XVIII

[Pas d'image disponible.]Revue du Trou d’Enfer à Marly(d’après Moreau et Le Paon)

Revue du Trou d’Enfer à Marly(d’après Moreau et Le Paon)

Revue du Trou d’Enfer à Marly

(d’après Moreau et Le Paon)

Le 5 juin, trois jours avant le sacre, Marie-Antoinette mande Maurepas et lui tient ce langage[409]: «Monsieur, je ne vous vois point avec peine avoir la confiance du roi. Je connais votre probité, la droiture de vos intentions et votre désintéressement. Mais je ne puis vous déguiser que vous me trouverez contraire à tout projet de voir votre neveu dans ce pays-ci. J’ai lieu d’être mécontente de lui depuis longtemps. Vous l’avez soutenu et nous avons combattu l’un contre l’autre. Vous avez tenu des propos sur tout cela; j’en ai tenu de mon côté qui ne vous auront pas contenté. Laissons votre neveu loin d’ici et oublions de part et d’autre nos propos mutuels.»

Maurepas, pris au dépourvu, se confond en vagues protestations. La reine redouble de véhémence. Elle déclare qu’elle a obtenu du roi l’interdiction pour d’Aiguillon de se rendre à Reims et son ordre d’exil dans ses terres.—Mais, demande Maurepas, quels sont les nouveaux torts de mon neveu?

—Qu’importe? La mesure est comble. Il faut que le vase renverse.

—Mais, Madame, il semble que si le roi doit faire du mal à quelqu’un, ce ne saurait être par vous.

—Vous pouvez avoir raison; et je compte dorénavant n’en plus faire, mais je veux faire celui-là.

—Puis-je dire, Madame, que c’est votre volonté et non celle du roi?

—Soit, je prends tout sur moi.

Maurepas se rendit auprès de Louis XVI, qui, dès les premiers mots, déclara qu’il ne voulait se mêler de rien et qu’il laissait à sa femme le soin de régler le lieu et la durée de l’exil[410].

Est-il vrai que Guines et les Choiseul représentèrent à la reine que Maurepas n’allant pas au sacre, les intrigues continueraient et que «des courriers se croiseraient de Veretz à Pontchartrain[411]?» Ou bien que d’Aiguillon, se sachant relégué à Veretz, ne tint aucun compte de cet ordre et ne bougea de Paris[412]. Toujours est-il que, dans une troisième et dernière conférence avec Maurepas, Marie-Antoinette lui signifia que l’ex-ministre eût à prendre le chemin d’Aiguillon en Agénois[413]. Ce fut La Vrillière qui remplit officiellement cette mission auprès de son neveu, comme il s’était acquitté d’une semblable, l’année précédente, auprès de Mᵐᵉ Du Barry.

Quand ce faible et irrésolu monarque qu’était Louis XVI fit, au moment de son départ pour Reims, ses adieux à Maurepas, il eut comme conscience de sa mollesse, il regretta l’ordre d’exil et parlait déjà de revenir sur sa décision. Maurepas refusa net.

—Oubliez tout, dit-il au roi, ne songez plus qu’à la cérémonie de Reims, moi, j’irai me tranquilliser à Pontchartrain avec mes carpes. Votre Majesté me fait espérer qu’elle me donnera des nouvelles qui me tiendront lieu de tout. Mon neveu est sujet trop respectueux pour rien faire qui puisse déplaire à la reine: il partira dans quelques jours[414].

Il est vrai que le roi n’avait pas consenti à signer de lettre de cachet[415]. Et la reine s’attribuait tout l’honneur de cet «ordre verbal»[416], qu’elle estimait moins dur et moins «barbare, quoique lui-même s’en fût servi[417]».

Impatience et joie exubérante de la reine.—Réaction de l’opinion publique en faveur de l’exilé.—Fausse philosophie de d’Aiguillon: billet à Balleroy, entretien avec Maurepas.—«Il n’y a rien perdu», le mot de Marie-Antoinette justifié.—Les lettres de Mᵐᵉ de Maurepas.—La tâche de Mᵐᵉ d’Aiguillon.—Voyage de Mᵐᵉ Du Barry: l’anecdote des «Entretiens de l’autre monde».

Impatience et joie exubérante de la reine.—Réaction de l’opinion publique en faveur de l’exilé.—Fausse philosophie de d’Aiguillon: billet à Balleroy, entretien avec Maurepas.—«Il n’y a rien perdu», le mot de Marie-Antoinette justifié.—Les lettres de Mᵐᵉ de Maurepas.—La tâche de Mᵐᵉ d’Aiguillon.—Voyage de Mᵐᵉ Du Barry: l’anecdote des «Entretiens de l’autre monde».

«Il partira dans quelques jours», avait dit Maurepas à la reine. Or, Marie-Antoinette n’avait eu de cesse que M. d’Aiguillon fût déjà sur le chemin de l’exil. Un courrier de La Vrillière était venu réveiller Maurepas: «Rien ne m’a plus étonné que l’empressement de la reine à savoir M. d’Aiguillon parti: il faut qu’on lui ait fait encore quelque noire méchanceté», écrivait à sa nièce la femme du ministre. Un autre émissaire avait couru chez la duchesse: «Que les ennemis du duc se rassurent, dit Mᵐᵉ d’Aiguillon, il est parti ce matin[418]». Noble et fière réponse qui laisse pressentir avec quelle dignité la vaillante fille des Plélo s’efforcera d’adoucir pour son époux les rigueurs de la disgrâce.

Jusqu’au dernier moment, elle avait douté de la catastrophe: elle ne voulait pas que leur ami Balleroy pût y croire: «Cependant, à tout hasard, luidisait-elle, je vous donne part qu’il n’en est rien, le roi ayant dispensé M. d’Aiguillon d’aller à son sacre, et lui avancé son voyage pour Veretz de huit jours.» Elle notait en passant que «le procès de M. de Guines n’était rien moins que fini, puisque Tort en appelait».

Marie-Antoinette exultait de joie: «Ce départ, écrit-elle le 13 juillet au comte de Rosemberg, est tout à fait mon ouvrage. La mesure était tout à fait à son comble (l’avait-elle assez répété?). Ce vilain homme entretenait toutes sortes d’espionnage et de fort mauvais propos. Il avait cherché à me braver plus d’une fois dans l’affaire de Guines; aussitôt après le jugement (le 2 juin) j’ai demandé au roi son éloignement. Il estvrai que je n’ai pas voulu de lettre de cachet; mais il n’y a rien perdu; car, au lieu de rester en Touraine, comme il le voulait, on l’a prié de continuer sa route jusqu’à Aiguillon qui est en Gascogne[419].»

Cette prétendue clémence n’était donc qu’un raffinement de vengeance féminine. On en saura tout à l’heure le motif.

La persécution, si justifiable que le prétende le persécuteur, finit par donner l’auréole des martyrs à ses victimes, fussent-elles les moins sympathiques du monde. Ce fut le cas de l’exilé. L’opinion publique réprouva un tel acharnement. Et Besenval le remarque d’un ton pincé: «Le sentiment de vengeance et de justice fut étouffé par une compassion philosophique que les femmes, qui s’étaient érigées en législateurs, outrèrent, ainsi qu’elles outrent toujours àtort. On n’entendit que les mots detyrannie, justice exacte, liberté du citoyen et loi[420]».

Le public, note Belleval[421], blâma la sévérité du roi:

«M. d’Aiguillon n’était pas plus coupable alors qu’en quittant le ministère. Aussi lui écrivait-on que «la partie n’était pas perdue et qu’il y avait lieu de profiter de ce mouvement de l’opinion qui se déclarait pour lui». Il répondit qu’il était au-dessous de lui d’implorer sa grâce et qu’il laissait ses amis libres de faire pour lui ce que bon leur semblerait. La question de retour fut proposée et agitée; et la reine faiblit devant le bruit de la Cour et de la ville...»

A notre avis, Belleval, que sa chaude amitié incita peut-être à cette démarche, s’abuse sur la prétendue «faiblesse» de la reine. La fille des Césars était trop férue de son autorité, trop absolue et trop pénétrée de la sûreté de son jugement, pour ne pas persister dans sa résolution, même en présence des protestations de l’opinion publique.

Puis elle se voyait enfin émancipée du joug de sa mère, et de plus, elle avait conscience de l’infériorité intellectuelle de son époux. Comme une autre Marie-Thérèse, elle gouvernait déjà. Dans les deux lettres qu’elle écrivait à Rosemberg, cet ami d’enfance, elle affectait une indépendance d’allures et un ton d’autorité vraiment étranges: elle s’était constitué une petite cour «d’hommes aimables», et, de son boudoir, faisait marcher la machine gouvernementale: «Nous allons être débarrassés de M. de la Vrillière».Elle avait vu Choiseul à Reims et lui avait parlé, sans que le roi l’ignorât, mais assez adroitement pour n’avoir pas l’air d’en demander la permission au «pauvre homme» (elle appelait ainsi Louis XVI).

Marie-Thérèse, qui se plaignait déjà amèrement de la «vivacité, légèreté, inapplication, entêtement» de sa fille, sent qu’elle lui échappe et ne peut retenir son indignation, surtout après la lecture de la missive adressée à Rosemberg, qu’elle n’avait «connue, disait-elle, que par tradition»:

«... Je l’ai fait copier, écrit-elle à Mercy, pour vous l’envoyer... J’avoue que j’en suis pénétrée au fond du cœur. Quel style! Quelle façon de penser! Cela ne confirme que trop mes inquiétudes. Elle court à grands pas à sa ruine, trop heureuse encore, si, en se perdant, elle conserve les vertus dues à son rang! Si Choiseul vient au ministère, elle est perdue, il en fera moins de cas que de la Pompadour à qui il devait tout et qu’il a perdue le premier...»

A ces sinistres prédictions qui se terminent sur une révélation inattendue, l’archiduc Joseph avait voulu joindre une sévère admonestation à sa sœur. Ce ne fut qu’un projet de lettre; mais le ton en était vraiment dur: «De quoi vous mêlez-vous, ma chère sœur, de déplacer des ministres, d’en faire envoyer un autre sur ses terres, de faire donner tel département à celui-ci ou à celui-là, de faire gagner un procès à l’un, etc..... Vous êtes-vous demandé une fois par quel droit vous vous mêlez des affaires du gouvernement et de la monarchie française... Quelles études avez-vous faites[422]?»

Marie-Thérèse brûla le brouillon de cette épître quelque peu cavalière, quoique fort sensée. Mais elle invitait Mercy à redoubler «d’assiduités» auprès de Marie-Antoinette: elle pressentait toutefois «l’éloignement» de son autre agent, l’abbé de Vermond: alors, gémissait-elle, «ce serait la perte totale de ma fille».

Au reste, la principale victime que l’impératrice-reine trouvait elle-même trop rudement frappée, semblait accepter sa disgrâce avec un sang-froid et un détachement philosophiques trop beaux pour être sincères. Il adressait, le 7 juin[423], ce billet au chevalier de Balleroy:

«Ce n’est plus à Veretz que je vous donne rendez-vous, mais à Aiguillon où l’on m’envoie, sans que je puisse deviner la cause d’un traitement aussi rigoureux, auquel je ne devais pas m’attendre après les services que j’ai été assez heureux de rendre dans tous les genres depuis plus de quarante ans. Vous serez mal logé; mais je compte sur votre amitié. Vous tirerez mes lièvres et mes perdreaux; et je les mangerai[424].»

S’il faut ajouter foi à certains passages desMémoires[425], dont l’éditeur de 1792 affirme avoir «adouci» les termes, pour «ne pas offenser la reine dans une circonstance malheureuse», d’Aiguillon, avant de partir pour Veretz où il se croyait tout d’abord exilé, aurait eu, à Pontchartrain, devant Maurepas, l’attitude d’un homme découragé, aigri et devenu particulièrement amer. Il lui aurait dit toute sa lassitude de la vie combative qu’il menait depuis un an, son dégoût du parti de la reine capable de la compromettre et d’en faire une aventurière, sa pitié pour sa faiblesse à lui Maurepas. Et son bonhomme d’oncle de s’excuser: «Je ne suis qu’un lourdier et je traîne le timon; j’ai besoin d’aide... Aujourd’hui c’est Turgot dont le roi s’engoue, mais vous savez si l’engouement d’un Bourbon peut durer; mais tout cela ne durera pas, il faudra changer d’adjudant». Un rêve dont Maurepas donnait le mirage à son neveu pour le faire patienter et à sa femme pour avoir la paix! D’Aiguillon gagna l’Agenois avec la persuasion qu’il n’y resterait que quinze mois... «et voilà cinq ans!» dit le rédacteur desMémoires[426].

Si le duc ne se plaignait pas, prétend Belleval, Mᵐᵉ de Maurepas jetait feu et flammes; elle gourmandait son mari, elle écrivait à Mᵐᵉ d’Aiguillon lettres sur lettres et combien tendres, combien désolées[427]:

De Pontchartrain, ce lundi (12 juin 1775).«Jugez de ma douleur, ma chère nièce; j’ai cru jusqu’à présent que votre exil n’était que des propos. Je n’ai su qu’hier, après les démarches que M. de Maurepas avait faites, que ce n’était que trop vrai. J’espèreque vous viendrez me voir ici. Que je suis fâchée de n’être pas plus jeune! J’irais vous trouver dans quelque lieu que vous soyiez; ne doutez jamais de ma tendre amitié; elle ne finira qu’avec ma vie.Dites mille choses tendres pour moi à M. d’Aiguillon; il doit savoir l’intérêt sincère que je prends à lui.»

De Pontchartrain, ce lundi (12 juin 1775).

«Jugez de ma douleur, ma chère nièce; j’ai cru jusqu’à présent que votre exil n’était que des propos. Je n’ai su qu’hier, après les démarches que M. de Maurepas avait faites, que ce n’était que trop vrai. J’espèreque vous viendrez me voir ici. Que je suis fâchée de n’être pas plus jeune! J’irais vous trouver dans quelque lieu que vous soyiez; ne doutez jamais de ma tendre amitié; elle ne finira qu’avec ma vie.

Dites mille choses tendres pour moi à M. d’Aiguillon; il doit savoir l’intérêt sincère que je prends à lui.»

Les «démarches» de M. de Maurepas! Nous avons vu plus haut ses «conférences» avec la reine, d’après l’abbé de Véri. Or, la correspondance de Mercy les présente sous un tout autre jour. L’ambassadeur d’Autriche parle d’une «audience» que le ministre a demandée. Marie-Antoinette a bien traité Maurepas. Elle lui adresse les compliments que nous savons. Elle estime sa droiture en regard de la méchanceté et des intrigues de son neveu. Et le rusé courtisan se tut, ajoute Mercy, mais assura la reine de son «respectueux attachement[428]».

Et quel était cet exil d’Aiguillon pour lequel Marie-Antoinette insinuait que le duc «n’y avait rien perdu»?

Une lettre de la comtesse de Boisgelin à Balleroy[429]va nous le dire:

6 juin 1775.«... On ne sait pour quel crime on traite le duc d’Aiguillon si cruellement. Le public prétend que la reine s’en prend à lui de ce que le peuple n’a pas crié aux deux dernières revues. Vous ne croirez pas plus que moi que c’est la raison d’un traitement aussi dur...»

6 juin 1775.

«... On ne sait pour quel crime on traite le duc d’Aiguillon si cruellement. Le public prétend que la reine s’en prend à lui de ce que le peuple n’a pas crié aux deux dernières revues. Vous ne croirez pas plus que moi que c’est la raison d’un traitement aussi dur...»

Et Mᵐᵉ de Boisgelin s’apitoyant sur la duchesse: «La pauvre femme se désespère de ne pouvoir suivre son mari, puisqu’il venait de jeter en bas le château d’Aiguillon où l’on est à le rebâtir; et il ne reste pas même de quoi le loger seul avec quelques domestiques...»

On a vu avec quelle hauteur méprisante la reine affectait de traiter la duchesse d’Aiguillon. La femme devait donc prendre sa part du châtiment infligé au mari. N’était-elle pas déjà prête, d’accord avec son époux, disaient les mauvaises langues, à «faire sa cour», elle aussi, à la châtelaine de Saint-Vrain, qui lui offrirait, pendant une bonne partie de l’été[430], une hospitalité princière—digne remercîment de celle qu’elle avait reçue, à Ruel, de Mᵐᵉ d’Aiguillon, dans des circonstances que la reine ne pouvait oublier?

Pour de grands seigneurs habitués aux splendeurs de Veretz, la nouvelle résidence imposée au duc était donc inhabitable. «Aiguillon n’était ni bâti, ni meublé!» déplore l’historien Moreau. Et la duchesse se lamente autant qu’elle s’indigne. La disgrâce qui vient de s’abattre sur son époux est d’une rigueur inouïe. M. de Maurepas, M. de Choiseul lui-même «dont le feu roi avait plus d’une raison de se plaindre» avaient été envoyés dans leurs terres, et lui M. d’Aiguillon est exilé à deux cents lieues de Versailles «dans un endroit non bâti et où je ne puis pas aller[431]».

Elle y courut.

«J’ai su des nouvelles de votre arrivée par votrefille et par Mᵐᵉ de Laigle, lui écrit, le 3 août, Mᵐᵉ de Maurepas. Vous devez avoir reçu deux lettres de moi. Vous êtes, à ce que l’on m’a dit, très mal logée avec toutes les incommodités possibles. Jugez de ma peine de ne pouvoir vous en tirer. J’espère toujours avant l’hiver pouvoir faire parler aux gens qui vous tiennent éloignés sans aucun sujet[432]...»

Une correspondance très active, surtout de la part de la comtesse de Maurepas, dut s’engager entre elle et sa nièce.

Les lettres de celles-ci, relatives à cette néfaste période, ne se trouvent pas dans les archives Chabrillan qui en contiennent déjà si peu de la duchesse à d’autres époques. Ont-elles été détruites par Mᵐᵉ de Maurepas? Ont-elles disparu pour des motifs que nous ignorons? En tout cas elles ont existé: car celles qui subsistent de la comtesse répondent à des missives reçues, témoin celle où l’oncle fait savoir au neveu qu’il peut aller prendre, sans permission, les eaux de Bagnères, puisqu’il n’a pas de lettre de cachet. Et ce billet encore, si intéressant dans ses premières lignes, pour l’histoire de la disgrâce qui frappa le ministre de Louis XV.

Versailles, 22 août 1775.«M. de Maurepas n’écrit pas à M. d’Aiguillon (toujours l’homme prudent que hante la terreur du Cabinet noir) tant qu’il n’aura pas quelque chose d’agréable à lui mander, à l’égard des motifs qui l’ont éloigné; car il n’y en a point; il est difficile de les dire. Lorsque nous avons été à Bourges, je suis encore à savoirpourquoi; on dit que c’était pour des chansons dont nous n’avons jamais entendu parler. Il en est de même des discours que l’on vous prête qui seront bien prouvés qu’ils ne sont pas de vous.... Si nous pouvons obtenir votre liberté, je crois que M. d’Aiguillon fera bien de n’en point profiter cet hiver pour Paris: il sera encore question de la maudite affaire de Guines; et il serait à craindre qu’on ne le fît encore parler...Il (évidemment Maurepas) a trouvé la reine avec la même résistance.»

Versailles, 22 août 1775.

«M. de Maurepas n’écrit pas à M. d’Aiguillon (toujours l’homme prudent que hante la terreur du Cabinet noir) tant qu’il n’aura pas quelque chose d’agréable à lui mander, à l’égard des motifs qui l’ont éloigné; car il n’y en a point; il est difficile de les dire. Lorsque nous avons été à Bourges, je suis encore à savoirpourquoi; on dit que c’était pour des chansons dont nous n’avons jamais entendu parler. Il en est de même des discours que l’on vous prête qui seront bien prouvés qu’ils ne sont pas de vous.

... Si nous pouvons obtenir votre liberté, je crois que M. d’Aiguillon fera bien de n’en point profiter cet hiver pour Paris: il sera encore question de la maudite affaire de Guines; et il serait à craindre qu’on ne le fît encore parler...

Il (évidemment Maurepas) a trouvé la reine avec la même résistance.»

En vérité, la comtesse fait un peu trop l’innocente. Elle ne pouvait ignorer que son mari avait été bel et bien disgrâcié pour ces «chansons dont elle n’a jamais entendu parler», sinon pour le couplet qui fleurissait à l’excès Mᵐᵉ de Pompadour, du moins pour une infinité d’autres que le ministre récoltait par les soins de la police, quand il ne les composait pas lui-même[433]. Et même, en dépit de l’âge et de la plus élémentaire prudence, il s’amusait encore à ces menues bagatelles. Il s’adressait plus particulièrement à l’entourage de la reine sur lequel il décochait ses traits les plus acérés. Il en déclinait hautement la paternité: sinon, dit Belleval, on l’eût «déchiré». Seul, d’Aiguillon était épargné; il est vrai que Mᵐᵉ de Maurepas n’eût pas toléré que son neveu fût chansonné par son mari[434].

Parfois elle assaisonnait ses lettres d’un grain de philosophie; il fallait bien revigorer un homme qui sortait de Bagnères et lui prouver, par un exemplefamilial, que l’exil, à l’occasion, peut devenir un brevet de santé:

«Vous savez, par mon expérience, qu’on peut vivre sans cela (la rentrée en grâce). M. de Maurepas a été cinq ans sans pouvoir aller à Paris, et s’en est fort bien porté.»

La saine raison, l’énergie et le sens pratique de Mᵐᵉ d’Aiguillon devaient exercer une influence salutaire, non tant sur la santé, qui resta toujours précaire, que sur le moral affaibli de l’homme politique, encore meurtri de sa chute. Tout manquait à ce château d’Aiguillon qui commençait à sortir des ruines de l’ancien. Et il fallait des prodiges d’économie domestique, pour assurer rapidement à la nouvelle demeure le grand air, la confortable opulence, l’attrait irrésistible et jusqu’aux aspects pittoresques de l’inoubliable Veretz.

La châtelaine entreprit cette tâche avec l’esprit de suite, le goût, la persévérance qui la caractérisaient, s’inspirant toujours de cet orgueil du nom, mitigé d’une tendresse presque maternelle, dont le trait le plus saillant était de laisser croire que le maître et seigneur du logis était l’ordonnateur suprême de toutes ces magnificences. Elle, se réléguant de la meilleure grâce au second plan, n’était plus qu’une simple intendante, voire la fermière du château. C’est ainsi que nous assisterons, dans sa correspondance, aux efforts continus, aux développements successifs, aux améliorations progressives qui devaient transformer une propriété, négligée jusqu’à l’abandon, en un domaine prospère qu’allait ruiner de nouveau et bouleverser de fond en comble la tempête révolutionnaire.

Nous n’avons aucune lettre de Mᵐᵉ d’Aiguillon, nous retraçant les premières heures de ce que nous appellerions volontiers la période d’incubation, c’est-à-dire les travaux d’installation et d’aménagement qui suivirent l’arrivée des exilés dans les décombres du vieux manoir. Mais il fallait que l’ensemble en fût assez satisfaisant pour que les propriétaires en aient fait les honneurs, à deux reprises, pendant l’été et l’automne de 1775, à la comtesse Du Barry[435].

Naturellement, la malignité publique s’empara de la nouvelle et la grossit (sans jeu de mots) à plaisir. Nous en retrouvons l’écho dans un pamphlet du temps. L’ignoble auteur desEntretiens de l’autre mondefait dire à Turgot dans son Dialogue avec Louis XV: «Elle (la Du Barry) a déjà eu la liberté d’aller à son château de Luciennes. Il paraît que le duc d’Aiguillon en est toujours amoureux. Non seulement, pendant son dernier séjour à Paris, il n’a pu contenir sa passion, au point d’en devenir plus odieux à la reine et de se faire donner un ordre de se retirer dans ses terres de Gascogne; mais, souffrant trop d’être éloigné de cette beauté, il l’a engagée à venir le voir. La bretonne duchesse, accoutumée à ses infidélités, s’est prêtée à ce concubinage; et le bruit général est que Mᵐᵉ Du Barry est grosse des œuvres du duc[436].»

Nous avons cru devoir transcrire intégralement cette infâme calomnie dirigée contre Mᵐᵉ d’Aiguillon, parce qu’elle est la seule que nous ayons jamais trouvée à son adresse. Les pires ennemis du ministre, Marie-Antoinette elle-même, n’ont jamais écrit une ligne, ni dit un mot qui pût faire soupçonner la duchesse de la plus vile complaisance.

Quelques amis, plus fidèles au culte du souvenir qu’au souci de leur bien-être et même de leur intérêt personnel, vinrent, à la fin de 1775, consoler les solitaires dans leur retraite d’Aiguillon; entre autres M. de Flesselles, qui devait finir si misérablement, le 14 juillet 1789, à l’Hôtel de Ville de Paris, comme prévôt des marchands. Les services qu’il avait rendus, en dépit de quelques désaccords passagers[437], au duc d’Aiguillon, pendant les affaires de Bretagne, lui avaient valu l’intendance de Lyon, après celle de Rennes.

Rappel imprévu du comte de Guines.—Pronostic qu’en déduit d’Aiguillon.—Conférence significative d’un ami de d’Aiguillon avec Maurepas.—Les fidèles courtisans du malheur.—Informations parisiennes: le procès Saint-Vincent et le mariage de Fronsac.—Opéra et ménagerie.—«Le grand Pan est à bas».—Mercy voit avec peine l’engouement de la reine pour le comte de Guines.—La nouvelle école de courtisans.—Mort de Mᵐᵉ de Chabrillan: lettre désespérée de la mère.—Emotion de M.-Antoinette.—Rappel de d’Aiguillon à Paris.

Rappel imprévu du comte de Guines.—Pronostic qu’en déduit d’Aiguillon.—Conférence significative d’un ami de d’Aiguillon avec Maurepas.—Les fidèles courtisans du malheur.—Informations parisiennes: le procès Saint-Vincent et le mariage de Fronsac.—Opéra et ménagerie.—«Le grand Pan est à bas».—Mercy voit avec peine l’engouement de la reine pour le comte de Guines.—La nouvelle école de courtisans.—Mort de Mᵐᵉ de Chabrillan: lettre désespérée de la mère.—Emotion de M.-Antoinette.—Rappel de d’Aiguillon à Paris.

L’année 1776 devait marquer pour Mᵐᵉ d’Aiguillon l’époque la plus douloureuse de sa vie; car la mort, et dans quelles cruelles circonstances! allait lui arracher sa fille bien-aimée, en ce château même, où pour elle, pour son mari—ses deux grandes affections!—elle savait évoquer, ainsi qu’une fée de sa baguette magique, les spectacles les plus variés et les plus attrayants.

Le duc souffrit, lui aussi, de cette perte irréparable; mais comme tous les ambitieux et les ambitieux qui affectent de ne plus l’être, il fut moins profondément touché au cœur que sa femme. L’année avait mal commencé pour ses espérances: il avait constaté une fois de plus l’égoïsme de son oncle, bien que dissimulé sous les plus belles promesses et sous les plus chaudes protestations: le bonhomme, nous le verrons, trouvait le duc fort heureux dans son exil d’Aiguillonet l’invitait à s’y tenir en repos, regrettant de ne pouvoir l’imiter, mais non sans l’amuser de ses entretiens avec le roi et la reine, qui n’étaient nullement disposés à faire rentrer en grâce le courtisan banni.

Et depuis, faut-il le dire, d’Aiguillon avait pu sentir, au milieu de ses larmes, sourdre en son cœur l’espoir des revanches futures: car la mort de sa fille avait levé son ordre d’exil.

Le comte de Guines avait été subitement rappelé de son ambassade. C’était, prétendait la princesse de Guéméné, qui était alors la favorite de Marie-Antoinette, pour «avoir compromis la Cour de France au sujet duPacte de famille». Choiseul, auteur du traité, déclarait que la conduite du comte était sans excuse; si Guines avait été son fils, il eût demandé, à titre de grâce, qu’on ne lui fît pas son procès, mais qu’on l’enfermât pour longtemps à la Bastille[438].

Le duc d’Aiguillon, tout en se défendant de sortir de sa tour d’ivoire, épiait, avec un intérêt passionné, les faits et gestes du comte de Guines. C’était par lui qu’il avait connu l’amertume des heures d’exil; et on lui laissait entendre qu’il lui devrait peut-être de goûter les joies du retour! Aussi le contenu de sa lettre du 25 février 1776 au chevalier de Balleroy[439]ne roule-t-il, pour ainsi dire, que sur la corrélation de ses intérêts avec ceux du comte de Guines.

Sa version du rappel de l’ambassadeur est aussi vague que celle de la princesse de Guéméné: une correspondance, interceptée, entre Choiseul et Guines, qui aurait piqué le roi, était cause de tout le mal; et c’est probablement Turgot qui, en sa qualité de surintendant des postes, avait découvert le pot aux roses. Le secret des lettres n’en était jamais un pour le gouvernement. D’Aiguillon le savait mieux que personne. Mais il était persuadé que Guines, quelque coupable qu’il pût être, se justifierait et qu’il serait renvoyé à son poste avec une gratification et la promesse du premier cordon bleu disponible. Quant à son procès, il ne sera pas jugé, ce qui le laisse, lui d’Aiguillon, fort indifférent, bien qu’on lui dise qu’il recouvrera sa liberté, à l’ouverture des débats. Alors, aurait déclaré la reine à M. de Maurepas, il lui serait loisible d’aller où bon lui semblerait, sauf à Paris. Il n’en profitera certes pas; mais il n’en gardera ni humeur, ni mépris. Au reste, sa réinstallation à Veretz lui coûterait trop cher, et il y serait espionné; puis il a fort à faire à Aiguillon. Il termine sur un coup de patte à l’adresse de Maurepas. Bien qu’il n’ait pas eu à se louer de son oncle, il serait fâché qu’il lui arrivât malheur, crainte de pire.

Quelques jours après, la lettre, non signée, d’un ami, dut le confirmer dans l’opinion peu flatteuse qu’il avait de son oncle. Sans nul doute, d’Aiguillon avait envoyé cet ami pour tâter le terrain; mais la réponse de son confident lui fit comprendre combien était chimérique l’espoir qu’on entendait lui donner de lier ses destinées à celles de Guines, puisque la reine le croyait, lui ou ses partisans, les auteurs du rappel de son protégé. D’ailleurs, nous publions intégralement cette conversation de l’ami anonyme avec Maurepas,qui dessine à souhait la silhouette de l’homme d’Etat, ne laissant dans l’ombre aucune de ses finesses, de ses subtilités, de ses roueries, pour ne pas dire de ses mensonges[440].

Paris, 11 mars 1776.Je prends mes mesures pour que cette lettre vous arrive sans obstacle. Je n’ai pas cru devoir attendre une occasion pour vous faire passer les détails que vous y lirez de la part d’un grand nombre d’amis qui soupirent après votre retour.Je fus samedi à Versailles avec le plan de votre château dans ma poche. Je passai près d’une heure avec M. de Maurepas. Je lui montrai sur le papier les incommodités que vous avez éprouvées pendant l’hiver; il s’y est montré sensible et m’a dit:«—Vous les avez laissés en bonne santé?—Ils se portaient à merveille.—Mᵐᵉ d’Aiguillon a été fort incommodée de la grippe. Est-ce vrai?—Elle a gardé le lit trois à quatre jours. Ils paraissent décidés à ne pas quitter Aiguillon.—Je penserais volontiers comme eux; ils y sont de grands seigneurs. A Veretz, ils ne seraient que des bourgeois. Je sais ce que c’est que l’exil; ils ont au moins l’agrément d’être chez eux. Moi, on m’envoya dans un pays où je ne connaissais personne.—Cela est vrai; mais vous étiez chez votre ami; et votre famille vint bientôt vous y joindre, de sorte que vous étiez comme à Paris.—Ils sont toujours éloignés, mais je suis charmé qu’ils soient contents.—Il est bien étonnant, Monsieur le comte, que sous votre gouvernement, qui n’est que liberté, on retienne un citoyen, un homme d’Etat, sans lui en dire les raisons.—Il ne les saura jamais, car il n’y a pas de pourquoi. La reine est irritée contre lui; et elle ne cesse en toute occasion de lui lancer des brocards, sur lui et sur son parti qui a fait rappeler M. de Guines; et tant que la reine et M. de Guines vivront, cette princesse pensera toujours de même. Le roi me l’a dit souvent: ils ne voient dans ce qui arrive à M. de Guines que les menées de M. d’Aiguillon et de ses partisans; et ils ont toujours M. d’Aiguillon à califourchon sur le nez. Le roi est tout le premier à dire qu’il n’y a aucun rapport entre un homme à 200 lieues de Paris et un homme rappelé de son ambassade. Mais la reine est aigrie par ses entours et surtout par Mᵐᵉ de Guéméné qui est la favorite. Le duc de Choiseul se remue aussi tant qu’il peut. Il a des conférences avec la reine. Ils ont été au bal de l’Opéra, masqués tous les deux, en dominos noirs; et cette princesse est toujours entretenue dans les dispositions les plus défavorables. On travaille aussi, autant que pour vous (??) à l’éloigner de moi. En public elle me traite honnêtement, parce qu’elle ne peut, à cause du roi, se comporter autrement; mais, dans le particulier, son maintien est bien différent.

Paris, 11 mars 1776.

Je prends mes mesures pour que cette lettre vous arrive sans obstacle. Je n’ai pas cru devoir attendre une occasion pour vous faire passer les détails que vous y lirez de la part d’un grand nombre d’amis qui soupirent après votre retour.

Je fus samedi à Versailles avec le plan de votre château dans ma poche. Je passai près d’une heure avec M. de Maurepas. Je lui montrai sur le papier les incommodités que vous avez éprouvées pendant l’hiver; il s’y est montré sensible et m’a dit:

«—Vous les avez laissés en bonne santé?

—Ils se portaient à merveille.

—Mᵐᵉ d’Aiguillon a été fort incommodée de la grippe. Est-ce vrai?

—Elle a gardé le lit trois à quatre jours. Ils paraissent décidés à ne pas quitter Aiguillon.

—Je penserais volontiers comme eux; ils y sont de grands seigneurs. A Veretz, ils ne seraient que des bourgeois. Je sais ce que c’est que l’exil; ils ont au moins l’agrément d’être chez eux. Moi, on m’envoya dans un pays où je ne connaissais personne.

—Cela est vrai; mais vous étiez chez votre ami; et votre famille vint bientôt vous y joindre, de sorte que vous étiez comme à Paris.

—Ils sont toujours éloignés, mais je suis charmé qu’ils soient contents.

—Il est bien étonnant, Monsieur le comte, que sous votre gouvernement, qui n’est que liberté, on retienne un citoyen, un homme d’Etat, sans lui en dire les raisons.

—Il ne les saura jamais, car il n’y a pas de pourquoi. La reine est irritée contre lui; et elle ne cesse en toute occasion de lui lancer des brocards, sur lui et sur son parti qui a fait rappeler M. de Guines; et tant que la reine et M. de Guines vivront, cette princesse pensera toujours de même. Le roi me l’a dit souvent: ils ne voient dans ce qui arrive à M. de Guines que les menées de M. d’Aiguillon et de ses partisans; et ils ont toujours M. d’Aiguillon à califourchon sur le nez. Le roi est tout le premier à dire qu’il n’y a aucun rapport entre un homme à 200 lieues de Paris et un homme rappelé de son ambassade. Mais la reine est aigrie par ses entours et surtout par Mᵐᵉ de Guéméné qui est la favorite. Le duc de Choiseul se remue aussi tant qu’il peut. Il a des conférences avec la reine. Ils ont été au bal de l’Opéra, masqués tous les deux, en dominos noirs; et cette princesse est toujours entretenue dans les dispositions les plus défavorables. On travaille aussi, autant que pour vous (??) à l’éloigner de moi. En public elle me traite honnêtement, parce qu’elle ne peut, à cause du roi, se comporter autrement; mais, dans le particulier, son maintien est bien différent.

Je crois qu’on ne me rend pas justice à Aiguillon.

Cependant j’ai fait pour lui tout ce qu’il m’a été possible de faire et des choses mêmes qu’ils ignoreronttoujours. A Fontainebleau, connaissant les dispositions peu favorables de la reine pour moi, j’ai mis en avant M. de Muy[441]et l’abbé de Vermond[442]pour rompre la glace sur ce qui regardait M. d’Aiguillon. Ils lui en parlèrent tous deux avec douceur et vivacité. Ils me rapportèrent qu’elle paraissait étonnée que je ne lui en eusse pas parlé le premier. Je me rendis chez elle. Je lui dis que j’avais voulu lui donner une marque de mon respect, en ne prononçant pas devant elle un nom qui pourrait lui déplaire, mais que, puisqu’elle le trouvait bon, je prendrais la liberté de lui représenter que M. d’Aiguillon, ayant bien servi l’Etat, était traité comme un homme qui l’aurait trahi, que, passant dans l’Europe pour la douceur et la bienfaisance mêmes, il y aurait de la gloire de rendre la liberté à un prisonnier qui était uniquement le sien, voulant lui faire entendre que le roi n’y avait aucune part, que tout le monde avait les yeux sur elle et que je la suppliais de rendre ses bontés à un homme qui n’avait aucun reproche à se faire. Elle me parla de l’affaire de M. de Guines. Je l’assurai et lui donnai ma parole que M. d’Aiguillon ne reparaîtrait pas à Paris, tant que cette affaire ne serait pas finie; et j’insistai fortement sur ce que sa gloire était intéressée à finir cette captivité.

—Il n’est pas encore temps, me répondit-elle sèchement. Nous verrons par la suite.

Quelques personnes m’ont parlé depuis et m’ont engagé d’aller directement au roi; mais comment faire une pareille démarche, malgré la reine et en dépit d’elle? Elle n’est pas praticable. Si cette princesse me donnait mainlevée, le sort de M. d’Aiguillon serait bientôt décidé. Le roi n’a rien contre lui et m’en a parlé cent fois: il connaît et estime ses talents. Mais M. d’Aiguillon a un péché originel vis-à-vis du roi, quoique j’aie travaillé inutilement à le faire oublier à ce prince: c’est Mᵐᵉ Du Barry. J’ai eu beau lui représenter que le besoin d’une protectrice puissante et ensuite la reconnaissance l’avaient forcé à s’attacher à elle. Il m’a répondu que c’était toujours un vilain moyen de parvenir. Croiriez-vous qu’on a poussé la méchanceté à l’égard de Mᵐᵉ Du Barry et de M. d’Aiguillon, jusqu’à dire qu’elle était grosse de lui? Mais cela est tombé et n’a pas été jusqu’au roi; car il ne m’en a pas parlé. Cette femme avait demandé permission de venir à Paris dans un couvent; on le lui avait accordé, mais je ne sais pourquoi elle n’a pas profité de cette grâce. Le Roué est à Paris; le roi le sait et trouve bon qu’il y reste.

Mais, pour revenir à M. d’Aiguillon, il fait fort bien de rester où il est: il y est grand seigneur; il a chez lui de la compagnie; et, suivant ce que vous me dites, il est heureux. Mais à quoi s’occupe-t-il? Car les soirées sont longues. Il ne monte point à cheval, il ne chasse point; et un esprit aussi actif que le sien ne peut demeurer à rien faire.

—Il s’occupe dans son cabinet; il vit de souvenirs et vaque à ses affaires.

—Le séjour qu’il fera dans ce pays ne peut que lesaméliorer; car elles ne sont pas entièrement en bon ordre. La retraite n’est pas un mal dans les circonstances où nous sommes. Je me trouverais mieux à Fontainebleau qu’ici: quand on est tourmenté de la goutte comme je le suis, la prison (?) est maussade. Nous sommes dans une crise vis-à-vis le Parlement. J’espère que nous nous en tirerons, en ne nous mettant point en colère[443].»

Voilà, M. le duc, la solution (?) de la conversation que j’eus samedi avec M. de Maurepas. A l’en croire, il se donne de grands mouvements pour vous; mais la reine arrête d’un côté les efforts de ses démarches; et il cherche, dit-il, délicatement, à faire oublier au roi les liaisons avec Mᵐᵉ Du Barry qui sont la seule prévention que ce prince ait contre vous.

Quel peut bien être le narrateur de cette scène si vive, si animée, si piquante, qui appartient à l’Histoire et qui relève par intervalles de la Comédie, ces deux interprétations de la vie et de la pensée humaines ayant tant de fois entre elles de nombreux points de contact?

Est-ce Flesselles, La Noue, Fontette, Balleroy, Belleval??... un petit groupe, mais tous des cœurs sincères, amis dévoués et courtisans du malheur[444].

Notre anonyme terminait ainsi sa lettre:

«Dès le mois de septembre ou d’octobre, si je suis libre, monsieur le duc, la disgrâce d’un ami est une raison de plus pour moi de lui donner toutes les preuves qui sont en mon pouvoir de mon fidèle attachement et de ma reconnaissance.»

Mais, à toute époque de l’année, à toute heure du jour, la porte de la maison était ouverte et la table servie, comme aux temps heureux de Veretz et de l’hôtel d’Aiguillon, pour ces hôtes que n’effrayait pas le ruban de 200 lieues qui les séparait de Versailles.

Nous en retrouverons les noms, les portraits, les habitudes et même les aventures dans les lettres de la duchesse dont la gaîté, le naturel, la vivacité d’impression contrastent avec le ton gourmé, mystérieux, morne et presque mélancolique des épîtres maritales.

Si, comme l’affirme l’auteur desMémoires, Mᵐᵉ d’Aiguillon ne s’est jamais mêlée d’aucune intrigue politique, elle n’en a pas moins conservé sa liberté d’appréciation sur les hommes du jour et sur leurs actes; elle dit son mot, comme jadis à propos des affaires de Bretagne; elle enregistre nouvelles et informations, elle rédige, en outre, la chronique du château, le tout pour ce brave chevalier de Balleroy, où qu’il soit, en garnison, chez son frère en Basse-Normandie, ou encore dans son petit appartement du faubourg Saint-Germain.

M. de Maurepas se préoccupait, nous l’avons vu, d’une crise au Parlement. «On me mande, écrit la duchesse au chevalier, qu’il y a eu un lit de justice, j’en suis très aise, dans l’espérance que Messieurs, n’ayant plus de discussions, ni de remontrances àfaire, s’occuperont de l’affaire de M. de Richelieu dont j’ai la plus grande impatience de voir la fin[445].»

Elle attendait alors sa fille et son gendre. Mais il paraît qu’on voulait faire un crime à Chabrillan de cette visite.

Aussi prend-elle la mouche: «Il vient ici en droiture; je trouverais bien plat qu’il crût avoir besoin de feindre un autre voyage; il peut sans embarras afficher sa liaison avec nous: il ne peut être blâmé de qui que ce soit[446].»

A huit jours de là, elle revient sur «l’affaire de M. de Richelieu». C’était une assez vilaine histoire. Une intrigante, nommée Saint-Vincent, que le maréchal avait quelque peu chiffonnée en son jeune temps, avait mis en circulation pour trois cent mille écus de billets souscrits à son profit par Richelieu. Celui-ci prétendit qu’ils étaient faux et fit enfermer la Saint-Vincent. Le procès fut évoqué devant le Parlement; et le maréchal put constater une fois de plus ce que valait la haine des «robins». La faussaire fut acquittée. Et Mᵐᵉ d’Aiguillon de commenter l’arrêt, ainsi qu’un autre événement, non moins scandaleux, survenu depuis peu dans la famille:

«Le pauvre maréchal finit d’une façon bien triste une carrière très longue, très glorieuse et très brillante. Ce jugement est aussi injuste qu’absurde. On me mande que Mᵐᵉˢ de Gramont, de Lyonne et de Chaulnes ont sollicité indécemment pour cette scélérate de Saint-Vincent. Je le croirais très facilementde ces trois femmes; mais quand des magistrats se prêtent aux intrigues d’une cabale, c’est ce qui est incroyable et ce qui révoltera tous ceux qui pensent honnêtement.»

Mᵐᵉ d’Aiguillon passe ensuite à l’autre scandale, la mésalliance de Fronsac, le fils du maréchal: «Il fait un bien plat mariage, après avoir refusé de très bons partis de filles de qualité. C’est le cas de dire:


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