseil.—Nouvelle attitude de la dauphine.—Projet de rappel de l’ancien Parlement.—Maladie et mort de Louis XV: départ de Mᵐᵉ Du Barry; les carrosses de Ruel.—Sérénité de d’Aiguillon.—Nouveaux brocards contre les anciens favoris.—Maurepas ministre d’Etat sans portefeuille.—Démission, acceptée, de d’Aiguillon.—Marie-Antoinette veut que le roi l’exile.—La joie du comte de Broglie et de Maupeou.—Deux portraits de d’Aiguillon.

Le 20 janvier 1774, écrit l’auteur desMémoires du ministère d’Aiguillon, le secrétaire d’Etat aux affaires étrangères était «à l’apogée» de sa fortune. Le roi avait retiré le département de la guerre à Monteynard, compromis dans l’aventure de Broglie, pour le confier par interim à d’Aiguillon. La duchesse conte assez plaisamment ce coup de théâtre:

Ce lundi (sans date).«Eh bien! Monsieur le chevalier, voilà donc encore votre ami surchargé d’affaires. Hier, après le Conseil, le roi l’appelle et lui dit: Je vous charge du département de la guerre, jusqu’à ce que j’aie trouvé quelqu’un qui me convienne. Je vous avertis que cela est difficile et que j’en trouverai difficilement. Il lui répondit:—J’obéis aux volontés de Votre Majesté et je désire vivement qu’elle trouve quelqu’un à qui remettre ce dépôt.—Je vous répète que je serai difficile et que de travailler avec vous me le rendra encore davantage.Après ce beau discours, il est sorti. Vous jugez les courbettes et les sots compliments qu’il a reçus. Moi qui quittais le roi, je ne l’ai appris que chez moi, en rentrant, parce que je suis une bête, car il n’avait cessé de me rire au nez toute la journée. Simplement j’avais jugé qu’il était de bonne humeur[318].»

Ce lundi (sans date).

«Eh bien! Monsieur le chevalier, voilà donc encore votre ami surchargé d’affaires. Hier, après le Conseil, le roi l’appelle et lui dit: Je vous charge du département de la guerre, jusqu’à ce que j’aie trouvé quelqu’un qui me convienne. Je vous avertis que cela est difficile et que j’en trouverai difficilement. Il lui répondit:

—J’obéis aux volontés de Votre Majesté et je désire vivement qu’elle trouve quelqu’un à qui remettre ce dépôt.

—Je vous répète que je serai difficile et que de travailler avec vous me le rendra encore davantage.

Après ce beau discours, il est sorti. Vous jugez les courbettes et les sots compliments qu’il a reçus. Moi qui quittais le roi, je ne l’ai appris que chez moi, en rentrant, parce que je suis une bête, car il n’avait cessé de me rire au nez toute la journée. Simplement j’avais jugé qu’il était de bonne humeur[318].»

Moreau, dans sesSouvenirs, reproduit à peu près en ces termes le dialogue du roi et du ministre. Rien de plus naturel: il allait volontiers aux nouvelles chez le duc, dont il enregistrait ensuite les confidences. Et nous citerons, à cet égard, l’idée que lui donnait d’Aiguillon de la mentalité royale, les jours de Conseil, de même que nous avons recueilli, dans la correspondance de la duchesse, le croquis du prince en ses heures de familiarité.

«C’était un homme, disait d’Aiguillon à Moreau[319], quelque temps après la mort de Louis XV, qui, sans beaucoup d’esprit, avait un jugement droit et unetelle habitude des affaires qu’il voyait d’ordinaire très juste. Dans certains conseils où les ministres dissertaient à perte de vue sur l’état de l’Europe ou les intérêts de ses princes, il avait l’air distrait ou dormeur; mais, tout à coup, sortant de là, il s’écriait: vous venez tous de battre la campagne: il n’est point question de ceci ou de cela; ce n’est pas de telle manière qu’ils agiraient: voici, au contraire, ce qu’ils feraient. Et il devinait toujours bien.»

«Ce fut, le dimanche, au soir, 30, consigne Moreau dans sonJournalà la date du mercredi 2 février, que le roi le nomma (le duc) au sortir du Conseil. J’ai été voir M. et Mᵐᵉ d’Aiguillon qui m’ont accueilli. Toute la terre était chez eux. Le ministre avait l’air honnête et affable, Mᵐᵉ d’Aiguillon le contentement même[320].»

Mais cette nouvelle faveur ne surprit personne. Le prince de Croÿ[321], la dauphine[322]avaient prévu la disgrâce de Monteynard, dont ils rendaient responsable celui qui devait en profiter.

Quel jugement lumineux! s’écrie Mercy-Argenteau, en signalant à sa souveraine la déclaration de Marie-Antoinette, deux mois avant la chute du ministre de la Guerre. En effet, le 23 octobre, Mercy était venu présenter à la dauphine les doléances de d’Aiguillon, navré que la jeune princesse n’adressât plus un mot à sa femme au cercle de la cour. Et Marie-Antoinette avait répondu à l’ambassadeur qui la suppliait d’user de ménagements envers les d’Aiguillon, que ni l’un ni l’autre n’avaient à se plaindre d’elle. Le comte de Broglie et ses émissaires étaient seuls coupables, disait-elle, de la fermentation qui régnait dans le ministère; et le duc d’Aiguillon «n’inculpait si gravement Monteynard que parce qu’il convoitait sa place».

Au surplus, Marie-Antoinette devait y gagner. Car, d’Aiguillon, à peine pourvu de son nouveau poste, avait prié Mercy d’assurer la dauphine «qu’il se ferait une loi de lui obéir en tout». Marie-Antoinette l’avait pris au mot; et les grâces avaient suivi de près les recommandations[323]. Depuis, sa mère l’avait exhortée à reconnaître ces témoignages de déférence par de notables concessions[324]. Aussi bien la princesse n’avait pas fait preuve jusqu’alors de beaucoup de discernement, ni de modération, au cours de ses relations avec le ministre[325]. Elle n’en mit pas davantage, s’ilfaut en croire Mercy[326], dans le nombre et dans le choix des protégés dont elle encombra les bureaux de la guerre. Peut-être était-ce de l’espièglerie?

D’Aiguillon voulut-il encore donner une dernière preuve de son aveugle résignation aux antipathies irréductibles de la dauphine, en témoignant de son irritation contre l’ineptie, les exigences et la légèreté de la favorite? C’est Mercy-Argenteau qui l’affirme[327]; il est vrai qu’il est seul à signaler le fait; et nous nous en étonnons à bon droit; car nous ne voyons pas que d’Aiguillon ait jamais eu vis-à-vis de Mᵐᵉ Du Barry, même dans la disgrâce, d’autres sentiments que ceux de la déférence et de la gratitude.

Parvenu enfin à la situation prépondérante qu’avait occupée Choiseul, d’Aiguillon tenta de réaliser un projet qui s’imposait depuis longtemps à son esprit et que la fatalité, s’attachant à la plupart de ses conceptions, devait faire échouer: la restauration intégrale, sous son principat, de l’ancien Parlement. Les magistrats qui le composaient l’ayant frappé de flétrissure, c’eût été une noble revanche, bien inattendue chez un homme à qui son intraitable orgueil conseillait les plus implacables représailles. Voulut-il plutôt faire pièce à Maupeou? Toujours est-il qu’à la fin de décembre 1772, dans le but d’une réconciliation des exilés avec le pouvoir royal, il rapprocha d’abord de Louis XV la maison d’Orléans, puis obtint de ces princes qu’ils remissent au souverain un mémoire tendant au retour de l’Ancien Parlement. La mort du roidans les premiers jours de mai et «la disgrâce de d’Aiguillon, le 2 juin, firent échouer le plan[328]» du ministre. Louis XVI, en signant l’ordre de rappel, devait seul bénéficier de la popularité qui récompense toutes les mesures d’apaisement.

Dès que Louis XV était tombé malade (il était alors à Trianon avec Mᵐᵉ Du Barry), d’Aiguillon, pénétré du sentiment de sa responsabilité, avait décidé la comtesse à faire transporter le roi à Versailles. C’était l’avis du chirurgien La Martinière. Lorry, médecin de M. d’Aiguillon, avait conseillé d’avoir recours à celui de Mᵐᵉ Du Barry, Bordeu; et la favorite était restée seule, avec le premier ministre, au chevet du malade[329]. Toute la cour était en émoi. La foule se pressait aux portes des appartements. Le duc d’Aumont, premier gentilhomme de la chambre, après avoir consulté La Borde et d’Aiguillon, vient annoncer que le roi entend rester seul. Mais les ducs de Bouillon et de Liancourt refusent de se retirer, et l’intérieur du palais reste envahi.

Le 4, le roi s’entretient longuement avec le duc d’Orléans et M. d’Aiguillon. Puis, vers minuit, il s’adresse à Mᵐᵉ Du Barry: «Je ne veux pas recommencer Metz. Dites à M. d’Aiguillon de venir me parler demain matin à dix heures.» D’après leJournal de Hardy, il avait déjà précisé sa volonté: «Arrangez votre retraite avec M. d’Aiguillon; j’ai donné des ordres pour que vous ne manquiez de rien.»

Le lendemain, le ministre était auprès du souverain: «Elle partira, lui dit Louis XV, honnêtement, à quatre heures du soir, en évitant les duretés de Metz et Mᵐᵉ la duchesse d’Aiguillon la mènera à Ruel.»

Le prince de Croÿ, racontant par le menu ce départ historique, qui ne devait pas avoir, comme celui de la Châteauroux, un lendemain, ajoute, en guise de commentaire: «Le duc d’Aiguillon jouait un très gros jeu vis-à-vis de la famille royale et de madame la dauphine, très décidée là-dessus si le roi manquait...[330]» Des ennemis du régime insinuaient que Ruel était bien près de Versailles et que si Louis XV «en revenait», l’ami de la Du Barry la ramènerait promptement au maître.

En tout cas, le duc qui savait le roi irrémédiablement perdu, témoignait d’une belle crânerie, en prenant, pour ainsi dire, sous son égide, la favorite odieuse au futur règne. Et cette crânerie, c’était un acte de reconnaissance honorant les deux alliés, quelles que puissent être leurs erreurs ou leurs fautes devant l’Histoire. Au reste, le premier ministre ne fut pas seul à donner cette preuve publique de sa gratitude envers la femme qui avait si généreusement contribué à son salut et collaboré à sa fortune. Après que la duchesse d’Aiguillon eût emmené Mᵐᵉ Du Barry, plusieurs gens de cour allèrent présenter leurs devoirs à l’exilée; de mauvaises langues s’amusèrentà dénombrer les douze ou quinze carrosses stationnant à la porte du château de Ruel. On s’enquit du nom des propriétaires; et longtemps après, dans les antichambres du nouveau roi, on les désignait comme autant de candidats à la disgrâce, en disant: c’était un des carrosses de Ruel[331].

Et cependant que de racontars odieux, que d’ignobles calomnies, ne répandirent pas les ennemis de d’Aiguillon—les cendres du feu roi à peine refroidies—pour démontrer que le ministre cherchait à se faire, de son ingratitude envers sa bienfaitrice, un titre à la bienveillance du nouveau régime!

En bon économiste, exécrant, à l’exemple de ses amis les philosophes, celui qu’on disait affilié aux jésuites, l’abbé Baudeau consignait dans sa chronique manuscrite, cette anecdote qu’il tenait de «quelqu’un assez instruit»: «D’Aiguillon avait fait investir la Du Barry de maréchaussée à Ruel, avait fait dire à Mᵐᵉ Adélaïde qu’elle n’échapperait pas et avait mandé au nouveau roi que l’intention du défunt était qu’elle fût mise dans un couvent, puisqu’elle avait le secret de l’Etat[332]».

L’historiette suivante appartient à la même catégorie d’informations: Louis XV, agonisant, avait remis secrètement à d’Aiguillon trois millions pour Mᵐᵉ Du Barry; et le dépositaire infidèle s’était empressé, aussitôt la mort du roi, d’aller porter au petit-fils les millions de l’aïeul[333].

Ce qui est certain, c’est qu’au lendemain d’un trépas ruinant l’édifice, laborieusement construit, de sa fortune, d’Aiguillon affecta ou garda une inébranlable sérénité. Sa compagne, si perspicace, si courageuse, si aimante, lui avait, la première, donné le conseil de résigner immédiatement ses fonctions[334]. Il voulut attendre quelques jours.

Croÿ, qui était avec lui en relations suivies, constate, à maintes reprises, cette fermeté de l’homme d’Etat conservant le sourire à l’approche de la disgrâce. Pendant la maladie de Louis XV, Croÿ avait dîné chez le ministre, «il y avait trois tables et cinquante personnes». Après la mort du roi, «tout Paris avait couru chez d’Aiguillon qui faisait bonne mine à mauvais jeu[335]».

Et cependant, avant même que son sort fût décidé, ses anciens ennemis, les Choiseul, les philosophes et les encyclopédistes, les parlementaires et les vengeurs de la Chalotais, Maupeou et son groupe de fidèles, la reine et la famille royale, puis toute une nuée de nouveaux adversaires, le comte de Broglie et ses associés, des académisables évincés[336], des journalistes étrangers frappés d’exclusion, des auteurs dramatiques tels que Beaumarchais, atteints par la censure; enfin des courtisans aspirant aux faveurs du nouveau régime et des libellistes de l’ancien soucieux de placer avantageusement leur prose ou leurs poésies venimeuses,partaient en guerre contre le favori—l’idole aux pieds d’argile.

A l’avènement de Louis XVI, avait déjà couru cette épigramme—jeu de mots par à peu près—d’ailleurs inoffensive.

Les Barils s’enfuirent,L’Aiguillon ne pique plus,La Vrille est usée,Le Pouls est lent.

Les Barils s’enfuirent,L’Aiguillon ne pique plus,La Vrille est usée,Le Pouls est lent.

Les Barils s’enfuirent,L’Aiguillon ne pique plus,La Vrille est usée,Le Pouls est lent.

Toutes les histoires de brigands qu’avaient ressassées les pamphlets parisiens et français pendant les affaires de Bretagne retrouvaient un regain d’actualité; et la chronique de Baudeau les reproduit avec une rare complaisance.

Mais, en dépit de ces sollicitations plus ou moins directes, Louis XVI ne prenait pas parti:

«Le roi, qui ne parle pas, écrivait Marie-Antoinette à sa mère, le 11 mai 1774, n’a pas dit un mot sur le choix d’un ministère. Il ne me semble pas disposé à garder M. d’Aiguillon, l’âme damnée de la comtesse Du Barry et qui a trop de penchant pour la Prusse. J’ai mis en avant le nom de M. de Choiseul qui serait bien pris du pays, mais on ne m’a point répondu; on ne me paraît pas lui être favorable[337].»

Le surlendemain, arrivait de Pontchartrain à Choisyle vieux comte de Maurepas[338]: le roi l’avait nommé «ministre d’Etat sans portefeuille». D’Aiguillon avait ménagé cette brillante rentrée à son oncle par l’entremise de Mᵐᵉ Adélaïde[339]. Le ministre disgracié de Louis XV était resté plus de vingt-cinq ans éloigné de la Cour: il était septuagénaire.

—Je ne vous trouve pas changé, lui dit aimablement la tante du roi.

Les frères de Louis XVI ne virent pas sans appréhension l’apparition de ce revenant. Il leur semblait qu’il dissimulât derrière sa caducité la personnalité très vigoureuse et très agissante de M. d’Aiguillon. Peut-être celui-ci nourrissait-il cette arrière-pensée[340]. Nous saurons bientôt si elle fut jamais justifiée.

En tout cas, les 20 et 26 mai, l’ancien ministre de Louis XV travaillait encore avec Louis XVI. «Il paraissait aussi radieux que le chancelier», dit l’abbé Baudeau.

Huit jours après, éclatait dans Paris la nouvelle de son départ:

«Le 6 juin, écrit en son journal le prince de Croÿ,je reçus une lettre très curieuse de ma belle-fille, du 3, qui portait que, le 2, M. de Maurepas était allé chez M. d’Aiguillon pour lui faire entendre qu’il fallait donner ses deux démissions, que celui-ci lui avait demandé s’il était porteur d’ordres, que M. de Maurepas l’avait assuré que non, mais qu’il l’avertissait en ami qu’il était temps[341].

Sur quoi, le duc d’Aiguillon était monté au Conseil, à l’ordonnance, et, avant de commencer, avait dit au roi que, ses services ne paraissant pas lui être agréables et que, le bien de la chose demandant la confiance du maître, il lui remettait sa double démission des deux ministères... que le roi avait paru désirer qu’il les gardât encore, disant qu’il lui fallait encore voir et se mettre au courant de son administration... mais que le duc ayant insisté, le roi les avait prises en lui disant qu’il pouvait garder sa charge de capitaine des chevau-légers et qu’il la lui verrait exercer volontiers[342]...»

Pour être si bien renseigné, ce fin renard de Maurepas avait dû écouter aux portes de Mᵐᵉ Adélaïde.

Mais il savait aussi à quoi s’en tenir sur les sentiments de Marie-Antoinette à l’égard de son neveu.

La reine harcelait son époux afin de lui arracher l’ordre d’exil de M. d’Aiguillon. D’autre part, Maurepas défendait, avec sa ténacité coutumière, mais infiniment courtoise, le secrétaire d’Etat, pour lui épargner un affront personnel et lui rendre sa chutemoins rude, à l’heure du remaniement général. Peut-être Maurepas, hypnotisé par la perspective d’un contact journalier avec un collègue autoritaire et ambitieux, ne fut-il pas suffisamment persuasif. Il devait cependant plaider assez éloquemment la cause de son neveu, pour que le roi, frappant du poing son bureau avec sa brutalité ordinaire, se soit écrié:

—Eh! parbleu, je sais qu’il fait bien, et c’est ce qui me fâche, mais la porte par laquelle il est entré et les troubles que sa haine a occasionnés[343]!

Tous les signes précurseurs de l’orage avaient dû ouvrir les yeux à d’Aiguillon.

Peu de jours[344]avant que le duc ne donnât sa démission, la duchesse, à la présentation chez la reine, avait subi la plus humiliante des mortifications. Marie-Antoinette, aimable et gracieuse pour toutes les dames, avait affecté de parler plus spécialement aux voisines de Mᵐᵉ d’Aiguillon et non seulement n’avait rien dit à la duchesse, mais encore «l’avait regardée sous le nez d’un air méprisant».

«Le duc et la duchesse d’Aiguillon, note Mercy-Argenteau, sont seuls exceptés de la règle de bonté de la nouvelle reine[345].»

Au lendemain de la mort de Louis XV, l’ambassadeurde Vienne avait insisté auprès de la jeune souveraine pour qu’elle ne pressât pas le renvoi de l’homme qu’elle haïssait le plus, celui qui avait osé la traiter, dans un cercle, de «coquette![346]» La reine ne devait pas venger les injures de la dauphine. Malheureusement Mercy constatait, dès le 17 mai, qu’elle était, au contraire, très disposée à ne pas mettre en action le mot célèbre de Louis XII. Et la perspective du retour, qu’il redoutait, de Choiseul, ne souriait pas davantage à l’impératrice-reine.

Mercy, qui avait l’illusion facile, crut avoir persuadé Marie-Antoinette; mais il ne tarda pas à reconnaître son erreur. La reine «n’a pu résister à sa petite animosité». Le roi voulait garder le ministre; et c’est elle—preuve indubitable de son crédit—qui en a obtenu le renvoi. «Le reste lui importe peu; car chez elle la dissipation vient sans cesse effacer les impressions sérieuses[347].»

La nouvelle de cette démission, masquant mal une véritable disgrâce, provoqua une explosion de joie plus insultante encore que celle de la mort de Louis XV. Ce fut un feu roulant de chansons et d’épigrammes, celle-ci entre autres:

Amis, connaissez-vous l’enseigne ridiculeQu’un peintre de Saint-Luc fait pour les parfumeurs?Il met dans un flacon, en forme de pilule,Boynes, Maupeou, Terray sous leurs propres couleurs.Il y peint d’Aiguillon et puis il intitule:Vinaigre des quatre voleurs.

Amis, connaissez-vous l’enseigne ridiculeQu’un peintre de Saint-Luc fait pour les parfumeurs?Il met dans un flacon, en forme de pilule,Boynes, Maupeou, Terray sous leurs propres couleurs.Il y peint d’Aiguillon et puis il intitule:Vinaigre des quatre voleurs.

Amis, connaissez-vous l’enseigne ridiculeQu’un peintre de Saint-Luc fait pour les parfumeurs?Il met dans un flacon, en forme de pilule,Boynes, Maupeou, Terray sous leurs propres couleurs.Il y peint d’Aiguillon et puis il intitule:Vinaigre des quatre voleurs.

Quand le comte de Broglie apprit que son heureux concurrent «n’était plus rien», il ne put modérer ses transports d’allégresse; mais, en homme pratique, qui sait tirer parti de tout, il s’adressa, le 6 juin, à Louis XVI pour lui offrir la correspondance secrète du feu roi. Le nouveau lui répondit sèchement de la brûler[348]. L’année suivante, en mai 1775, Broglie lui écrivait pour lui demander la communication des pièces qui avaient précédé et suivi son exil à Ruffec. Louis XVI l’invita tout simplement à se tenir tranquille: la procédure de l’affaire de la Bastille, lui dit-il, a été brûlée[349].—Le feu purifie tout; mais, dans l’espèce, il enlevait au comte de Broglie une partie de ses moyens d’action contre l’ancien ministre de Louis XV.

Toutefois le procès de son beau-frère, le comte de Guines, ambassadeur de France à Londres, allait lui offrir l’occasion de satisfaire plus amplement sa rancune.

Un autre homme d’Etat qui ne dissimula pas la satisfaction qu’il éprouvait de la chute du premier ministre, son collègue, ce fut le chancelier Maupeou, que devait bientôt atteindre la même disgrâce. Il avait rendu, prétendait-il, les services les plus essentiels (ce dont il était permis de douter) au duc d’Aiguillon; et il en avait été payé par la plus noire ingratitude. Les anecdotiers ne tarissaient pas sur ce sujet.

—Un coquin que j’ai sauvé de la roue! affirmait lechancelier devant un «prince aussi recommandable par sa haute naissance que par son mérite personnel».

—Parbleu, monsieur, répliqua le grand seigneur, ce n’est pas ce que vous avez fait de mieux dans votre vie[350].

A ce moment même où le duc d’Aiguillon descendait un peu tardivement, mais non sans dignité, du pouvoir, deux hommes—des prêtres—traçaient de son caractère, de son rôle politique, de ses tendances, un portrait qu’il nous a paru curieux et utile de conserver.

L’abbé de Véri, auditeur de rote à Rome, qui a laissé un journal inédit où M. de Ségur a puisé de précieux renseignements, étudie surtout le ministre:

«Les ambassadeurs étrangers, dit-il, reconnaissaient sa manière douce, juste, toujours ouverte et son humeur accueillante avec les militaires.»

Dans laChroniquede l’abbé Baudeau la note change. Si le diplomate flatte son modèle, l’économiste noircit singulièrement le sien, bien qu’avec certaines atténuations, pour paraître impartial. Baudeau constate, à la date du 6 juin, que d’Aiguillon a refusé la pension de vingt mille livres à laquelle il avait droit comme ministre: il n’avait jamais servi, disait-il, le roi pour de l’argent[351].

«Ouais, objecte l’abbé, c’était par orgueil et pour placer ses adulateurs.» Mais il ajoute:

«Il était parcimonieux pour la chose publique dans un règne de gaspillage, vétilleux, absolu, travailleur, colère, rancunier, présomptueux, petit et vindicatif à l’excès—tous les vices du cardinal de Richelieu, sans en avoir l’esprit!»

La comédie à Veretz.—Goûts et plaisirs champêtres.—Toujours les affaires de Bretagne.—Rentrée en scène de la Chalotais—Epidémie à Veretz et à Chanteloup.—Réintégration de l’ancien Parlement: d’Aiguillon y prend place sans que personne proteste.—Ce qu’on pense à Vienne de sa retraite.—Campagne de libelles contre la reine: le duc d’Aiguillon en est, dit-on, l’inspirateur.

La comédie à Veretz.—Goûts et plaisirs champêtres.—Toujours les affaires de Bretagne.—Rentrée en scène de la Chalotais—Epidémie à Veretz et à Chanteloup.—Réintégration de l’ancien Parlement: d’Aiguillon y prend place sans que personne proteste.—Ce qu’on pense à Vienne de sa retraite.—Campagne de libelles contre la reine: le duc d’Aiguillon en est, dit-on, l’inspirateur.

«La duchesse, dit la chronique de Baudeau, à la date du 2 juin, est partie pour Veretz, à ce qu’on assure: elle y va sans doute préparer le logement de son cher époux.»

La nouvelle était peut-être prématurée, mais en somme très vraisemblable, l’air de la Cour devant paraître irrespirable à Mᵐᵉ d’Aiguillon, depuis l’avanie que lui avait infligée la reine.

Quoi qu’il en soit, la châtelaine de Veretz était en pleine villégiature dans le courant du mois d’août; car une lettre du 26, à l’adresse de Balleroy, lui décrit, dans cette langue, simple, naturelle et parfois un peu négligée, dont nous connaissons la saveur, la vie agréable que faisaient à leurs invités les possesseurs de ce beau domaine. La comédie de salon n’en était pas une des moindres distractions:

«Notre comédie a été jouée avant-hier et a très bien réussi. Je vous assure que l’on voit très bien que le rôle de Crispin est héréditaire (le duc etjadis son père remplissaient-ils donc supérieurement cet emploi?); car mon fils, qui n’avait jamais vu de théâtre que de loin, a très bien joué. Quant à la duchesse (nous ignorons quelle était cette grande dame, à moins que ce ne fût Mᵐᵉ d’Aiguillon elle-même qui se nommait Louise) il lui aurait fallu une autre taille et un autre son de voix pour bien jouer son rôle; mais, malgré cela, l’ensemble a été très bien. Pour petite pièce on a joué une petite scène détachée, en son honneur, qui a amené une fête champêtre, pour lui souhaiter la bonne fête, attendu qu’elle se nomme Louise...»

Ces divertissements étaient alors très fréquents sur les théâtres de société, qui furent eux-mêmes si nombreux pendant leXVIIIᵉ siècle. LeJournalde Collé[352], lesSociétés badinesde Dinaux[353]en ont abondamment parlé.

Mais ce n’était peut-être pas «la comédie» qui plaisait le plus à la duchesse dans cette vie de château. Nous avons dit ailleurs les goûts champêtres de Mᵐᵉ d’Aiguillon qui cadraient si bien avec son humeur plutôt indépendante. C’était la maîtresse femme qui s’entendait à diriger, comme nosgentleman farmerd’aujourd’hui, les plus vastes exploitations. Et nous verrons plus tard comment elle sut transformer en un séjour de rêve la triste et pauvre gentilhommière d’Aiguillon dans l’Agénois.

Elle acceptait gaîment toutes les corvées de la ferme: «En votre absence, la belle Candide[354]s’étaitavisée d’être malade. Comme personne ne soignait les petits cochons, il a fallu que je les soignasse moi-même.»

Elle ne... soignait pas avec moins de sollicitude l’humanité souffrante: à l’exemple de toutes les châtelaines du temps, elle avait la douce manie des «recettes» infaillibles contre telle ou telle maladie: elle envoyait celles «de l’eau d’absinthe ou de coriandre» au chevalier qui en ferait profiter sa sœur.

La retraite de son mari était de date encore trop récente, pour que Mᵐᵉ d’Aiguillon se désintéressât complètement des affaires de la Cour. Celles de Bretagne lui tiennent surtout au cœur. Elle admire M. de Fitz-James[355]qui se défend de tenir les Etats, si on les fait présider par l’évêque de Rennes. Et comme celui-ci estpersona grata, ce sera encore M. de Penthièvre qui aura «la plate faiblesse d’y aller».

Puis, elle jette un regard sur Versailles: «On me mande que M. de Maurepas est plus brillant que jamais: je ne l’envie pas; grand bien lui fasse!»

Sa perspicacité avait pénétré l’égoïsme du vieux courtisan sous ce vernis d’affectueuse bienveillance dont il se piquait pour son neveu[356].

Trois semaines après, Mᵐᵉ d’Aiguillon donne un souvenir aigre-doux à la personnalité, alors bien oubliée, de La Chalotais, de qui elle annonçait, dans une lettre précédente, le retour imminent en Bretagne:

«Je ne doute pas que vous n’ayez été sensible au plaisir de savoir que M. de la Chalotais passait dans la ville que vous habitez[357].»

Louis XVI venait en effet de rendre au procureur général sa liberté et sa place.

C’est encore un disgracié qui rentre en scène, à propos d’une épidémie des plus graves dont la Touraine eut alors à souffrir. Veretz et ses environs comptèrent plusieurs malades qui «tous s’en sont bien tirés». Il n’en alla pas de même «à Chanteloup, où, sur quarante malades, il y en a dix de morts, dont M. de Boufflers...» Ce grand seigneur n’avait pas reçu les sacrements. M. de Choiseul, le châtelain, a «sûrement oublié» avec «quel zèle ses sectateurs» agitèrent la question, pendant «la maladie du roi[358]». C’était une allusion au conflit qui avait marqué les dernières heures de Louis XV. D’Aiguillon et La Vrillière demandaient qu’on retardât, pour ne pas épouvanter le moribond, l’administration dessacrements. Le cardinal de la Roche-Aymon, qui la voulait immédiate, obtint gain de cause[359], avec l’appui de La Martinière, premier chirurgien du roi.

Cependant la saison touchait à sa fin. Les d’Aiguillon étaient rentrés à Paris. Leur fille, Mᵐᵉ de Chabrillan, longtemps malade à Veretz, s’était rétablie; et la duchesse, qui l’avait soignée, n’avait fait que passer par Paris, où elle «n’avait même pas eu le temps d’entendre un acte d’opéra», pour aller se reposer chez une amie, dans la calme solitude de Trassey[360].

De plus graves soucis préoccupaient son mari. Maupeou était tombé[361]et l’ancien Parlement rappelé. L’opinion publique attribuait à Maurepas l’honneur de cette réintégration: aussi le «Mentor» de Louis XVI, comme on se plaisait à le nommer, avait-il été acclamé à l’Opéra, le 8 novembre[362]. C’était le 12 que devait se réunir le Parlement, en présence du roi. D’Aiguillon n’hésita pas. Malgré l’exclusion dont il avait été frappé en 1770, hautain comme il l’était, et vraisemblablement assuré de l’appui de Maurepas, il entra au Parlement; et pas un conseiller ne protesta. Mais l’émotion fut grande dans Paris: «On a vu avec étonnement M. le duc d’Aiguillon prendre place, comme pair de France, dans une assemblée où toute la nation est persuadée qu’il ne devrait paraître que pour essayer de se justifier[363]».

Il bravait ainsi le sentiment public. Peut-être voulut-il continuer l’expérience, mais alors avec le roi et la Cour, quand il se présenta le 28 décembre, à Versailles, pour faire signer à Louis XVI son travail sur les chevau-légers. Descendu chez Maurepas, il était passé, par l’Œil-de-Bœuf pour entrer dans le cabinet du roi. Louis XVI l’avait fort bien accueilli; il lui demanda même, après lui avoir donné sa signature, s’il n’avait pas quelque requête à lui adresser. D’Aiguillon, toujours avec sa superbe ordinaire, se contenta de reployer son portefeuille et de dire «qu’il bornait toute son ambition à présenter personnellement ses hommages au roi». Et il sortit: l’Œil-de-Bœuf était plein de courtisans qui attendaient, montre en main, pour calculer le temps qu’aurait duré l’audience. Louis XVI, à ce spectacle, fit entendre son «gros rire». D’Aiguillon était remonté chez son oncle, et, après quelques visites, était reparti pour Paris, «où il resta tout l’hiver[364]».

Sa démission n’avait laissé aucun regret à Vienne. Je suis bien aise, écrivait, le 16 juin, Marie-Thérèse à sa fille, de la retraite de MM. d’Aiguillon et La Vrillière[365], sans lettre de cachet «méthode dure». Toutefois, nous l’avons vu, Mercy n’avait pas dissimulé, dès la première heure, son appréhension du lendemain. Puis, la haine furieuse, et comme inassouvie, de Marie-Antoinette contre l’ex-ministre, l’inquiétait;et l’impératrice-reine (lettre du 15 août) s’étonnait de cet «esprit de vengeance». Mercy, tout en rendant hommage à la «bonté» naturelle de la jeune femme, avait constaté combien cette aversion pour d’Aiguillon avait arrêté les élans de franchise dont l’avait jusqu’alors honoré la reine. Et Marie-Thérèse, qui voit se perdre ainsi tous les efforts de sa politique, peint d’un trait une mentalité qui n’a échappé, ni à la mère, ni à la souveraine. Le «caractère» de sa fille est à la fois «indécis et volontaire» (lettre du 13 octobre).

D’autres soucis travaillent Mercy-Argenteau, par exemple la direction que d’Aiguillon prétend donner désormais à sa vie. On le signale comme un des meneurs les plus redoutables de la cabale formée contre la reine[366]. L’aventure romanesque de Beaumarchais en Autriche semble corroborer cette imputation.

L’auteur, déjà célèbre, duBarbier de Séville, aussi ardent faiseur d’affaires que fécond remueur d’idées, était parti, sous l’anagramme de Norac, pour l’Allemagne, afin d’y négocier, avec un certain Angelucci, l’achat d’une édition tout entière d’un pamphlet dirigé contre Marie-Antoinette[367]. Or, son vendeur, un juif d’insigne mauvaise foi, après s’être fait largement payer, s’était enfui, emportant un exemplaire de cetteatroce publication. Beaumarchais avait raconté, depuis, sur le mode tragique, toutes les péripéties de son histoire de brigands. Mais, sur le moment, les autorités autrichiennes, qu’elle avait trouvées incrédules, avaient mis le négociateur en état d’arrestation. Mercy, à qui l’aventure avait paru également étrange, en avait causé avec Sartine; et l’ancien lieutenant de police, alors ministre de la marine, avait déchargé de toute culpabilité le «délicieux» Beaumarchais, comme aimait à l’appeler le prince de Kaunitz, pour laisser retomber par insinuation la responsabilité du pamphlet sur le duc d’Aiguillon[368].

Mercy, plus d’un mois après[369], signale de nouveau le bruit public attribuant au ministre déchu une part très active dans la campagne de libelles dirigée contre la reine. C’est ainsi que M. de Ségur[370]représente d’Aiguillon, rentré à Paris, las, découragé, aigri et devenant le centre d’une opposition féroce: d’où cette nuée d’écrits injurieux qui, suivant l’expression de Mercy «se sont répandus contre le gouvernement, et en particulier, en vue de nuire à la reine[371]».

Influence et crédit de Mᵐᵉ de Maurepas.—Ses appels au calme et à la patience.—D’Aiguillon «embusqué» dans son hôtel.—Procès du comte de Guines.—Ce qu’était Tort de la Sonde.—Rôle de d’Aiguillon: griefs de Guines.—La reine prend parti pour l’ambassadeur de France à Londres.—Besenval excite M.-Antoinette contre d’Aiguillon.—Mémoires de Guines «tissus d’horreurs et de mensonges».—Guines gagne son procès.—La reine exige de Louis XVI l’exil du duc d’Aiguillon.—Incidents de la revue du Trou d’Enfer.—Entrevue de Maurepas avec la reine.—D’Aiguillon devra partir pour l’Agénois.

Influence et crédit de Mᵐᵉ de Maurepas.—Ses appels au calme et à la patience.—D’Aiguillon «embusqué» dans son hôtel.—Procès du comte de Guines.—Ce qu’était Tort de la Sonde.—Rôle de d’Aiguillon: griefs de Guines.—La reine prend parti pour l’ambassadeur de France à Londres.—Besenval excite M.-Antoinette contre d’Aiguillon.—Mémoires de Guines «tissus d’horreurs et de mensonges».—Guines gagne son procès.—La reine exige de Louis XVI l’exil du duc d’Aiguillon.—Incidents de la revue du Trou d’Enfer.—Entrevue de Maurepas avec la reine.—D’Aiguillon devra partir pour l’Agénois.

Les d’Aiguillon, au moment où leurs adulateurs de la veille s’éloignaient d’eux, le lendemain, pour mieux faire leur cour à la reine, trouvèrent un défenseur hardi, généreux, infatigable dans la personne de leur tante, Mᵐᵉ de Maurepas, la digne sœur de la comtesse de Plélo. Jusqu’alors elle s’était tenue discrètement à l’ombre, la disgrâce si longue de son mari l’ayant privée de tout crédit. Mais le soleil était revenu; et Mᵐᵉ de Maurepas avait reconquis une influence qu’elle allait mettre au service de son neveu; car si elle était, comme l’a fort bien dit Linguet, «toute puissante sur l’esprit de son mari, elle était elle-même aveuglément soumise à toutes les impressions de l’ancien commandant de Bretagne[372]. Enfin, elle avait la plus tendreaffection par sa nièce, accourait la soigner quand elle avait «ses hépatiques (coliques)» et ne cessait de lui répéter dans ses lettres: «Vous savez que je vous considère comme ma fille; croyez-le bien, nul ne vous aime plus que moi». Et nous verrons, d’après sa correspondance, avec quelle sollicitude elle embrassa la cause de Mᵐᵉ d’Aiguillon à l’heure de l’adversité. Elle s’attristait cependant, elle la sérieuse compagne de l’homme le plus léger du monde, à l’idée que sa nièce pût douter du zèle de M. de Maurepas pour la défense de ses intérêts:

«Je suis pénétrée de douleur, lui écrit-elle, que vous croyiez que M. de Maurepas ne mette pas toute la vivacité qu’il doit aux affaires qui vous intéressent. M. d’Aiguillon doit savoir mieux que personne qu’on ne fait pas parler les rois comme on veut. Nous serons toujours occupés de saisir le moment qui pourra vous être utile[373].»

Son neveu perdait patience; peut-être n’avait-il, lui aussi, qu’une médiocre confiance dans la sincérité d’un homme qui n’avait jamais pensé qu’à lui[374]: «J’ai fait lire vos lettres à M. de Maurepas, disait encore la tante à sa nièce; il prend aussi vivement que moi tout ce qui peut intéresser M. d’Aiguillon... Au nom de Dieu, qu’il (le duc) se calme! Tous les honnêtes gens lui rendent justice!»

Eh quoi! cet homme qu’on représente toujours si froid et si maître de lui, se serait-il échappé en paroles violentes, dont ses ennemis, empressés à les reproduire, pourraient se faire une arme contre lui?

L’hypothèse est admissible; car Augeard[375]affirme l’avoir vu, en maintes circonstances, une fois par exemple à propos de Maupeou, entrer dans une colère effroyable, presque convulsive, rappelant quelque peu les crises de fureur dont, au dire de certaines chroniques, le cardinal de Richelieu était coutumier.

Ce qui est certain, c’est que d’Aiguillon était resté tout l’hiver, à Paris[376], «embusqué dans ce fastueux hôtel[377]» de la rue de l’Université qu’il avait hérité de son père[378]. La cour de l’ancien ministre avait bien diminué; mais les amis qui la composaient étaient si dévoués au maître que Mercy en dénonçait les noirscomplots. La «cabale» avait même recruté des adhérents de marque, avec le cardinal de Rohan et ses parents, entraînés par Mᵐᵉ de Maurepas, au grand déplaisir de l’impératrice, qui trouvait excessives les rigueurs de sa fille contre d’Aiguillon[379]. Et la duchesse, toujours attentive aux plaisirs de son mari, donnait chaque soir, à ses fidèles, le régal de la comédie, comme à Veretz, sur un théâtre de société[380].

Mais, Marie-Antoinette, qui «attribuait l’odieux de la désaffection populaire[381]» à d’Aiguillon et à son groupe, s’était offusquée des fréquentes réunions de ce cercle frondeur et s’était juré d’en perdre le chef. L’incident de Guines lui fournit l’occasion cherchée.

Une «note sur la vie politique de Barthélemy Tort de la Sonde, habitant de Bruxelles» fixe le début de ce conflit, où personne n’eut raison, excepté peut-être l’homme sur qui s’amassaient tant de colères, et principalement celle de la reine: M. d’Aiguillon.

«J’ai été mis à la Bastille en 1770, déclare Tort de la Sonde,—d’ailleurs un parfait aventurier—à la réquisition du fameux duc de Guines, alors ambassadeur de France en Angleterre, parce que je m’étais fortement opposé à ce qu’il volât 300.000 livres à MM. Bourdier, Chollet et Thélusson, banquiers de Londres.

Après être sorti de la Bastille en 1771, j’ai attaqué l’escroc-ambassadeur au Parlement. La reine et toute la canaille illustre de la Cour ont pris parti pour lui. J’ai fait justice des uns et des autres, en publiant contre eux les plus sanglants mémoires, dans des moments où les prétendus patriotes d’aujourd’hui faisaient les plats valets et n’osaient pas trop regarder un grand seigneur en face[382]...»

Moreau, qui consacre plusieurs pages à cette affaire[383]et qui fut, il faut le dire également, un des partisans les plus dévoués de l’ancien ministre, expose, en quelques lignes, et avec impartialité, le différend divisant le comte de Guines et son secrétaire Tort de la Sonde.

Celui-ci avait joué sur les fonds anglais, il avait perdu et s’était refusé à régler les différences. Arrêté sur l’ordre de Guines, il prétendit n’avoir opéré que pour le compte de l’ambassadeur. Il resta huit mois à la Bastille; mais les créanciers anglais, qui voulaient être désintéressés, appuyaient la version de Tort, l’homme de paille, assuraient-ils, du comte de Guines. La «permission de rendre plainte» contre le diplomate français fut accordée par le Conseil. D’Aiguillon qui était alors aux affaires étrangères, mais qui ne s’y trouvait pas au moment du conflit entre Guines etTort de la Sonde, avisa l’ambassadeur de la requête obtenue contre lui. Mais déjà Sartine, lieutenant de police, avait ouvert une instruction, avant que Guines ne fût rentré en France, procédure que lui reprocha d’Aiguillon. Le ministre fit mieux encore: il offrit à l’ambassadeur d’arrêter la plainte. Guines lui-même en convient dans ses Mémoires. Son procès ne commença réellement qu’en août 1773. Il se dit victime d’une machination de son ministre qui aurait prévenu contre lui le roi, au lieu de le soutenir, lui l’envoyé de Louis XV[384].

Naturellement, d’Aiguillon avait pour adversaires le comte de Broglie, Dumouriez, Favier et «tous les gens qu’il avait fait enfermer à la Bastille». De Broglie, «rentré en grâce[385]», allait partout clabaudant que si M. de Guines, son beau-frère, se trouvait lésé dans sa défense, il devait en rendre responsable l’ancien secrétaire d’Etat aux affaires étrangères. Et précisément il venait «d’imprimer que Tort n’ayant pas d’ordres verbaux à objecter contre lui, les preuves testimoniales étaient périmées dans l’intervalle de ces quatre années (1771-1774) et qu’il ne lui était plus possible de se défendre aussi avantageusement en 1775 qu’il l’eût fait en 1771; enfin que M. d’Aiguillon avait corrompu ceux qui avaient déposé dans l’instruction secrète[386]».

Le parti des Choiseul appuyait le comte de Guines;et Marie-Antoinette apportait à protéger l’ambassadeur une animation extraordinaire. Mercy-Argenteau regrettait même que, «pour faire pièce à d’Aiguillon», elle témoignât autant d’intérêt à M. de Guines «dont il voulait bien croire la cause bonne». Il eût préféré que la reine déjouât, sans bruit, les intrigues du ministre déchu, qui avait eu l’habileté, par son ascendant sur la comtesse de Maurepas, d’exciter la jalousie de son oncle contre le crédit de Marie-Antoinette. Mais la reine, plus irritée que jamais, avait exigé de son époux qu’il exilât d’Aiguillon dans ses terres ou dans son gouvernement, avec défense de paraître de longtemps. Le roi avait d’abord consenti; puis il s’était ravisé, en faisant observer à la reine qu’il ne pouvait éloigner de Paris le duc d’Aiguillon, au moment où il était aux prises avec le comte de Guines qui avait laissé planer sur l’ancien fonctionnaire «les plus fâcheux soupçons». La reine garda le silence; «mais assurément, ajoute Mercy, c’est M. de Maurepas qui a dû suggérer ces réflexions au roi[387]».

Marie-Antoinette avait obéi, elle aussi, à des suggestions, mais d’un tout autre genre et aussi perfides quecyniques. Si d’Aiguillon peut être représenté par ses ennemis comme un «homme noir», méditant les complots les plus affreux, Besenval, le conseiller de la reine, ne lui est certes pas inférieur, devant l’Histoire, pour la dextérité et l’astuce avec laquelle il ourdit les plus ténébreuses intrigues[388]. Il fallait décider Marie-Antoinette à précipiter, de toute son influence sur Louis XVI, l’écrasement définitif du ministre tombé:

«... Je lui représentai avec feu le danger qu’il y avait pour elle de laisser une cabale aussi inquiétante, ayant à sa tête le duc d’Aiguillon, dont le caractère méchant, vindicatif et profond devait lui faire tout craindre... Je lui fis comprendre la nécessité d’éloigner un tel homme. Je lui conseillai de mettre en avant, vis-à-vis du roi, l’audace avec laquelle il avait poussé le comte de Guines, quoiqu’il ne pût douter de la protection qu’elle lui accordait et de lui faire comprendre qu’on ne devait jamais s’attendre à aucun repos, tant qu’on laisserait un tel homme au milieu de Paris.»

Mais l’arrivismedu personnage, pour parler la langue à la mode, se trahit bientôt:

«L’intérêt de la reine aurait suffi pour me faire attaquer M. d’Aiguillon; mais d’autres considérations m’y portaient encore, c’était lui qui était l’auteur de la chute de M. de Choiseul. Il convenait, à mon sentiment, de l’en punir. Je ne pouvais me flatter d’aucun espoir de retour pour M. de Choiseul, tant que M. d’Aiguillon serait à portée de pouvoir quelque chose; et en l’éloignant, je croyais rendre un grand service à mes amis[389].»

Guines, «soufflé par le parti Choiseul[390]», venait d’envoyer «un violent billet» à Louis XVI, pour lui demander justice contre les procédés de M. d’Aiguillon. Celui-ci, «mis en cause», riposte par deux lettres que Vergennes, son ami, soumet au Conseil, en présence de Louis XVI. Maurepas fait savoir à l’intéressé, par sa femme, le résultat négatif de la séance[391]. «On (le roi) m’a répondu qu’on ne pouvait empêcher l’affaire de suivre son cours, qu’on lui (à Guines) avait fait dire très fortement qu’on était mécontent du billet, mais qu’on ne voulait pas faire de bruit de cette affaire. On a même ajouté d’un ton à me fermer la bouche que vous ne devriez pas chercher de nouvelles affaires. Je ne puis trop vous recommander le silence en ce moment.»

Dès lors, la reine d’un côté, Vergennes et Maurepas de l’autre, se combattent, «à coups fourrés» dit Besenval, sous les yeux de Louis XVI, assez faible déjà pour subir alternativement toutes les influences.

D’Aiguillon avait obtenu l’autorisation de faire imprimer sa correspondance ministérielle pour répondre aux imputations de Guines[392]: elle prouverait plutôt qu’il avait pris parti contre Tort de la Sonde. Son adversaire, «pour le noircir», fait mettre sous lesyeux du procureur général du Châtelet des extraits de sa correspondance diplomatique avec d’Aiguillon et prétend donner ce second mémoire à l’impression[393]. Vergennes s’y oppose: il démontre fort judicieusement au roi que si l’on accorde cette permission à Guines, d’Aiguillon pourra la réclamer pour d’autres dépêches: alors où s’arrêtera un tel abus? Louis XVI approuve son ministre. Mais Guines passe outre; et le Conseil d’ordonner la suppression et la destruction du mémoire imprimé:

«Si vous avez été surpris, écrit, le 24 mai, Mᵐᵉ d’Aiguillon au chevalier de Balleroy, du ton du premier mémoire du comte de Guines, vous le serez un peu plus du deuxième: c’est un tissu de noirceurs et de mensonges. Je joins à ma lettre l’arrêt du Conseil qui a été rendu à cette vacation, qui a porté lui et ses protecteurs au dernier degré de la rage. Ils remuent ciel et terre pour trouver quelques nouvelles misères à faire et à dire. Je suis, sur cet article, comme le sage pour la mort: je les attends sans les craindre[394]...»

La vaillante femme sait bien qu’elle et ses amis sont impuissants contre les «protecteurs» qu’elle ne veut pas nommer et qu’elle ne nommera jamais. Mᵐᵉ de Maurepas lui dira qu’«on ne put tenir» contre une reine qui use de son ascendant sur son mari pour satisfaire sa haine. Marie-Antoinette fit croire au roi que sa religion avait été surprise[395], lui rappelant, dans un retour vers le passé, «la conduite atroce» de d’Aiguillon contre La Chalotais, contre la Bretagne, contrele duc de Choiseul «protecteur» de Guines. Et Louis XVI manda au Chatelet qu’il n’improuvait pas la publication des mémoires de Guines pour sa justification[396]. Louis XVI défendait seulement au comte d’attaquer le duc d’Aiguillon; et le 2 juin, par 7 voix contre 6, le Chatelet déclarait calomnieuses les accusations de Tort de la Sonde.

«La justice de Louis XVI, conclut Mᵐᵉ Campan, fit triompher l’innocence du duc de Guines[397].»

Qu’en savait-elle? Jamais affaire ne fut plus embrouillée; et si Tort de la Sonde, qui d’ailleurs en rappela, eut souvent des allures assez louches, la conduite de son adversaire ne fut pas toujours bien correcte. La protection presque tendre que lui accorda la reine était encore une de ces imprudences qui furent si cruellement reprochées à la femme; et ce fut grâce à ses instances qu’il reçut ce titre de duc dont Mᵐᵉ Campan le décore un peu trop tôt.

La joie des vainqueurs fut insolente: «La sentence du Chatelet en faveur du comte de Guines est imprimée en caractères gigantesques et se trouve affichée à tous les coins de rue[398]».

Il semblait, en vérité, que la fatalité s’acharnât après d’Aiguillon. C’était comme une reprise de l’éternelle affaire de Bretagne, qu’elle s’affirmât par la réhabilitation des soi-disant victimes de l’ancien commandant ou par l’apparition de nouveaux ennemis dans lesrangs de ses propres défenseurs. Tel Linguet qui se plaignait de n’avoir pas été suffisamment rémunéré par un client ingrat et superbe au point de ne plus le reconnaître, une fois son procès gagné[399]. En outre, Linguet avait été singulièrement persiflé, quand il était allé demander à Maurepas la permission d’écrire contre d’Aiguillon: le vieil homme d’Etat lui avait conseillé de se méfier de ses emportements. «—Ah! Monseigneur, s’écria le publiciste, je vois qu’on vous a égaré sur mon compte. Eh bien! je prends acte de vos préventions.»

Et Maurepas, ouvrant toute grande la porte de son cabinet:

—Vous êtes témoins, Messieurs, que je donne à M. Linguet la permission de prendre acte de mon penchant à croire qu’il est quelquefois au delà du vrai et que ses talents l’égarent[400].

Le gazetier, qui avait conté l’anecdote, annonçait un autre jour[401]que La Chalotais venait de recevoir, à titre de compensation, 100.000 francs, 8.000 livres de pension, le titre de marquis et pour son fils celui de Président. Mais il avait dû renoncer à «ses prétentions et griefs contre d’Aiguillon...».... «Cela semblerait prouver que ce duc avait agi en Bretagne par ordre du feu roi, ou que le monarque avait approuvé les procédures de ses représentants en Bretagne. Cependant l’odieux qui a rejailli de cette affaire sur MM. d’Aiguillon et de Calonne subsiste toujours dans l’opinion publique.»

Mais des outrages plus sanglants, des humiliations plus pénibles, une chute plus profonde, et celle-ci définitive, attendaient le duc d’Aiguillon. Or, cet homme de cour, rompu cependant à toutes les intrigues, n’avait jamais eu, pour sa propre destinée, la clairvoyance dont sa femme était supérieurement douée. Les événements qui se précipitaient auraient dû lui ouvrir les yeux; et ses oreilles restaient obstinément fermées aux avertissements que ne lui ménageaient pas de prudentes amitiés. Il se flattait qu’il reviendrait au pouvoir. Sa fierté, réveillée par des voix autorisées, l’en avait fait, il est vrai, spontanément descendre. Et la rapidité avec laquelle il fut remplacé ne démontra que trop que sa révocation était imminente. Son optimisme personnel en fut à peine effleuré: «J’avoue, disait-il à Belleval, que la haine dont la reine me poursuit, après m’avoir honoré jadis de quelque bienveillance, m’a trouvé moins résolu». Il était persuadé que, s’il n’avait dépendu que du roi, il serait resté: «il n’est pas besoin de s’adorer pourvu que les affaires de l’Etat marchent[402]». Faut-il rappeler, d’après lesMémoires du ministère d’Aiguillon, ce rêve d’un projet qui le ramenait au pouvoir pour en faire le coadjuteur de son oncle? Sa belle confiance escomptait toujours l’avenir.

Le 24 septembre 1774, il avait annoncé à ses chevau-légers que la compagnie serait passée en revue par le roi et qu’elle «irait au sacre de Sa Majesté le printemps prochain».

Et Belleval, qui reçoit, en 1775 (avril), les confidences de son commandant, déplore «l’état d’aveuglement où l’esprit le plus subtil reste couvert de nuages». D’Aiguillon, sans prendre autrement garde au sentiment du roi qui le tolère, ni à «la haine de la reine», qui ne le tolère pas, organise, avec son faste ordinaire, pour les fêtes du sacre, de luxueux préparatifs dont s’indigne Marie-Antoinette. Il annonce à ses officiers qu’ils seront reçus à Reims, dans son hôtel et à sa propre table. Mais tout à coup il reçoit un ordre qui le relève de son service à cette fête grandiose. C’est le «coup de tonnerre» précurseur de la tempête. Et quel désarroi parmi les chevau-légers! Belleval en esquisse un leste croquis[403]. Le comte de la Coste lui apprend, dans la Grande Galerie de Versailles, qu’il doit commander la compagnie à la cérémonie du sacre: communication toute confidentielle. Mais les officiers pressentent l’événement. Le duc de Villequier vient à Belleval qu’il sait ami de d’Aiguillon et tente vainement de le faire parler. Mais le lendemain:

—Eh! eh! la guêpe est écrasée. Il n’y a plus de coups d’aiguillon à craindre.

Belleval s’échauffe:

—Parlons sérieusement, dit en riant Villequier. Aussi bien il serait puéril de vouloir «cacher aujourd’hui ce que chacun sait».

Et Villequier lui confirme les nouvelles de la veille. Il lui annonce que la reine, en raison de son estime pour Choiseul, l’a fait inviter au sacre.

—Sans doute, ajoute-t-il, «si le roi avait étéabandonné à lui-même, il aurait gardé M. d’Aiguillon, malgré la violence du parti que son imprudence avait laissé se former et grandir contre lui». Ce n’est pas qu’il soit «un homme d’Etat», mais il a «l’esprit fin et adroit»; courtisan délié, il avait une intelligence capable de le faire louvoyer au milieu des écueils de l’entourage hostile de la reine.

Il fallut, pour enlever à d’Aiguillon ses dernières illusions, l’insulte suprême de la revue du Trou-d’Enfer (le 30 mai), où les devoirs de sa charge l’obligeaient à défiler, à la tête de sa compagnie. Quelques jours auparavant, il était allé prendre les ordres de la reine pour cette revue:

—Que n’allez-vous à Saint-Vrain, solliciter ceux de Mᵐᵉ Du Barry? lui répondit durement Marie-Antoinette.

L’ancienne maîtresse de Louis XV avait obtenu depuis peu la permission de quitter l’abbaye de Pont-aux-Dames où elle était exilée, pour la résidence de Saint-Vrain située près d’Arpajon; et d’Aiguillon, à qui ses ennemis faisaient un crime de cet acte de reconnaissance, était allé présenter ses hommages, ainsi qu’il l’avait appris à Belleval, à la châtelaine de Saint-Vrain[404].

Le «capitaine-lieutenant» des chevau-légers était donc venu de Paris au camp de Marly pour la revue du Trou-d’Enfer. Le bruit de son exil avait atteint lerinforzandoque Beaumarchais donne à la rumeur de la calomnie; et la reine avait annoncé qu’elle s’abstiendrait de paraître, si d’Aiguillon était présent. Lacompagnie était enchantée que le roi n’eût pas interdit à son commandant de remplir son emploi[405].

Mais, au moment de monter à cheval, le duc reçoit ce billet de Maurepas[406]: «Quand le roi passera, ne lui remettez pas le papier», c’est-à-dire «les grâces à demander», une liste que connaissait bien Belleval, car son protecteur lui promettait souvent d’y faire figurer son nom.

D’Aiguillon ne comprend rien au message de Maurepas, et perd la tête lorsque, en arrivant sur le terrain de la revue, il aperçoit, contre toute attente, le carrosse de la reine et partout une foule énorme de curieux.

Le défilé commence. Au passage des chevau-légers devant le roi, d’Aiguillon remet au prince «le papier». Louis XVI ne le regarde pas: le parti de Guines affirma même plus tard qu’il l’avait refusé[407]. Mais voici le capitaine-lieutenant, à la tête de sa compagnie, devant le carrosse de la reine; Marie-Antoinette abaisse vivement le store de la portière. Les Mémoires de d’Aiguillon disent même qu’«elle tira la langue» à l’ex-ministre... «Les cheveux me dressent sur la tête quand j’aperçois cet homme-là», déclare-t-elle le soir de la revue[408].

Le lendemain, le duc, qui voulait décidément faire contre mauvaise fortune beau jeu, déclarait à Belleval qu’il «supportait légèrement cette dureté».

Il n’était qu’au commencement de son calvaire.


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