Chapter 2

Mais son plus grand plaisir était de sortir avec les frères quand ils allaient mendier du pain de porte en porte, et de tenir leur panier couvert d'une toile. Un jour qu'ils marchaient ainsi, à l'heure où le soleil était haut dans le ciel, on leur refusa l'aumône dans plusieurs maisons basses sur la rive du fleuve. La chaleur était forte: les frères avaient grand'-soif et grand'faim. Ils entrèrent dans une cour qu'ils ne connaissaient point, et Dolcino s'écria de surprise en déposant son panier. Car cette cour était tapissée de vignes feuillues et toute pleine de verdeur délectable et transparente; des léopards y bondissaient avec beaucoup d'animaux d'outre-mer, et on y voyait assis des jeunes filles et des jeunes gens vêtus d'étoffes brillantes qui jouaient paisiblement sur des vielles et des cithares. Là le calme était profond, l'ombre épaisse et odorante. Tous écoutaient en silence ceux qui chantaient, et le chant était d'un mode extraordinaire. Les frères ne dirent rien; leur faim et leur soif se trouva satisfaite; ils n'osèrent rien demander. A grand'peine, ils se décidèrent à sortir; mais sur la rive du fleuve, en se retournant, ils ne virent point d'ouverture dans la muraille. Ils crurent que c'était une vision de nécromancie, jusqu'au moment où Dolcino découvrit le panier. Il était rempli de pains blancs comme si Jésus do ses propres mains y eut multiplié les offrandes.

Ainsi fut révélé à Dolcino le miracle de la mendicité. Cependant, il n'entra point dans l'ordre, ayant reçu de sa vocation une idée plus haute et plus singulière. Les frères l'emmenaient sur les routes lorsqu'ils allaient d'un couvent à un autre, de Bologne à Modène, de Parme à Crémone, de Pistoïe à Lucques. Et ce fut à Pise qu'il se sentit entraîné par la véritable foi. Il dormait sur la crête d'un mur du palais épiscopal, lorsqu'il fut réveillé par le son du buccin. Une foule d'enfants qui portaient des rameaux et des chandelles allumées, entouraient sur la place un homme sauvage qui soufflait dans une trompette d'airain. Dolcino crut voir saint Jean-Baptiste. Cet homme avait une barbe longue et noire; il était vêtu d'un sac de cilice sombre, marqué d'une large croix rouge, depuis le col jusqu'aux pieds; autour de son corps était attachée une peau de bête. Il s'écria d'une voix terrible:Laudato et benedetto et glorificato sia lo Patre; et les enfants répétèrent tout haut; puis il ajouta:sia lo Fijo, et les enfants reprirent; puis il ajouta:sia lo Spiritu Sancto; et les enfants dirent de même après lui; puis il chanta avec eux:Alleluia, alleluia, alleluia! Enfin, il souffla de la trompette et se mit à prêcher. Sa parole était âpre comme du vin de montagne—mais elle attira Dolcino. Partout où le moine au cilice sonna du buccin, Dolcino vint l'admirer, désirant sa vie. C'était un ignorant agité de violence; il ne savait point le latin; pour ordonner la pénitence, il criait:Penitenzagite! Mais il annonçait sinistrement les prédictions de Merlin, et de la Sibylle, et de l'abbé Joachim, qui sont dans leLivre des Figures; il prophétisait que l'Ante-Christ était venu sous la forme de l'empereur Frédéric Barberousse, que sa ruine était consommée, et que les Sept Ordres allaient bientôt s'élever après lui, suivant l'interprétation de l'Ecriture. Dolcino le suivit jusqu'à Parme, où il fut inspiré à comprendre tout.

L'Annonciateur précédait Celui qui devait venir, le fondateur du premier des Sept Ordres. Sur la pierre levée de Parme, où depuis des années, les podestats parlaient au peuple, Dolcino proclama la nouvelle foi. Il disait qu'il fallait se vêtir avec des mantelets de toile blanche, comme les apôtres qui étaient peints sur la couverture de la lampe, dans le réfectoire des Frères Mineurs. Il assurait qu'il ne suffisait point de se faire baptiser; mais, afin de revenir entièrement à l'innocence des enfants, il se fabriqua un berceau, se fit lier de langes et demanda le sein à une femme simple qui pleura de pitié. Afin de mettre sa chasteté à l'épreuve, il pria une bourgeoise de persuader à sa fille qu'elle couchât toute nue contre lui dans un lit. Il mendia un sac plein de deniers et les distribua aux pauvres, aux voleurs et aux filles communes, déclarant qu'il ne fallait plus travailler, mais vivre à la guise des animaux dans les champs. Robert, le cuisinier du couvent, s'enfuit pour le suivre et le nourrir dans une écuelle qu'il avait volée aux pauvres frères. Les gens pieux crurent que le temps était revenu des Chevaliers de Jésus-Christ et des Chevaliers de Sainte-Marie, et de ceux qui avaient suivi jadis, errants et forcenés, Gerardino Secarelli. Ils s'attroupaient béats autour de Dolcino et murmuraient: «Père, père, père!» Mais les Frères Mineurs le firent chasser de Parme. Une jeune fille de noble maison, Margherita, courut après lui par la porte qui ouvre sur la route de Plaisance. Il la couvrit d'un sac marqué d'une croix et l'emmena. Les porchers et les vachers les considéraient sur la lisière des champs. Beaucoup quittèrent leurs bêtes et vinrent à eux. Des femmes prisonnières que les hommes de Crémone avaient cruellement mutilées en leur coupant le nez, les implorèrent et les suivirent. Elles avaient le visage enveloppé d'un linge blanc; Margherita les instruisit. Ils s'établirent tous dans une montagne boisée, non loin de Novare, et pratiquèrent la vie commune. Dolcino n établit ni règle ni ordre aucun, étant assuré que telle était la doctrine des apôtres, et que toutes choses devaient être en charité. Ceux qui voulaient se nourrissaient avec les baies des arbres; d'autres mendiaient dans les villages; d'autres volaient du bétail. La vie de Dolcino et de Margherita fut libre sous le ciel. Mais les gens de Novare ne voulurent point le comprendre. Les paysans se plaignaient des vols et du scandale. On fit venir une bande d'hommes d'armes pour cerner la montagne. Les Apôtres furent chassés par le pays. Pour Dolcino et Margherita, on les attacha sur un âne, le visage tourné vers la croupe; on les mena jusqu'à la grande place de Novare. Ils y furent brûlés sur le même bûcher, par ordre de justice. Dolcino ne demanda qu'une grâce: c'est qu'on les laissât vêtus, dans le supplice, parmi les flammes, comme les Apôtres sur la couverture de la lampe, de leurs deux mantelets blancs.

Cecco Angiolieri naquit haineux à Sienne, le même jour que Dante Alighieri à Florence. Son père, enrichi dans le commerce des laines, inclinait vers l'Empire. Dès l'enfance, Cecco fut jaloux des grands, les méprisa, et marmotta des oraisons. Beaucoup de nobles ne voulaient plus se soumettre au pape. Cependant les ghibellins avaient cédé. Mais parmi les guelfes mêmes, il y avait les Blancs et les Noirs. Les Blancs ne répugnaient pas à l'intervention impériale. Les Noirs restaient fidèles à l'Église, à Rome, au Saint-Siège. Cecco eut l'instinct d'être Noir, peut-être parce que son père était Blanc.

Il le haït presque du premier souffle. A quinze ans, il réclama sa part de la fortune, comme si le vieil Angiolieri fût mort. Il s'irrita du refus et quitta la maison paternelle. Dès lors il ne cessa de se plaindre aux passants et au ciel. Il vint à Florence par la grand'route. Les Blancs y régnaient encore, même après qu'on en avait chassé les ghibellins. Cecco mendia son pain, attesta la dureté de son père, et finit par se loger dans Je taudis d'un savetier, qui avait une fille. Elle se nommait Becchina et Cecco crut qu'il l'aimait.

Le savetier était un homme simple, ami de la Vierge, dont il portait les médailles, et persuadé que sa dévotion lui donnait le droit de tailler ses chaussures dans du mauvais cuir. Il causait avec Cecco de la sainte théologie et de l'excellence de la grâce, à la lueur d'une chandelle de résine, avant l'heure d'aller se coucher. Becchina lavait la vaisselle, et ses cheveux étaient constamment emmêlés. Elle se moquait de Cecco parce qu'il avait la bouche tordue.

Vers ce temps, commença à se répandre dans Florence le bruit de l'amour excessif qu'avait eu Dante degli Alighieri pour la fille de Folco Ricovero de Portinari, Béatrice. Ceux qui étaient lettrés savaient par cœur les chansons qu'il, lui avait adressées. Cecco les entendit réciter et les blâma fort.

—O Cecco, dit Becchina, tu te moques de ce Dante, mais tu ne saurais pas écrire de si beaux envois pour moi.

—Nous verrons, dit Angiolieri en ricanant.

Et premièrement, il composa un sonnet où il critiquait la mesure et le sens des chansons de Dante. Ensuite il fit des vers pour Becchina, qui ne savait pas les lire, et qui éclatait de rire quand Gecco les lui déclamait, parce qu'elle ne pouvait supporter les grimaces amoureuses de sa bouche.

Cecco était pauvre et nu comme une pierre d'église. Il aimait la mère de Dieu avec fureur, ce qui lui rendait le savetier indulgent. Tous deux voyaient quelques misérables ecclésiastiques, à la solde des Noirs. On espérait beaucoup de Cecco, qui semblait illuminé, mais il n'y avait point d'argent à lui donner. Ainsi malgré sa foi louable, le savetier dut marier Becchina à un gros voisin, Barberino, qui vendait de l'huile. «Et l'huile peut être sainte!» dit pieusement le savetier à Cecco Angiolieri, pour s'excuser. Le mariage se fit environ dans le même temps que Béatrice épousa Simone de Bardi. Cecco imita la douleur de Dante.

Mais Becchina ne mourut point. Le 9 juin 1291, Dante dessinait sur une tablette, et c'était le premier anniversaire depuis la mort de Béatrice. Il se trouva qu'il avait figuré un ange dont le visage était semblable au visage de la bien-aimée. Onze jours après, le 20 juin, Cecco Angiolieri (Barberino étant occupé dans le marché aux huiles) obtint de Becchina la faveur de la baiser sur la bouche, et composa un sonnet brûlant. La haine n'en diminua pas dans son cœur. Il voulait de l'or avec son amour. Il ne put en tirer aux usuriers. Il espéra en obtenir de son père et partit pour Sienne. Mais le vieil Angiolieri refusa à son fils même un verre de vin maigre, et le laissa assis sur la route, devant la maison.

Cecco avait vu dans la salle un sac de florins nouvellement frappés. C'était le revenu d'Arcidosso et de Montegiovi. Il mourait de faim et de soif; sa robe était déchirée, sa chemise fumante. Il revint, poudreux, à Florence, et Barberino le mit à la porte de sa boutique, à cause de ses guenilles.

Cecco retourna, le soir, dans le taudis du savetier, qu'il trouva chantant une docile chanson pour Marie à la fumée de sa chandelle.

Tous deux s'embrassèrent et pleurèrent pieusement. Après l'hymne, Cecco dit au savetier la terrible et désespérée haine qu'il portait à son père, vieillard qui menaçait de vivre autant que le Juif-Errant Botadeo. Un prêtre qui entrait pour conférer sur les besoins du peuple lui persuada d'attendre sa délivrance dans l'état monastique. Il conduisit Cecco à une abbaye, où on lui donna une cellule et une vieille robe. Le prieur lui imposa le nom de frère Henri. Dans le chœur, pendant les chants nocturnes, il touchait de la main les dalles dépouillées et froides comme lui. La rage lui serrait la gorge quand il songeait à la richesse de son père; il lui semblait que la mer plutôt dessécherait avant qu'il mourût. Il se sentait si dénué qu'il y eut des moments où il crut qu'il aimerait être souillard de cuisine. «C'est une chose, se dit-il, à laquelle on pourrait bien aspirer.»

A d'autres moments, il eut la folie de l'orgueil: «Si j'étais le feu, pensa-t-il, je brûlerais le monde; si j'étais le vent, j'y soufflerais l'ouragan; si j'étais l'eau, je le noierais dans le déluge; si j'étais Dieu, je l'enfoncerais parmi l'espace; si j'étais pape, il n'y aurait plus de paix sous le soleil; si j'étais l'Empereur, je couperais des têtes à la ronde; si j'étais la Mort, j'irais trouver mon père ... si j'étais Cecco ... voilà tout mon espoir...» Mais il étaitfrate Arrigo.Puis il revint à sa haine. Il se procura une copie des chansons pour Béatrice et les compara patiemment aux vers qu'il avait écrits pour Becchina. Un moine errant lui apprit que Dante parlait de lui avec dédain. Il chercha les moyens de se venger. La supériorité des sonnets à Becchina lui semblait évidente. Les chansons pour Bice (il lui donnait son nom vulgaire) étaient abstraites et blanches; les siennes étaient pleines de force et de couleur. D'abord, il envoya des vers d'insulte à Dante; puis, il imagina de le dénoncer au bon roi Charles, comte de Provence. Finalement, nul ne prenant souci ni de ses poésies ni de ses lettres, il demeura impuissant. Enfin il se lassa de nourrir sa haine dans l'inaction, se dépouilla de sa robe, remit sa chemise sans agrafe, son jaquet usé, son chaperon lavé par la pluie et retourna quêter l'assistance des Frères dévots qui travaillaient pour les Noirs.

Une grande joie l'attendait. Dante avait été exilé: il n'y avait plus que des partis obscurs à Florence. Le savetier murmurait humblement à la Vierge le prochain triomphe des Noirs. Cecco Angiolieri oublia Becchina dans sa volupté. Il traîna dans les ruisseaux, mangea des croûtons durs, courut à pied derrière les envoyés de l'Eglise qui allaient à Rome et retournaient à Florence. On vit qu'il pourrait servir. Corso Donati, chef violent des Noirs, revenu dans Florence, et puissant, l'employa parmi d'autres. La nuit du 10 juin 1304, une tourbe de cuisiniers, de teinturiers, de forgerons, de prêtres et de mendiants, envahit le noble quartier de Florence où étaient les belles maisons des Blancs. Cecco Angiolieri brandissait la torche résineuse du savetier qui suivait à distance, admirant les décrets célestes. Ils incendièrent tout et Cecco alluma les boiseries aux balcons des Cavalcanti, qui avaient été les amis de Dante. Cette nuit là il étancha sa soif de haine avec du feu. Le lendemain, il envoya à Dante le «Lombard» des vers d'insulte â la cour de Vérone. Dans la même journée, il devint Cecco Angiolieri comme il le désirait depuis tant d'années: son père, vieux autant qu'Elie ou Enoch, mourut.

Gecco courut à Sienne, défonça les coffres et plongea ses mains dans les sacs de florins nouveaux, se répéta cent fois qu'il n était plus le pauvre frère Henri, mais noble, seigneur d'Arcidosso et de Montegiovi, plus riche que Dante et meilleur poète. Puis il songea qu'il était pécheur et qu'il avait souhaité la mort de son père. Il se repentit. Il griffonna sur le champ un sonnet pour demander au Pape une croisade contre tous ceux qui insulteraient leurs parents. Avide de se confesser, il retourna en hâte à Florence, embrassa le savetier, le supplia d'intercéder auprès de Marie. Il se précipita chez le marchand de cires saintes et acheta un grand cierge. Le savetier l'alluma onctueusement. Tous deux pleurèrent et prièrent Notre-Dame. Jusqu'aux heures tardives, on entendit la voix paisible du savetier qui chantait des louanges, se réjouissait de son flambeau et essuyait les larmes de son ami.

Il se nommait vraiment Paolo di Dono; mais les Florentins l'appelèrent Uccelli, ou Paul les Oiseaux, à cause du grand nombre d'oiseaux figurés et de bêtes peintes qui remplissaient sa maison: car il était trop pauvre pour nourrir des animaux ou pour se procurer ceux qu'il ne connaissait point. On dit même qu'à Padoue il exécuta une fresque des quatre éléments, et qu'il donna pour attribut à l'air l'image du caméléon. Mais il n'en avait jamais vu, de sorte qu'il représenta un chameau ventru qui a la gueule bée. (Or le caméléon, explique Vasari, est semblable à un petit lézard sec, au lieu que le chameau est une grande bête dégingandée). Car Uccello ne se souciait point de la réalité des choses, mais de leur multiplicité et de l'infini des lignes; de sorte qu'il fit des champs bleus, et des cités rouges, et des cavaliers vêtus d'armures noires sur des chevaux d'ébène dont la bouche est enflammée, et des lances dirigées comme des rayons de lumière vers tous les points du ciel. Et il avait coutume de dessiner desmazocchi, qui sont des cercles de bois recouvert de drap que l'on place sur la tête, de façon que les plis de l'étoffe rejetée entourent tout le visage. Uccello en figura de pointus, d'autres carrés, d'autres à facettes, disposés en pyramides et en cônes, suivant toutes les apparences de la perspective, si bien qu'il trouvait un monde de combinaisons dans les replis dumazocchio.Et le sculpteur Donatello lui disait: «Ah! Paolo, tu laisses la substance pour l'ombre!»

Mais l'Oiseau continuait son œuvre patiente, et il assemblait les cercles, et il divisait les angles, et il examinait toutes les créatures sous tous leurs aspects, et il allait demander l'interprétation des problèmes d'Euclide à son ami le mathématicien Giovanni Manetti; puis il s'enfermait et couvrait ses parchemins et ses bois de points et de courbes. Il s'employa perpétuellement à l'étude de l'architecture, en quoi il se fit aider par Filippo Brunelleschi; mais ce n'était point dans l'intention de construire. Il se bornait à remarquer les directions des lignes, depuis les fondations jusqu'aux corniches, et la convergence des droites à leurs intersections, et la manière dont les voûtes tournaient à leurs clefs, et le raccourci en éventail des poutres de plafond qui semblaient s'unir à l'extrémité des longues salles. Il représentait aussi toutes les bêtes et leurs mouvements, et les gestes des hommes, afin de les réduire en lignes simples.

Ensuite, semblable à l'alchimiste qui se penchait sur les mélanges de métaux et d'organes et qui épiait leur fusion à son fourneau pour trouver l'or, Uccello versait toutes les formes dans le creuset des formes. Il les réunissait, et les combinait, et les fondait, afin d'obtenir leur transmutation dans la forme simple, d'où dépendent toutes les autres. Voilà pourquoi Paolo Uccello vécut comme un alchimiste au fond de sa petite maison. Il crut qu'il pourrait muer toutes les lignes en un seul aspect idéal. Il voulut concevoir l'univers créé ainsi qu'il se reflétait dans l'œil de Dieu, qui voit jaillir toutes les figures hors d'un centre complexe. Autour de lui vivaient Ghiberti, délia Robbia, Brunelleschi, Donatello, chacun orgueilleux et maître de son art, raillant le pauvre Uccello, et sa folie de la perspective, plaignant sa maison pleine d'araignées, vide de provisions; mais Uccello était plus orgueilleux encore. A chaque nouvelle combinaison de lignes, il espérait avoir découvert le mode de créer. Ce n'était pas l'imitation où il mettait son but, mais la puissance de développer souverainement toutes choses, et l'étrange série de chaperons à plis lui semblait plus révélatrice que les magnifiques figures de marbre du grand Donatello.

Ainsi vivait l'Oiseau, et sa tête pensive était enveloppée dans sa cape; et il ne s'apercevait ni de ce qu'il mangeait ni de ce qu'il buvait, mais il était entièrement pareil à un ermite. En sorte que dans une prairie, près d'un cercle de vieilles pierres enfoncées parmi l'herbe, il aperçut un jour une jeune fille qui riait, la tête ceinte d'une guirlande. Elle portait une longue robe délicate soutenue aux reins par un ruban pâle, et ses mouvements étaient souples comme les tiges qu'elle courbait. Son nom était Selvaggia, et elle sourit à Uccello. Il nota la flexion de son sourire. Et quand elle le regarda, il vit toutes les petites lignes de ses cils, et les cercles de ses prunelles, et la courbe de ses paupières, et les enlacements subtils de ses cheveux, et il fit décrire dans sa pensée à la guirlande qui ceignait son front une multitude de positions. Mais Selvaggia ne sut rien de cela, parce qu'elle avait seulement treize ans. Elle prit Uccello par la main et elle l'aima. C'était la fille d'un teinturier de Florence, et sa mère était morte. Une autre femme était venue dans la maison, et elle avait battu Selvaggia. Uccello la ramena chez lui.

Selvaggia demeurait accroupie tout le jour devant la muraille sur laquelle Uccello traçait les formes universelles. Jamais elle ne comprit pourquoi il préférait considérer des lignes droites et des lignes arquées à regarder la tendre figure qui se levait vers lui. Le soir, quand Brunelleschi ou Manetti venaient étudier avec Uccello, elle s'endormait, après minuit, au pied des droites entrecroisées, dans le cercle d'ombre qui s'étendait sous la lampe. Le matin, elle s'éveillait, avant Uccello, et se réjouissait parce qu'elle était entourée d'oiseaux peints et de bêtes de couleur. Uccello dessina ses lèvres, et ses yeux, et ses cheveux, et ses mains, et fixa toutes les attitudes de son corps; mais il ne fit point son portrait, ainsi que faisaient les autres peintres qui aimaient une femme. Car l'Oiseau ne connaissait pas la joie de se limiter à l'individu; il ne demeurait point en un seul endroit: il voulait planer, dans son vol, au-dessus de tous les endroits. Et les formes des attitudes de Selvaggia furent jetées au creuset des formes, avec tous les mouvements des bêtes, et les lignes des plantes et des pierres, et les rais de la lumière, et les ondulations des vapeurs terrestres et des vagues de la mer. Et sans se souvenir de Selvaggia, Uccello paraissait demeurer éternellement penché sur le creuset des formes.

Cependant il n'y avait point à manger dans la maison d'Uccello. Selvaggia n'osait le dire à Donatello ni aux autres. Elle se tut et mourut. Uccello représenta le roidissement de son corps, et l'union de ses petites mains maigres, et la ligne de ses pauvres yeux fermés. Il ne sut pas qu'elle ôtait morte, de même qu'il n'avait pas su si elle était vivante. Mais il jeta ces nouvelles formes parmi toutes celles qu'il avait rassemblées.

L'Oiseau devint vieux, et personne ne comprenait plus ses tableaux. On n'y voyait qu'une confusion de courbes. On ne reconnaissait plus ni la terre, ni les plantes, ni les animaux, ni les hommes. Depuis de longues années, il travaillait à son œuvre suprême, qu'il cachait à tous les yeux. Elle devait embrasser toutes ses recherches, et elle en était l'image dans sa conception. C'était saint Thomas incrédule, tentant la plaie du Christ. Uccello termina son tableau à quatre-vingts ans. Il fit venir Donatello, et le découvrit pieusement devant lui. Et Donatello s'écria: «O Paolo, recouvre ton tableau!» L'Oiseau interrogea le grand sculpteur: mais il ne voulut dire autre chose. De sorte qu'Uccello connut qu'il avait accompli le miracle. Mais Donatello n'avait vu qu'un fouillis de lignes.

Et quelques années plus tard, on trouva Paolo Uccello mort d'épuisement sur son grabat. Son visage était rayonnant de rides. Ses yeux étaient fixés sur le mystère révélé. Il tenait dans sa main strictement refermée un petit rond de parchemin couvert d'entrelacements qui allaient du centre à la circonférence et qui retournaient de la circonférence au centre.

Il naquit le jour de l'Assomption, et fut dévot à la Vierge. Sa coutume était de l'invoquer en toutes les circonstances do sa vie et il ne pouvait entendre son nom sans avoir les yeux pleins de larmes. Après qu'il eut étudié dans un petit grenier de la rue Saint-Jacques sous la férule d'un clerc maigre, en compagnie de trois enfants qui marmottaient le Donat et les psaumes de la Pénitence, il apprit laborieusement la Logique d'Okam. Ainsi il devint de bonne heure bachelier et maître-ès arts. Les vénérables personnes qui l'instruisaient remarquèrent en lui une grande douceur et une onction charmante. Il avait des lèvres grasses d'où les paroles glissaient pour adorer. Dès qu'il obtint son baccalauréat de théologie, l'Eglise eut les yeux sur lui. Il officia d'abord dans le diocèse de l'évêque de Beauvais qui connut ses qualités et se servit de lui pour aviser les Anglais devant Chartres sur divers mouvements des capitaines français. Quand il eut environ trente-cinq ans d'âge, on le fit chanoine de la cathédrale de Rouen. Là, il fut bon ami de Jean Bruillot, chanoine et chantre, avec lequel il psalmodiait de belles litanies en l'honneur de Marie.

Parfois il faisait remontrance à Nicole Coppequesne, qui était de son chapitre, sur sa fâcheuse prédilection pour Sainte Anastasie. Nicole Coppequesne ne se lassait point d'admirer qu'une fille aussi sage eût enchanté un préfet romain au point de le rendre amoureux, dans une cuisine, des marmites et des chaudrons qu'il embrassait avec ferveur; tant que, la figure toute noircie, il devint semblable à un démon. Mais Nicolas Loyseleur lui montrait combien la puissance de Marie fut supérieure lorsqu'elle rendit à la vie un moine noyé. C'était un moine lubrique, mais qui n'avait jamais omis de révérer la Vierge. Une nuit, se levant pour aller à ses mauvaises œuvres, il eut soin, tandis qu'il passait devant l'autel de Notre-Dame, d'accomplir une génuflexion, et de la saluer. Sa lubricité le fit, cette nuit là même, noyer dans la rivière. Mais les démons ne parvinrent point à l'emporter, et quand les moines tirèrent son corps de l'eau, le jour suivant, il rouvrit les yeux, ranimé parla gracieuse Marie. «Ah! cette dévotion est un remède choisi, soupirait le chanoine, et une vénérable et discrète personne telle que vous, Coppequesne, doit lui sacrifier l'amour d'Anastasie.»

La grâce persuasive de Nicolas Loyseleur ne fut point oubliée par l'évêque de Beauvais lorsqu'il commença d'instruire à Rouen le procès de Jeanne la Lorraine. Nicolas se vêtit d'habits courts, laïques, et, sa tonsure cachée sous un chaperon, se fit introduire dans la petite cellule ronde, sous un escalier, où était enfermée la prisonnière.

—Jeannette, dit-il, se tenant dans l'ombre, il me semble que c'est Sainte Katherine qui m'envoie vers vous.

—Et au nom de Dieu qui êtes-vous donc? dit Jeanne.

—Un pauvre cordonnier de Greu, dit Nicolas—hélas, de notre malheureux pays; et les «Godons» m'ont pris comme vous, ma fille—louée puissiez-vous être du ciel! Je vous connais bien, allez; et je vous ai vue mainte et mainte fois quand vous veniez prier la très sainte Mère de Dieu dans l'église de Sainte Marie de Bermont. Et avec vous j'ai souvent ouï les messes de notre bon curé Guillaume Front. Hélas, et vous souvenez-vous bien de Jean Moreau et de Jean Barre de Neufchâteau? Ce sont mes compères.

Alors Jeanne pleura.

—Jeannette, ayez confiance en moi, dit Nicolas. On m'a ordonné clerc quand j'étais enfant. Et, tenez, voici la tonsure. Confessez-vous, mon enfant, confessez-vous en toute liberté, car je suis ami de notre gracieux roi Charles.

—Je me confesserai bien volontiers à vous, mon ami, dit la bonne Jeanne.

Or on avait percé un trou dans la muraille; et au dehors, sous un degré de l'escalier, Guillaume Manchon et Bois-Guillaume inscrivaient les minutes de la confession. Et Nicolas Loyseleur disait:

—Jeannette, persistez dans vos paroles, et soyez constante,—les Anglais n'oseront point vous faire de mal.

Le lendemain, Jeanne vint devant les juges. Nicolas Loyseleur s'était placé avec un notaire dans le retrait d'une fenêtre, derrière un drap de serge, afin de faire grossoyer les charges seulement et laisser en blanc les excuses. Mais les deux autres greffiers réclamèrent. Lorsque Nicolas reparut dans la salle, il fit de petits signes à Jeanne afin qu'elle ne semblât point surprise, et assista sévèrement l'interrogatoire.

Le 9 mai, il opina dans la grosse tour du château que les tourmentements étaient instants.

Le 12 mai, les juges s'assemblèrent dans la maison de l'évêque de Beauvais, afin de délibérer s'il était utile de mettre Jeanne à la torture. Guillaume Erart pensait que ce n'était point la peine, y ayant matière assez ample et sans torture. Maître Nicolas Loyseleur dit qu'il lui semblait que pour la médecine de son âme, il serait bon qu'elle fût mise à la torture; mais son conseil ne prévalut pas.

Le 24 mai, Jeanne fut menée au cimetière de Saint-Ouen où on la fit monter sur un échafaud de plâtre. Elle trouva près d'elle Nicolas Loyseleur qui lui parlait à l'oreille tandis que Guillaume Erart la prêchait. Quand elle fut menacée du feu, elle devint blanche; tandis que le chanoine la soutenait, il cligna des yeux vers les juges et dit: «Elle abjurera». Il lui conduisit la main pour marquer d'une croix et d'un rond le parchemin qu'on lui tendit. Puis il l'accompagna sous une petite porte basse et lui caressa les doigts:

—Ma Jeannette, lui dit-il, vous avez fait une bonne journée, s'il plaît à Dieu; vous avez sauvé votre âme. Jeanne, ayez confiance en moi, parce que si vous le voulez, vous serez délivrée. Recevez vos habits de femme; faites tout ce qu'on vous ordonnera; autrement vous seriez en danger de mort. Et si vous faites ce que je vous dis, vous serez sauvée, vous aurez beaucoup de bien et vous n'aurez point de mal; mais vous serez en la puissance de l'Eglise.

Le même jour, après dîner, il vint la voir dans sa nouvelle prison. C'était une chambre moyenne du château où on arrivait par huit degrés. Nicolas s'assit sur le lit près duquel était un gros bois lié à une chaîne de fer.

—Jeannette, lui dit-il, vous voyez comment Dieu et Notre-Dame vous ont fait en ce jour une grande miséricorde, puisqu'ils vous ont reçue en la grâce et miséricorde de notre Sainte Mère l'Eglise; il faudra obéir bien humblement aux sentences et ordonnances des juges et personnes ecclésiastiques, quitter vos anciennes imaginations et ne point y retourner, sans quoi l'Eglise vous abandonnerait à jamais. Tenez, voici d'honnêtes vêtements de prude femme; Jeannette, ayez-en grand soin; et faites bien vite tondre ces cheveux que je vous vois et qui sont taillés en rotonde.

Quatre jours après, Nicolas se glissa la nuit dans la chambre de Jeanne et lui vola la chemise et la cotte qu'il lui avait données. Quand on lui annonça qu'elle avait repris ses habits d'homme:

—Hélas, dit-il, elle est relapse et chue bien profondément dans le mal.

Et dans la chapelle de l'archevêché, il répéta les paroles du docteur Gilles de Duremort:

—Nous juges, nous n'avons qu'à déclarer Jeanne hérétique et à l'abandonner à la justice séculière en la priant d'agir doucement avec elle.

Avant qu'on la menât au morne cimetière, il vint l'exhorter en compagnie de Jean Toutmouillé.

—O Jeannette, lui dit-il, ne cachez plus la vérité; il ne faut penser maintenant qu'au salut de votre âme. Mon enfant, croyez-moi: tout à l'heure, parmi l'assemblée, vous vous humilierez et vous ferez, à genoux, votre confession publique. Qu'elle soit publique, Jeanne, humble et publique, pour la médecine de votre âme.

Et Jeanne le pria de l'en faire souvenir craignant de ne point oser devant tant de monde.

Il demeura pour la voir brûler. C'est alors que se manifesta visiblement sa dévotion à la Vierge. Sitôt qu'il entendit les appels de Jeanne à Sainte-Marie, il commença de pleurer à chaudes larmes. Tant le nom de Notre-Dame le remuait. Les soldats anglais crurent qu'il avait pitié, le souffletèrent et le poursuivirent l'épée haute. Si le comte de Warwick n'eût étendu la main sur lui, on l'égorgeait. Il se hissa péniblement sur un cheval du comte et s'enfuit.

Pendant de longues journées il erra sur les routes de France, n'osant retourner en Normandie et craignant les gens du roi. Enfin il arriva dans Bâle. Sur le pont de bois, entre les maisons pointues, couvertes de tuiles striées en ogives, et les poivrières bleues et jaunes, il eut soudain un éblouissement devant la lumière du Rhin; il crut qu'il se noyait, comme le moine lubrique, au milieu de l'eau verte qui tourbillonnait dans ses yeux; le mot de Marie s'étouffa dans sa gorge, et il mourut avec un sanglot.

Elle naquit vers le milieu du quinzième siècle, dans la rue de la Parcheminerie, près de la rue Saint-Jacques, par un hiver où il fit si froid que les loups coururent à travers Paris sur les neiges. Une vieille femme, qui avait le nez rouge sous son chaperon, la recueillit et l'éleva. Et premièrement elle joua sous les porches avec Perrenette, Guillemette, Ysabeau et Jehanneton, qui portaient de petites cottes et trempaient leurs menottes rougies dans les ruisseaux pour attraper des morceaux de glace. Elles regardaient aussi ceux qui pipaient les passants au jeu de tables qu'on appelle Saint-Merry. Et sous les auvents, elles guettaient les tripes dans leurs baquets, et les longues saucisses ballottantes, et les gros crochets de fer où les bouchers suspendent les quartiers de viande. Près de Saint-Benoît le Bétourné, où sont les écritoires, elles écoutaient grincer les plumes, et soufflaient la chandelle au nez des clercs, le soir, par les lucarnes des boutiques. Au Petit-Pont, elles narguaient les harangères et s'enfuyaient vite vers la place Maubert, se cachaient dans les angles de la rue des Trois-Portes; puis, assises sur la margelle de la fontaine, elles jacassaient jusqu'à la brume de la nuit.

Ainsi se passa la prime jeunesse de Katherine, avant que la vieille femme lui eût appris à s'asseoir devant un coussinet à dentelles et à entrecroiser patiemment les fils de toutes les bobines. Plus tard, elle ouvragea de son métier, Jehanneton étant devenue chaperonnière, Perrenette lavandière, et Ysabeau gantière, et Guillemette, la plus heureuse, saucissière, ayant un petit visage cramoisi qui reluisait comme s'il eût été frotté avec du sang frais de porc. Pour ceux qui avaient joué à Saint-Merry, ils commençaient déjà d'autres entreprises; certains étudiaient sur la montagne Sainte-Geneviève, et d'autres battaient les cartes au Trou-Perret te, et d'autres choquaient les brocs de vin d'Aunis à la Pomme de Pin et d'autres se querellaient à l'hôtel de la Grosse Margot, et sur l'heure de midi, on les voyait, à l'entrée de la taverne, dans la rue aux Fèves, et sur l'heure de minuit, ils sortaient par la porte de la rue aux Juifs. Pour Katherine, elle entrelaçait les fils de sa dentelle, et les soirs d'été elle prenait le serein sur le banc de l'église, où il était permis de rire et de habiller.

Katherine portait une chemisette écrue et un surcot de couleur verte; elle était tout affolée d'atours, ne haïssant rien tant que le bourrelet qui marque les filles lorsqu'elles ne sont point de noble lignée. Elle aimait pareillement les testons, les blancs, et surtout les écus d'or. C'est ce qui fit qu'elle s'accointa à Casin Cholet, sergent à verge au Châtelet; sous ombre de son office, il gagnait mal de la monnaie. Souvent elle soupa en sa compagnie à l'hôtellerie de la Mule, en face de l'église des Mathurins; et, après souper, Casin Cholet allait prendre des poules sur l'envers des fossés de Paris. Il les rapportait sous son grand tabart, et les vendait très bien à la Machecroue, veuve d'Arnoul, belle marchande de volaille à la porte du Petit-Châtelet.

Et sitôt Katherine cessa son métier de dentellière: car la vieille femme au nez rouge pourrissait au charnier des Innocents. Casin Cholet trouva pour son amie une petite chambre basse, près des Trois-Pucelles, et là il venait la voir sur la tarde. Il ne lui défendait pas de se montrer à la fenêtre, avec les yeux noircis au charbon, les joues enduites de blanc de plomb; et tous les pots, tasses et assiettes à fruits où Katherine offrait à boire et à manger à tous ceux qui payaient bien, furent volés à la Chaire, ou aux Cygnes, ou à l'hôtel du Plat-d'Etain. Casin Cholet disparut un jour qu'il avait mis en gage la robe et le demi-ceinct de Katherine aux Trois-Lavandières. Ses amis dirent à la dentellière qu'il avait été battu au cul d'une charrette et chassé de Paris, sur l'ordre du prévôt, par la porte Baudoyer. Elle ne le revit jamais; et seule, n'ayant plus le cœur à gagner d'argent, devint fille amoureuse, demeurant partout.

Premièrement, elle attendit aux portes d'hôtelleries; et ceux qui la connaissaient l'emmenaient derrière les murs, sous le Châtelet, on contre le collège de Navarre; puis, quand il fit trop froid, une vieille complaisante la fit entrer aux étuves, où la maîtresse lui donna l'abri. Elle y vécut, dans une chambre de pierre, jonchée de roseaux verts. On lui laissa son nom de Katherine la Dentellière, quoiqu'elle n'y fit point de la dentelle. Parfois on lui donnait liberté de se promener par les rues, à condition qu'elle rentrât à l'heure où les gens ont coutume d'aller aux étuves. Et Katherine errait devant les boutiques de la gantière et de la chaperonnière, et maintes fois elle demeura longtemps à envier le visage sanguin de la saucissière, qui riait parmi ses viandes de porc. Ensuite elle retournait aux étuves, que la maîtresse éclairait au crépuscule avec des chandelles qui brûlaient rouge et fondaient pesamment derrière les vitres noires.

Enfin Katherine se lassa de vivre close dans une chambre carrée; elle s'enfuit sur les routes. Et, dès lors, elle ne fut plus Parisienne, ni dentellière; mais semblable à celles qui hantent à l'entour des villes de France, assises sur les pierres des cimetières, pour donner du plaisir à ceux qui passent. Ces fillettes n'ont point d'autre nom que le nom qui convient à leur figure, et Katherine eut le nom de Museau. Elle marchait par les près, et le soir, elle épiait sur le bord des chemins, et on voyait sa moue blanche entre les mûriers des haies. Museau apprit à supporter la peur nocturne au milieu des morts, quand ses pieds grelottaient en frôlant les tombes. Plus de testons, plus de blancs, plus d'écus d'or; elle vivait pauvrement de pain et de fromage, et de son écuellée d'eau. Elle eut des amis malheureux qui lui chuchotaient de loin: «Museau! Museau!» et elle les aima.

La plus grande tristesse était d'ouïr les cloches des églises et des chapelles; car Museau se souvenait des nuits de juin où elle s'était assise, en cotte verte, sur les bancs des porches saints. C'était au temps où elle enviait les atours des demoiselles; il ne lui restait maintenant ni bourrelet, ni chaperon. Tête nue, elle attendait son pain, appuyée à une dalle rude. Et elle regrettait les chandelles rouges des étuves parmi la nuit du cimetière, et les roseaux verts de la chambre carrée au lieu de la boue grasse où s'enfonçaient ses pieds.

Une nuit, un ruffian qui contrefaisait l'homme de guerre, coupa la gorge de Museau pour lui prendre sa ceinture. Mais il n'y trouva pas de bourse.

Il servit le roi Charles VII clés l'âge de douze ans, comme archer, ayant été enlevé par des hommes de guerre dans le plat pays de Normandie. La manière dont il fut enlevé fut telle. Tandis qu'on allumait les granges, qu'on écorchait les jambes des laboureurs à couteaux de ceinture, et qu'on jetait les fillettes à bas sur les lits de sangles, rompus, le petit Alain s'était blotti dans une vieille pipe de vin défoncée à l'entrée du pressoir. Les hommes de guerre renversèrent la pipe et y trouvèrent un garçonnet. On l'emporta à tout sa chemise et sa cotte hardie. Le capitaine lui fit donner un petit jaquet de cuir et un ancien chaperon qui venait de la bataille de Saint-Jacques. Perrin Godin lui apprit à tirer de l'arc et à ficher proprement son carreau dans le blanc. Il passa de Bordeaux à Angoulême et du Poitou à Bourges, vit Saint-Pourçain, où se tenait le roi, franchit les marches de Lorraine, visita Toul, revint en Picardie, entra en Flandres, traversa Saint-Quentin, vira vers la Normandie, et pendant vingt-trois ans, courut la France en compagnie armée, où il connut l'Anglais Jehan Poule-Gras, qui lui fit savoir la façon de jurer par Godon, Chiquerello le Lombard, qui lui enseigna à guérir le feu Saint-Antoine, et la jeune Ydre de Laon, qui lui montra à abattre ses brayes.

Au Ponteau de Mer, son compagnon Bernard d'Anglades lui persuada de se mettre hors l'ordonnance royale, lui assurant qu'ils vivraient grandement tous deux en engeignant les dupes avec les dés pipés, qu'on nomme «gourds». Ils le firent, sans quitter leur attirail, et ils feignaient de jouer, à l'orée des murs du cimetière, sur un tabourin volé. Un mauvais sergent de l'official, Pierre Empongnart, se fit montrer les subtilités de leur jeu et leur dit qu'ils ne tarderaient pas à être pris: mais qu'il fallait hardiment jurer qu'ils fussent clercs, afin d'échapper aux gens du roi et de réclamer la justice de l'Eglise, et, pour cela, tondre tout net le haut de leurs têtes et jeter promptement, en cas de besoin, leurs collets déchiquetés et leurs manches de couleur. Il les tonsura lui-même avec les ciseaux consacrés et leur fit marmotter les sept Psaumes et le versetDominus pars.Puis, ils tirèrent chacun de leur côté, Bernard avec Bietrix la clavière, et Alain avec Lorenete la chandelière.

Comme Lorenete voulait un surcot de drap vert, Alain guetta la taverne du Cheval Blanc à Lisieux, où ils avaient bu un broc de vin. Il revint la nuit dans le jardin, fit un trou au mur avec sa javeline, et entra dans la salle où il trouva sept écuelles d'étain, un chaperon rouge et une verge d'or. Jaquet le Grand, fripier de Lisieux, les changea très bien contre un surcot tel que le désirait Lorenete.

A Bayeux, Lorenete demeura dans une petite maison peinte, où on disait qu'étaient les étuves des femmes, et la maîtresse des étuves ne fit que rire quand Alain le Gentil voulut la reprendre. Elle le reconduisit à l'huis, la chandelle au poing, et une grosse pierre dans l'autre main, lui demandant s'il avait point envie qu'elle lui en frottât le museau pour lui faire faire la baboue. Alain s'enfuit, en renversant sa chandelle, tirant du doigt à la bonne femme ce qui lui parut être une verge précieuse: mais elle n'était que de cuivre surdoré, avec une grosse pierre rose contrefaite.

Puis Alain partit errant, et à Maubusson rencontra, dans l'hôtellerie du Papegaut, Karandas, son compagnon d'armes, qui mangeait des tripes avec un autre homme nommé Jehan Petit. Karandas portait encore son vouge, et Jehan Petit avait une bourse avec ses aiguillettes, pendante à la ceinture. Le mordant de la ceinture était d'argent fin. Après avoir bu, ils délibérèrent tous trois d'aller à Senlis par le bois. Ils se mirent en route sur la tarde, et quand ils furent au plein de la forêt, sans lumière, Alain le Gentil traîna la jambe. Jehan le Petit marchait devant. Et dans le noir, Alain lui donna rudement de sa javeline entre les deux épaules, cependant que Karandas lui croulait son vouge sur la tête. Il tomba ventre à terre, et Alain, l'enfourchant, lui coupa la gorge de sa dague, d'outre en outre. Puis, ils lui bourrèrent le cou de feuilles sèches, afin qu'il n'y eût pas une mare de sang sur le chemin. La lune parut à une clairière: Alain coupa le mordant de la ceinture, et dénoua les aiguillettes de la bourse, où il y avait seize lyons d'or et trente-six patars. Il garda les lyons, et jeta la bourse avec les virelants à Karandas, pour sa peine, tenant la javeline haute. Là, ils se départirent l'un de l'autre, au milieu de la clairière, Karandas jurant le sang Dieu.

Alain le Gentil n'osa toucher Senlis et revint par détours jusque vers la ville de Rouen. Comme il s'éveillait, après sa nuit, sous une haie fleurie, il se vit entouré par des gens cavaliers qui lui attachèrent les mains et le conduisirent aux prisons. Près du guichet, il se glissa derrière la croupe d'un cheval, et courut à l'église de Saint-Patrice, où il se logea contre le maître-autel. Les sergents ne purent passer le porche. Alain, étant en franchise, hanta librement la nef et les chœurs, vit de beaux calices de métal riche et des burettes bonnes à fondre. Et la nuit suivante, il eut pour compagnons Denisot et Marignon, larrons comme lui. Marignon avait une oreille coupée. Ils ne savaient que manger. Ils envièrent les petites souris rôdeuses qui nichaient entre les dalles et s'engraissaient à grignoter les bribes du pain sacré. La troisième nuit, ils durent sortir, la faim aux dents. Les gens de justice les empoignèrent, et Alain, qui se cria clerc, avait oublié d'arracher ses manches vertes.

Il demanda aussitôt à aller au retrait, décousit son jaquet, et enfonça les manches parmi l'ordure; mais les hommes de la geôle avertirent le prévôt. Un barbier vint raser entièrement la tête d'Alain le Gentil, pour effacer sa tonsure. Les juges rirent du pauvre latin de ses psaumes. Il eut beau jurer qu'un évêque l'avait confirmé d'un soufflet, quand il avait dix ans: il ne put venir about des pâtres-nôtres. On le mit à la question comme un homme lai, sur le petit tréteau, puis sur le grand tréteau. Au feu des cuisines de la prison, il déclara ses crimes, les membres tout affolés par l'étirement des cordes, et la gorge rompue. Le lieutenant du prévôt prononça la sentence, sur les carreaux. Il fut lié à la charrette, traîné jusqu'aux fourches, et pendu. Son corps se hâla au soleil. Le bourreau prit son jaquet, ses manches décousues, et un beau chaperon de drap fin, fourré de vair, qu'il avait volé dans une bonne hôtellerie.

Sa mère fat une fille, nommée Flum, qui tenait une petite salle basse au fond de Rotten-row, dans Picked-hatch. Un capitaine, aux doigts chargés de bijoux en cuivre, et deux galants, vêtus de pourpoints lâches, venaient la voir après souper. Elle logeait trois demoiselles, dont les noms étaient Poll, Doll et Moll, et qui ne pouvaient supporter l'odeur du tabac. Aussi montaient-elles fréquemment se mettre au lit, et des gentilshommes polis les accompagnaient, après leur avoir fait boire un verre de vin d'Espagne tiède, afin de dissiper la vapeur des pipes. Le petit Gabriel se tenait accroupi sous le manteau de la cheminée pour voir rôtir les pommes qu'on jetait dans les pots de bière. Des acteurs venaient là aussi, qu'avaient les apparences les plus diverses. Ils n'osaient paraître dans les grandes tavernes où allaient les compagnies entretenues. Certains parlaient en style de fanfaronnade; d'autres ânonnaient comme des idiots. Ils caressaient Gabriel qui apprit d'eux des vers brisés de tragédie et des plaisanteries rustiques de scène. On lui donna un morceau de drap cramoisi, à frange dédorée, avec un masque de velours et un vieux poignard de bois. Ainsi il paradait tout seul devant l'âtre, brandissant un tison en manière de torche, et sa mère Flum balançait son triple menton par l'admiration qu'elle avait de son enfant précoce.

Les acteurs l'emmenèrent au Rideau Vert, dans Shoreditch, où il trembla devant les accès de rage du petit comédien qui écumait en hurlant le rôle de Jeronymo. On y voyait aussi le vieux roi Leir, avec sa barbe blanche déchirée, qui s'agenouillait pour demander pardon à sa fille Gordellia; un clown imitait les folies de Tarleton, et un autre enveloppé d'un drap de lit terrifiait le prince Amlet. Sir John Oldcastle faisait rire tout le monde par son gros ventre, surtout quand il prenait à la taille l'hôtesse qui lui permettait de chiffonner la pique de son bonnet et de glisser ses gros doigts dans le sac de bougran qu'elle attachait à sa ceinture. Le Fou chantait des chansons que l'Idiot ne comprenait jamais, et un clown en bonnet de coton passait à tout moment la tête par le rideau fendu, au fond de l'estrade, pour faire des grimaces. Il y avait encore un jongleur avec des singes et un homme habillé en femme qui, à l'idée de Gabriel, ressemblait à sa mère Flum. A la fin des pièces, les bedeaux à verge venaient lui mettre une robe de gros bleu et criaient qu'ils allaient le porter à Bridewell.

Quand Gabriel eut quinze ans, les acteurs du Rideau Vert remarquèrent qu'il était beau et délicat et qu'il pourrait jouer les rôles de femmes et de jeunes filles. Flum lui peignait ses cheveux noirs qui étaient rejetés en arrière; il avait la peau très fine, les yeux grands, les sourcils hauts, et Flum lui avait percé les oreilles pour y pendre deux fausses perles doubles. Il entra donc dans la compagnie du duc de Nottingham, et on lui fit des robes de taffetas et de damas, avec des paillettes, de drap d'argent et de drap d'or, des corsages lacés et des perruques de chanvre à longues boucles. On lui apprit à se peindre dans la salle à répétitions. D'abord il rougit en montant sur l'estrade; puis il minauda pour répondre aux galanteries. Poll, Doll et Moll, que Flum amena, tout affairée, déclarèrent avec de grands rires que c'était tout justement une femme et voulurent le délacer après la pièce. Elles le ramenèrent dans Picked-hatch, et sa mère lui fit mettre une de ses robes pour le montrer au capitaine, qui lui fit mille protestations en moquerie et feignit de lui passer au doigt un vilain anneau surdoré où était enchâssée une escarboucle de verre.

Les meilleurs camarades de Gabriel Spenser étaient William Bird, Edward Juby et les deux Jeffes. Ceux-ci entreprirent, un été, d'aller jouer dans les bourgs de la campagne avec des acteurs errants. Ils voyagèrent dans une voiture couverte d'une bâche, où ils couchaient la nuit. Sur la route de Hammersmith, un soir, ils virent sortir du fossé un homme qui leur présenta le canon d'un pistolet.

—Votre argent! dit-il. Je suis Gamaliel Ratsey, par la grâce de Dieu voleur de grand chemin, et je n'aime pas à attendre.

A quoi les deux Jeffes répondirent, en gémissant:

—Nous n'avons point d'argent, Votre Grâce, sinon ces paillettes de cuivre et ces pièces de camelot teint, et nous sommes de pauvres acteurs errants comme Votre Seigneurie elle-même.

—Acteurs? s'écria Gamaliel Ratsey. Voilà qui est admirable. Je ne suis pas un rafleur, ni un coquin, et je suis ami des spectacles. Si je n'avais un certain respect pour le vieux Derrick qui saurait bien me traîner sur l'échelle et me faire dodeliner de la tête, je ne quitterais pas le bord de la rivière, et les joyeuses tavernes à drapeaux, où vous autres, mes gentilshommes, vous avez coutume d'exposer tant d'esprit. Soyez donc les bienvenus. La soirée est belle. Dressez votre estrade et jouez-moi votre meilleur spectacle. Gamaliel Ratsey vous écoutera. Ce n'est pas ordinaire. Vous pourrez le raconter.

—Cela va nous coûter des feux, dirent timidement les deux Jeffes.

—Feux? dit noblement Gamaliel—que me parlez-vous de feux? Je suis ici le roi Gamaliel, comme Elizabeth est reine dans la Cité. Et je vous traiterai en roi. Voilà quarante shillings.

Les acteurs descendirent, tremblants.

—Plaise à Votre Majesté, dit Bird, que faudra-t-il jouer?

Gamaliel réfléchit, et regarda Gabriel.

—Ma foi, dit-il, une belle pièce pour cette demoiselle, et bien mélancolique. Elle doit être charmante en Ophelia. Il y a des fleurs de digitale ici auprès—de vrais doigts de mort. Amlet, voilà ce que je veux. J'aime assez les humeurs de cette composition. Si je n'étais Gamaliel, je jouerais volontiers Amlet. Allez, et ne vous trompez pas dans les coups d'escrime, mes excellents Troyens, mes vaillants Corinthiens!

On alluma les lanternes. Gamaliel considéra le drame avec attention. Après la fin, il dit à Gabriel Spenser:

—Belle Ophelia, je vous dispense du compliment. Vous pouvez partir, acteurs du roi Gamaliel. Sa Majesté est satisfaite.

Puis il disparut dans l'ombre.

Comme la voiture se mettait en marche, à l'aube, on le vit de nouveau qui barrait le chemin, pistolet au poing.

—Gamaliel Ratsey, voleur de grand'route, dit-il, vient reprendre les quarante shillings du roi Gamaliel. Allons, vite. Merci pour le spectacle. Décidément, les humeurs d'Amlet me plaisent infiniment. Belle Ophelia, toute ma courtoisie.

Les deux Jeffes, qui gardaient l'argent, le rendirent par force. Gamaliel salua et partit au galop.

Sur cette aventure, la troupe rentra dans Londres. On raconta qu'un voleur avait failli enlever Ophelia en robe et en perruque. Une fille nommée Pat King, et qui venait souvent au Rideau Vert, affirma qu'elle n'en était point surprise. Elle avait la figure grasse et la taille ronde. Flum l'invita, pour lui faire connaître Gabriel. Elle le trouva mignon et l'embrassa tendrement. Puis elle revint souvent. Pat était l'amie d'un ouvrier briquetier que son métier ennuyait et qui avait l'ambition de jouer au Rideau Vert. Il se nommait Ben Jonson, et il était fort orgueilleux de son éducation, étant clerc, et ayant quelques connaissances en latin. C'était un homme grand et carré, couturé de scrofule, et dont l'œil droit était plus haut que le gauche. Il avait la voix forte et grondeuse. Ce colosse avait été soldat aux Pays-Bas. Il suivit Pat King, saisit Gabriel à la peau du cou, et le traîna aux champs de Hoxton, où le pauvre Gabriel dut lui faire face, une épée à la main. Flum lui avait secrètement glissé une lame plus longue de dix pouces. Elle passa dans le bras de Ben Jonson. Gabriel eut le poumon traversé. Il mourut sur l'herbe. Flum courut chercher les constables. On porta Ben Jonson tout jurant à Newgate. Flum espérait qu'il serait pendu. Mais il récita ses psaumes en latin, fit voir qu'il était clerc, et on le marqua seulement à la main avec un fer rouge.

Pocahontas était la fille du roi Powhatan, qui siégeait assis sur un trône fait en manière de lit, et couvert d'une grande robe cousue de peaux de raton, dont toutes les queues pendaient. Elle fut élevée dans une maison tendue de nattes, parmi des prêtres et des femmes qui avaient la tête et les épaules peintes de rouge vif et qui l'amusaient avec des hochets de cuivre et des sonnettes de serpent. Namontak, un serviteur fidèle, veillait sur la princesse et ordonnait ses jeux. Quelquefois on la menait dans la forêt auprès de la grande rivière Rappahanok, et trente vierges nues dansaient pour la distraire. Elles étaient teintes de diverses couleurs et ceintes de feuilles vertes, portaient sur la tête des cornes de bouc, et une peau de loutre à la taille, et, agitant des massues, elles sautaient autour d'un feu qui crépitait. La danse terminée, elles éparpillaient les flammes et reconduisaient la princesse à la lueur des tisons.

L'an 1607, le pays de Pocahontas fut troublé par les Européens. Des gentilshommes décavés, des escrocs et des chercheurs d'or, vinrent aborder dans la rivière de Potomac, et bâtirent des cahutes en planches. Ils donnèrent aux cahutes le nom de Jamestown, et ils appelèrent leur colonie la Virginie. La Virginie ne fut, en ces années, qu'un misérable petit fort construit dans la baie de Chesapeake, au milieu des domaines du grand roi Powhatan. Les colons élurent président le capitaine John Smith, qui avait jadis couru l'aventure jusque chez les Turcs. Ils erraient sur les roches et vivaient des coquillages de la mer et du peu de froment qu'ils pouvaient obtenir par trafic avec les indigènes.

Ils furent d'abord reçus en grande cérémonie. Un prêtre sauvage vint jouer devant eux d'une flûte de roseau, ayant autour de ses cheveux noués une couronne de poils de daim teinte en rouge, et ouverte comme une rose. Son corps était peint de cramoisi, sa figure de bleu; et il avait la peau parsemée de paillettes d'argent natif. Ainsi, la face impassible, il s'assit sur une natte, et fuma une pipe de tabac.

Puis d'autres se formèrent en colonne carrée, peints de noir, et de rouge, et de blanc, et quelques-uns à mi-couleur, chantant et dansant devant leur idole Oki, faite de peaux de serpents bourrées de mousse et ornées avec des chaînes de cuivre.

Mais peu de jours après, le capitaine Smith explorant la rivière dans un canot, fut soudain assailli et lié. On le mena parmi de terribles hurlements à une maison longue où il fut gardé par quarante sauvages. Les prêtres, ayant leurs yeux peints de rouge et leurs figures noires traversées par de grandes barres blanches, encerclèrent deux fois le feu de la maison de garde avec une traînée de farine et des grains de blé. Ensuite John Smith fut conduit dans la hutte du roi. Powhatan était vêtu de sa robe de fourrures et ceux qui se tenaient autour de lui avaient les cheveux décorés avec du duvet d'oiseau. Une femme apporta au capitaine de l'eau pour lui laver les mains, et une autre les lui essuya avec une touffe de plumes. Cependant deux géants rouges déposèrent deux pierres plates aux pieds de Powhatan. Et le roi leva la main, signifiant que John Smith allait être couché sur ces pierres et qu'on lui écraserait la tête à coups de massue.

Pocahontas n'avait que douze ans et avançait timidement la figure entre les conseillers barbouillés. Elle gémit, s'élança vers le capitaine et mit la tête contre sa joue. John Smith avait vingt-neuf ans. Il portait de grandes moustaches droites, la barbe en éventail, et sa face était aquiline. On lui dit que le nom de la fillette du roi, qui lui sauvait la vie, était Pocahontas. Mais ce n'était pas son vrai nom. Le roi Powhatan conclut la paix avec John Smith et le mit en liberté.

Un an plus tard, le capitaine Smith campait avec sa troupe dans la forêt fluviale. La nuit était épaisse; une pluie pénétrante abattait tout bruit. Soudain, Pocahontas toucha l'épaule du capitaine. Elle avait traversé, seule, les affreuses ténèbres des bois. Elle lui chuchota que son père voulait attaquer les Anglais et les tuer pendant qu'ils seraient à souper. Elle le supplia de fuir, s'il tenait à vivre. Le capitaine Smith lui offrit des verreries et des rubans; mais elle pleura et répondit qu'elle n'osait. Et elle s'enfuit, seule, dans la forêt.

L'année suivante, les colons mirent le capitaine Smith en disgrâce, et, en 1609, il fut embarqué pour l'Angleterre. Là, il composa des livres sur la Virginie, où il expliquait la situation des colons et racontait ses aventures. Vers 1612, un certain capitaine Argall, étant allé faire du commerce parmi les Potomacs (qui étaient le peuple du roi Powhatan), enleva par surprise la princesse Pocahontas et l'enferma dans un navire comme otage. Le roi, son père, s'indigna; mais elle ne lui fut pas rendue. Ainsi elle languit prisonnière jusqu'au jour où un gentilhomme de bonne façon, John Rolfe, s'éprit d'elle et l'épousa. Ils furent mariés en avril 1613. On dit que Pocahontas avoua son amour à un de ses frères, qui vint la voir.

Elle arriva en Angleterre au mois de juin 1616, où il y eut, parmi les personnes de la société, grande curiosité pour la visiter. La bonne reine Anne l'accueillit tendrement et ordonna qu'on gravât son portrait.

Le capitaine John Smith, qui allait repartir pour la Virginie, vint lui faire sa cour avant de s'embarquer. Il ne l'avait pas vue depuis 1608. Elle avait vingt-deux ans. Lorsqu'il entra, elle détourna la tête et cacha sa figure, ne répondant ni à son mari, ni à ses amis, et demeura seule pendant deux ou trois heures. Puis elle demanda le capitaine. Alors elle leva les yeux, et lui dit:

—Vous aviez promis à Powhatan que ce qui serait à vous serait à lui, et il a fait de même; étant étranger dans sa patrie, vous l'appeliezpère; étant étrangère dans la vôtre, je vous appellerai ainsi.

Le capitaine Smith s'excusa sur l'étiquette, parce qu'elle était fille de roi.

Elle reprit:

—Vous n'avez pas craint de venir au pays de mon père, et vous l'avez effrayé, lui et tous ses gens,—excepté moi: craindrez-vous donc qu'ici je ne vous appellemon père?Je vous diraimon pèreet vous me direzmon enfant, et je serai pour toujours de la même patrie que vous... Ils m'avaient dit là-bas que vous étiez mort...

Et elle confia tout bas à John Smith que son nom était Matoaka. Les Indiens, craignant qu'on s'emparât d'elle par maléfice, avaient donné aux étrangers le faux nom de Pocahontas.

John Smith partit pour la Virginie et ne revit jamais Matoaka. Elle tomba malade à Gravesend, au début de l'année suivante, pâlit et mourut. Elle n'avait pas vingt-trois ans.

Son portrait est entouré de cet exergue:Matoaka alias Rebecca filia potentissimi principis Powhatani imperatoris Virginitæ.La pauvre Matoaka avait un chapeau de feutre haut, à deux guirlandes de perles; une grande collerette de dentelle roide, et elle tenait un éventail de plume. Elle avait le visage aminci, les pommettes longues et de grands yeux doux.

Cyril Tourneur naquit de l'union d'un dieu inconnu avec une prostituée. On trouve la preuve de son origine divine dans l'athéisme héroïque sous lequel il succomba. Sa mère lui transmit l'instinct de la révolution et de la luxure, la peur de la mort, le frémissement de la volupté et la haine des rois; il tint de son père l'amour de se couronner, l'orgueil de régner, et la joie de créer; tous deux lui donnèrent le goût de la nuit, de la lumière rouge et du sang.

La date de sa naissance est ignorée; mais il parut dans une journée noire, sous une année pestilentielle. Aucune protection céleste ne veilla sur la fille amoureuse qui fut grosse d'un dieu, car elle eut le corps taché de la peste quelques jours avant d'accoucher, et la porte de sa petite maison fut marquée de la croix rouge. Cyril Tourneur vint au monde au son de la cloche de l'enterreur des morts; et comme son père avait disparu dans le ciel commun des dieux, une charrette verte traîna sa mère à la fosse commune des hommes. On rapporte que les ténèbres étaient si profondes que l'enterreur dut éclairer l'ouverture de la maison pestiférée avec une torche de résine; un autre chroniqueur assure que le brouillard sur la Tamise (où trempait le pied de la maison) se raya d'écarlate, et que de la gueule de la cloche d'appel s'échappa la voix des cynocéphales; enfin, il paraît hors de doute qu'une étoile flambante et furieuse se manifesta au-dessus du triangle du toit, faite de rayons fuligineux, tordus, mal noués, et que l'enfant nouveau-né lui montra le poing par une lucarne, tandis qu'elle secouait sur lui ses boucles informes de feu. Ainsi entra Cyril Tourneur dans la vaste concavité de la nuit cimmérienne.

Il est impossible de découvrir ce qu'il pensa ou ce qu'il fit jusqu'à l'âge de trente ans, quels furent les symptômes de sa divinité latente, comment il se persuada de sa propre royauté. Une note obscure et effrayée contient la liste de ses blasphèmes. Il déclarait que Moïse n'avait été qu'un jongleur et qu'un nommé Heriots était plus habile que lui. Que le premier commencement de la religion n'était que de maintenir les hommes dans la terreur. Que le Christ méritait plutôt la mort que Barrabas, bien que Barrabas fût voleur et assassin. Que s'il entreprenait d'écrire une nouvelle religion, il l'établirait sur une méthode plus excellente et plus admirable, et que le Nouveau-Testament était d'un style répugnant. Qu'il avait autant de droit abattre monnaie que la Reine d'Angleterre, et qu'il connaissait un certain Poole, prisonnier à Newgate, fort expert au mélange des métaux, avec l'aide duquel il prétendait un jour frapper l'or à sa propre image. Une âme pieuse a barré sur le parchemin d'autres affirmations plus terribles.

Mais ces paroles furent recueillies par une personne vulgaire. Les gestes de Cyril Tourneur indiquent un athéisme plus vindicatif. On le représente vêtu d'une longue robe noire, portant sur la tête une glorieuse couronne à douze étoiles, le pied sur le globe céleste, élevant le globe terrestre dans sa main droite. Il parcourait les rues dans les nuits de peste et d'orage. Il était blême comme les cierges consacrés et ses yeux luisaient mollement comme des brûleurs d'encens. Certains affirment qu'il avait sur le flanc droit la marque d'un sceau extraordinaire; mais il fut impossible de le vérifier après sa mort, puisque nul ne vit sa dépouille.

Il fit sa maîtresse d'une prostituée du Bank-side, qui fréquentait les rues du bord de l'eau, et il l'aima uniquement. Elle était très jeune et sa figure était innocente et blonde. Les rougeurs y paraissaient comme des flammes vacillantes. Cyril Tourneur lui donna le nom de Rosamonde, et eut d'elle une fille qu'il aima. Rosamonde mourut tragiquement, ayant été remarquée par un prince. On sait qu'elle but dans une coupe transparente du poison couleur d'émeraude.

Ce fut alors que la vengeance dans l'âme de Cyril se mêla à l'orgueil. Nocturne, il parcourut le Mail, tout le long du cortège royal, secouant dans sa main une torche à crinière enflammée, afin d'éclairer le prince empoisonneur. La haine de toute autorité lui monta vers la bouche et aux mains. Il se fit épieur de grand'route, non pour voler, mais pour assassiner des rois. Les princes qui disparurent en ces temps furent illuminés par la torche de Cyril Tourneur et tués par lui.

Il s'embusquait sur les chemins de la reine, près des puits à gravier et des fours à chaux. Il choisissait sa victime dans la troupe, s'offrait à l'éclairer parmi les fondrières, la menait jusqu'à la gueule du puits, éteignait sa torche et précipitait. Le gravier pleuvait après la chute. Ensuite Cyril, penché sur le bord, faisait tomber deux énormes pierres pour écraser les cris. Et, le reste de la nuit, il veillait le cadavre qui se consumait dans la chaux, près du four rouge sombre.

Quand Cyril Tourneur eut assouvi sa haine des rois, il fut étreint par la haine des dieux. L'aiguillon divin qu'il avait en lui l'excita à créer. Il songea qu'il pourrait fonder une génération dans son propre sang, et se propager comme dieu sur terre. Il regarda sa fille, et la trouva vierge et désirable. Pour accomplir son dessein à la face du ciel, il ne trouva point d'endroit plus significatif qu'un cimetière. Il jura de braver la mort et de créer une nouvelle humanité au milieu de la destruction fixée par les ordres divins. Entouré de vieux os, il voulut engendrer de jeunes os. Cyril Tourneur posséda sa fille sur le couvercle d'un charnier.

La fin de sa vie se perd dans un rayonnement obscur. On ne sait quelle main nous transmit laTragédie de l'Athéeet laTragédie du Vengeur.Une tradition prétend que l'orgueil de Cyril Tourneur se haussa encore. Il fit élever un trône dans son jardin noir, et il avait coutume d'y siéger, couronné d'or, sous la foudre. Plusieurs le virent et s'enfuirent, terrifiés par les longues aigrettes bleuâtres qui voltigeaient au-dessus de sa tête. Il lisait un manuscrit des poèmes d'Empédocle, que personne n'a vu depuis. Il exprima souvent son admiration pour la mort d'Empédocle. Et l'année où il disparut fut de nouveau pestilentielle. Le peuple de Londres s'était retiré sur les barques amarrées au milieu de la Tamise. Un météore effrayant évolua sous la lune. C'était un globe de feu blanc, animé d'une sinistre rotation. Il se dirigea vers la maison de Cyril Tourneur, qui sembla peinte de reflets métalliques. L'homme vêtu de noir et couronné d'or attendait sur son trône la venue du météore. Il y eut, comme avant les batailles théâtrales, une alarme morne de trompettes. Cyril Tourneur fut enveloppé d'une lueur faite de sang rose volatilisé. Des trompettes, dressées dans la nuit, sonnèrent, comme au théâtre, une fanfare funèbre. Ainsi fut précipité Cyril Tourneur vers un dieu inconnu clans le taciturne tourbillonnement du ciel.

William Phips naquit en 1651 près de l'embouchure de la rivière Kennebec, parmi les forêts fluviales où les constructeurs de navires venaient abattre leur bois. Dans un pauvre village du Maine il rêva, pour la première fois, une aventureuse fortune, à l'aspect du façonnage de planches marines. L'incertaine lueur de l'Océan qui bat la Nouvelle-Angleterre lui apporta le scintillement de l'or noyé et de l'argent étouffé sous les sables. Il crut à la richesse de la mer et désira l'obtenir. Il apprit à construire des bateaux, gagna une petite aisance et vint à Boston. Sa foi était si forte qu'il répétait: «Un jour, je commanderai un vaisseau du Roi et j'aurai une belle maison de briques à Boston, dans l'Avenue Verte.»

En ce temps gisaient au fond de l'Atlantique beaucoup de galions espagnols chargés d'or. Cette rumeur emplissait l'âme de William Phips. Il sut qu'un gros vaisseau avait coulé près de Port de la Plata; il réunit tout ce qu'il possédait et partit pour Londres, afin d'équiper un navire. Il assiégea l'Amirauté de pétitions et de placets. On lui donna laRose-d'Alger, qui portait dix-huit canons, et, en 1687, il fit voile vers l'inconnu. Il avait trente-six ans.

Quatre-vingt-quinze hommes partaient à bord de laRose-d'Alger, parmi lesquels un premier maître, Adderley, de Providence. Lorsqu'ils surent que Phips se dirigeait vers Hispaniola, ils ne se tinrent pas de joie. Car Hispaniola était l'île des pirates, et laRose-d'Algerleur semblait un bon navire. Et d'abord, sur une petite terre sablonneuse de l'archipel, ils s'assemblèrent en conseil pour se faire gentilshommes de fortune. Phips, à l'avant de laRose-d'Alger, épiait la mer. Cependant il y avait une avarie à la carène. Pendant que le charpentier la réparait, il entendit le complot. Il courut à la cabine du capitaine. Phips lui ordonna de charger les canons, les braqua sur l'équipage révolté à terre, laissa tous ses hommes «marrons» dans ce repaire désert, et repartit avec quelques matelots dévoués. Le maître de Providence, Adderley, regagna laRose-d'Algerà la nage.

On toucha Hispaniola par une mer calme, sous un soleil brûlant. Phips s'enquit sur toutes les grèves du vaisseau qui avait sombré plus d'un demi-siècle auparavant, en vue de Port de la Plata. Un vieil Espagnol s'en souvenait et lui désigna le récif. C'était un écueil allongé, arrondi, dont les pentes disparaissaient dans l'eau claire jusqu'au tremblement le plus profond. Adderley, penché sur le bastingage, riait en regardant les petits remous des vagues. LaRose-d'Algerfit lentement le tour du récif, et tous les hommes examinaient en vain la mer transparente. Phips frappait du pied sur le gaillard d'avant, parmi les dragues et les crochets. Encore une fois, laRose-d'Algerfit le tour du récif, et partout le sol paraissait semblable, avec ses sillons concentriques de sable humide et les bouquets d'algues inclinées qui frémissaient sous les courants. Quand laRose-d'Algercommença son troisième tour le soleil s'enfonça et la mer devint noire.

Puis elle fut phosphorescente. «Voilà les trésors!» criait Adderley dans la nuit, le doigt tendu vers l'or fumeux des vagues. Mais l'aurore chaude se leva sur l'Océan tranquille et clair, tandis que laRose d'Algerparcourait toujours le même orbe. Et durant huit jours, elle croisa ainsi. Les yeux des hommes étaient brouillés à force de scruter la limpidité de la mer. Phips n'avait plus de provisions. Il fallait partir. L'ordre fut donné, et laRose-d'Algerse mit à virer. Alors Adderley aperçut à un flanc du récif une belle algue blanche qui vacillait, et en eut envie. Un Indien plongea et l'arracha. Il la rapporta, pendant toute droite. Elle était très lourde, et ses racines entortillées paraissaient étreindre un galet. Adderley la soupesa, et frappa les racines sur le pont pour la débarrasser de son poids. Quelque chose d'étincelant roula sous le soleil. Phips poussa un cri. C'était un lingot d'argent qui valait bien 300 livres. Adderley balançait stupidement l'algue blanche. Tous les Indiens plongèrent aussitôt. En quelques heures, le tillac fut couvert de sacs durs, pétrifiés, incrustés de calcaire et revêtus de petits coquillages. On les éventra avec des ciseaux à froid et des marteaux; et hors des trous s'échappèrent des lingots d'or et d'argent, et des pièces de huit. «Dieu soit loué! s'écria Phips, notre fortune est faite!» Le trésor valait trois cent mille livres sterling. Adderley répétait: «Et tout cela est sorti de la racine d'une petite algue blanche!» Il mourut fou, aux Bermudes, quelques jours après, en balbutiant ces mots.

Phips convoya son trésor. Le roi d'Angleterre fit de lui sir William Phips, et le nomma High Sheriff à Boston. Là il tint sa chimère et se fit bâtir une belle maison de briques rouges dans l'Avenue Verte. Il devint un homme considérable. Ce fut lui qui commanda la campagne contre les possessions françaises, et il prit l'Acadie sur M. de Meneval et le chevalier de Villebon. Le roi le nomma gouverneur de Massachusetts, capitaine général du Maine et de la Nouvelle-Ecosse. Ses coffres étaient remplis d'or. Il entreprit l'attaque de Québec, après avoir levé tout l'argent disponible à Boston. L'entreprise manqua et la colonie fut ruinée. Alors Phips émit du papier-monnaie. Afin de hausser sa valeur, il échangea contre ce papier tout son or liquide. Mais la fortune avait tourné. Le cours du papier baissa. Phips perdit tout, demeura pauvre, endetté, et ses ennemis le guettaient. Sa prospérité n'avait duré que huit ans. Il partit pour Londres, misérable, et, comme il débarquait, il fut arrêté pour 20.000 livres, à la requête de Dudley et Brenton. Les sergents le transportèrent à la prison de Fleet.

Sir William Phips fut enfermé dans une cellule nue. Il n'avait gardé que le lingot d'argent qui lui avait donné sa gloire, le lingot de l'algue blanche. Il était harassé de fièvre et de désespoir. La mort le prit à la gorge. Il se débattit. Même là, il fut hanté par son rêve de trésors. Le galion du gouverneur espagnol Bobadilla, chargé d'or et d'argent, avait sombré près de Bahamas. Phips envoya chercher le maître de la prison. La fièvre et l'espoir furieux l'avaient décharné. Il présenta au maître le lingot d'argent dans sa main sèche et murmura dans son râle:

—Laissez-moi plonger; voici un des lingots de Bo-ba-dil-la.

Puis il expira. Le lingot de l'algue blanche paya son cercueil.


Back to IndexNext