The Project Gutenberg eBook ofVies imaginaires

The Project Gutenberg eBook ofVies imaginairesThis ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online atwww.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.Title: Vies imaginairesAuthor: Marcel SchwobRelease date: August 16, 2015 [eBook #49712]Most recently updated: October 24, 2024Language: FrenchCredits: Produced by Laura Natal Rodrigues & Marc D'Hooghe (Images generously made available by the Gallica (Bibliothèque nationale de France.)*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VIES IMAGINAIRES ***

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online atwww.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Vies imaginairesAuthor: Marcel SchwobRelease date: August 16, 2015 [eBook #49712]Most recently updated: October 24, 2024Language: FrenchCredits: Produced by Laura Natal Rodrigues & Marc D'Hooghe (Images generously made available by the Gallica (Bibliothèque nationale de France.)

Title: Vies imaginaires

Author: Marcel Schwob

Author: Marcel Schwob

Release date: August 16, 2015 [eBook #49712]Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Laura Natal Rodrigues & Marc D'Hooghe (Images generously made available by the Gallica (Bibliothèque nationale de France.)

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Table

La science historique nous laisse dans l'incertitude sur les individus. Elle ne nous révèle que les points par où ils furent attachés aux actions générales. Elle nous dit que Napoléon était souffrant le jour de Waterloo, qu'il faut attribuer l'excessive activité intellectuelle de Newton à la continence absolue de son tempérament, qu'Alexandre était ivre lorsqu'il tua Klitos et que la fistule de Louis XIV put être la cause de certaines de ses résolutions. Pascal raisonne sur le nez de Cléopâtre, s'il eût été plus court, ou sur un grain de sable dans l'urèthre de Cromwell. Tous ces faits individuels n'ont de valeur que parce qu'ils ont modifié les évènements ou qu'ils auraient pu en dévier la série. Ce sont des causes réelles ou possibles. Il faut les laisser aux savants.

L'art est à l'opposé des idées générales, ne décrit que l'individuel, ne désire que l'unique. Il ne classe pas; il déclasse. Pour autant que cela nous occupe, nos idées générales peuvent être semblables à celles qui ont cours dans la planète Mars et trois lignes qui se coupent forment un triangle sur tous les points de l'univers. Mais regardez une feuille d'arbre, avec ses nervures capricieuses, ses teintes variées par l'ombre et le soleil, le gonflement qu'y a soulevé la chute d'une goutte de pluie, la piqûre qu'y a laissée un insect, la trace argentée du petit escargot, la première dorure mortelle qu'y marque l'automne; cherchez une feuille exactement semblable dans toutes les grandes forêts de la terre: je vous mets au défi. Il n'y a pas de science du tégument d'une foliole, des filaments d'une cellule, de la courbure d'une veine, de la manie d'une habitude, des crochets d'un caractère. Que tel homme ait eu le nez tordu, un œil plus haut que l'autre, l'articulation du bras noueuse; qu'il ait eu coutume de manger à telle heure un blanc de poulet, qu'il ait préféré le Malvoisie au Château-Margaux, voilà qui est sans parallèle dans le monde. Aussi bien que Socrate Thaïes aurait pu dire ΓΝΩΘΙ ΣΕΑΥΤΟΝ; mais il ne se serait pas frotté la jambe dans la prison de la même manière, avant de boire la ciguë. Les idées des grands hommes sont le patrimoine commun de l'humanité: chacun d'eux ne posséda réellement que ses bizarreries. Le livre qui décrirait un homme en toutes ses anomalies serait une oeuvre d'art comme une estampe japonaise où on voit éternellement l'image d'une petite chenille aperçue une fois à une heure particulière du jour.

Les histoires restent muettes sur ces choses. Dans la rude collection de matériaux que fournissent les témoignages, il n'y a pas beaucoup de brisures singulières et inimitables. Les biographes anciens surtout sont avares. N'estimant guère que la vie publique ou la grammaire, ils nous transmirent sur les grands hommes leurs discours et les litres de leurs livres. C'est Aristophane lui-même qui nous a donné la joie de savoir qu'il était chauve, et si le nez camard de Socrate n'eut servi à des comparaisons littéraires, si son habitude de marcher les pieds déchaussés n'eût fait partie de son système philosophique de mépris pour le corps, nous n'aurions conservé de lui que ses interrogatoires de morale. Les commérages de Suétone ne sont que des polémiques haineuses. Le bon génie de Plutarque fit parfois de lui un artiste; mais il ne sut pas comprendre l'essence de son art, puisqu'il imagina des «parallèles»—comme si deux hommes proprement décrits en tous leurs détails pouvaient se ressembler! On est réduit à consulter Athénée, Aulu-Gelle, des scoliastes, et Diogène Laërce qui crut avoir composé une espèce d'histoire de la philosophie.

Le sentiment de l'individuel s'est développé davantage dans les temps modernes. L'oeuvre de Boswell serait parfaite s'il n'avait jugé nécessaire d'y citer la correspondance de Johnson et des digressions sur ses livres. Les «Vies des personnes éminentes» par Aubrey sont plus satisfaisantes. Aubrey eut, sans aucun doute, l'instinct de la biographie. Comme il est fâcheux que le style de cet excellent antiquaire ne soit pas à la hauteur de sa conception! Son livre eut été la récréation éternelle des esprits avisés. Aubrey n'éprouva jamais le besoin d'établir un rapport entre des détails individuels et des idées générales. Il lui suffisait que d'autres eussent marqué pour la célébrité les hommes auxquels il prenait intérêt. On ne sait point la plupart du temps s'il s'agit d'un mathématicien, d'un homme d'Etat, d'un poète, ou d'un horloger. Mais chacun d'eux a son trait unique, qui le différencie pour jamais parmi les hommes.

Le peintre Hokusaï espérait parvenir, lorsqu'il aurait cent dix ans, à l'idéal de son art. A ce moment, disait-il, tout point, toute ligne tracés par son pinceau seraient vivants. Par vivants, entendez individuels. Lien de plus semblable que des points et des lignes: la géométrie se fonde sur ce postulat. L'art parfait de Hokusaï exigeait que rien ne fut plus différent. Ainsi l'idéal du biographe serait de différencier infiniment l'aspect de deux philosophes qui ont inventé à peu près la même métaphysique. Voilà pourquoi Aubrey, qui s'attache uniquement aux hommes, n'atteint pas la perfection, puisqu'il n'a pas su accomplir la miraculeuse transformation qu'espérait Hokusaï de la ressemblance en la diversité. Mais Aubrey n'était pas parvenu à l'âge de cent dix ans. Il est fort estimable néanmoins, et il se rendait compte de la portée de son livre, «Je me souviens, dit-il, dans sa préface à Anthony Wood, d'un mot du général Lambert—that the best of men are but men at the best—ce dont vous trouverez divers exemples dans cette rude et hâtive collection. Aussi ces arcanes ne devront-ils être exposés au jour que dans environ trente ans. Il convient en effet que l'auteur et les personnages (semblables à des nèfles) soient pourris auparavant.»

On pourrait découvrir chez les prédécesseurs d'Aubrey quelques rudiments de son art. Ainsi Diogène Laërce nous apprend qu'Aristote portait sur l'estomac une bourse de cuir pleine d'huile chaude, et qu'on trouva dans sa maison, après sa mort, quantité de vases de terre. Nous ne saurons jamais ce qu'Aristote faisait de toutes ces poteries. Et le mystère en est aussi agréable que les conjectures auxquelles Boswell nous abandonne sur l'usage que faisait Johnson des pelures sèches d'orange qu'il avait coutume de conserver dans ses poches. Ici Diogène Laërce se hausse presque au sublime de l'inimitable Boswell. Mais ce sont là de rares plaisirs. Tandis qu'Aubrey nous en donne à chaque ligne. Milton, nous dit-il, «prononçait la lettre R très dure.» Spenser «était un petit homme, portait les cheveux courts, une petite collerette, et des petites manchettes.» Barclay «vivait en Angleterre à quelque époquetempore R. Jacobi.C'était alors un homme vieux, à barbe blanche, et il portait un chapeau à plume, ce qui scandalisait quelques personnes sévères.» Erasme «n'aimait pas le poisson, quoique né dans une ville poissonnière.» Pour bacon, «aucun de ses serviteurs n'osait apparaître devant lui sans bottes en cuir d'Espagne; car il sentait aussitôt l'odeur du cuir de veau, qui lui était désagréable.» Le docteur Fuller «avait la tête si fort en travail que, se promenant et méditant avant dîner, il mangeait un pain de deux sous sans s'en apercevoir.» Sur Sir William Davenant il fait celle remarque: «J'étais à son enterrement; il avait un cercueil de noyer. Sr. John Denham assura que c'était le plus beau cercueil qu'il eût jamais vu.» Il écrit à propos de Ben Johnson: «J'ai entendu dire à M. Lacy, Fadeur, qu'il avait coutume de porter un manteau pareil à un manteau de cocher, avec des fentes sous les aisselles.» Voici ce qui le frappe chez William Prinne: «Sa manière de travailler était telle. Il mettait un long bonnet piqué qui lui tombait d'au moins deux ou trois pouces sur les yeux et qui lui servait d'abat-jour pour protéger ses yeux de la lumière, et toutes les trois heures environ, son domestique devait lui apporter un pain et un pot d'ale pour lui refociller ses esprits; de sorte qu'il travaillait, buvait, et mâchonnait son pain, et ceci l'entretenait jusqu'à la nuit où il faisait un bon souper.» Hobbes «devint très chauve dans sa vieillesse; pourtant, dans sa maison, il avait coutume d'étudier nu-tête, et disait qu'il ne prenait jamais froid mais que son plus grand ennui était d'empêcher les mouches de venir se poser sur sa calvitie.» Il ne nous dit rien del'Oceanade John Harrington mais nous raconte que l'auteur «AoDni1660, fut envoyé prisonnier à la Tour, où on le garda, puis à Portsey Castle. Son séjour dans ces prisons (étant un gentilhomme de haut esprit et de tête chaude) fut la cause procatarctique de son délire ou de sa folie qui ne fut pas furieuse—car il causait assez raisonnablement et il était de société fort plaisante; mais il lui vint la fantaisie que sa sueur se changeait en mouches et parfois en abeilles,ad cetera sobrius; et il fit construire une maisonnette versatile en planches dans le jardin de M. Hart (en face St. James's Park) pour en faire l'expérience. Il la tournait au soleil et s'asseyait en face; puis il faisait apporter ses queues de renard pour chasser et massacrer toutes les mouches et abeilles qu'on y découvrirait; ensuite il fermait les châssis. Or il ne faisait cette expérience que dans la saison chaude, de façon que quelques mouches se dissimulaient dans les fentes et dans les plis des draperies. Au bout d'un quart d'heure peut-être, la chaleur faisait sortir de leur trou une mouche, ou deux, ou davantage. Alors il s'écriait: «Ne voyez-vous pas clairement qu'elles sortent de moi?»

Voici tout ce qu'il nous dit de Meriton. «Son vrai nom était Head. M. Bovey le connaissait bien. Né en.... Etait libraire dans Little Britain. Il avait été parmi les bohémiens. Il avait l'air d'un coquin avec ses yeux goguelus. Il pouvait se changer en n'importe quelle forme. Fit banqueroute deux ou trois fois. Fut enfin libraire, ou vers sa fin. Il gagnait sa vie avec ses griffonnages. Il était payé 20 sh. la feuille. Il écrivit plusieurs livres:The English Rogue, The Art of Wheadling, etc. Il fut noyé en allant à Plymouth par la pleine mer vers 1676, étant âgé d'environ 50 ans.»

Enfin il faut citer sa biographie de Descartes:

MeurRENATUS DES CARTES.

«Nobilis Gallus, Perroni Dominus, summus Mathematicus et Philosophus, natus Turonum, pridie Calendas Apriles 1596. Denatus Holmiæ, Calendis Februarii, 1650 (Je trouve cette inscription sous son portrait par C. V. Dalen). Comment il passa son temps en sa jeunesse et par quelle méthode il devint si savant, il le raconte au monde en son traité intituléDe la Méthode.La Société de Jésus se glorifie que l'ordre ait eu l'honneur de son éducation. Il vécut plusieurs années à Egmont (près la Haye) d'où il data plusieurs de ses livres. C'était un homme trop sage pour s'encombrer d'une femme; mais, étant homme, il avait les désirs et appétits d'un homme; il entretenait donc une belle femme de bonne condition qu'il aimait, et dont il eut quelques enfants (je crois deux ou trois). Il serait fort surprenant qu'issus des reins d'un tel père ils n'eussent point reçu une belle éducation. Il était si éminemment savant que tous les savants lui rendaient visite et beaucoup d'entre eux le priaient de leur montrer ses ... d'instruments (à cette époque la science mathématique était fortement liée à la connaissance des instruments, et ainsi que le disait Sr. H. S. à la pratique des tours). Alors il tirait un petit tiroir sous la table et leur montrait un compas dont l'une des branches était cassée; et puis, pour règle, il se servait d'une feuille de papier pliée en double.»

Il est clair qu'Aubrey a eu la conscience parfaite de son travail. Ne croyez pas qu'il ait méconnu la valeur des idées philosophiques de Descartes ou de Hobbes. Ce n'est pas là ce qui l'intéressait. Il nous dit fort bien que Descartes lui-même a exposé sa méthode au monde. Il n'ignore pas que Harvey découvrit la circulation du sang; mais il préfère noter que ce grand homme passait ses insomnies à se promener en chemise, qu'il avait une mauvaise écriture, et que les plus célèbres médecins de Londres n'auraient pas donné six sous d'une de ses ordonnances. Il est sûr de nous avoir éclairé sur Francis Bacon, lorsqu'il nous a expliqué qu'il avait l'œil vif et délicat, couleur noisette, et pareil à l'œil d'une vipère. Mais ce n'est pas un aussi grand artiste que Holbein. Il ne sait pas fixer pour l'éternité un individu par ses traits spéciaux sur un fond de ressemblance avec l'idéal. Il donne la vie à un œil, au nez, à la jambe, à la moue de ses modèles: il ne sait pas animer la figure. Le vieil Hokusaï voyait bien qu'il fallait parvenir à rendre individuel ce qu'il y a de plus général. Aubrey n'a pas eu la même pénétration. Si le livre de Boswell tenait en dix pages, ce serait l'oeuvre d'art attendue. Le bon sens du docteur Johnson se compose des lieux communs les plus vulgaires; exprimé avec la violence bizarre que Boswell a su peindre, il a une qualité unique dans ce monde. Seulement ce catalogue pesant ressemble aux dictionnaires mêmes du docteur: on pourrait en tirer uneScientia Johnsoniana, avec un index. Boswell n'a pas eu le courage esthétique de choisir.

L'art du biographe consiste justement dans le choix. Il n'a pas à se préoccuper d'être vrai; il doit créer dans un chaos de traits humains. Leibnitz dit que pour faire le monde Dieu a choisi le meilleur parmi les possibles. Le biographe, comme une divinité inférieure, sait choisir parmi les possibles humains, celui qui est unique. Il ne doit pas plus se tromper sur l'art que Dieu ne s'est trompé sur la bonté. Il est nécessaire que leur instinct à tous deux soit infaillible. De patients démiurges ont assemblé pour le biographe des idées, des mouvements de physionomie, des évènements. Leur oeuvre se trouve dans les chroniques, les mémoires, les correspondances et les scolies. Au milieu de cette grossière réunion le biographe trie de quoi composer une forme qui ne ressemble à aucune autre. Il n'est pas utile qu'elle soit pareille à celle qui fut créée jadis par un dieu supérieur, pourvu qu'elle soit unique, comme toute autre création.

Les biographes ont malheureusement cru d'ordinaire qu'ils étaient historiens. Et ils nous ont privés ainsi de portraits admirables. Ils ont supposé que seule la vie des grands hommes pouvait nous intéresser. L'art est étranger à ces considérations. Aux yeux du peintre le portrait d'un homme inconnu par Cranach a autant de valeur que le portrait d'Erasme. Ce n'est pas grâce au nom d'Erasme que ce tableau est inimitable. L'art du biographe serait de donner autant de prix à la vie d'un pauvre acteur qu'à la vie de Shakespeare. C'est un bas instinct qui nous fait remarquer avec plaisir le raccourcissement du sterno-mastoïdien dans le buste d'Alexandre, ou la mèche au front dans le portrait de Napoléon. Le sourire de Monna Lisa, dont nous ne savons rien (c'est peut-être un visage d'homme) est plus mystérieux. Une grimace dessinée par Hokusaï entraîne à de plus profondes méditations. Si l'on tentait l'art où excellèrent Boswell et Aubrey, il ne faudrait sans doute point décrire minutieusement le plus grand homme de son temps, ou noter la caractéristique des plus célèbres dans le passé, mais raconter avec le même souci les existencesuniquesdes hommes, qu'ils aient été divins, médiocres, ou criminels.

Personne ne sait quelle fut sa naissance, ni comment il vint sur terre. Il apparut près des rives dorées du fleuve Acragas, dans la belle cité d'Agrigente, un peu après le temps où Xerxès fit frapper la mer de chaînes. La tradition rapporte seulement que son aïeul se nommait Empédocle: aucun ne le connut. Sans doute, il faut entendre par là qu'il était fils de lui-même, ainsi qu'il convient à un Dieu. Mais ses disciples assurent qu'avant de parcourir dans sa gloire les campagnes de Sicile, il avait déjà passé quatre existences dans notre monde, et qu'il avait été plante, poisson, oiseau et jeune fille. Il portait un manteau de pourpre sur lequel retombaient ses longs cheveux; il avait autour de la tête une bande d'or, aux pieds des sandales d'airain, et il tenait des guirlandes tressées de laine et de lauriers.

Par l'imposition de ses mains il guérissait les malades et récitait des vers, à la façon homérique, avec des accents pompeux, monté sur un char, et la tête levée vers le ciel. Une grande troupe de peuple le suivait et se prosternait devant lui pour écouter ses poèmes. Sous le ciel pur qui éclaire les blés, les hommes venaient de toutes parts vers Empédocle, leurs bras chargés d'offrandes. Il les tenait béants en leur chantant la voûte te divine, faite de cristal, la masse de feu que nous nommons soleil, et l'amour, qui contient tout, semblable à une vaste sphère.

Tous les êtres, disait-il, ne sont que des morceaux disjoints de cette sphère d'amour où s'insinua la haine. Et ce que nous appelons amour, c'est le désir de nous unir et de nous fondre et de nous confondre, ainsi que nous étions jadis, au sein du dieu globulaire que la discorde, a rompu. Il invoquait le jour où la sphère divine se gonflerait, après toutes les transformations des âmes. Car le monde que nous connaissons est l'oeuvre de la haine, et sa dissolution sera l'oeuvre de l'amour. Ainsi il chantait par les villes et par les champs; et ses sandales d'airain venues de Laconie tintaient à ses pieds, et devant lui sonnaient des cymbales. Cependant de la gueule de l'Etna jaillissait une colonne de fumée noire qui jetait son ombre sur la Sicile.

Semblable à un roi du ciel, Empédocle était roulé dans la pourpre et ceint d'or, tandis que les pythagoriciens se traînaient dans leurs minces tuniques de lin, avec des chaussures faites de papyros. On disait qu'il savait faire disparaître la chassie, dissoudre les tumeurs, et tirer les douleurs des membres; on le suppliait de faire cesser les pluies et les ouragans; il conjura les tempêtes sur un cercle de collines; à Sélinonte, il chassa la fièvre en faisant déverser deux fleuves dans le lit d'un troisième; et les habitants de Sélinonte l'adorèrent et lui élevèrent un temple, et frappèrent des médailles où son image était placée face à face de l'image d'Apollon.

D'autres prétendent qu'il fut divinateur et instruit par les magiciens de Perse, qu'il possédait la nécromancie et la science des herbes qui rendent fou. Un jour où il dînait chez Anchitos, un homme furieux se rua dans la salle, le glaive levé. Empédocle se dressa, tendit le bras, et chanta les vers d'Homère sur le népenthès qui donne l'insensibilité. Et aussitôt la force du népenthès saisit le furieux, et il demeura fixe, le glaive en l'air, ayant tout oublié, comme s'il eût bu le doux poison mêlé dans le vin mousseux d'un cratère.

Les malades venaient à lui hors des cités et il était entouré d'une foule de misérables. Des femmes se mêlèrent à sa suite. Elles baisaient les pans de son manteau précieux. Une se nommait Panthea, fille d'un noble d'Agrigente. Elle devait être consacrée à Artémis, mais elle s'enfuit loin de la froide statue de la déesse et voua sa virginité à Empédocle. On ne vit point leurs marques d'amour, car Empédocle préservait une insensibilité divine. Il ne proférait de paroles que dans le mètre épique, et en dialecte d'Ionie, quoique le peuple et ses fidèles ne se servissent que du dorien. Tous ses gestes étaient sacrés. Quand il s'approchait des hommes, c'était pour les bénir ou les guérir. La plupart du temps, il demeurait silencieux. Aucun de ceux qui le suivaient ne put jamais le surprendre pendant son sommeil. On ne l'aperçut que majestueux.

Panthea était vêtue de fine laine et d'or. Ses cheveux étaient disposés à la riche mode d'Agrigente, où la vie coulait mollement. Elle avait les seins soutenus par un strophe rouge, et la semelle de ses sandales était parfumée. Pour le reste, elle était belle et longue de corps, et de couleur très désirable. Il est impossible d'assurer qu'Empédocle l'aimât mais il eut pitié d'elle. En effet, le souffle asiatique engendra la peste dans les champs siciliens. Beaucoup d'hommes furent touchés par les doigts noirs du fléau. Même les cadavres des bêtes jonchaient le bord des prairies et on voyait çà et là des brebis pelées, mortes la gueule ouverte vers le ciel, avec leurs côtes saillantes. Et Panthea devint languissante de cette maladie. Elle tomba aux pieds d'Empédocle et elle ne respirait plus. Ceux qui l'entouraient soulevèrent ses membres raidis et les baignèrent de vin et d'aromates. Ils délièrent le strophe rouge qui serrait ses jeunes seins, et la roulèrent dans des bandelettes. Et sa bouche entr'ouverte était retenue par un lien et ses yeux creux ne miraient plus la lumière.

Empédocle la regarda, détacha le cercle d'or qui lui ceignait le front, et le lui imposa. Il plaça sur ses seins la guirlande de laurier prophétique, chanta des vers inconnus sur la migration des âmes, et lui ordonna par trois fois de se lever et de marcher. La foule était pleine de terreur. Au troisième appel, Panthea sortit du royaume des ombres, et son corps s'anima et se dressa sur ses pieds, tout emmailloté dans les bandes funéraires. Et le peuple vit qu'Empédocle était évocateur des morts.

Pysianacte, père de Panthea, vint adorer le nouveau dieu. Des tables furent étendues sous les arbres de sa campagne, afin de lui offrir des libations. Aux côtés d'Empédocle, des esclaves soutenaient de grandes torches. Les hérauts proclamèrent, ainsi qu'aux mystères, le silence solennel. Soudain, à la troisième veille, les torches s'éteignirent et la nuit enveloppa les adorateurs. Il y eut une voix forte qui appela: «Empédocle!» Quand la lumière se fit, Empédocle avait disparu. Les hommes ne le revirent plus.

Un esclave épouvanté raconta qu'il avait vu un trait rouge qui sillonnait les ténèbres vers le sommet de l'Etna. Les fidèles gravirent les pentes stériles de la montagne à la lueur morne de l'aube. Le cratère du volcan vomissait une gerbe de flammes. On trouva, sur la margelle poreuse de lave qui encercle l'abîme ardent, une sandale d'airain travaillée par le feu.

La ville d'Ephèse, où naquit Herostratos, s'allongeait à l'embouchure du Caystre, avec ses deux ports fluviaux, jusqu'aux quais du Panorme, d'où on voyait sur la mer profondément teinte la ligne brumeuse de Samos. Elle regorgeait d'or et de tissus, de laines et de roses, depuis que les Magnésiens, leurs chiens de guerre et leurs esclaves qui lançaient des javelots, avaient été vaincus sur les bords du Méandre, depuis que la magnifique Milet avait été ruinée par les Persans. C'était une cité molle, où on fêtait les courtisanes dans le temple d'Aphrodite Hétaïre. Les Ephésiens portaient des tuniques amorgines, transparentes, des robes de lin filé au rouet couleur de violette, de pourpre et de crocos, des sarapides couleur de pomme jaune et blanches et roses, des étoffes d'Egypte couleur d'hyacinthe, avec les flamboiements du feu et les nuances mobiles de la mer, et des calasiris de Perse, à tissu serré, léger, toutes parsemées sur leur fond écarlate de grains d'or façonnés en coupelles.

Entre la montagne de Prion et une haute falaise escarpée, on apercevait, sur le bord du Caystre, le grand temple d'Artemis. Il avait fallu cent vingt ans pour le bâtir. Des peintures roides ornaient ses chambres intérieures, dont le plafond était d'ébène et de cyprès. Les lourdes colonnes, qui le soutenaient, avaient ôté barbouillées de minium. La salle de la déesse était petite et ovale. Au milieu, se dressait une pierre noire prodigieuse, conique et luisante, marquée de dorures lunaires, qui n'était autre qu'Artemis. mis. L'autel triangulaire était aussi taillé dans une pierre noire. D'autres tables, faites de dalles noires, étaient percées de trous réguliers pour laisser couler le sang des victimes. Aux parois pendaient de larges lames d'acier, emmanchées d'or, qui servaient à ouvrir les gorges, et le parquet poli était jonché de bandelettes sanglantes. La grande pierre sombre avait deux mamelles dures et pointues. Telle était l'Artemis d'Ephèse. Sa divinité se perdait dans la nuit des tombes égyptiennes, et il fallait l'adorer selon les rites persans. Elle possédait un trésor enfermé dans une espèce de ruche peinte en vert, dont la porte pyramidale ôtait hérissée de clous d'airain. Là, parmi les anneaux, les grandes monnaies et les rubis, gisait le manuscrit d'Héraclite, qui avait proclamé le règne du feu. Le philosophe l'y avait déposé lui-même à la base de la pyramide, tandis qu'on la construisait.

La mère d'Herostratos était violente et orgueilleuse. On ne sut point quel était son père. Herostratos déclara plus tard qu'il était fils du feu. Son corps ôtait marqué, sous le sein gauche, d'un croissant, qui parut s'enflammer lorsqu'on le tortura. Celles qui assistèrent sa naissance prédirent qu'il ôtait assujetti à Artemis. Il fut colère et demeura vierge. Son visage était corrodé par des lignes obscures et la teinte de sa peau était noirâtre. Dès son enfance, il aima se tenir sous la haute falaise, près de l'Artemision. Il regardait passer les processions d'offrandes. A cause de l'ignorance où on était de sa race, il ne put devenir prêtre de la déesse à laquelle il se croyait voué. Le collège sacerdotal dut lui interdire plusieurs fois l'entrée du naos, où il espérait écarter le tissu précieux et pesant qui voilait Artemis. Il en conçut de la haine et jura de violer le secret.

Le nom d'Herostratos lui semblait à nul autre comparable ainsi que sa propre personne lui apparaissait supérieure à toute l'humanité. Il désirait la gloire. D'abord il s'attacha aux philosophes qui enseignaient la doctrine d'Héraclite: mais ils n'en connaissaient point la partie secrète, puisqu'elle était enclose dans la petite cellule pyramidale du trésor d'Artemis. Herostratos conjectura seulement l'opinion du maître. Il s'endurcit au mépris des richesses qui l'entouraient. Son dégoût pour l'amour des courtisanes était extrême. On crut qu'il réservait sa virginité pour la déesse. Mais Artemis n'eut point pitié de lui. Il parut dangereux au collège de la Gerousia, qui surveillait le temple. Le satrape permit qu'on l'exilât dans les faubourgs. Il vécut au flanc du Koressos, dans un caveau creusé parles anciens. De là il guettait, la nuit, les lampes sacrées de l'Artemision. Quelques-uns supposent que des Persans initiés vinrent s'y entretenir avec lui. Mais il est plus probable que son destin lui fut révélé d'un coup.

En effet il avoua dans la torture qu'il avait compris soudain le sens du mot d'Héraclite,la route d'en haut, et pourquoi le philosophe avait enseigné que l'âme la meilleure est la plus sèche et la plus enflammée. Il attesta que son âme, en ce sens, était la plus parfaite, et qu'il avait voulu le proclamer. Il ne donna point d'autre cause à son action que la passion de la gloire et la joie d'entendre proférer son nom. Il dit que seul son règne aurait été absolu, puisqu'on ne lui connaissait point de père et qu'Herostratos aurait été couronné par Herostratos, qu'il était fils de son œuvre, et que son œuvre était l'essence du monde: qu'ainsi il aurait été tout ensemble roi, philosophe et dieu, unique entre les hommes.

L'an 356, dans la nuit du 21 juillet, la lune n'étant pas montée au ciel, et le désir d'Herostratos ayant acquis une force inusitée, il résolut de violer la chambre secrète d'Artémis. Il se glissa donc par le lacet de la montagne jusqu'à la rive du Caystre et gravit les degrés du temple. Les gardes des prêtres dormaient auprès des lampes saintes. Herostratos en saisit une et pénétra dans le naos.

Une forte odeur d'huile de nard s'y exhalait. Les arêtes noires du plafond d'ébène étaient éclatantes. L'ovale de la chambre était partagé au rideau tissu de fils d'or et de pourpre qui cachait la déesse. Herostratos, haletant de volupté, l'arracha. Sa lampe éclaira le cône terrible aux mamelles droites. Herostratos les saisit des deux mains et embrassa avidement la pierre divine. Puis il en fit le tour, et aperçut la pyramide verte où était le trésor. Il saisit les clous d'airain de la petite porte, et la descella. Il plongea ses doigts parmi les joyaux vierges. Mais il n'y prit que le rouleau de papyrus où Héraclite avait inscrit ses vers. A la lueur de la lampe sacrée il les lut et connut tout.

Aussitôt il s'écria: «Le feu, le feu!»

Il attira le rideau d'Artemis et approcha la mèche allumée du pan inférieur. L'étoffe brûla d'abord lentement; puis, à cause des vapeurs d'huile parfumée dont elle était imprégnée, la flamme monta, bleuâtre, vers les lambris d'ébène. Le terrible cône réfléta l'incendie.

Le feu s'enroula aux chapiteaux des colonnes, rampa le long des voûtes. Une à une, les plaques d'or vouées à la puissante Artemis tombèrent des suspensions sur les dalles avec un retentissement de métal. Puis la gerbe fulgurante éclata sur le toit et illumina la falaise. Les tuiles d'airain s'affaissèrent. Herostratos se dressait dans la lueur, clamant son nom parmi la nuit.

Tout l'Artemision fut un monceau rouge au centre des ténèbres. Les gardes saisirent le criminel. On le bâillonna pour qu'il cessât de crier son propre nom. Il fut jeté dans les sous-sols, lié, durant l'incendie.

Artaxerxès, sur l'heure, envoya l'ordre de le torturer. Il ne voulut avouer que ce qui a été dit. Les douze cités d'Ionie défendirent, sous peine de mort, de livrer le nom d'Herostratos aux âges futurs. Mais le murmure l'a fait venir jusqu'à nous. La nuit où Herostratos embrasa le temple d'Ephèse, vint au monde Alexandre, roi de Macédoine.

Il naquit à Thèbes, fut disciple de Diogène, et connut aussi Alexandre. Son père, Ascondas, était riche et lui laissa deux cents talents. Un jour qu'il était allé voir une tragédie d'Euripide, il se sentit inspiré à l'apparition de Télèphe, roi de Mysie, vêtu avec des haillons de mendiant et tenant une corbeille à la main. Il se leva dans le théâtre et annonça d'une voix forte qu'il distribuerait à qui les voudrait les deux cents talents de son héritage, et que désormais les vêtements de Télèphe lui suffiraient. Les Thébains se mirent à rire et s'attroupèrent devant sa maison; cependant il riait plus qu'eux. Il leur jeta son argent et ses meubles par les fenêtres, prit un manteau de toile et une besace, puis s'en alla.

Arrivé dans Athènes, il erra dans les rues, se reposant le dos contre les murailles, parmi les excréments. Il mit en pratique tout ce que conseillait Diogène. Son tonneau lui sembla superflu. A l'avis de Cratès, l'homme n'était point un escargot ni un bernard l'ermite. Il demeura tout nu dans l'ordure, et ramassa les croûtes de pain, les olives pourries et les arêtes de poisson sec pour remplir sa besace. Il disait que cette besace était une ville large et opulente où on ne trouvait ni parasites ni courtisanes, et qui produisait suffisamment pour son roi du thym, de l'ail, des figues et du pain. Ainsi Cratès portait sa patrie sur son dos et s'en nourrissait.

Il ne se mêlait pas des affaires publiques, même pour les railler, et n'affectait pas d'insulter les rois. Il n'approuva point ce trait de Diogène qui, ayant crié un jour: «Hommes, approchez!» frappa de son bâton ceux qui étaient venus et leur dit: «J'ai appelé des hommes, et non pas des excréments.» Cratès fut tendre pour les hommes. Il ne se souciait de rien. Les plaies lui étaient familières. Son grand regret était de n'avoir point le corps assez souple pour parvenir à les lécher, comme font les chiens. Il déplorait aussi la nécessité de se servir d'aliments solides et de boire de l'eau. Il pensait que l'homme devait se suffire à lui-même, sans aucune aide extérieure. Au moins, il n'allait pas chercher d'eau pour se laver. Il se contentait de se frotter le corps aux murailles si la crasse l'incommodait, ayant remarqué que les ânes n'agissent point autrement. Il parlait rarement des dieux, et ne s'en inquiétait pas: peu lui importait qu'il y en eût ou non, et il savait bien qu'ils ne pourraient rien lui faire. D'ailleurs, il leur reprochait d'avoir rendu les hommes malheureux à dessein, en leur tournant le visage vers le ciel et en les privant de la faculté qu'ont la plupart des animaux, qui marchent à quatre pattes. Puisque les dieux ont décidé qu'il faut manger pour vivre, pensait Cratès, ils devaient tourner le visage des hommes vers la terre, où croissent les racines: on ne saurait se repaître d'air ou d'étoiles.

La vie ne lui fut point généreuse. Il eut la chassie, à force d'exposer ses yeux à l'acre poussière de l'Attique. Une maladie de peau inconnue le couvrit de tumeurs. Il se gratta de ses ongles qu'il ne rognait jamais et observa qu'il en tirait double profit, puisqu'il les usait en même temps qu'il éprouvait du soulagement. Ses longs cheveux devinrent semblables à du feutre épais, et il les disposa sur sa tête pour se protéger de la pluie et du soleil.

Quand Alexandre vint le voir, il ne lui adressa point de paroles piquantes, mais le considéra parmi les autres spectateurs sans faire aucune différence entre le roi et la foule. Cratès n'avait, point d'opinion sur les grands. Ils lui importaient aussi peu que les dieux. Les hommes seuls l'occupaient, et la manière de passer l'existence avec le plus de simplicité qu'il est possible. Les objurgations de Diogène le faisaient rire, non moins que ses prétentions à réformer les mœurs. Cratès s'estimait infiniment au-dessus de soucis aussi vulgaires. Il transformait la maxime inscrite au fronton du temple de Delphes, et disait: «Vis toi-même». L'idée d'une connaissance quelconque lui paraissait absurde. Il n'étudiait que les relations de son corps avec ce qui lui est nécessaire, tâchant à les réduire autant, qu'il se peut. Diogène mordait comme les chiens, mais Cratès vivait comme les chiens.

Il eut un disciple dont le nom était Métrocle. C'était un jeune homme riche de Maronée. Sa sœur Hipparchia, belle et noble, devint amoureuse de Cratès. Il est constant qu'elle en fut éprise et qu'elle vint le trouver. La chose paraît impossible, mais elle est certaine. Rien ne la rebuta, ni la saleté du cynique, ni sa pauvreté absolue, ni l'horreur de sa vie publique. Il la prévint qu'il vivait à la manière des chiens, parmi les rues et qu'il quêtait les os dans les tas d'ordures. Il l'avertit que rien ne serait caché de leur vie commune et qu'il la posséderait publiquement, dés que l'envie lui en prendrait, comme les chiens font avec les chiennes. Hipparchia s'attendait à tout cela. Ses parents essayèrent de la retenir: elle les menaça de se tuer. Ils eurent pitié d'elle. Alors elle quitta le bourg de Maronée, toute nue, les cheveux pendants, couverte seulement d'une vieille toile, et elle vécut avec Cratès, habillée semblablement à lui. On dit qu'il eut d'elle un enfant, Pasicle; mais rien n'est assuré à cet égard.

Cette Hipparchia fut, paraît-il, bonne aux pauvres, et compatissante; elle caressait les malades avec ses mains; elle léchait sans aucune répugnance les blessures sanglantes de ceux qui souffraient, persuadée qu'ils étaient à elle ce que les brebis sont aux brebis, ce que les chiens sont aux chiens. S'il faisait froid, Cratès et Hipparchia couchaient serrés contre les pauvres, et tâchaient de leur donner part à la chaleur de leur corps. Ils leur prêtaient l'aide muette que les animaux se prêtent les uns aux autres. Ils n'avaient aucune préférence pour aucun de ceux qui s'approchaient d'eux. Il leur suffisait que ce fussent des hommes.

Voilà tout ce qui est parvenu à nous au sujet de la femme de Cratès; nous ne savons quand elle mourut, ni comment. Son frère Métrocle admirait Cratès et l'imita. Mais il n'avait point de tranquillité. Sa santé était troublée par des flatuosités continuelles, qu'il ne pouvait retenir. Il se désespéra et résolut de mourir. Cratès apprit son malheur, et voulut le consoler. Il mangea un chénix de lupins et alla voir Métrocle. Il lui demanda si c'était la honte de son infirmité qui l'affligeait à ce point. Métrocle avoua qu'il ne pouvait supporter cette disgrâce. Alors Cratès, tout gonflé de lupins, lâcha des vents en présence de son disciple, et lui affirma que la nature soumettait tous les hommes au même mal. Il lui reprocha ensuite d'avoir eu honte des autres et lui proposa son propre exemple. Puis il lâcha encore quelques vents, prit Métrocle par la main, et l'emmena.

Tous deux restèrent longtemps ensemble parmi les rues d'Athènes, sans doute avec Hipparchia. Ils se parlaient fort peu. Ils n'avaient honte d'aucune chose. Bien que fouillant aux mêmes tas d'ordures, les chiens paraissaient les respecter. On peut penser que, s'ils eussent été pressés par la faim, ils se seraient battus les uns les autres à coups de dents. Mais les biographes n'ont rien rapporté de ce genre. Nous savons que Cratès mourut vieux; qu'il avait fini par demeurer toujours à la même place, étendu sous l'appentis d'un magasin du Pirée, où les marins abritaient les ballots du port; qu'il cessa d'errer pour trouver des viandes à ronger, ne voulut plus même étendre le bras, et qu'on le trouva, un jour, desséché par la faim.

Septima fut esclave sous le soleil africain, dans la ville d'Hadrumète. Et sa mère Amoena fut esclave, et la mère de celle-ci fut esclave, et toutes furent belles et obscures, et les dieux infernaux leur révélèrent des philtres d'amour et de mort. La ville d'Hadrumète était blanche et les pierres de la maison où vivait Septima étaient d'un rose tremblant. Et le sable de la grève était parsemé des coquilles que roule la mer tiède depuis la terre d'Egypte, à l'endroit où les sept bouches du Nil épandent sept vases de diverses couleurs. Dans la maison maritime où vivait Septima, on entendait mourir la frange d'argent de la Méditerranée, et, à son pied, un éventail de lignes bleues éclatantes s'éployait jusqu'au ras du ciel. Les paumes des mains de Septima étaient rougies d'or, et l'extrémité de ses doigts était fardée; ses lèvres sentaient la myrrhe et ses paupières ointes tressaillaient doucement. Ainsi elle marchait sur la route des faubourgs, portant à la maison des serviteurs une corbeille de pains flexibles.

Septima devint amoureuse d'un jeune homme libre, Sextilius, fils de Dionysia. Mais il n'est point permis d'être aimées à celles qui connaissent les mystères souterrains: car elles sont soumises à l'adversaire de l'amour, qui se nomme Anterôs. Et ainsi qu'Erôs dirige les scintillements des yeux et aiguise les pointes des flèches, Anterôs détourne les regards et émousse l'aigreur des traits. C'est un dieu bienfaisant qui siège au milieu des morts. Il n'est point cruel, comme l'autre. Il possède le népenthès qui donne l'oubli. Et sachant que l'amour est la pire des douleurs terrestres, il haït et guérit l'amour. Cependant il est impuissant à chasser Erôs d'un cœur occupé. Alors il saisit l'autre cœur. Ainsi Anterôs lutte contre Erôs. Voilà pourquoi Sextilius ne put aimer Septima. Sitôt qu'Erôs eut porté sa torche dans le sein de l'initiée, Anterôs, irrité, s'empara de celui qu'elle voulait aimer.

Septima connut la puissance d'Anterôs aux yeux baissés de Sextilius. Et quand le tremblement pourpré saisit l'air du soir, elle sortit sur la route qui va d'Hadrumète jusqu'à la mer. C'est une route paisible où les amoureux boivent du vin de dattes, appuyés contre les murailles polies des tombeaux. La brise orientale souffle son parfum sur la nécropole. La jeune lune, encore voilée, vient y errer, incertaine. Beaucoup de morts embaumés trônent autour d'Hadrumète dans leurs sépultures. Et là dormait Phoinissa, sœur de Septima, esclave comme elle, et qui mourut à seize ans, avant qu'aucun homme eût respiré son odeur. La tombe de Phoinissa était étroite comme son corps. La pierre étreignait ses seins tendus de bandelettes. Tout près de son front bas une longue dalle arrêtait son regard vide. De ses lèvres noircies s'envolait encore la vapeur des aromates où on l'avait trempée. Sur sa main sage brillait un anneau d'or vert incrusté de deux rubis pâles et troubles. Elle songeait éternellement dans son rêve stérile aux choses qu'elle n'avait point connues.

Sous la blancheur vierge de la lune nouvelle, Septima s'étendit près de la tombe étroite de sa sœur, contre la bonne terre. Elle pleura et elle froissa son visage à la guirlande sculptée. Et elle approcha sa bouche du conduit par où on verse les libations, et sa passion s'exhala:

—O ma sœur, dit-elle, détourne-toi de ton sommeil pour m'écouter. La petite lampe qui éclaire les premières heures des morts s'est éteinte. Tu as laissé glisser de tes doigts l'ampoule colorée de verre que nous t'avions donnée. Le fil de ton collier s'est rompu et les grains d'or sont épars autour de ton cou. Rien de nous n'est plus à toi, et maintenant celui qui a un épervier sur la tête te possède. Ecoute-moi, car tu as la puissance de porter mes paroles. Va vers la cellule que tu sais et supplie Anterôs. Supplie la déesse Hâthor. Supplie celui dont le cadavre dépecé fut porté par la mer dans un coffre jusqu'à Byblos. Ma sœur, aie pitié d'une douleur inconnue. Par les sept étoiles des magiciens de Chaldée, je t'en conjure. Par les puissances infernales qu'on invoque dans Carthage, Iaô, Abriaô, Salbâal, Bathbâal, reçois mon incantation. Fais que Sextilius, fils de Dionysia, se consume d'amour pour moi, Septima, fille de notre mère Amoena. Qu'il brûle dans la nuit; qu'il me cherche près de ta tombe, ô Phoinissa! Ou emmène-nous tous deux dans la demeure ténébreuse, puissante. Prie Anterôs de refroidir nos haleines s'il refuse à Érôs de les allumer. Morte parfumée, accueille la libation de ma voix.Achrammachalala!

Aussitôt, la vierge emmaillotée se souleva et pénétra sous la terre, les dents découvertes.

Et Septima, honteuse, courut parmi les sarcophages. Jusqu'à la seconde veille elle demeura dans la compagnie des morts. Elle épia la lune fugitive. Elle offrit sa gorge à la morsure salée du vent marin. Elle fut caressée par les premières dorures du jour. Puis elle rentra dans Hadrumète, et sa longue chemise bleue flottait derrière elle.

Cependant Phoinissa, roide, errait par les circuits infernaux. Et celui qui a un épervier sur la tête ne reçut point sa plainte. Et la déesse Hâthor resta allongée dans sa gaine peinte. Et Phoinissa ne put trouver Anterôs, puisqu'elle ne connaissait pas le désir. Mais dans son cœur flétri elle éprouva la pitié que les morts ont pour les vivants. Alors la seconde nuit, à l'heure où les cadavres se délivrent pour accomplir les incantations, elle fit mouvoir ses pieds liés dans les rues d'Hadrumète.

Sextilius tressaillait régulièrement par les soupirs du sommeil, le visage tourné vers le plafond de sa chambre, sillonné de losanges. Et Phoinissa, morte, enroulée de bandelettes odorantes, s'assit auprès de lui. Et elle n'avait point de cervelle ni de viscères; mais on avait replacé son cœur desséché dans sa poitrine. Et dans ce moment Erôs lutta contre Anterôs, et il s'empara du cœur embaumé de Phoinissa. Aussitôt elle désira le corps de Sextilius, afin qu'il fût couché entre elle et sa sœur Septima dans la maison des ténèbres.

Phoinissa mit ses lèvres teintes sur la bouche vive de Sextilius, et la vie s'échappa de lui comme une bulle. Puis elle parvint à la cellule d'esclave de Septima, et la prit par la main. Et Septima, endormie, céda sous la main de sa sœur. Et le baiser de Phoinissa et l'étreinte de Phoinissa firent mourir, presque à la même heure de la nuit, Septima et Sextilius. Telle fut l'issue funèbre de la lutte d'Erôs contre Anterôs; et les puissances infernales reçurent à la fois une esclave et un homme libre.

Sextilius est couché dans la nécropole d'Hadrumète, entre l'incantatrice Septima et sa sœur vierge Phoinissa. Le texte de l'incantation est inscrit sur la plaque de plomb, roulée et percée d'un clou, que l'enchanteuse a glissée dans le conduit des libations de la tombe de sa sœur.

Lucrèce apparut dans une grande famille qui s'était retirée loin de la vie civile. Ses premiers jours reçurent l'ombre du porche noir d'une haute maison dressée dans la montagne. L'atrium était sévère et les esclaves muets. Il fut entouré, dès l'enfance, par le mépris de la politique et des hommes. Le noble Memmius, qui avait son âge, subit, dans la forêt, les jeux que Lucrèce lui imposa. Ensemble, ils s'étonnèrent devant les rides des vieux arbres et épièrent le tremblement des feuilles sous le soleil, comme un voile viride de lumière jonché de taches d'or. Ils considérèrent souvent les dos rayés des pourceaux sauvages qui humaient le sol. Ils traversèrent des fusées frémissantes d'abeilles et des bandes mobiles de fourmis en marche. Et un jour ils parvinrent, en débouchant d'un taillis, à une clairière tout entourée d'anciens chênes-lièges, si étroitement assis, que leur cercle creusait dans le ciel un puits de bleu. Le repos de cet asile était infini. Il semblait qu'on fût dans une large route claire qui allait vers le haut de l'air divin. Lucrèce y fut touché par la bénédiction des espaces calmes.

Avec Memmius il quitta le temple serein de la forêt pour étudier l'éloquence à Rome. L'ancien gentilhomme qui gouvernait la haute maison lui donna un professeur grec et lui enjoignit de ne revenir que lorsqu'il posséderait l'art de mépriser les actions humaines. Lucrèce ne le revit plus. Il mourut solitaire, exécrant le tumulte de la société. Quand Lucrèce revint, il ramenait dans la haute maison vide, vers l'atrium sévère et parmi les esclaves muets, une femme africaine, belle, barbare et méchante. Memmius était retourné dans la maison de ses pères. Lucrèce avait vu les factions sanglantes, les guerres de partis et la corruption politique. Il était amoureux.

Et d'abord sa vie fut enchantée. Contre les tentures des murailles, la femme africaine appuyait les masses contournées de sa chevelure. Tout son corps épousait longuement les lits de repos. Elle entourait les cratères pleins de vin écumeux de ses bras chargés d'émeraudes translucides. Elle avait une façon étrange de lever un doigt et de secouer le front. Ses sourires avaient une source profonde et ténébreuse comme les fleuves d'Afrique. Au lieu de filer la laine, elle la déchiquetait patiemment en petits flocons qui volaient autour d'elle.

Lucrèce souhaitait ardemment se fondre à ce beau corps. Il étreignait ses seins métalliques et attachait sa bouche sur ses lèvres d'un violet sombre. Les paroles d'amour passèrent de l'un à l'autre, furent soupirées, les firent rire et s'usèrent. Ils touchèrent le voile flexible et opaque qui sépare les amants. Leur volupté eut plus de fureur et désira changer de personne. Elle arriva jusqu'à l'extrémité aiguë où elle s'épand autour de la chair, sans pénétrer jusqu'aux entrailles. L'Africaine se recroquevilla dans son cœur étranger. Lucrèce se désespéra de ne pouvoir accomplir l'amour. La femme devint hautaine, morne et silencieuse, pareille à l'atrium et aux esclaves. Lucrèce erra dans la salle des livres.

Ce fut là qu'il déplia le rouleau où un scribe avait copié le traité d'Epicure.

Aussitôt il comprit la variété des choses de ce monde, et l'inutilité de s'efforcer vers les idées. L'univers lui parut semblable aux petits flocons de laine que les doigts de l'Africaine éparpillaient dans les salles. Les grappes d'abeilles et les colonnes de fourmis et le tissu mouvant des feuilles lui furent des groupements de groupements d'atomes. Et dans tout son corps il sentit un peuple invisible et discord, avide de se séparer. Et les regards lui semblèrent des rayons plus subtilement charnus, et l'image de la belle barbare, une mosaïque agréable et colorée, et il éprouva que la fin du mouvement de cette infinité était triste et vaine. Ainsi que les factions ensanglantées de Rome, avec leurs troupes de clients armés et insulteurs il contempla le tourbillonnement de troupeaux d'atomes teints du même sang et qui se disputent une obscure suprématie. Et il vit que la dissolution de la mort n était que l'affranchissement de cette tourbe turbulente qui se rue vers mille autres mouvements inutiles.

Or, quand Lucrèce eut été instruit ainsi par le rouleau de papyrus, où les mots grecs comme les atomes du monde étaient tissés les uns dans les autres, il sortit dans la forêt par le porche noir de la haute maison des ancêtres. Et il aperçut le dos des pourceaux rayés qui avaient toujours le nez dirigé vers la terre. Puis, traversant le taillis, il se trouva soudain au milieu du temple serein de la forêt, et ses yeux plongèrent dans le puits bleu du ciel. Ce fut là qu'il plaça son repos.

De là il contempla l'immensité fourmillante de l'univers; toutes les pierres, toutes les plantes, tous les arbres, tous les animaux, tous les hommes, avec leurs couleurs, avec leurs passions, avec leurs instruments, et l'histoire de ces choses diverses, et leur naissance, et leurs maladies, et leur mort. Et parmi la mort totale et nécessaire, il perçut clairement la mort unique de l'Africaine, et pleura.

Il savait que les pleurs viennent d'un mouvement particulier des petites glandes qui sont sous les paupières, et qui sont agitées par une procession d'atomes sortie du cœur, lorsque le cœur lui-même a été frappé par la succession d'images colorées qui se détachent de la surface du corps d'une femme aimée. Il savait que l'amour n'est causé que par le gonflement des atomes qui désirent se joindre à d'autres atomes. Il savait que la tristesse causée par la mort n'est que la pire des illusions terrestres, puisque la morte avait cessé d'être malheureuse et de souffrir, tandis que celui qui la pleurait s'affligeait de ses propres maux et songeait ténébreusement à sa propre mort. Il savait qu'il ne reste de nous aucun double simulacre pour verser des larmes sur son propre cadavre étendu à ses pieds. Mais, connaissant exactement la tristesse et l'amour et la mort, et que ce sont de vaines images lorsqu'on les contemple de l'espace calme où il faut s'enfermer, il continua de pleurer, et de désirer l'amour, et de craindre la mort.

Voilà pourquoi, étant rentré dans la haute et sombre maison des ancêtres, il s'approcha de la belle Africaine, qui faisait cuire un breuvage sur un brasier dans un pot de métal. Car elle avait songé à part, elle aussi, et ses pensées étaient remontées à la source mystérieuse de son sourire. Lucrèce considéra le breuvage encore bouillonnant. Il s'éclaircit peu à peu et devint pareil à un ciel trouble et vert. Et la belle Africaine secoua le front et leva un doigt. Alors Lucrèce but le philtre. Et tout aussitôt sa raison disparut, et il oublia tous les mots grecs du rouleau de papyrus. Et pour la première fois, étant fou, il connut l'amour; et dans la nuit, ayant été empoisonné, il connut la mort.

Elle était fille d'Appius Claudius Pulcher, consul. A peine eut-elle quelques années, elle se distingua de ses frères et de ses sœurs par l'éclat flagrant de ses yeux. Tertia, son aînée, se maria de bonne heure; la plus jeune céda entièrement à tous ses caprices. Ses frères, Appius et Caïus, étaient déjà avares des grenouilles en cuir et des chariots de noix qu'on leur faisait; plus tard, ils furent avides de sesterces. Mais Clodius, beau et féminin, fut compagnon de ses sœurs. Clodia leur persuadait avec des regards ardents, de l'habiller avec une tunique à manches, de le coiffer d'un petit bonnet en fils d'or, et de le lier sous les seins avec une ceinture souple; puis elles le couvraient d'un voile couleur de feu et le menaient dans les petites chambres où il se mettait au lit avec elles trois. Clodia fut sa préférée, mais il prit aussi la virginité de Tertia et de la cadette.

Quand Clodia eut dix-huit ans, son père mourut. Elle demeura dans la maison du mont Palatin. Appius, son frère, gouvernait le domaine, et Caïus se préparait à la vie publique. Clodius, toujours délicat et imberbe, couchait entre ses sœurs, qu'on nommait Clodia toutes deux. Elles commencèrent à aller secrètement aux bains avec lui. Elles donnaient un quart d'as aux grands esclaves qui les massaient, puis se le faisaient rendre. Clodius était traité comme ses sœurs, en leur présence. Tels furent leurs plaisirs avant le mariage.

La plus jeune épousa Lucullus, qui l'emmena en Asie, où il faisait la guerre à Mithridate. Clodia prit pour mari son cousin Metellus, honnête homme épais. Dans ces temps d'émeute, il eut un esprit conservateur et borné. Clodia ne pouvait supporter sa brutalité rustique. Elle rêvait déjà pour son cher Clodius des choses nouvelles. César commençait à s'emparer des esprits; Clodia jugea qu'il fallait le défaire. Elle se fit amener Cicéron par Pomponius Atticus. Sa société était ricaneuse et galante. Auprès d'elle on trouvait Licinius Calvus, le jeune Curion, surnommé la «fillette», Sextius Clodius qui faisait ses courses, Egnatius et sa bande, Catullus de Vérone et Caelius Rufus, qui était amoureux d'elle. Metellus, pesamment assis, ne disait mot. On racontait les scandales sur César et Mamurra. Puis Metellus, nommé proconsul, partit pour la Gaule cisalpine. Clodia resta seule à Rome avec sa belle-sœur Mucia. Cicéron fut entièrement charmé par ses grands yeux flambants. Il songea qu'il pouvait répudier Terentia, sa femme, et supposa que Clodia quitterait Metellus. Mais Terentia découvrit tout et terrifia son mari. Cicéron, peureux, renonça à ses désirs. Terentia voulut davantage, et Cicéron dut rompre avec Clodius.

Le frère de Clodia s'occupait cependant. Il faisait l'amour à Pompéia, femme de César. La nuit de la fête de la Bonne Déesse, il ne devait y avoir que des femmes dans la maison de César, qui était préteur. Pompéia offrait seule le sacrifice. Clodius s'habilla, ainsi que sa sœur avait eu coutume de le déguiser, en joueuse de cithare, et entra chez Pompéia. Une esclave le reconnut. La mère de Pompéia donna l'alarme et le scandale fut public. Clodius voulut se défendre et jura qu'il ôtait, pendant ce temps, dans la maison de Cicéron. Terentia obligea son mari à nier: Cicéron porta témoignage contre Clodius.

Dès lors Clodius fut perdu dans le parti noble. Sa sœur venait de passer la trentaine. Elle était plus ardente que jamais. Elle eut l'idée de faire adopter Clodius par un plébéien, afin qu'il pût devenir tribun du peuple. Metellus, qui était revenu, devina ses projets et se moqua d'elle. Dans ce temps, où elle n'avait plus Clodius entre ses bras, elle se laissa aimer par Catullus. Le mari Metellus leur semblait odieux. Sa femme résolut de s'en débarrasser. Un jour qu'il revenait du Sénat, lassé, elle lui présenta à boire. Metellus tomba mort dans l'atrium. Désormais Clodia était libre. Elle quitta la maison de son mari et rentra vite se cloîtrer avec Clodius sur le mont Palatin. Sa sœur s'enfuit de chez Lucullus et revint avec eux. Ils reprirent leur vie à trois et exercèrent leur haine.

D'abord Clodius, devenu plébéien, fut désigné comme tribun du peuple. Malgré sa grâce féminine, il avait la voix forte et mordante. Il obtint que Cicéron fût exilé; fit raser sa maison devant ses propres yeux, et jura la ruine et la mort à tous ses amis. César était proconsul en Gaule et ne pouvait rien. Pourtant Cicéron gagna des influences par Pompée, et se fit rappeler l'année suivante. La fureur du jeune tribun fut extrême. Il s'attaqua violemment à Milon, ami de Cicéron, qui commençait à briguer le consulat. Aposté de nuit, il tenta de le tuer, renversant ses esclaves qui portaient des torches. La faveur populaire de Clodius diminuait. On chantait des refrains obscènes sur Clodius et Clodia. Cicéron les dénonça dans un discours violent: Clodia y était traitée de Médée et de Clytemnestre. La rage du frère et de la sœur finit par éclater. Clodius voulut incendier la maison de Milon, et des esclaves gardiens l'assommèrent dans les ténèbres.

Alors Clodia fut désespérée. Elle avait pris et rejeté Catullus, puis Caelius Rufus, puis Egnatius, dont les amis l'avaient menée dans les basses tavernes: mais elle n'aimait que son frère Clodius. C'est pour lui qu'elle avait empoisonné son mari. C'est pour lui qu'elle avait attiré et séduit des bandes d'incendiaires. Quand il fut mort, l'objet de sa vie lui manqua. Elle était encore belle et chaude. Elle avait une maison de campagne sur la route d'Ostie, des jardins près du Tibre et à Baïes. Elle s'y réfugia. Elle essaya de s'y distraire en y dansant lascivement avec des femmes. Ce ne fut pas suffisant. Son esprit était occupé par les stupres de Clodius, qu'elle voyait toujours imberbe et féminin. Elle se souvenait qu'il avait été pris jadis par des pirates de Cilicie, qui avaient usé de son tendre corps. Une certaine taverne lui revenait aussi à la mémoire, où elle était allée avec lui. Le fronton de la porte en était tout barbouillé de charbons, et les hommes qui y buvaient répandaient une odeur forte, et avaient la poitrine velue.

Rome l'attira donc de nouveau. Elle erra aux premières veilles dans les carrefours et les passages étroits. L'insolence éclatante de ses yeux était toujours semblable. Rien ne pouvait l'éteindre, et elle essaya tout, même de recevoir la pluie, et de coucher dans la boue. Elle alla des bains aux cellules de pierre; les caves où les esclaves jouaient aux dés, les salles basses où s'enivraient les cuisiniers et les voituriers lui furent connues. Elle attendit des passants parmi les rues dallées. Elle périt vers le matin d'une nuit étouffante par un étrange retour d'une habitude qui avait été la sienne. Un ouvrier foulon l'avait payée d'un quart d'as; il la guetta au crépuscule de l'aube dans l'allée, pour le lui reprendre, et l'étrangla. Puis il jeta son cadavre, les yeux grands ouverts, dans l'eau jaune du Tibre.

Il naquit en des jours où des baladins vêtus de robes vertes faisaient passer de jeunes porcs dressés à travers des cercles de feu, où des portiers barbus, à tunique cerise, écossaient des pois dans un plat d'argent, devant les mosaïques galantes à l'entrée des villas, où les affranchis, pleins de sesterces, briguaient dans les villes de province les fonctions municipales, où des récitateurs chantaient au dessert des poèmes épiques, où le langage était tout farci de mots d'ergastule et de redondances enflées venues d'Asie.

Son enfance passa entre de telles élégances. Il ne remettait point deux fois une laine de Tyr. On faisait balayer l'argenterie tombée dans l'atrium avec les ordures. Les repas étaient composés de choses délicates et inattendues, et les cuisiniers variaient sans cesse l'architecture des victuailles. Il ne fallait point s'étonner, en ouvrant un œuf, d'y trouver un bec-figue, ni craindre de trancher une statuette imitée de Praxitèle et sculptée dans du foie gras. Le gypse qui scellait les amphores était diligemment doré. Des petites boîtes d'ivoire indien renfermaient des parfums ardents destinés aux convives. Les aiguières étaient percées de diverses façons et remplies d'eaux colorées qui surprenaient en jaillissant. Toutes les verreries figuraient des monstruosités irisées. En saisissant certaines urnes, les anses se rompaient sous les doigts et les flancs s'épanouissaient pour laisser tomber des fleurs artificiellement peintes. Des oiseaux d'Afrique aux joues écarlates caquetaient dans des cages d'or. Derrière des grillages incrustés, aux riches parois des murailles, hurlaient beaucoup de singes d'Egypte qui avaient des faces de chien. Dans des réceptacles précieux rampaient des bêtes minces qui avaient de souples écailles rutilantes et des yeux rayonnés d'azur.

Ainsi Pétrone vécut mollement, pensant que l'air même qu'il aspirait fût parfumé pour son usage. Quand il fut parvenu à l'adolescence, après avoir enfermé sa première barbe dans un coffret orné, il commença de regarder autour de lui. Un esclave du nom de Syrus, qui avait servi dans l'arène, lui montra les choses inconnues. Pétrone était petit, noir, et louchait d'un œil. Il n'était point de race noble. Il avait des mains d'artisan et un esprit cultivé. De là vint qu'il prit plaisir à façonner les paroles et à les inscrire. Elles ne ressemblèrent à rien de ce que les poètes anciens avaient imaginé. Car elles s'efforçaient d'imiter tout ce qui entourait Pétrone. Et ce ne fut que plus tard qu'il eut la fâcheuse ambition de composer des vers.

Il connut donc des gladiateurs barbares et des hâbleurs de carrefour, des hommes aux regards obliques qui semblent épier les légumes et décrochent les pièces de viande, des enfants frisés que promenaient des sénateurs, de vieux babillards qui discouraient des affaires de la cité aux coins des rues, des valets lascifs et des filles parvenues, des marchandes de fruits et des patrons d'auberges, des poètes minables et des servantes friponnes, des prêtresses interlopes et des soldats errants. Il tenait sur eux son œil louche et saisissait exactement leurs manières et leurs intrigues. Syrus le conduisit dans les bains d'esclaves, les cellules de prostituées et les réduits souterrains où les figurants de cirque s'exerçaient avec leurs épées de bois. Aux portes de la ville, entre les tombes, il lui raconta les histoires des hommes qui changent de peau, que les noirs, les Syriens, les taverniers et les soldats gardiens des croix de supplice se repassaient de bouche en bouche.

Vers la trentième année, Pétrone, avide de cette liberté diverse, commença d'écrire l'histoire d'esclaves errants et débauchés. Il reconnut leurs mœurs parmi les transformations du luxe; il reconnut leurs idées et leur langage parmi les conversations polies des festins. Seul, devant son parchemin, appuyé sur une table odorante en bois de cèdre, il dessina à la pointe de son calame les aventures d'une populace ignorée. A la lumière de ses hautes fenêtres, sous les peintures des lambris, il s'imagina les torches fumeuses des hôtelleries, et de ridicules combats nocturnes, des moulinets de candélabres de bois, des serrures forcées à coups de hache par des esclaves de justice, des sangles grasses parcourues de punaises, et des objurgations de procurateurs d'ilot au milieu d'attroupements de pauvres gens vêtus de rideaux déchirés et de torchons sales.

On dit que lorsqu'il eut achevé les seize livres de son invention, il fit venir Syrus pour les lui lire, et que l'esclave riait et criait à haute voix en frappant dans ses mains. Dans ce moment, ils formèrent le projet de mettre à exécution les aventures composées par Pétrone. Tacite rapporte faussement qu'il fut arbitre des élégances à la cour de Néron, et que Tigellin, jaloux, lui fit envoyer l'ordre de mort. Pétrone ne s'évanouit pas délicatement dans une baignoire de marbre, en murmurant de, petits vers lascifs. Il s'enfuit avec Syrus et termina sa vie en parcourant les routes.

L'apparence qu'il avait lui rendit son déguisement facile. Syrus et Pétrone portèrent tour à tour le petit sac de cuir qui contenait leurs hardes et leurs deniers. Ils couchèrent en plein air, près des tertres de croix. Ils virent luire tristement dans la nuit les petites lampes des monuments funèbres. Ils mangèrent du pain aigre et des olives amollies. On ne sait pas s'ils volèrent. Ils furent magiciens ambulants, charlatans de campagne, et compagnons de soldats vagabonds. Pétrone désapprit entièrement l'art d'écrire, sitôt qu'il vécut de la vie qu'il avait imaginée. Ils eurent de jeunes amis traîtres, qu'ils aimèrent, et qui les quittèrent aux portes des municipes en leur prenant jusqu'à leur dernier as. Ils firent toutes les débauches avec des gladiateurs évadés. Ils furent barbiers et garçons d'étuves. Pendant plusieurs mois, ils vécurent de pains funéraires qu'ils dérobaient dans les sépulcres. Pétrone terrifiait les voyageurs par son œil terne et sa noirceur qui paraissait malicieuse. Il disparut un soir. Syrus pensa le retrouver dans une cellule crasseuse où ils avaient connu une fille à chevelure emmêlée. Mais un grassateur ivre lui avait enfoncé une large lame dans le cou, tandis qu'ils gisaient ensemble, en rase campagne, sur les dalles d'un caveau abandonné.

L'histoire d'Aladdin conte par erreur que le magicien africain fut empoisonné dans son palais et qu'on jeta son corps noirci et craquelé par la force de la drogue aux chiens et aux chats; il est vrai que son frère fut déçu par cette apparence et se fit poignarder, ayant revêtu la robe de la sainte Fatima; mais il est certain néanmoins que le Moghrabi Sufrah (car c'était le nom du magicien) s'endormit seulement par la toute-puissance du narcotique, et s'échappa de l'une des vingt-quatre fenêtres du grand salon, pendant qu'Aladdin embrassait tendrement la princesse.

A peine eut-il touché la terre, étant assez commodément descendu le long d'un des tuyaux d'or par où s'écoulait l'eau de la grande terrasse, que le palais disparut, et Sufrah fut seul au milieu du sable du désert. Il ne lui restait même pas une des bouteilles du vin d'Afrique qu'il était allé chercher à la cave sur la demande de la trompeuse princesse. Désespéré, il s'assit sous le soleil ardent, et sachant bien que l'étendue de sable torride qui l'entourait était infinie, il s'enroula la tête dans son manteau et attendit la mort. Il ne possédait plus aucun talisman; il n'avait point de parfums pour faire des suffumigations; pas même une baguette dansante qui pût lui indiquer une source profondément cachée, afin d'apaiser sa soif. La nuit arriva, bleue et chaude, mais qui calma un peu l'inflammation de ses yeux. Il eut l'idée alors de tracer sur le sable une figure de géomancie, et de demander s'il était destiné à périr dans le désert. Avec ses doigts il marqua les quatre grandes lignes, composées de points, qui sont placées sous l'invocation du Feu, de l'Eau, de la Terre et de l'Air, sur la gauche, et sur la droite, du Midi, de l'Orient, de l'Occident et du Septentrion. Et à l'extrémité de ces lignes, il collectionna les points pairs et impairs, afin d'en composer la première figure. A sa joie il vit que c'était la figure de la Fortune Majeure, d'où il suivait qu'il s'échapperait du péril, la première figure devant être placée dans la première maison d'astrologie, qui est la maison de celui qui demande. Et, dans la maison qui se nomme «Cœur du ciel», il retrouva la figure de la Fortune Majeure, ce qui lui montra qu'il réussirait et qu'il serait glorieux. Mais dans la huitième maison, qui est la maison de la Mort, vint se placer la figure du Rouge, qui annonce le sang ouïe feu, ce qui est de présage sinistre. Lorsqu'il eut dressé les figures des douze maisons, il en tira deux témoins, et de ceux-ci un juge, afin d'être assuré que son opération était justement calculée. La figure du juge fut celle de la Prison, d'où il connut qu'il trouverait la gloire, avec grand péril, dans un lieu clos et secret.

Assuré de ne pas mourir sur le champ, Sufrah se mit à réfléchir. Il n'avait pas l'espoir de reconquérir la lampe, qui avait été transportée avec le palais dans le centre de la Chine. Cependant il songea que jamais il n'avait recherché quel était le véritable maître du talisman et l'ancien possesseur du grand trésor et du jardin aux fruits précieux. Une seconde figure de géomancie, qu'il lut selon les lettres de l'alphabet, lui révéla les caractères S. L. M. N., qu'il traça sur le sable, et la dixième maison confirma que le maître de ces caractères était roi. Sufrah connut aussitôt que la lampe merveilleuse avait fait partie du trésor du roi Salomon. Alors, il étudia attentivement tous les signes, et la Tête du Dragon lui indiqua ce qu'il cherchait—car elle était jointe par la Conjonction à la figure du Jeune Garçon, qui marque les richesses enfouies dans la terre, et à celle de la Prison, où on peut lire la position des voûtes fermées.

Et Sufrah battit des mains: car la figure de géomancie montrait que le corps du roi Salomon était conservé dans cette terre même d'Afrique, et qu'il portait encore au doigt son sceau tout puissant qui donne l'immortalité terrestre: si bien que le roi devait être endormi depuis des myriades d'années. Sufrah, joyeux, attendit l'aube. Dans la demi-clarté d'azur, il vit passer des Ba-da-ouï pillards, qui eurent pitié de sa détresse, quand il les implora, et qui lui donnèrent un petit sac de dattes et une gourde pleine d'eau.

Sufrah se mit en marche vers le lieu désigné. C'était un endroit aride et pierreux, entre quatre montagnes nues, levées comme des doigts vers les quatre coins du ciel. Là il traça un cercle et prononça des paroles; et la terre trembla et s'ouvrit, et laissa voir une dalle de marbre avec un anneau de bronze. Sufrah saisit l'anneau et invoqua trois fois le nom de Salomon. Aussitôt la dalle se souleva, et Sufrah descendit par un escalier étroit dans le souterrain.

Deux chiens de feu s'avancèrent hors de deux niches opposées et vomirent des flammes entrecroisées. Mais Sufrah prononça le nom magique, et les chiens grognants disparurent. Puis il trouva une porte de fer qui tourna silencieusement, dès qu'il l'eut touchée. Il passa le long d'un couloir creusé dans du porphyre. Des candélabres à sept branches brûlaient d'une lumière éternelle. Au fond du couloir, était une salle carrée dont les murs étaient de jaspe. Dans le centre, un brasier d'or jetait une riche lueur. Et sur un lit fait d'un seul diamant taillé, et qui semblait un bloc de feu froid, était étendue une forme vieille, à barbe blanche, le front ceint d'une couronne. Près du roi gisait un gracieux corps desséché, dont les mains se tendaient encore pour étreindre les siennes; mais la chaleur des baisers s'était éteinte. Et, sur la main pendante du roi Salomon, Sufrah vit briller le grand sceau.

Il s'approcha sur ses genoux et, rampant jusqu'au lit, il souleva la main ridée, fit glisser l'anneau et le saisit.

Aussitôt s'accomplit l'obscure prédiction géomantique. Le sommeil d'immortalité du roi Salomon fut rompu. En une seconde, son corps s'effrita et se réduisit à une petite poignée d'ossements blancs et polis que les délicates mains de la momie semblaient protéger encore. Mais Sufrah, terrassé par le pouvoir de la figure du Rouge dans la maison de la Mort, éructa dans un flot vermeil tout le sang de sa vie et tomba dans l'assoupissement de l'immortalité terrestre. Le sceau du roi Salomon au doigt, il s'allongea près du lit de diamant, préservé de la corruption pendant des myriades d'années, dans le lieu clos et secret qu'il avait lu par la figure de la Prison. La porte de fer retomba sur le couloir de porphyre et les chiens de feu commencèrent à veiller le géomancien immortel.

Il apprit à connaître les choses saintes dans l'église d'Orto San Michele, où sa mère le soulevait pour qu'il pût toucher de ses petites mains les belles figures de cire pendues devant la Sainte Vierge. La maison de ses parents joignait le Baptistère. Trois fois par jour, à l'aube, à midi, au soir, il voyait passer deux frères de l'ordre de Saint-François qui mendiaient du pain et emportaient les morceaux dans un panier. Souvent, il les suivait jusqu'à la porte du couvent. L'un de ces moines était très vieux: il disait avoir été ordonné encore par saint François lui-même. Il promit à l'enfant de lui apprendre à parler aux oiseaux et à toutes les pauvres bêtes des champs. Dolcino passa bientôt ses journées dans le couvent. Il chantait avec les frères et sa voix était fraîche. Quand la cloche sonnait pour éplucher les légumes, il leur aidait à nettoyer leurs herbes autour du grand baquet. Le cuisinier Robert lui prêtait un vieux couteau et lui permettait de frotter les écuelles avec sa touaille. Dolcino aimait à regarder au réfectoire la couverture de la lampe sur laquelle on voyait peints les douze apôtres avec des sandales de bois aux pieds et des petits manteaux qui leur couvraient les épaules.


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